L’impératif de soutenabilité économique, sociale et environnementale

par OFCE[1], ECLM[2], IMK[3], AKW[4]

À l’apogée de la crise de la dette souveraine en zone euro, nous nous sommes engagés dans un examen annuel de la croissance : iAGS -independant Annual Growth Survey. Le projet a fait l’objet d’un premier débat à la fin de l’année 2011 et le premier rapport a été publié en novembre 2011. Notre objectif, en collaboration avec le groupe S & D au Parlement européen, a consisté à discuter et à remettre en question la contribution de la Commission européenne au Semestre européen. Concrètement, il s’agissait de pousser la Commission européenne vers une politique macroéconomique plus réaliste, c’est-à-dire moins axée sur la réduction à court terme de la dette publique, et plus consciente des conséquences sociales de la crise et du parti-pris d’austérité. Pendant 7 ans, nous avons plaidé contre une austérité brutale qui ne permettait pas de contrôler la dette publique, nous avons mis en garde contre le risque catastrophique de la déflation. Nous avons également alerté sur les conséquences sociales de la combinaison mortelle de la crise économique, de la flexibilité accrue du marché du travail et de l’austérité sur les inégalités, en particulier dans la partie basse de la répartition des revenus. Nous ne pouvons pas prétendre avoir changé à nous seuls les politiques de l’Union, mais au moins avoir eu une influence, bien qu’insuffisante et trop tardive pour éviter les cicatrices laissées par la crise.

Aujourd’hui, il est nécessaire de faire de cette initiative un grand pas en avant. L’adoption des ODD (Objectifs de Développement Durable) nécessite une nouvelle approche de la gouvernance économique et de la croissance économique. La mesure de la performance économique doit évoluer vers la mesure du bien-être selon les trois aspects du développement durable – économique, social et environnemental. À cet effet, un large éventail de politiques doit être mobilisé de manière cohérente, ce qui doit faire passer la politique budgétaire d’un rôle dominant à un rôle de facilitation et de soutien. De plus, ces politiques doivent être ancrées dans une stratégie à long terme cohérente et inclusive et doivent être suivies de près pour contrôler qu’elles sont durables.

Jusqu’à présent, l’UE n’a pas adopté cet agenda de manière satisfaisante, et le processus du Semestre européen toujours en vigueur ne permet pas de conduire l’UE vers la réalisation des ODD. De la même manière que l’iAGS a contesté l’orthodoxie dominante dans le domaine macroéconomique, l’iASES 2019 – independant Annual Sustainable Economic Survey, le nouveau nom de l’iAGS – constitue notre contribution au soutien et à la promotion d’une stratégie soutenable.

L’iASES 2019 dresse les perspectives économiques pour l’UE. Le ralentissement à venir résulte en grande partie de l’atténuation progressive de la reprise après la Grande Récession, et de la convergence des taux de croissance vers une trajectoire de croissance potentielle plus faible. Le ralentissement de la croissance coïncide avec la reprise des turbulences politiques: le Brexit, les finances publiques italiennes, la guerre commerciale et les turbulences dans certains pays émergents. La reprise prendra fin à un moment donné, et la zone euro n’est pas encore préparée à cela, car les déséquilibres persistent et le cadre institutionnel reste incomplet[5]. La zone euro a dégagé un excédent commercial important, qui pourrait ne pas être soutenable. La convergence nominale reste un problème important qui doit être résolu par la volonté politique de coordonner plus activement l’évolution des salaires, à commencer par ceux des pays excédentaires. En outre, l’adoption partielle d’une union bancaire peut s’avérer insuffisante pour assurer la stabilité bancaire en cas de chocs défavorables. La BCE pourrait être contrainte à la mise en œuvre de nouvelles politiques de soutien non conventionnelles, politiques qui pourraient être complétées par des mesures automatiques de stabilisation budgétaire transfrontalières au sein de l’UEM.

La situation sociale s’est légèrement améliorée dans l’Union européenne depuis le pire de la crise et, en moyenne, les taux de chômage dans les pays européens ont retrouvé leur niveau d’avant la crise. Cependant, les différences entre les pays et les couches de la population sont encore importantes. Les responsables politiques doivent être conscients des compromis et synergies possibles entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux en général et les objectifs de développement durable en particulier[6]. Conformément aux ODD et aux objectifs visés par le Socle européen des droits sociaux, iASES vise à promouvoir des politiques -développement des investissements sociaux, politiques industrielles volontaristes, réduction du temps de travail, augmentation de la négociation collective afin de limiter la formation d’inégalités primaires- qui répondent à ces objectifs et permettent de surmonter les conséquences négatives directes et indirectes du chômage.

Le changement climatique est sans doute le défi le plus sérieux auquel nous sommes collectivement confrontés. Il parait donc utile de calculer les budgets carbone pour avertir les décideurs politiques des efforts à fournir pour mettre la société sur la voie de la soutenabilité environnementale. L’iASES évalue la « dette climatique », c’est-à-dire le montant que les pays devront investir ou payer pour qu’ils ne dépassent pas leur budget carbone, ce qui donne lieu à trois informations politiques clés. Il ne reste que quelques années aux grands pays européens avant d’épuiser leur budget carbone sous l’objectif de + 2 ° C. Par conséquent, la dette carbone devrait être considérée comme l’un des problèmes majeurs des décennies à venir car, dans le scénario de référence, elle représente environ 50% du PIB de l’Union européenne pour rester en dessous de + 2 ° C[7]. Il faut délibérément formuler la question du climat en terme de dette, car le concept de déficit excessif s’applique aujourd’hui totalement à la procrastination qui nous caractérise sur ce point.

 

[1] Coordination par Xavier Timbeau. Contributeurs : Guillaume Allègre, Christophe Blot, Jérôme Creel, Magali Dauvin, Bruno Ducoudré, Adeline Gueret, Lorenzo Kaaks, Paul Malliet, Hélène Périvier, Raul Sampognaro, Aurélien Saussay.

[2] Economic Council of the Labour Movement. Contributeurs : Jon Nielsen, Andreas Gorud Christiansen.

[3] Institüt für Macroökonomie und Konjunkturforschung. Contributeurs : Peter Hohlfeld, Andrew Watt.

[4] Chamber of Labour, Vienna. Contributeurs : Michael Ertl, Georg Feigl, Pia Kranawetter, Markus Marterbauer, Sepp Zuckerstätter.

[5] Cf. « Des défis à venir pour l’Union européenne », OFCE Policy Brief, n° 49, 5 février 2019.

[6] Cf. « Soutenabilité sociale : des Objectifs de Développement Durable aux politiques publiques », OFCE Policy Brief, n° 48, 5 février 2019.

[7] Cf. « Une évaluation exploratoire de la dette climatique », OFCE Policy Brief, n° 44, 11 décembre.




Flexibilités contre nouvel effort budgétaire, la messe n’est pas encore dite

par Raul Sampognaro

Le 13 janvier dernier, la Commission Juncker a clarifié sa position concernant les flexibilités mobilisables par les Etats dans l’application du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC). La nouvelle lecture du PSC devrait se traduire par une atténuation de la consolidation budgétaire nécessaire pour certains pays[1]. Dorénavant, la Commission pourra appliquer la « clause de réformes structurelles » à un pays soumis au volet correctif[2] du Pacte alors qu’auparavant, ceci n’était possible que pour les pays soumis au volet préventif du Pacte[3]. Cette clause permettra à l’Etat membre de dévier temporairement de ses engagements préalables pour les reporter à un moment où les fruits des réformes devraient faciliter l’ajustement. Pour que la Commission accepte de déclencher la clause, certaines conditions devront être réunies :

–          Le plan de réformes présenté par l’Etat membre doit être majeur et précis, approuvé par le gouvernement ou le Parlement national ; son calendrier d’application doit être explicite et crédible ;

–          Le plan doit avoir un impact favorable sur la croissance potentielle et/ou la position budgétaire à moyen terme. La quantification de l’impact doit être réalisée de façon transparente et l’Etat membre doit présenter à la Commission la documentation pertinente ;

–          L’Etat membre doit réaliser un ajustement budgétaire structurel minimal de 0,5 point de PIB.

Dans ce nouveau contexte, la France a des réformes à faire valoir telles que la réforme territoriale et la loi pour la croissance et l’activité, dite loi Macron. Selon les calculs de l’OCDE datant d’octobre 2014, l’ensemble des réformes prises et celles en cours d’adoption[4]pourraient augmenter le PIB de 1,6 point à l’horizon de 5 ans et améliorer le solde budgétaire structurel de l’ordre de 0,8 point de PIB[5] (le détail des effets estimés par l’OCDE est présenté dans le tableau 1).

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Au mois de mars, la Commission devra évaluer si la Loi de finances 2015 est en conformité avec les règles du PSC. Pour pouvoir bénéficier de la clause de réformes structurelles, la France devra alors remplir certaines conditions :

1)      Le contour des réformes devra être spécifié : fin-décembre 2014, la Commission considérait que de nombreuses incertitudes subsistaient concernant la réforme territoriale et sur le contenu de la loi Macron, incertitudes qui seront levées avec l’avancée du traitement parlementaire.

2)      Bercy devra produire des évaluations convaincantes de l’impact de la loi Macron tandis que la Commission réalisera les siennes. La Commission a déjà signalé que le chiffrage réalisé par l’OCDE constitue la borne supérieure de l’impact.

L’exercice d’évaluation de la Loi de finances de 2015 peut aboutir à l’imposition de sanctions financières à l’encontre de la France, à moins que le gouvernement ne décide de renforcer l’ajustement budgétaire. Pour rappel, la Commission a prévenu fin novembre que de nouvelles mesures seraient nécessaires pour garantir la conformité du budget 2015 avec le PSC. En effet, la Commission a estimé que l’ajustement était seulement de 0,3 point, alors qu’en juin 2013 la France s’était engagée à réaliser un ajustement budgétaire structurel de 0,8 point de PIB en 2015 afin de ramener son déficit sous la barre des 3 % dès 2015[6].

Si la Commission valide les effets positifs escomptés des réformes, un problème persiste pour l’application de la « clause de réformes structurelles » : l’ajustement budgétaire structurel reste inférieur à 0,5 point de PIB, ce qui empêche l’application de la nouvelle clause. La France reste donc toujours sous la menace de sanctions malgré la nouvelle doctrine.

Si l’analyse du document publié le 13 janvier montre que la Commission a ajouté une flexibilité au Pacte, il en ressort aussi que la Commission attend que la France réalise un ajustement budgétaire supplémentaire. Celui-ci serait de l’ordre de 4 milliards d’euros (soit 0,2 point de PIB) au lieu des 8 milliards (soit 0,4 point de PIB) qu’on pouvait attendre au mois d’octobre (les effets d’une lecture stricte du Pacte ont été analysés ici).

Le gouvernement répète qu’il ne souhaite pas aller plus loin dans l’ajustement budgétaire et que cela n’est pas souhaitable au regard de la situation économique : 2015 peut être l’année de la reprise à condition que le risque déflationniste soit pris au sérieux. L’activité aura de nombreux soutiens : à la baisse du prix du pétrole et de l’euro s’ajoutent une politique monétaire expansionniste et le plan Juncker, même si ce dernier est loin d’être à la hauteur de la situation. Néanmoins, en France, la politique budgétaire constituera un frein dont l’ampleur restera incertaine jusqu’au mois de mars. D’ici là, les termes du débat venant d’être posés, il faut que l’ensemble des acteurs prenne le risque déflationniste au sérieux.

 


[1] La Commission permet de retirer du calcul du déficit les investissements réalisés dans le cadre du Plan Juncker ; elle clarifie les conditions d’application de la « clause de réformes structurelles » et modère la vitesse de convergence vers les objectifs de moyen terme (OMT) pour les pays soumis au volet préventif du Pacte selon leur position dans le cycle conjoncturel.

[2]Grosso modo il s’agit des pays dont le déficit est supérieur à 3 %.

[3]Grosso modo il s’agit des pays dont le déficit est inférieur à 3 %.

[4] Ce qui va au-delà de la seule loi Macron et comprend notamment le CICE et le Pacte de Responsabilité.

[5] Le chiffrage de l’OCDE a été utilisé par le Premier ministre dans sa lettre à la Commission du 27 octobre.

[6] Dans ses prévisions d’automne 2014, la Commission quantifie l’ajustement à 0,1 point de PIB, mais ce chiffre n’est pas directement comparable avec l’engagement de 0,8 point de juin 2013. Une fois pris en compte les changements des normes de la comptabilité nationale et les évolutions imprévisibles de certaines variables, l’ajustement corrigé est de 0,3 point de PIB. Ce chiffre sert de base de calcul dans la procédure de déficit excessif.




L’austérité sans fin ou comment l’Italie se retrouve piégée par les règles européennes ?

par Raul Sampognaro

Si le budget présenté par la France est en net décalage vis-à-vis des règles de la gouvernance budgétaire de la zone euro (voir sur ce sujet les posts récents d’Henri Sterdyniak et de Xavier Timbeau), l’Italie est aussi sur la sellette. Toutefois, les situations française et italienne ne sont pas directement comparables et le cas de l’Italie pourrait s’avérer autrement plus contraignant que celui de la France, reflétant à nouveau les effets pervers de la nouvelle gouvernance européenne. Si, contrairement à la France, l’Italie n’est plus en PDE (Procédure de déficit excessif) puisque, depuis 2012, son déficit budgétaire se situe au seuil de 3 %, elle reste, dans le cadre du volet préventif du Pacte, sous surveillance renforcée au regard du critère de la dette. Sa dette de 127 points de PIB est très largement au-dessus du niveau de 60 % retenu par les règles européennes et, selon son Objectif de Moyen Terme (OMT), l’Italie doit revenir à un déficit proche de l’équilibre.

Alors que le déficit budgétaire français pour 2015 serait le plus élevé de l’ensemble de la zone euro (hors pays sous programme[1]), depuis les dernières annonces du 28 octobre, l’Italie affiche un déficit de 2,6 %, ce qui ne devrait pas déclencher une nouvelle procédure de déficit excessif (PDE). Toutefois, le volet préventif du Pacte contraint l’Italie sur l’évolution de son solde structurel :

–          (i) au titre de la convergence vers l’OMT, l’Italie doit assurer un ajustement structurel de 0,5 point par an pendant 3 ans (i. e. réduire son déficit structurel de 0,5 point par an)

–          (ii) si le déficit structurel défini dans l’OMT n’est pas suffisant pour atteindre un niveau de dette publique de 60 % à horizon de 20 ans, le pays doit fournir un effort supplémentaire au titre du critère de dette. Or, selon les dernières prévisions de la Commission, l’Italie doit fournir un effort structurel moyen annuel de 0,7 point en 2014 et 2015.

Or, le gouvernement table sur une dégradation du solde structurel de 0,3 point en 2014 qui serait suivie d’une amélioration de 0,4 point pour l’année 2015.

 

Ainsi, alors que selon la Commission les traités demandent à l’Italie un effort cumulé de 1,4 point au cours des années 2014 et 2015 (le gouvernement italien estime quant à lui que cet effort devrait plutôt être de 0,9 point), l’Italie annonce une amélioration de son solde structurel de 0,1 point pendant la période, soit un écart de 1,3 point avec celui demandé par la Commission. De ce point de vue, l’Italie s’écarte donc encore plus des exigences européennes que la France et devra se justifier sur l’absence d’ajustement structurel. Par ailleurs, l’Italie ne devrait pas atteindre son OMT en 2015 alors que le Conseil avait recommandé, à l’issue du semestre européen en juillet 2014, de conserver la cible de 2015.

L’Italie est le premier pays à être contraint par le critère de dette et sert de laboratoire à l’application des règles, en démontrant certains de leurs effets pervers. En effet, l’ajustement requis au titre du critère de dette évolue en fonction de plusieurs paramètres, dont certains n’étaient pas prévus par le législateur lui-même. Par exemple, le montant de l’ajustement dépend d’une prévision du ratio Dette nominale/PIB nominal à l’issue de la phase de transition. Or, la baisse des prix actuellement en cours en Italie réduit la prévision de PIB nominal pour les trois prochaines années, sans aucun changement de politique budgétaire. Ainsi, le critère de dette se durcit mécaniquement sans aucune action du gouvernement, augmentant sans fin le besoin d’ajustement structurel au fur et à mesure que les nouveaux ajustements induisent plus de déflation. De plus, les procédures pour constater les déviations par rapport au critère de dette sont plus lentes car le contrôle s’effectue essentiellement ex-post sur la base des déviations cumulées observées sur deux ans. Toutefois, l’ampleur de la déviation annoncée par le gouvernement italien pourrait déclencher des procédures dès le contrôle ex ante. Rappelons cependant que, contrairement à la France, l’Italie n’est pas actuellement en procédure. Celle-ci devrait donc être ouverte avant d’envisager que des sanctions soient requises à l’encontre de l’Italie. Cette étape préalable et nécessaire donne du temps au gouvernement italien pour prendre les mesures adéquates ou pour justifier les dérives à l’OMT.

Par ailleurs, le volet préventif prévoit plus de possibilités de dérive que le volet correctif de la PDE. En plus de la clause de situation économique exceptionnellement défavorable, l’Italie peut arguer de réformes structurelles majeures qui permettraient d’améliorer la soutenabilité future de la dette. Ce dernier argument qui est aussi mobilisé par le gouvernement français n’est pas prévu dans le texte de la PDE (la Commission pourrait accepter un peu de flexibilité). Ici, cependant, le gouvernement Renzi capitalise sa réputation de réformateur bien supérieure à celle du gouvernement français.

Les deux gouvernements ont demandé l’application de la clause de situation économique défavorable pour pouvoir rompre leurs engagements. La Commission pourrait être plus sensible à la demande italienne parce que sa situation économique est dégradée : l’Italie cumule trois ans de baisse de son PIB, et celle-ci s’est poursuivie au 1er semestre 2014. Le PIB reste 9 points en dessous de son pic d’avant-crise alors qu’en France il est supérieur d’un point. Les derniers indicateurs d’enquêtes, comme de production industrielle ne laissent pas augurer d’une reprise à court terme. Enfin, l’Italie est en déflation.

En résumant, si l’écart italien semble plus important que celui de la France, le cas italien pourrait bénéficier d’une plus grande indulgence. Les procédures appliquées à chacun des deux pays diffèrent et donnent plus de temps à l’Italie avant que d’éventuelles sanctions puissent être appliquées. La volonté réformatrice italienne pourrait être mieux appréciée par la Commission que celle de la France. Enfin, ce qui est le plus important dans la discussion, la situation économique italienne est nettement plus grave, en récession ininterrompue depuis l’été 2011 et avec des prix en baisse.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, le pacte renforcé, qu’il soit correctif ou préventif implique des ajustements structurels sans fin. L’Italie nous montre que la sortie de la procédure de déficit excessif demande de continuer encore les efforts, au nom du critère de dette. Si la France sort en 2017 de la PDE, sa dette sera selon les prévisions du gouvernement de l’ordre de 100 % du PIB. Elle devra alors continuer un ajustement toujours supérieur à 0,5 %. La confirmation de la déflation rendra les règles du pacte encore plus récessives et absurdes. Parce qu’au final, le pacte budgétaire qui devait préserver l’euro en chassant les passagers clandestins pourrait aboutir à le faire éclater par la récession à durée indéterminée.

 


[1] La Grèce, l’Irlande et le Portugal ont bénéficié d’une aide européenne et ont à ce titre fait l’objet d’une surveillance conjointe de la BCE, du FMI et de l’Union européenne. L’Irlande et le Portugal sont désormais sortis de leur plan de sauvetage.




L’infinie maladresse du budget français

par Xavier Timbeau, @XTimbeau

C’est entendu, dans le projet de budget communiqué à la Commission européenne le 15 octobre 2014, la France ne respecte pas les règles de la gouvernance européenne et les engagements antérieurs négociés dans le cadre du Semestre européen. Alors que la France est en procédure de déficit excessif, la Commission européenne n’a pas a priori d’autre choix que de rejeter le budget français parce qu’elle  est la gardienne des traités. Si la Commission ne refusait pas le budget français, qui s’écarte très significativement, au moins en apparence, de nos engagements antérieurs, alors aucun budget ne pourrait jamais être rejeté.

Rappelons que la France, et son Président actuel, ont ratifié le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Croissance (« TSCG », entré en vigueur en octobre 2012), qui avait été adopté par les chefs d’Etats en mars 2012. Il avait été question pendant la campagne présidentielle de 2012 de le renégocier (ce qui avait suscité l’espoir des pays du sud de l’Europe), mais l’urgence de la crise des dettes souveraines en Europe, entre autres, en a décidé autrement. La France a implémenté les dispositions de ce traité dans la loi organique n°2012-1403, mettant en place par exemple le Haut Conseil des Finances Publiques et définissant un schéma pluriannuel de suivi de la trajectoire des finances publiques à partir des soldes structurels (c’est-à-dire corrigés des effets de la conjoncture).

Tout semble donc indiquer que la France a accepté le cadre très contraignant que le TSCG et le 2-pack renforcent et qui avait été établi par le 6-pack (5 règlements et une directive, datés de 2011, qui renforcent le Pacte de Stabilité et de Croissance et qui en précisent le calendrier et les paramètres). La bonne volonté de la France a d’ailleurs été manifeste lors de la communication, en octobre 2013, d’un projet de budget 2014 et d’un programme de stabilité en avril 2014 plus que conformes. C’est dans une conférence de presse en septembre 2014 que le gouvernement français a annoncé que l’objectif de réduction de déficit pour 2015 ne serait pas tenu. Faible croissance et très faible inflation sont les arguments avancés alors pour une sérieuse révision de la situation économique présentée comme un discours de vérité. Le même cas s’était présenté en 2013, l’objectif nominal d’alors ayant été fixé en sous-estimant les multiplicateurs budgétaires. Cependant le calendrier et l’ampleur des ajustements avaient été respectés et un délai, de fait, accordé.

Donc, jusqu’à la conférence de presse, la mécanique du traité n’était pas mise en difficulté majeure. Une des innovations du TSCG est en effet de ne plus viser un objectif nominal (3%) mais de s’attacher à l’effort structurel. Si la conjoncture est plus mauvaise que prévue, alors, l’objectif nominal de déficit n’est pas rempli (ce qui est le cas). Dans ce cas, l’objectif est l’effort structurel. Dans le programme de stabilité 2014-2017 d’avril 2014, l’effort structurel annoncé (page 13) est de 0,8 point de PIB en 2015 de réduction du déficit structurel après 0,8 en 2014. La procédure de déficit excessif (précisée également dans un vade-mecum de la Commission) exige au minimum un effort structurel de 0,5 point du PIB et demande une documentation précise des moyens d’y parvenir.

C’est ici que le projet de budget 2015 matérialise l’infraction au traité. L’effort en 2014 n’est plus que de 0,1 point et est annoncé à 0,2 point en 2015. Ces chiffres sont ainsi inacceptables par la Commission. Comment expliquer cette modification provocatrice ? Plusieurs éléments y concourent. Le premier est une modification de la norme de comptabilisation du CICE qui conduit à inscrire en 2015 les dépenses générées en 2015 et payées en 2016. Au moment où le CICE monte en charge, c’est 0,2 point de PIB en moins dans l’effort budgétaire français. Le second est une modification de l’hypothèse de croissance potentielle. Au lieu de 1,5% de croissance potentielle dans le programme de stabilité 2014-2017, celle-ci est supposée être de 1,2% sur la période 2014-2017. A méthode constante, l’effort en 2014 aurait été de 0,5 point du PIB et de 0,6 point en 2015. La différence avec le programme de stabilité d’avril 2014 s’explique par la révision à la baisse de l’inflation et par quelques modifications sur les mesures. La nouvelle présentation du même budget, avec une modification marginale du contexte économique, est celle d’une absence d’effort structurel. Non seulement l’objectif nominal ne sera pas atteint, mais en plus l’effort structurel de 2014 et de 2015 est abandonné. Et ce, à politique inchangée ! Pire, ce projet de budget laisse entendre que l’objectif nominal n’est pas atteint parce que l’effort structurel n’a pas été réalisé en 2014 et ne le sera pas en 2015.

Pourtant le gouvernement plaide les circonstances exceptionnelles. Pourquoi avoir modifié les hypothèses de croissance potentielle et n’avoir pas conservé la norme comptable antérieure pour présenter le projet de budget français 2015 ? Un effort de 0,6 point du PIB en 2015 au lieu d’un effort précédemment annoncé de 0,8 point du PIB n’aurait pas posé de problème à la Commission, qui aurait relevé des hypothèses trop hautes de croissance potentielle (comme d’ailleurs dans ses remarques sur le projet de budget 2014, que le Conseil n’a pas retenu en novembre 2013). Il aurait été simple de répondre que l’on ne change pas des hypothèses de croissance potentielle tous les 6 mois et que c’est d’ailleurs l’objet de ce concept et la raison de son introduction dans les traités et les règles européennes : éviter la pro-cyclicité des politiques budgétaires, éviter de faire plus de restriction budgétaire au moment où les mauvaises nouvelles s’amoncellent. Il aurait été acquis que la Commission a une appréciation plus basse que la France, mais la croissance potentielle est non observée et son évaluation repose sur de nombreuses hypothèses. Ainsi, il n’est pas précisé dans les traités ou les règlements si l’on considère une croissance potentielle à court terme ou à moyen terme. Or la Commission estime (dans le 2012 Ageing Report) que la croissance potentielle à moyen terme de la France est de 1,7% par an (en moyenne de 2010 à 2060) et de 1,4% en 2015. Et surtout, rien n’oblige la France à adopter l’hypothèse de la Commission. Le règlement EU 473/2011 demande que les hypothèses soient explicitées et qu’éventuellement des opinions extérieures soient demandées. La loi organique 2012-043 énonce que « Un rapport annexé au projet de Loi de programmation des finances publiques et donnant lieu à approbation du Parlement présente : (…) 9° Les modalités de calcul de l’effort structurel mentionné à l’article 1er, la répartition de cet effort entre chacun des sous-secteurs des administrations publiques et les éléments permettant d’établir la correspondance entre la notion d’effort structurel et celle de solde structurel ; 10° Les hypothèses de produit intérieur brut potentiel retenues pour la programmation des finances publiques. Le rapport présente et justifie les différences éventuelles par rapport aux estimations de la Commission européenne » ce qui donne bien la mainmise sur l’hypothèse de croissance potentielle au gouvernement et pose le parlement souverain en dernier juge.

Fallait-il faire une opération vérité sur la croissance potentielle et modifier significativement cette hypothèse cruciale dans la présentation du budget ? Fallait-il que l’opération vérité conduise à présenter comme presque neutre un budget dans lequel on effectue un choix lourd et coûteux de politique (financer la compétitivité des entreprises par la baisse des dépenses publiques et la hausse des prélèvements sur les ménages) ? L’hypothèse de la Commission est-elle plus pertinente parce qu’elle a été continûment révisée tous les 6 mois depuis maintenant 5 ans ? Ne pouvait-on pas expliquer que l’ambitieux programme de réformes structurelles du gouvernement français contribuerait lui-même à relever le potentiel dans le futur (à moins qu’il n’y croie pas) ? Le CICE et le pacte de responsabilité ne sont-ils pas le gage de la vitalité retrouvée d’un tissu productif au point que cela se traduise par plus de croissance potentielle ? Ne fallait-il pas plutôt suivre les avis des auteurs d’un rapport pour le CAE sur la croissance potentielle qui ne se sont pas risqués à en produire une nouvelle estimation ? N’est-ce pas sur le sujet de la croissance qu’il fallait engager le dialogue (constructif et technique, dans des cénacles discrets) avec la Commission plutôt que d’afficher une infraction manifeste aux règles européennes ? Dans le projet de Loi de finance 2015 il est écrit (page 5) : « la trajectoire retient, par prudence, une croissance potentielle révisée à la baisse par rapport à la précédente loi de programmation, en reprenant la dernière estimation de croissance potentielle de la Commission européenne (printemps 2014) ». Quelle est cette sorte de prudence qui ressemble à une bourde aux conséquences terribles ? Est-ce le désordre dans le gouvernement à la fin du mois d’août 2014 qui a permis les circonstances de cette infinie maladresse ?

Il est impossible de justifier la présentation faite : la Commission réprimandera la France, qui ne réagira pas, sûre de son droit (et comme l’a déjà annoncé son gouvernement). La Commission devra alors monter l’échelle des sanctions et il est peu probable que le Conseil l’arrête en route, d’autant que les décisions y seront prises à la majorité qualifiée inversée. Le French bashing prendra un nouveau tour et ceci ne fera apparaître que l’inutilité du processus, puisque la France ne changera rien à sa trajectoire de finances publiques. Cela dépréciera la parole et l’influence française au moment où s’élabore l’initiative d’un plan d’investissement de 300 milliards d’euros qui n’est voulu que par la France et la Pologne (d’après la rumeur), au risque de faire capoter une des rares initiatives qui pouvait nous faire sortir de la crise.

En laissant la fureur feutrée de la technocratie exprimer son mécontentement envers la France, c’est la fragilité de la « gouvernance européenne » qui sera révélée. Or celle-ci ne repose que sur la dénonciation de la France et la pression par les pairs qu’elle implique. La France peut être mise à l’amende, mais ni le Conseil ni la Commission ne disposent d’instruments pour « forcer » la France à satisfaire aux exigences du traité. C’est toute la faiblesse de cette « gouvernance européenne » puisqu’elle ne fonctionne que si les Etats membres se plient volontairement aux règles. Elle n’a donc de gouvernance que le nom, mais elle est pourtant la clef de voûte de la sortie de la crise des dettes souveraines. La Banque centrale européenne est intervenue, à l’été 2012, parce que la gouvernance renforcée des finances publiques devait résoudre le problème de passager clandestin. Les (nombreux) détracteurs de l’intervention de la Banque centrale européenne ont largement dénoncé l’hypocrisie du traité, qui ne garantit rien puisqu’il repose sur la discipline consentie des Etats membres. L’infraction française, l’impuissance de la Commission et du Conseil constitueront une démonstration de cette faiblesse, au point que l’on peut craindre que le château de cartes ne s’effondre.

La France pourrait revoir son projet de budget et ajouter des mesures, qui dans la nouvelle méthode comptable et avec une hypothèse plus basse de potentiel, lui permettent de tenir son engagement d’effort structurel d’avril 2014. Ce scénario est très improbable et c’est une bonne chose (voir le post d’Henri Sterdyniak). Improbable, parce que les presque 2 points de TVA à taux plein nécessaires pour arriver à un effort de 0,8% du PIB (et donc sans compenser le retard pris en 2014) ne seraient pas votés par le Parlement français. Bonne chose, parce qu’ils auraient induit une récession (ou un sérieux ralentissement) en France et une montée du chômage totalement inacceptables pour simplement sauver la face de la Commission et appliquer avec diligence les textes européens.

Il aurait été bien plus habile de s’en tenir aux hypothèses (et méthodes) du programme de stabilité 2014. Le Haut Conseil aurait protesté, la Commission aurait querellé mais les règles de la gouvernance européenne auraient été sauves. On dit que les statistiques sont la forme la plus avancée du mensonge. Entre deux mensonges, autant choisir le moins stupide.




Pourquoi Bruxelles doit sanctionner la France et pourquoi la France doit désobéir

par Henri Sterdyniak

La France a signé le Pacte de Stabilité en 1997 et en 2005 puis le Traité budgétaire en 2012. Selon ces textes, le déficit public d’un pays de la zone euro ne doit pas dépasser les 3 points de PIB ; dès que le déficit public dépasse cette limite, le pays est soumis à la procédure de déficit excessif et doit revenir sous les 3% selon un calendrier accepté par la Commission.

La France s’était engagée à revenir en dessous des 3% en 2012, puis en 2013 ; elle a obtenu, en juin 2013, la possibilité de reporter à 2015 le passage sous les 3%. Mais, selon le budget présenté fin septembre 2014, le déficit public de la France sera toujours de 4,3% du PIB en 2015 ; le passage sous les 3% est reporté à 2017.

En décembre 2012, la France s’était engagée à faire un effort budgétaire de 3,2 points de PIB sur les trois années 2013-14-15 ; selon le nouveau budget, l’effort ne sera que de 1,4 point, soit de 1,1 point en 2013, 0,1 point en 2014, 0,2 point en 2015. Ainsi, la France ne fera même pas en 2014 et 2015 l’effort de 0,8 point de PIB auquel elle s’était engagée en juin 2013 ; elle ne fera pas non plus, durant ces 2 années, l’effort de 0,5 point de PIB, qui s’impose à tous les pays dont le déficit structurel est supérieur à 0,5 point de PIB.

Au lieu de prendre des mesures pour se rapprocher de la trajectoire de solde public annoncée  par la Loi de Programmation des Finances Publiques votée en 2012, le gouvernement va faire voter une nouvelle LPFP, ce qui est contraire à l’esprit du Traité budgétaire. Bref, soit Bruxelles sanctionne la  France, soit elle renonce à faire respecter les  principes du Pacte et du Traité.

Certes, sur le plan technique, une partie de l’écart s’explique par le fait que le gouvernement français a accepté l’estimation de la Commission d’une croissance potentielle de la France limitée à 1% par an en 2013-2015 ; avec une croissance potentielle estimée de 1,6%, l’effort estimé serait plus élevé de 0,3 point par an. Mais le Traité budgétaire précise bien que ce sont les estimations de la Commission qui s’imposent. Sur le plan économique, compte tenu de la situation conjoncturelle, le gouvernement a choisi de privilégier le soutien de la croissance par les baisses d’impôts et de cotisations figurant dans le Pacte de Responsabilité et de Croissance, par rapport au respect des règles européennes. Mais cela n’est pas autorisé par les traités : un pays ne peut décider seul de s’affranchir des règles.

Pour rentrer dans les clous, la France devrait faire en 2015 un effort supplémentaire de baisse des dépenses publiques de l’ordre de 1,4% du PIB, soit de 28 milliards. En même temps, cet effort aurait un impact récessif sur le PIB : au lieu de la  croissance de 1,0% en 2015, que  prévoit le gouvernement, la France connaîtrait une baisse du PIB de l’ordre de 0,4%[1], de sorte que les rentrées fiscales diminueraient et que l’objectif de 3%  de déficit ne serait pas atteint non plus et nous replongerions en récession. Bref, la France a raison de désobéir.

Ainsi, la Commission pourrait-elle infliger à la France une amende de 0,2% de son PIB, soit de 4 milliards d’euros chaque année. Elle pourrait lui imposer de rendre compte tous les 3 mois de l’exécution de son budget. Elle pourrait lui demander de s’engager fermement sur des réformes structurelles (réforme des retraites, baisse des indemnités chômage, réduction des allocations familiales, diminution du nombre de fonctionnaires). Mais cela rendrait l’Europe encore plus impopulaire pour les Français.

La France n’a aucune difficulté à trouver des financements pour sa dette publique. Elle s’endette à des taux d’intérêt nuls à 1 an, de 1,3% à 10 ans. Elle contribue à garantir les dettes publiques de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal. Elle fait un important effort militaire en Afrique et au Moyen-Orient dont beaucoup de pays de l’UE s’exemptent. La France contribue pour 22 milliards au budget de l’UE et sa contribution nette est de l’ordre de 6 milliards. Son déficit public n’a aucune conséquence néfaste pour ses partenaires européens ; au contraire, il soutient leur activité. De sorte que la sanction apparaîtrait comme absurde : on pénaliserait un pays pour ne pas respecter une limite arbitraire de 3%. Non pour des motifs économiques, mais pour faire un exemple, pour renforcer la crédibilité des traités en vigueur.

La France n’est pas le seul pays à ne pas respecter les critères européens de finances publiques. En 2014, par exemple, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, mais aussi, en dehors de la zone euro, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon ont des déficits publics supérieurs à 3 % du PIB. La quasi-totalité des pays de l’OCDE ont des dettes publiques supérieures à 60% du PIB. De toute évidence, ces critères sont mal pensés.

La France a fait des efforts budgétaires importants depuis 2009, de l’ordre de 4,5 points de PIB[2], soit un peu plus que la moyenne des pays de la zone euro. Les pays qui ont fait des efforts plus importants (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande) sont dans des situations économiques préoccupantes en termes de chômage et d’écart de production. Il est légitime que la France, où les investissements publics sont particulièrement importants (4 points de PIB) conserve un certain déficit public.

Lorsque tous les pays de la zone font en même temps des politiques d’austérité, le PIB de la zone est lourdement affecté et les objectifs de finances publiques ne peuvent être atteints. C’est ce que l’on voit en Europe depuis 2012, mais la Commission refuse de renoncer à sa politique d’austérité, malgré ses résultats désastreux, qui avaient d’ailleurs été annoncés dès 2011[3].

En fait, les objectifs européens  n’ont aucun fondement économique : les limites de 3% du PIB pour le déficit et de 60% du PIB pour la dette sont arbitraires. Il est légitime qu’un pays qui investit beaucoup et qui est en récession ait un déficit public relativement important. Il serait suicidaire d’ajouter une politique trop restrictive à une situation déjà déprimée par la crise financière, puis par la crise des dettes des pays du sud de la zone euro, puis par les politiques d’austérité mises en œuvre.

Le  problème est que les gouvernements français successifs ont eu tort d’accepter de signer le Pacte de Stabilité puis le Traité Budgétaire, ont eu tort de prendre des engagements stupides sur le plan économique, impossibles à tenir. La France apparaît aujourd’hui comme un partenaire non digne de confiance, incapable de tenir ses engagements. Il aurait été plus courageux et plus honnête de refuser de signer.

Sur le plan du droit européen, la France n’aurait pas le droit de ne pas tenir compte des sanctions de l’UE. Le refus de la France de modifier son budget ouvrirait une grave crise en Europe. Il mettrait en cause les fondements de la coordination budgétaire que l’UE a mis en place : la norme de 3%, la procédure de déficit excessif, l’objectif de solde équilibré, le pilotage par le semestre européen, etc. Cette coordination a été imposée par l’Allemagne et les pays du Nord en échange de leur acceptation de la monnaie unique.

En sens inverse, cette pseudo-coordination par des règles arbitraires se révèle totalement contreproductive ; la politique d’austérité pilotée par la Commission a tué la reprise qui s’esquissait en 2010-11 ; la zone euro reste une zone de faible croissance, de chômage de masse et de déséquilibres entre les Etats membres. A l’évidence, la priorité aujourd’hui est de mettre un terme aux politiques d’austérité et de coordonner des politiques de relance en adoptant des mesures spécifiques pour les pays en déséquilibre (plus de salaires et de protection sociale en Allemagne, des investissements productifs dans les pays du Sud).

De sorte que la question se posera : ne faudrait-il pas que la France ait le courage de dire clairement qu’elle refuse de se plier à des règles budgétaires contre-productives  et qu’elle  demande une rupture franche dans les politiques de l’UE ?

 

 


[1] En prenant un multiplicateur de dépenses publiques égal à 1.

[2] Selon les estimations de l’OCDE, Economic Outlook data base, table 30, ou de l’OFCE (Voir, « France, ajustements graduels », Revue de l’OFCE, avril 2014, page 91)

[3] Voir dans la Revue de l’OFCE, janvier 2011, n°116, les articles : Mathieu C. et H. Sterdyniak : « Finances publiques,  sorties de crise » ; J. Creel, E.  Heyer E. et M. Plane : « Petit précis de politique budgétaire par tous les temps ».




Le contrôle européen des aides publiques : bon ou mauvais pour l’industrie ?

Par Sarah Guillou

A l’issue d’une réunion des ministres de l’Industrie à Bruxelles, le 20 février 2014, Arnaud Montebourg a critiqué le contrôle des aides par la Commission européenne qu’il juge trop strict alors que l’industrie a besoin d’aides. Il souhaite que les aides aux industries qui utilisent l’énergie de façon intensive soient soumises à dérogation en raison de la concurrence d’entreprises américaines qui bénéficient d’un coût de l’énergie bien plus faible (estimé, en moyenne, à un tiers du coût européen). Plus généralement, Arnaud Montebourg est très critique à l’égard de Joaquin Almunia, le Commissaire européen chargé de la concurrence. Le Ministre du Redressement productif a-t-il raison de fustiger le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Que sont les aides publiques aux entreprises ?

« Transfert de richesses, direct ou indirect, d’une personne publique vers une entité économique autonome », les aides publiques aux entreprises peuvent prendre des formes variées. En France, les aides d’Etat sont pour moitié constituées de dépenses fiscales (crédit d’impôt ou exonérations diverses), pour un tiers de soutien financier (prêts, garanties, fonds propres), et le reste regroupe les subventions directes ou indirectes.

Un rapport récent de l’Inspection générale des finances (IGF, 2013) a estimé le montant des aides publiques versées par l’Etat central et les collectivités locales bénéficiant aux acteurs économiques à 110 milliards d’euros. Sont incluses dans ce total des mesures comme les taux réduits de TVA (18 Mds), des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires (21 Mds), le crédit d’impôt recherche (CIR ; 3,5 Mds) auxquels s’ajoutent plus de 600 dispositifs relevant de l’Etat et bien plus encore des collectivités territoriales.

Le rapport souligne la complexité du système d’aides, résultat de la sédimentation de mesures successives, avec, parfois, un entrecroisement des niveaux d’intervention et de nombreux dispositifs engageant de petits montants. Critiquant la finalité et l’efficacité de ces aides, les auteurs du rapport regrettent que l’industrie soit peu ciblée : au final celle-ci ne reçoit que deux milliards (hors CIR et allègements de charges sociales et de TVA) alors que l’agriculture en reçoit quatre milliards.

Qu‘est ce qui justifie le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Conséquence directe de la mise en place du marché unique, le contrôle européen des aides est un outil de la politique de la concurrence européenne pour veiller à l’existence d’une concurrence effective et lutter contre les distorsions induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises. La lutte contre une course au « plus-disant » en termes de subventions est donc l’objet de ce contrôle. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Une politique de soutien relève du contrôle de la Commission si elle implique (i) une aide spécifique (l’aide n’est pas versée à l’ensemble des entreprises ou des ménages, comme une baisse générale des impôts) ; (ii) la politique de soutien engage les finances publiques de l’Etat, qu’il s’agisse de subventions directes, de prêts bonifiés, de crédit d’impôt, de fournitures en matériels… ; (iii) le soutien offre un avantage spécifique à des entreprises, une industrie, ou une région (dont ils n’auraient pas bénéficié sans l’intervention de l’Etat) ; (iv) le soutien crée une distorsion de concurrence et pourrait affecter le commerce entre les Etats membres – la règle de minimis exempte les aides de montants peu élevés.

Quelles aides doivent être notifiées à la Commission européenne ?

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission européenne dès lors qu’elles dépassent 200 000 euros sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’Europe. En théorie, les aides ne peuvent être octroyées qu’une fois obtenue l’approbation de la Commission. Cela est contraignant dans le cadre de mesures d’urgence et constitue indéniablement un détour de souveraineté économique. Entre la notification et la décision, le délai peut aller de 2 mois à 20 mois, voire plus en cas d’investigations. La Commission a le pouvoir d’exiger le remboursement des aides déjà versées et jugées illégales, la Direction de la concurrence exerce ce contrôle, à l’exception des aides concernant l’agriculture et la pêche qui sont sous le contrôle de leur direction respective. La législation est en permanence ajustée à la conjoncture économique. Cela a été le cas au moment de la crise financière pour soutenir le secteur bancaire.

Dans un souci de simplification du contrôle et de réduction des lourdeurs administratives, le règlement général d’exemptions par catégorie, adopté en 2008, a clarifié les cas où aucune notification n’est nécessaire. Les exemptions sont nombreuses. Elles gravitent autour des cinq thèmes suivants : la stratégie de Lisbonne, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois et la cohésion sociale et régionale. Nous voyons là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression de choix politiques européens orientant les aides publiques, et donc les ressources publiques, vers des utilisations en conformité avec ces choix.

Les aides sont-elles souvent refusées ?

Selon M. Almunia, 95 % des aides examinées seraient autorisées. Les statistiques fournies par le tableau de bord de 2000 à 2013 (DC, Europa Scoreboard) montrent qu’en effet 88 % des notifications relevant de l’industrie et des services conduisent à la conclusion selon laquelle la mesure de soutien en question ne relève pas de la définition d’aide publique ou ne soulève aucune objection. A celles-ci s’ajoute 5 % de décisions positives et 1 % de décisions conditionnelles. On atteint presque les 95 % cités. Les 5 % restant regroupent des mesures de soutien qui ont été refusées par la Direction de la concurrence dont une partie (4 %) fera l’objet d’un recouvrement. Depuis 2000, cela correspond, pour l’ensemble des Etats membres, à 251 refus équivalant, en moyenne annuelle, à 22 refus de 2000 et 2007 et 12 refus de 2008 à 2013.

Les notifications de l’Etat français concernent en grande majorité des aides régionales, notamment pour les DOM-TOM, des aides sectorielles pour certaines filières agricoles, des aides à la R&D. Par exemple,  l’aide de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie au projet HYDIVU de Renault  notifiée en mars 2013 a donné lieu à une décision en octobre 2013 selon laquelle la mesure ne soulevait pas d’objections. Les aides à la R&D des Jeunes entreprises innovantes notifiées en décembre 2013 a conduit à une décision de la Direction de la concurrence en février 2014 selon laquelle la décision ne soulevait pas d’objections et entrait dans le régime d’exemption des politiques de soutien  à la R&D.

Plus récemment, la Commission a accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA, après avoir accepté l’aide à la restructuration de l’entreprise en juillet 2013 (décision SA.35611). L’entrée au capital n’a pas été jugée comme constituant une aide d’Etat. L’Etat français est considéré comme un investisseur privé au même titre que l‘entreprise chinoise Donfeng.

En 2013, le gouvernement français a procédé à 47 notifications qui ont toutes été jugées comme des mesures n’entraînant pas d’objections. Une seule est en cours d’investigation à ce jour :  les subventions présumées aux transports publics en Ile-de-France.

Quelle est la position de la France en matière d’aides d’Etat ?

Sur le total des notifications des Etats membres adressées à la Direction de la concurrence de 2000 à 2013 – soit 4 765 dans le domaine de l’industrie et des services –, la France en a adressé 8,8 % contre 10 % pour l’Italie et l’Espagne, 17 % pour l’Allemagne et 6,4 % pour le Royaume-Uni. L’Etat français, si souvent accusé d’un fort penchant colbertiste, a donc notifié, en moyenne sur la période, deux fois moins d’aides que l’Allemagne. Les statistiques fournies par le « Tableau de bord des aides publiques » (DC, Aides en volume et en % PIB) permettent de positionner la France dans l’UE15 en termes de volumes d’aides octroyées relativement au PIB. Le tableau 1 montre que la France se situe plutôt dans la moyenne : au-dessus du groupe des pays de tradition libérale (Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Autriche, Luxembourg) mais en dessous des pays de tradition social-démocrate (Danemark, Finlande, Suède, Allemagne). Si on observe le volume des aides en fonction de leur finalité, il est d’usage de distinguer les aides sectorielles qui bénéficient à un secteur en particulier, marque de la politique industrielle « vieille version », des aides horizontales qui s’adressent à toutes les entreprises, marque de la politique industrielle « moderne » comme le soutien à la R&D. Là encore, la France a une position médiane en termes de pourcentage d’aides sectorielles relativement au groupe de l’EU15.

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Tant le volume d’aides que les notifications sont très sensibles à l’environnement économique et institutionnel des pays et aux chocs sur cet environnement (réunification allemande, restructuration industrielle…). La France figure parmi les pays ayant octroyé davantage d’aides sur la période récente (2010-2012) que sur la période de début de crise (2007-2009). Les pays qui lui sont comparables (Allemagne, Italie, Espagne) ont en revanche diminué leur versement d’aides. Les graphes suivants décrivent l’évolution de l’aide en volume (euros constants). Si on constate bien une augmentation du montant des aides en 2007, la crise ne semble pas avoir fondamentalement modifié les comportements en termes de notifications. Les aides destinées au secteur bancaire ont fait l’objet d’un régime légal spécifique et d’une comptabilité séparée. Les montants décrits n’incluent donc pas les aides au secteur bancaire.

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Source : DC, Europa State Aid Scoreboard Statistics.

Rien ne démontre que le contrôle des aides par la Commission européenne est préjudiciable à l’industrie

Venons-en à la question qui préoccupe notre Ministre. Si le niveau des aides publiques est positivement corrélé avec la part du secteur manufacturier dans l’économie (voir Guillou S., 2014), c’est surtout parce que les caractéristiques de l’industrie manufacturière – déséquilibres régionaux, R&D, investissements écologiques – correspondent mieux aux critères de versement d’aides autorisées. Le secteur manufacturier est aussi historiquement le lieu du lobbying, potentiel déclencheur des aides, mais aussi le secteur le plus exposé à la concurrence internationale. Rien ne permet de conclure que la causalité irait des aides publiques vers la part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée. L’inverse est nettement plus probable.

Par ailleurs, une analyse attentive du contrôle des aides par la Commission européenne montre que les décisions négatives sont assez rares. Mais, nous ne pouvons exclure un fort effet inhibiteur, au sens où le gouvernement s’autocontrôlerait étant donné sa connaissance de la jurisprudence de la Direction de la concurrence européenne. Cette autocensure est difficile à quantifier mais elle est décelable pour l’ensemble des Etats membres dans la décroissance des notifications depuis la mise en place du contrôle.

Il existe cependant de nombreux espaces dérogatoires dans lesquels les aides à l’industrie peuvent être autorisées. Si effectivement, il n’est pas possible d’envisager un « CICE » qui serait réservé aux entreprises de la seule industrie manufacturière, car trop sélectif, toutes les mesures qui entrent dans le soutien à l’innovation et à la R&D, au développement des énergies renouvelables, aux traitements des déséquilibres régionaux et sectoriels majeurs, ou à la création d’emploi, sont acceptables.

Par ailleurs, le jugement de la légalité des aides repose sur une analyse coûts et avantages économiques, qui n’est pas exempte de critiques ou de débats parfois, mais s’appuie incontestablement sur une évaluation économique de l’allocation des deniers publics et des distorsions de concurrence que cette allocation pourrait créer. Il existe des règles a priori de refus ou d’acceptation, mais la plupart des aides font l’objet d’une analyse économique argumentée. Elle consiste en une « mise en balance » entre « la contribution à la réalisation d’un objectif d’intérêt commun bien défini », qu’il s’agisse d’un objectif d’efficacité ou d’équité, et « la distorsion de la concurrence et des échanges en résultant ». Un examen de la mesure pour juger de son caractère approprié, de son efficacité incitative et de sa proportionnalité est également réalisé. Enfin un scénario comparatif, sorte de contrefactuel de la situation sans la mise en place de l’aide, contribue à l’établissement de la décision.

Sur la question du soutien aux industries consommatrices d’énergie, les entreprises intensives en consommation d’électricité ont en général négocié des tarifs préférentiels avec les fournisseurs d’énergie. Cela a été le cas en France avec le consortium d’entreprises Exeltium mais c’est aussi le cas en Allemagne. Qu’il s’agisse de tarifs préférentiels accordés par une entreprise à capitaux publics (fournisseur historique) ou d’exemption ou de réduction de taxes, ces mesures ont fait l’objet d’une analyse par la Direction de la concurrence. A ce jour, ces tarifs préférentiels n’ont pas rencontré d’opposition systématique, mais le processus de libéralisation du marché de l’électricité européen  et la nouvelle régulation en matière d’aides à l’environnement et à l’énergie – prévue pour le premier semestre 2014 — ne devraient pas leur être forcément favorables. Il reste que le meilleur soutien aux industries consommatrices d’énergie, et pas seulement d’électricité, est sans doute à l’heure actuelle l’appréciation de l’euro vis-à-vis du dollar qui diminue le prix des énergies importées, appréciation par ailleurs plutôt handicapante pour les exportateurs, comme le souligne fréquemment notre Ministre. De plus, le coût de l’énergie constitue une incitation (parmi d’autres) à investir dans des techniques économes en énergie. Cela illustre parfaitement l’adage économique selon lequel tout choix (une aide) est également un renoncement (une autre utilisation des ressources). Compétitivité des industries énergivores ou politique de réduction des énergies fossiles, l’arbitrage est au cœur des décisions de la Commission européenne.

Le contrôle des aides répond à des objectifs d’une autre nature

C’est parce que le contrôle des aides publiques est cohérent avec les objectifs européens (Objectifs de Lisbonne, Paquet énergie-climat de 2008 et, à présent, le « Cadre pour l’énergie et le climat à l’horizon 2030 ») qu’une possible cohésion des politiques économiques européennes peut voir le jour.

Le système réglementaire et la jurisprudence des aides publiques se sont avérés assez flexibles et adaptifs. Cela ne doit pas nous garder de toujours discuter et commenter les décisions de la Direction de la concurrence, tant la politique de la concurrence ne doit pas ressembler à une doctrine pour être efficace. Il induit, certes, une perte de souveraineté économique.  Mais il faut reconnaître que le contrôle des aides est un élément majeur de la cohésion économique européenne, de la convergence des niveaux économiques et avant tout de la démocratie. Par cette obligation déclarative, émerge une information précieuse pour les citoyens concernant l’utilisation de l’argent public. Il offre, par ailleurs, une lisibilité de la politique industrielle et plus généralement des aides publique des Etats que les citoyens et les médias auraient intérêt à valoriser en cette veille des élections européennes.




Le projet Barnier de réglementation bancaire : pourquoi tant de courroux ?

par Jean-Paul Pollin (Université d’Orléans) et Jean-Luc Gaffard

Cette fois la démonstration est faite et elle est irréfutable : la réaction des « autorités » françaises au projet de réforme structurelle du secteur bancaire en Europe prouve que leur loi dite de « séparation des activités bancaires » n’était qu’un faux semblant ou une mystification visant à contrer par avance les initiatives de la Commission européenne en ce domaine (voir le Blog de l’OFCE). Par la même occasion il s’agissait de renier en douceur le discours du Bourget dont le passage le plus marquant était la dénonciation de la finance comme l’ « ennemi invisible », suivie de la promesse d’une mise à distance de la banque commerciale par rapport à la banque de marché (la banque de financement et d’investissement, BFI). A l’époque, cette déclaration avait été très bien reçue. Parce que les excentricités en tous genres de la finance dérégulée étaient tenues, à juste titre, pour responsables de la « Grande Récession », et parce qu’on jugeait nécessaire d’empêcher que les jeux prédateurs et déstabilisants des marchés financiers ne reviennent polluer les activités traditionnelles de crédit et de gestion des moyens de paiements, dont l’incidence sur l’économie est importante et durable.

Mais ces ambitions ont été enterrées quelques mois plus tard  par une loi qui ne sépare à peu près rien, comme les banquiers eux-mêmes en ont convenu : la quasi-totalité des activités de marché restent donc étroitement liées aux opérations de banque commerciale qui servent à les conforter. Durant la discussion de cette loi, un des arguments invoqués pour la défense de sa frilosité consistait à dire qu’il ne fallait pas mettre notre système bancaire en désavantage comparatif par rapport aux établissements anglo-saxons. Des députés, notamment Madame Karine Berger, rapporteure de la loi, faisaient semblant de croire que le gouvernement anglais n’oserait jamais, afin de préserver la City, mettre en application les recommandations du rapport Vickers, qui préconisait un découpage rigoureux des activités. Il est donc assez curieux d’observer qu’aujourd’hui le Royaume-Uni a effectivement légiféré dans le sens préconisé, résistant à la pression des lobbys financiers ; tandis que le gouvernement français, non seulement a capitulé devant « l’ennemi invisible », mais bataille maintenant contre un projet moins strict que celui adopté outre-Manche.

C’est ainsi que le Ministre de l’Economie a fait part de son courroux (cf. Le Monde 30 janvier 2014 et Le Monde du 5 février 2014) au Commissaire européen Michel Barnier, dont le tort est de proposer un texte qui entend suivre les conclusions du rapport Liikanen ainsi que les recommandations d’un rapport du Parlement européen voté en juillet dernier à une large majorité. Or ce texte n’a rien de bouleversant : il se borne à interdire le trading pour compte propre (de façon directe ou indirectement par le biais d’exposition à des entités le pratiquant) et à imposer une séparation des activités de marchés (à l’exception notamment des transactions sur titres publics) aux établissements pour lesquels ces activités atteignent une certaine taille en valeur absolue et/ou relative (en pourcentage du bilan). Ce qui ne devrait toucher qu’une trentaine de banques européennes dont, il est vrai, les quatre plus grands groupes français. En définitive, la France est devenue un des adversaires les plus résolus d’une réforme qui faisait l’objet, il y a moins de deux ans, d’une des principales promesses de campagne du Président élu.

Tout aussi choquante est l’intervention incongrue du Gouverneur de la Banque de France, Monsieur Noyer, qui s’est cru autorisé à traiter d’irresponsable le projet de Monsieur Barnier et à affirmer qu’il était contraire aux intérêts de l’économie européenne. Il est en effet assez inconvenant de taxer d’irresponsabilité le Commissaire européen qui a fait preuve dans ce dossier de beaucoup de prudence. Indirectement ce reproche s’adresse aussi au Groupe de travail présidé par le Gouverneur de la Banque de Finlande et composé de personnalités (dont Monsieur Louis Gallois) dont on dira, par égard à Monsieur Noyer, qu’elles ne sont pas moins compétentes ni moins au fait des intérêts européens que lui-même. Leur rapport est en réalité aussi sérieux dans ses analyses que pondéré dans ses conclusions. C’est même l’exemple d’un travail bien documenté, argumenté et non partisan, dont l’administration, et en particulier celle de la Banque de France, pourrait s’inspirer. Or le projet de Monsieur Barnier reprend largement les propositions de ce rapport, en laissant même des marges d’appréciation plus importantes au superviseur sur l’opportunité de la séparation des principales activités de marché, à l’exception du trading pour compte propre. Ce qui ne devrait pas déplaire à Monsieur Noyer.

Il est par ailleurs infondé de prétendre que le projet Barnier pourrait affecter négativement le financement des économies européennes et leur porter tort. Personne ne peut sérieusement croire que ce financement ne peut être effectué de façon efficiente que par des banques universelles. D’autant que l’on s’est complu ces derniers temps à rappeler l’importance du crédit bancaire dans les économies d’Europe continentale. En fait, ce qui inquiète Monsieur Noyer (comme d’ailleurs Monsieur Mestrallet, Président de Paris Europlace), c’est l’avenir des opérations de marché, et plus précisément la place que les banques françaises pourront y prendre. Mais le principe de séparation n’implique évidemment pas la disparition des banques de financement et d’investissement. Ce qu’il faut expliquer c’est donc pourquoi, selon lui, la BFI, pour être compétitive ne doit pas être séparée de la banque commerciale, y compris par filialisation :

  • – Est-ce parce que cela permet de réaliser d’éventuelles économies d’envergure ? L’existence de synergies entre des activités de natures différentes n’est pas avérée, mais en admettant qu’elle le soit , la filialisation devrait les préserver. Par exemple, les informations utiles aussi bien au financement de marché qu’au financement par crédit bancaire d’une entreprise peuvent circuler aisément entre les entités séparées d’un groupe bancaire. Plus généralement, pour commercialiser un ensemble de services jugés complémentaires par la clientèle, il n’est pas besoin de les produire dans une même entité.
  • – Est-ce parce que l’existence de subventions croisées entre activités aide à constituer un modèle plus rentable ou plus solide ? Mais alors cela signifie que la force de la banque universelle réside dans la violation des règles de concurrence. Ce qui est naturellement inacceptable et il faut rappeler que l’efficience ne se définit pas par le prix moins élevé de tel ou tel produit ou service mais par le « juste prix » de chacun d’entre eux. Le subventionnement d’opérations de marché par la banque commerciale peut se traduire par une prise de risque excessive, l’inverse tout autant. En ce sens, si la séparation engendre une différenciation des ratings, entre les entités du groupe, ceci devrait profiter à la banque commerciale et donc au coût du crédit. En revanche, il se peut que cela renchérisse le coût des opérations de marché et donc réduise le niveau des transactions. Mais est- il raisonnable de manipuler les prix relatifs des services financiers pour stimuler l’activité sur les places financières européennes ?
  • – Est-ce parce que la possibilité de transférer des liquidités ou des fonds propres entre activités permet aussi de rendre la banque plus stable et de réduire ses coûts de fonctionnement ? Mais cet effet rejoint en partie ce qui vient d’être dit sur la concurrence et l’efficience puisqu’il suppose que les prix de transfert soient différents des prix de marché. Surtout il est susceptible de mettre en danger la banque commerciale lorsque des pertes ou des situations d’illiquidité surviennent sur les marchés. La protection des activités de crédit et de gestion des moyens de paiement ne serait plus alors garantie. La diminution des fonds propres de la banque commerciale pourrait contraindre la distribution du crédit ; l’investissement des dépôts dans des opérations de marché pourrait les soumettre à des risques excessifs.
  • – Est-ce enfin parce que la constitution de banques « trop grandes pour faire faillite » et/ou « trop interconnectées pour faire l’objet d’une résolution ordonnée » mettrait à l’abri des champions nationaux ? Mais on aboutirait alors à pérenniser la subvention implicite dont bénéficient ces établissements. Ce qui poserait à nouveau un problème de distorsion de concurrence, inciterait au développement de ces établissements, donc à la concentration du secteur, et continuerait à faire peser un danger sur les finances publiques. Quant à l’enchevêtrement des activités, il interdirait la mise en place d’un mécanisme de résolution crédible. En ce sens la séparation des activités est bien un complément indispensable aux dispositions envisagées dans le cadre de l’Union bancaire européenne.

Il importe vraiment que des réponses précises et cohérentes soient apportées à ce type de question, faute de quoi les protestations françaises resteront inefficaces parce qu’elles apparaîtront fondées sur la seule défense des intérêts des lobbys financiers nationaux. On pensera qu’il s’agit de leur sacrifier l’efficience et la stabilité des systèmes financiers ; ce qui ne va pas dans le sens des intérêts des économies européennes.

De fait, les nombreux arguments, d’origines très diverses (y compris de la part du Secrétariat de l’OCDE dès 2009), en faveur de la séparation, n’ont jamais été réfutées de façon convaincante. Sans y revenir dans le détail (cf. Note de l’OFCE n°36/novembre 2013), il en ressort que cette séparation est la meilleure, sinon la seule, solution aux problèmes à résoudre : la volonté de protéger les activités de banque commerciale qui ont un caractère de service public, d’éviter les distorsions de concurrence, de maîtriser le risque systémique, d’assurer une gouvernance, une gestion et une transparence efficiente des groupes bancaires de grande taille, de garantir leur possible « résolution » ordonnée. Ce qui correspond globalement à la liste explicite des objectifs du projet Barnier.

Dans l’attente de ces explications, les propos du Ministre de l’Economie ainsi que du Gouverneur de la Banque de France ne font que renforcer les suspicions sur de possibles connivences dans notre pays entre une partie de la haute administration des Finances et le secteur bancaire. Par la même occasion elle prouve à quel point l’argument, souvent entendu en France, selon lequel il convient de privilégier la supervision plutôt que la régulation, est plein d’arrière-pensées et vide de toute crédibilité. Car même si la supervision des grandes banques doit être désormais confiée à la Banque centrale européenne, il est bien évident qu’une partie du travail restera effectué à l’échelon national. Et après les déclarations du Gouverneur de La Banque de France, qui est en même temps Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française, qui pourra sérieusement croire que la supervision de nos établissements sera assurée avec la rigueur et l’indépendance nécessaires ?




L’austérité maniaco-dépressive, parlons-en !

Par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

A la suite d’échanges avec nos collègues de la Commission européenne[1], nous revenons sur les causes de la longue période de récession que traverse la zone euro depuis 2009. Nous persistons à penser que l’austérité budgétaire précoce a été une erreur majeure de politique économique et qu’une politique alternative aurait été possible. Les économistes de la Commission européenne continuent pour leur part de soutenir qu’il n’existait pas d’alternative à cette stratégie qu’ils ont préconisée. Ces avis divergents méritent qu’on s’y arrête.

Dans le rapport iAGS 2014 (mais aussi dans le rapport iAGS 2013 ou dans différentes publications de l’OFCE), nous avons développé l’analyse selon laquelle la forte austérité budgétaire entreprise depuis 2010 a prolongé la récession, contribué à la hausse du chômage dans les pays de la zone euro et  nous expose désormais au risque de déflation et à une augmentation de la pauvreté.

Amorcée en 2010 (principalement en Espagne, en Grèce, en Irlande ou au Portugal, l’impulsion budgétaire[2] a été pour la zone euro de -0,3 point de PIB cette année-là), puis accentuée et généralisée en 2011 (impulsion budgétaire de -1,2 point de PIB à l’échelle de la zone euro, voir tableau), renforcée en 2012 (-1,8 point de PIB) et poursuivie en 2013 (-0,9 point de PIB), l’austérité budgétaire devrait persister en 2014 (-0,4 point de PIB). A l’échelle de la zone euro, depuis le début de la crise financière internationale de 2008, et en comptabilisant les plans de relance de l’activité de 2008 et 2009, le cumul des impulsions budgétaires se résume à une politique restrictive de 2,6 points de PIB. Parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, une telle politique explique en (grande) partie la prolongation de la récession en zone euro.

Les multiplicateurs budgétaires synthétisent l’impact d’une politique budgétaire sur l’activité[3]. Ils dépendent de la nature de la politique budgétaire (selon qu’elle porte sur des hausses d’impôts, des baisses de dépenses, en distinguant les dépenses de transfert, de fonctionnement ou d’investissement), des politiques d’accompagnement (principalement de la capacité de la politique monétaire à baisser ses taux directeurs pendant les cures d’austérité), et de l’environnement macroéconomique et financier (notamment du taux de chômage, des politiques budgétaires menées par les partenaires commerciaux, de l’évolution du taux de change et de l’état du système financier).  En temps de crise, les multiplicateurs budgétaires sont beaucoup plus élevés, au moins 1,5 pour le multiplicateur de dépenses de transfert, contre presque 0 à long terme en temps normal. La raison en est assez simple : en temps de crise, la paralysie du secteur bancaire et son incapacité à fournir le crédit nécessaire aux agents économiques pour faire face à la chute de leurs revenus ou à la dégradation de leurs bilans oblige ces derniers à respecter leur contrainte budgétaire, non plus intertemporelle, mais instantanée. L’impossibilité de généraliser des taux d’intérêt nominaux négatifs (la fameuse « Zero Lower Bound ») empêche les banques centrales de stimuler les économies par des baisses supplémentaires de taux d’intérêt, ce qui renforce l’effet multiplicateur pendant une cure d’austérité.
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Si les multiplicateurs budgétaires sont plus élevés en temps de crise, la réduction raisonnée de la dette publique implique le report des politiques budgétaires restrictives. Il faut d’abord sortir de la situation qui provoque la hausse du multiplicateur, et dès que l’on est à nouveau dans une situation « normale », réduire la dette publique par une politique budgétaire restrictive. Ceci est d’autant plus important que la réduction d’activité induite par la politique budgétaire restrictive peut l’emporter sur l’effort budgétaire. Pour une valeur du multiplicateur supérieure à 2, le déficit budgétaire et la dette publique, au lieu de baisser, peuvent continuer de croître malgré l’austérité. Le cas de la Grèce est à ce titre édifiant : malgré des hausses effectives d’impôts et des baisses effectives de dépenses, et malgré une restructuration partielle de sa dette publique, l’Etat grec est confronté à un endettement public qui ne décroît pas, loin de là, au rythme des restrictions budgétaires imposées. La « faute » en revient à la chute abyssale du PIB.

Le débat sur la valeur des multiplicateurs est ancien et a été réactivé dès le début de la crise[4].  Il a connu à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013 une grande publicité puisque le FMI (par la voix d’O. Blanchard et D. Leigh) a interpellé la Commission européenne en montrant que ces deux institutions avaient, depuis 2008, systématiquement sous-estimé l’impact des politiques d’austérité sur les pays de la zone euro. La Commission européenne a recommandé des remèdes qui n’ont pas fonctionné et a appelé à les renforcer à chaque échec. C’est la raison pour laquelle les politiques budgétaires poursuivies en zone euro ont été une erreur d’appréciation considérable et sont la cause principale de la récession prolongée que nous traversons. L’ampleur de cette erreur peut être estimée à presque 3 points de PIB d’activité pour l’année 2013 (ou presque 3 points de chômage) : si l’austérité avait été reportée à des temps plus favorables, on aurait atteint le même ratio de dette par rapport au PIB à l’horizon imposé par les traités (en 2032), mais en bénéficiant d’un surcroît d’activité. Le coût de l’austérité depuis 2011 est ainsi de presque 500 milliards d’euros (le cumul de ce qui a été perdu en 2011, 2012 et 2013). Les presque 3 points de chômage supplémentaires en zone euro sont aujourd’hui ce qui nous expose au risque d’une déflation dont il sera très difficile de sortir.

Bien qu’elle suive ces débats sur la valeur du multiplicateur, la Commission européenne (et dans une certaine mesure le FMI) a développé une autre analyse pour justifier le choix de politique économique de la zone euro. Cette analyse conclut que les multiplicateurs budgétaires sont pour la zone euro et pour la zone euro seulement, négatifs en temps de crise. Suivant cette analyse, l’austérité aurait réduit le chômage. Pour aboutir à ce qui nous semble être un paradoxe, il faut accepter un contrefactuel particulier (ce qui se serait passé si l’on n’avait pas mené des politiques d’austérité). Par exemple, dans le cas de l’Espagne, sans efforts budgétaires précoces, les marchés financiers auraient menacé de ne plus prêter pour financer la dette publique espagnole. La hausse des taux d’intérêt exigés par les marchés financiers à l’Espagne aurait alors obligé son gouvernement à une restriction budgétaire brutale ; le secteur bancaire n’aurait pas résisté à l’effondrement de la valeur des actifs obligataires de l’Etat espagnol et le renchérissement du coût du crédit, dû à une fragmentation des marchés financiers en Europe, aurait provoqué en Espagne une crise sans commune mesure avec celle qu’elle a connue. Dans ce schéma d’analyse, l’austérité préconisée n’est pas le fruit d’un aveuglement dogmatique mais l’aveu d’une absence de choix. Il n’y aurait pas d’autre solution, et dans tous les cas, le report de l’austérité n’était pas une option crédible.

Accepter ce contrefactuel de la Commission européenne revient à accepter l’idée selon laquelle les multiplicateurs budgétaires sont négatifs. Cela revient aussi à accepter l’idée d’une domination de la finance sur l’économie ou, du moins, que le jugement sur la soutenabilité de la dette publique doit être confié aux marchés financiers. Toujours selon ce contrefactuel, une austérité précoce et franche permettrait de regagner la confiance des marchés et, en conséquence, éviterait la dépression profonde. En comparaison d’une situation de report de l’austérité, la récession induite par la restriction budgétaire précoce et franche donnerait lieu à moins de chômage et à plus d’activité. Cette thèse du contrefactuel nous a été ainsi opposée dans un séminaire de discussion du rapport iAGS 2014 organisé par la Commission européenne (DGECFIN), le 23 janvier 2014. Des simulations présentées à cette occasion illustraient le propos et concluaient que la politique d’austérité menée avait été profitable pour la zone euro, justifiant a posteriori la politique suivie. L’effort accompli a permis de mettre un terme à la crise des dettes souveraines en zone euro, condition préalable pour espérer sortir un jour de la dépression amorcée en 2008.

Dans le rapport iAGS 2014, rendu public en novembre 2013, nous répondions (par anticipation) à cette objection à partir d’une analyse très différente : l’austérité massive n’a pas permis de sortir de la récession, contrairement à ce qui avait été anticipé par la Commission européenne à l’issue de ses différents exercices de prévision. L’annonce des plans d’austérité en 2009, leur mise en place en 2010 ou leur renforcement en 2011 n’ont jamais convaincu les marchés financiers et n’ont pas empêché l’Espagne ou l’Italie d’avoir à faire face à des taux souverains de plus en plus élevés. La Grèce, qui a effectué une restriction budgétaire sans précédent, a projeté son économie dans une dépression bien plus profonde que la Grande Dépression, sans rassurer qui que ce soit. Les acteurs des marchés financiers comme tous les autres observateurs avisés ont bien compris que le remède de cheval ne pouvait que tuer le malade avant de le guérir. La poursuite de déficits publics élevés est en grande partie due à un effondrement de l’activité. La panique des marchés financiers face à une dette incontrôlée accentue la spirale de l’effondrement en augmentant la charge d’intérêt.

La solution ne consiste pas à préconiser plus d’austérité, mais à briser le lien entre la dégradation de la situation budgétaire et la hausse des taux d’intérêt souverains. Il faut rassurer les épargnants sur le fait que le défaut de paiement n’aura pas lieu et que l’Etat est crédible quant au remboursement de sa dette. S’il faut pour cela reporter le remboursement de la dette à plus tard, et si l’Etat est crédible dans ce report, alors, le report est la meilleure solution.

Pour assurer cette crédibilité, l’intervention de la Banque centrale européenne durant l’été 2012, la mise en marche du projet d’union bancaire, l’annonce du dispositif d’intervention illimitée de la BCE sous l’appellation d’OMT (Creel et Timbeau (2012)), conditionnelle à un programme de stabilisation budgétaire, ont été cruciales. Ces éléments ont convaincu les marchés, presque immédiatement, malgré leur flou institutionnel (notamment sur l’union bancaire et la situation des banques espagnoles, ou sur le jugement de la Cour constitutionnelle allemande à propos du montage européen), et bien que l’OMT ne soit qu’une option n’ayant jamais été mise en œuvre (en particulier, on ne sait pas ce que serait un programme de stabilisation des finances publiques conditionnant l’intervention de la BCE). En outre, au cours de l’année 2013, la Commission européenne a négocié avec certains Etats membres (Cochard et Schweisguth (2013)) des reports de l’ajustement budgétaire. Ce premier pas timide vers les solutions proposées dans les deux rapports iAGS a rencontré l’assentiment des marchés financiers sous la forme d’une détente des écarts de taux souverains en zone euro.

Contrairement à notre analyse, le contrefactuel envisagé par la Commission européenne, qui nie la possibilité d’une alternative, s’inscrit dans un cadre institutionnel[5] inchangé. Pourquoi prétendre que la stratégie macroéconomique doit être strictement conditionnée aux contraintes institutionnelles ? S’il faut faire des compromis institutionnels pour permettre une meilleure orientation des politiques économiques et parvenir in fine à une meilleure solution en termes d’emploi et de croissance, alors il faut suivre cette stratégie. Parce qu’elle n’interroge pas les règles du jeu en termes politiques, la Commission ne peut que se soumettre aux impératifs de rigueur. Cette forme d’entêtement apolitique aura été une erreur et, sans le moment « politique » de la BCE, la Commission nous conduisait dans une impasse. La mutualisation implicite des dettes publiques, concrétisée par l’engagement de la BCE à prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir l’euro (le « Draghi put »), ont modifié le lien entre dette publique et taux d’intérêt souverains pour chaque pays de la zone euro. Il est toujours possible d’affirmer que la BCE n’aurait jamais pris cet engagement si les pays n’avaient pas engagé la consolidation à marche forcée. Mais un tel argument n’empêche pas de discuter du prix à payer pour que le compromis institutionnel soit mis en place. Les multiplicateurs budgétaires sont bien positifs (et largement) et la bonne politique était bien le report de l’austérité. Il y avait une alternative et la politique poursuivie a été une erreur. C’est peut-être l’ampleur de cette erreur qui la rend difficile à reconnaître.

 


[1] Nous tenons à remercier Marco Buti pour son invitation à présenter le rapport iAGS 2014, ainsi que pour ses suggestions, et Emmanuelle Maincent, Alessandro Turrini et Jan in’t Veld pour leurs commentaires.

[2] L’impulsion budgétaire mesure l’orientation restrictive ou expansionniste de la politique budgétaire. Elle est calculée comme la variation du solde structurel primaire.

[3] Ainsi, pour un multiplicateur de 1,5, une restriction budgétaire de 1 milliard d’euros réduit l’activité de 1,5 milliard d’euros.

[4] Voir Heyer (2012) pour une revue récente de la littérature.

[5] Le cadre institutionnel est ici entendu au sens-large. Il ne s’agit pas seulement des institutions en charge des décisions de politique économique mais également des règles adoptées par ces institutions. L’OMT est un exemple de changement de règle adopté par une institution. Le renforcement des règles budgétaires est un autre facteur de changement de cadre institutionnel.




La crise sur un plateau

par Xavier Timbeau

Ce texte résume les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie mondiale.

Six années après le début de la crise financière et économique, l’accélération attendue de la croissance mondiale en 2014 (tableau 1) aurait pu laisser espérer la fin du marasme. Certes, la crise des dettes souveraines en zone euro est terminée, ce qui constitue une étape importante, mais, au-delà de quelques chiffres positifs, rien n’indique que la crise est finie. L’activité en zone euro a atteint un plateau et les mécanismes à l’origine de la crise des dettes souveraines dans la zone – la crainte du défaut sur les dettes publiques ou privées – peuvent faire replonger à tout instant les économies, des États-Unis comme de l’Europe, du Royaume-Uni comme celle du Japon.

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La crise est globale et présente des caractéristiques peu ou jamais observées dans le passé. Ainsi, les taux d’intérêt souverains sont exceptionnellement bas, sauf dans les pays dont les marchés financiers doutent, mais dont le poids dans la masse globale de dette publique est faible. Cela indique une situation de trappe à liquidité où la politique monétaire conventionnelle a atteint ses limites et où la capacité des institutions monétaires à énoncer un avenir auto-réalisateur est cruciale. Or, comme pendant la crise de 1929, le débat fait rage sur cette capacité et suscite beaucoup d’interrogations quant à la sortie de crise. La politique monétaire est au cœur de cette incertitude : les mesures extraordinaires mises en place retiennent-elles les économies au bord du gouffre ? Les retirer est-il opportun ? Ou bien n’a-t-on fait qu’improviser un pis-aller dont les conséquences inflationnistes seront la source d’une prochaine crise ?

L’activité économique, mesurée par le PIB de l’ensemble de la zone euro, ne se contracte plus. Pour autant, la situation de sous-activité ne se résorbe pas. Or, tant que les économies restent en situation de sous-activité, les effets de la crise persistent et se diffusent au cœur des sociétés. Que l’on observe le PIB par tête, les écarts de production ou le chômage, les indicateurs nous décrivent un plateau, largement en deçà de 2007. Ainsi, la persistance du chômage au-dessus de son niveau d’équilibre gonfle-t-elle les cohortes de chômeurs non-indemnisés ou de longue durée. Le niveau élevé du chômage pèse sur la cohésion sociale et menace les sociétés bâties sur l’intégration par le travail. Les chômeurs sont renvoyés vers les solidarités familiales ou vers les filets de protection sociale, eux-mêmes soumis à la consolidation budgétaire. Les jeunes entrant sur le marché du travail retardent leur accès à l’emploi et porteront longtemps les stigmates de ce chômage initial sur leurs salaires ou leurs carrières.

Mais le chômage a une incidence plus large. La peur de perdre son emploi, de voir son entreprise fermée ou délocalisée se diffuse à ceux qui ont un emploi et dont les salaires finissent par être affectés ou qui sont contraints d’accepter des conditions de travail dégradées. C’est ainsi que l’Europe du Sud s’engage dans la déflation salariale et, par le jeu de la concurrence, y entraînera les pays voisins.

Cette absence de reprise ne doit pas surprendre. Un programme généralisé et massif de consolidation budgétaire a été conduit dans les pays développés. Le cumul des impulsions de 2008 à 2013 permet de faire le bilan de la stimulation des économies pendant la récession de 2008/09 puis de la consolidation qui a suivi (tableau 2).

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Le débat sur les multiplicateurs budgétaires, à partir des analyses empiriques basées sur des modélisations structurelles ou l’examen systématique des épisodes historiques, valide la causalité allant des impulsions budgétaires vers les écarts de production. Une grande part de l’écart de production en 2013 résulte de la consolidation budgétaire. Il n’y a pas d’effet permanent de la crise sur l’activité, mais la conséquence d’une austérité budgétaire sans précédent.

Les pays développés se sont engagés dans cet effort de consolidation sous la pression des marchés financiers, relayée par les autorités européennes. La crainte de difficultés pour financer la dette publique (dont le renouvellement se fait dans des proportions importantes chaque année et dont la maturité  est de l’ordre de 10 ans dans les pays développés), voire la crainte de perte de l’accès au financement, s’est matérialisée par une hausse des taux souverains et n’a pas laissé beaucoup de possibilités aux États. Pour regagner du crédit, il fallait prouver sa capacité à réduire son déficit, quel qu’en soit le prix. La consolidation qui en a résulté n’a été faite que de façon préventive. Les exemples grec, mais aussi portugais, espagnol ou italien illustreraient le risque à ne pas avoir des finances publiques ordonnées. Pour certains, dont les économistes de la Commission européenne, c’est en fait la consolidation massive engagée dans les pays membres qui a permis de mettre fin à la crise de la zone euro. Il existe pourtant une explication alternative et lourde de sens quant à l’opportunité de la consolidation budgétaire : le rôle pris par la Banque centrale européenne et les engagements solidaires implicites des pays de la zone euro ont été plus convaincants que les politiques économiques qui ont prolongé et aggravé la récession.

Le désendettement public et privé des économies est la clef de la sortie de la crise. Il nécessite une stratégie claire et raisonnable combinant retour de l’activité et réduction du chômage, maintien des taux d’intérêt souverains à un niveau bas et consolidation budgétaire à un rythme bien tempéré. Cette stratégie demande une maîtrise du calendrier, une constance dans la politique suivie, une coordination entre États et entre agents économiques au sein des États. En zone euro, elle repose sur un engagement crédible des Etats membres vers l’assainissement budgétaire à moyen terme et un engagement de la Banque centrale européenne pour que les écarts de taux soient réduits au maximum. La discipline budgétaire par les marchés ne fonctionne pas, il faut lui opposer la volonté politique de la stabilité économique.




France : pourquoi tant de zèle ?

par Marion Cochard et Danielle Schweisguth

Le 29 mai dernier, la Commission européenne adressait aux Etats membres de l’Union ses nouvelles recommandations de politique économique. Dans le cadre de celles-ci, la Commission accorde deux années supplémentaires à la France pour atteindre la cible de 3% de déficit public. L’objectif de déficit de 3 % est désormais fixé à 2015 et la Commission européenne préconise pour y arriver des impulsions budgétaires de -1,3 point de PIB en 2013 et -0,8 en 2014 (voir la note « Austérité en Europe: changement de cap? »). Cela allègerait l’effort structurel à fournir, puisque le respect des engagements antérieurs aurait nécessité des impulsions de -2,1 et -1,3 points de PIB pour 2013 et 2014 respectivement.

Pour autant, le gouvernement français a choisi de ne pas relâcher sa politique d’austérité, en maintenant l’ensemble des mesures annoncées lors du projet de loi de finances de l’automne 2012. Cette politique reste restrictive et va bien au-delà des préconisations de la Commission : -1,8 point de PIB d’impulsion budgétaire, dont 1,4 point de hausse des taux de prélèvement obligatoire sur la seule année 2013. Pire, les grandes orientations pour le budget 2014 présentées par le gouvernement au Parlement le 2 juillet 2013 impliquent un effort structurel de 20 milliards d’euros pour 2014, soit 1 point de PIB, là où la Commission n’en exigeait que 0,8. Le gouvernement durcit par ailleurs l’impulsion budgétaire de 0,6 point de PIB qu’il avait lui-même affiché dans le programme pluriannuel de la Loi de finances pour 2013.

Le tableau ci-dessous permet de prendre la mesure de l’effort engagé et de ses conséquences sur l’économie française. On y lit l’évolution de la croissance, du taux de chômage et du solde public en 2013 et 2014, selon trois stratégies budgétaires :

  1. celle retenant l’assouplissement préconisé par la Commission en mai 2013 ;
  2. celle reposant sur le budget voté par le gouvernement pour 2013 et, a priori, 2014 ;
  3. celle reposant sur un scénario alternatif qui prend acte de l’impulsion de -1.8 point de PIB engagée pour l’année 2013, et calcule l’impulsion budgétaire suffisante en 2014 pour respecter l’objectif de déficit public de -3,6 % de la Commission européenne.

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Selon nos estimations réalisées à partir du modèle IAGS[1], le déficit public serait réduit à 3,1 % du PIB en 2014 dans le scénario (2), là où la Commission n’exigeait que 3,6 %. Conséquence de cet excès de zèle, la croissance cumulée pour 2013 et 2014 si le budget voté est appliqué serait de 0,7 point inférieure à celle des deux autres scenarii (0,8 point contre 1,5 point). Le corollaire est une hausse du chômage en 2013 et en 2014 : le taux de chômage, de l’ordre de 9,9 % en 2012, passe ainsi à 11,1 % en 2014, soit une hausse de plus de 350 000 chômeurs sur la période. A l’inverse, le scénario assoupli de la Commission européenne permettrait une quasi-stabilisation du chômage dès 2013, tandis que le scénario alternatif permet une inversion de la courbe du chômage en 2014.

Alors que l’échec de la politique d’austérité des dernières années semble infléchir progressivement la position de la Commission européenne, le gouvernement français persiste dans cette voie. A rebours de l’urgence sociale à laquelle le pays fait face et du changement de paradigme qui semble gagner la plupart des institutions internationales, le gouvernement français choisit d’en rester au fétichisme des 3 %.


[1] IAGS est l’acronyme de “Independent Annual Growth Survey”. Ce modèle propose une modélisation simplifiée des onze principales économies de la zone euro (Autriche, Belgique, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal et Espagne). Voir plus de détails, voir le document de travail Model for euro area medium term projections.