Comment verser de l’argent aux pauvres ? L’injonction au travail, au risque de la pauvreté

Guillaume Allègre

Comment aider les pauvres ? La question se pose depuis au moins les débuts de l’économie comme discipline. En 1798, le fameux Essai sur le principe de population de Malthus avait pour objectif initial « d’expliquer l’échec constant des efforts effectués par les classes plus élevées pour secourir les classes pauvres ».  En 1817, Ricardo défend dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt l’abolition de la loi élisabéthaine sur les pauvres (1601) qui déléguait aux paroisses l’aide aux pauvres. Pourquoi la pauvreté persiste-t-elle malgré l’accroissement des richesses ? Comment réformer les politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Ce sont deux questions classiques de l’économie politique, notamment chez les économistes britanniques. À l’époque, ce débat a eu un impact sur les politiques publiques. La Poor Law, critiquée à la fois par Malthus et Ricardo pour ses effets contreproductifs fut réformée en 1834 dans le sens d’un très fort durcissement : les pauvres devaient alors travailler dans des maisons de travail où les conditions de vie ne devaient pas être meilleures que celle du travailleur le plus pauvre en dehors de ces maisons. Comme on le sait aujourd’hui, cette réforme a beaucoup aggravé les conditions des plus pauvres, sans améliorer celles des moins pauvres (contrairement à ce qu’espéraient Malthus et Ricardo pour qui l’ancien système était contreproductif pour tous, même pour les plus pauvres). Les Poor Laws furent abolies en 1948 et remplacées par un système de protection sociale moderne d’assurance et d’assistance sociale.



La question de l’aide aux pauvres se pose toujours aujourd’hui et même parfois dans des termes qui peuvent résonner, par exemple lorsque l’on discute du renforcement de la conditionnalité de l’aide sociale en termes d’obligation de travail. Dans le document de travail Les nouvelles lois sur les pauvres (1989-2023) : l’injonction au travail, au risque de la pauvreté ?, j’analyse les politiques de lutte contre la pauvreté par l’emploi et les politiques de lutte contre la pauvreté des travailleurs de la mise en place du RMI en 1989 à aujourd’hui, ainsi que les justifications économiques avancées pour les défendre ou les analyser.

Aujourd’hui tous les pays européens versent une aide monétaire aux plus défavorisés, même aux actifs capables de travailler. La question « comment verser de l’argent aux pauvres ? » ne devrait donc pas être provocatrice : puisque tous les pays européens versent de l’argent aux pauvres, c’est bien qu’il existe un certain consensus sur la légitimité de verser de l’argent aux personnes sans ressources monétaires. De plus, dans tous les pays européens, les revenus minima sont versés selon trois caractéristiques : (1) de manière familialisée en tenant compte des revenus de tous les membres du foyer ; (2) sous conditions d’efforts d’insertion sociale et professionnelle ; (3) de façon dégressive selon le revenu. Du débat sur le revenu universel, les revenus minima n’ont ainsi retenu aucune des trois caractéristiques : (1) individuel ; (2) inconditionnel ; (3) universel. Pourquoi ? On peut défendre les caractéristiques actuelles des minima par leur cohérence avec la justification principale de l’aide : le droit à la dignité qui se traduit en un devoir d’assistance (Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale (PUF, 2024)). Cela justifie la dégressivité et la prise en compte des ressources familiales car les ressources propres ou familiales diminuent le besoin d’assistance. De plus, la justification par la dignité, dont le ressort est d’ordre relationnel (la dignité se juge dans le regard d’autrui), plaide pour un devoir de réciprocité minimal à l’image de la conditionnalité du RMI telle que mis en place en 1989.

Si l’on entend prendre l’objectif de lutte contre la pauvreté au sérieux, il faudrait revenir à l’esprit de 1989 pour lequel c’est le revenu qui insère (revenu minimum d’insertion). À l’époque, pour les législateurs, la trappe à pauvreté n’était pas la contre-productivité des politiques de lutte contre la pauvreté, comme chez Malthus et Ricardo mais la pauvreté elle-même. La pauvreté est à la fois définie comme le manque de ressources monétaires, et causée par un manque de ressources dans un sens plus large (compétences, capitaux divers, capacité d’investissement…). Ceci donne lieu à un cercle vicieux de la pauvreté documenté par les sciences sociales, la littérature et le cinéma. Dans ces conditions, lutter contre la pauvreté doit passer par l’apport de ressources monétaires et non monétaires (éducation, santé, mobilité) à ceux qui en manquent.

En théorie, l’accès au marché du travail peut représenter une ressource. En pratique, la lutte contre la pauvreté par l’emploi relève de la quadrature du cercle (Allègre et Périvier, 2005). Comme désincitation et redistribution ne sont que les deux faces de la même pièce, l’instrument redistributif a toujours un problème : ciblé sur les travailleurs pauvres, il réduit les incitations à sortir de la pauvreté laborieuse ; ciblé sur le Smic à temps-plein, il touche peu les pauvres en emploi précaire et à temps-partiel. Le débat est le même depuis la création de la prime pour l’emploi en 2001. La seule solution pour préserver les incitations pour tous est de diminuer la redistribution. C’est ce qui s’est passé depuis 1990 : le niveau du minimum social par rapport au Smic a été réduit (Graphique). Le discours sur l’incitation semble avoir eu comme conséquence de réduire le niveau relatif des revenus du chômage et de l’inactivité.

De plus, la loi plein-emploi récemment votée renforce la conditionnalité du RSA et prend ainsi le risque de l’augmentation du non-recours et donc d’accroitre davantage la pauvreté et son intensité (voir « Solidarité sous condition », 2023).  




Près de la moitié des travailleurs proches du smic ne touchent pas la prime d’activité

Muriel Pucci, CES Université Paris 1 et OFCE Sciences Po

On peut lire sur le site solidarites.gouv.fr « La prime d’activité est destinée aux travailleurs aux ressources modestes. Versée chaque mois, elle a pour objectif de soutenir l’activité en complétant les revenus professionnels. Mensuelle, elle a pour but de soutenir leur pouvoir d’achat et de favoriser leur retour ou maintien dans l’emploi. Elle concerne les salariés, les travailleurs indépendants et les fonctionnaires âgés de 18 ans et plus. »



La prime d’activité est donc avant tout conçue comme un dispositif de soutien à l’activité : elle assure que le revenu disponible d’un foyer augmente lorsque les revenus d’activité s’accroissent de telle sorte qu’il soit toujours financièrement plus intéressant de travailler. Ciblée sur les travailleurs aux ressources modestes, elle est également instrument de lutte contre la pauvreté laborieuse. Mais il est trompeur de la présenter comme un complément de revenu professionnel qui serait substituable à une revalorisation des salaires. C’était pourtant le message du gouvernement en 2018, lorsqu’il annonçait la revalorisation de la prime d’activité : “Le salaire d’un travailleur au smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur” (Emmanuel Macron, 10 décembre 2018).

Pourtant, d’après nos estimations, 45% des travailleurs dont le revenu professionnel mensuel moyen est proche du smic ne perçoivent pas la prime d’activité. Cela s’explique en partie par le non recours mais la principale explication repose sur son mode de calcul familialisé qui évalue la modestie des ressources du travailleur au niveau de son foyer.

Au total, pour un travailleur à bas salaire, le fait d’être éligible ou non à la prime d’activité et le niveau du montant éventuellement perçu répondent à des logiques difficiles à comprendre. Aussi,  est-il utile de repartir du mode de calcul de la prime d’activité[1] qui peut être résumé comme suit :

Le montant de la prime est donc la somme d’un montant forfaitaire net  des autres prestations (A) et de bonus d’activité individuels (B)[2] dont on déduit une fraction seulement des revenus professionnels et l’intégralité des revenus non professionnels du foyer (C).

C’est donc une prestation familialisée qui tient compte à la fois de la situation conjugale du travailleur, du nombre d’enfants, du revenu du conjoint éventuel et de la nature (professionnelle ou non) de ce revenu. Au total, si l’on considère comme revenu du travail la somme du revenu professionnel et de la prime d’activité, on peut dire qu’un emploi rémunéré au smic rapporte plus ou moins selon la situation familiale.

Pour comprendre comment ces modalités complexes de calcul jouent sur le montant de la prime d’activité dont peut bénéficier un travailleur rémunéré au smic à temps plein, nous verrons successivement le cas de travailleurs sans enfant (graphique 1) et celui de travailleurs avec un à trois enfants (graphique 2).

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon la situation conjugale et la nature des revenus du conjoint[3]

En 2023, une personne sans enfant rémunérée au smic (1 383 € net mensuels) a droit à 218 € de prime d’activité par mois si elle vit seule, 406 € par mois si elle vit en couple avec un conjoint inactif sans revenu propre, et rien du tout si elle vit en couple avec un conjoint au chômage percevant le montant moyen d’allocation de retour à l’emploi[4] (983 €/mois). Lorsque le conjoint travaille, l’emploi au smic procure 92 € de prime d’activité si ce conjoint a le même salaire mais la prime est nulle s’il gagne 1,5 smic[5].

La comparaison des primes d’activité perçues par les couples selon la situation du conjoint donne des informations complémentaires : 

  • dans un couple biactif avec deux emplois au smic, si l’un des deux tombe au chômage, c’est toute la prime d’activité du couple (2×92 €) qui est supprimée ;
  • dans un couple mono-actif, l’un rémunéré au smic et l’autre sans revenu,  si ce dernier prend un emploi au smic, la prime d’activité du couple passe de 406 € à 184 € ;
  • le montant de prime d’activité du travailleur au smic est plus élevé si son conjoint gagne également le smic que s’il est au chômage rémunéré, alors même que son revenu est plus faible dans le second cas.

Ces résultats, qui illustrent la manière dont les revenus du conjoint et leur nature affectent le montant de la prime d’activité perçue par un travailleur au smic montrent bien que les employeurs ne devraient pas considérer que celle-ci peut se substituer à des revalorisations salariales pour les bas salaires.

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon le nombre d’enfants à charge

La prise en compte des enfants dans le calcul de la prime d’activité au niveau du smic rend compte de deux mécanismes aux effets contradictoires : d’un côté, le montant forfaitaire familial utilisé pour le calcul de la prime augmente avec le nombre d’enfants à charge[6] ; de l’autre côté, les prestations familiales perçues au titre des enfants à charge et le forfait logement, inclus dans la base ressource, réduisent le montant (A+B) duquel sont déduits les revenus pour le calcul de la prime (voir encadré). Il résulte de cette imputation des prestations sur le montant forfaitaire, un montant de prime très variable pour un ou une salarié(e) au smic selon le nombre d’enfants à charge.

Avec un emploi à temps plein au smic, un parent isolé avec un enfant qui ne perçoit pas de pension alimentaire touche une prime d’activité plus élevée qu’une personne seule. Avec 2 enfants, le montant de la prime est plus faible que pour une personne seule et le parent isolé ne perçoit pas de prime d’activité s’il a trois enfants à charge. L’impact des pensions alimentaires sur la prime d’activité a été largement étudiée (Périvier et Pucci, 2021[7]). Si le salarié au smic touchait une pension alimentaire plutôt que l’ASF, le montant de sa prime serait encore réduit, même pour une pension d’un montant équivalent à l’ASF (187 €/enfant).

Pour un travailleur rémunéré au smic qui vit en couple avec un conjoint inactif, le montant de la prime d’activité augmente avec le nombre d’enfants jusqu’au deuxième mais diminue de 130€ avec le troisième. On observe un profil similaire, mais avec des montants plus faibles, lorsque le conjoint est salarié. Dans un couple où les deux travailleurs gagnent le smic, le montant de la prime d’activité de chacun augmente de près de 40 € avec le premier enfant, 18 € avec le deuxième mais diminue de presque 120 € avec le troisième. Lorsque le conjoint est un peu mieux rémunéré (1,5 fois le smic), seuls les couples avec 1 ou 2 enfants peuvent prétendre à la prime d’activité. Enfin, quel que soit le nombre d’enfants, si le conjoint est au chômage et perçoit le montant moyen de l’ARE (983€), le salarié au smic ne peut pas percevoir de prime d’activité.

L’impact du nombre d’enfants sur le montant de la prime d’activité ne semble répondre à aucune logique et être un impensé de la prestation. Une autre interprétation serait que lorsqu’ils sont chefs de familles monoparentales avec 2 enfants ou plus ou de familles nombreuses, les salariés rémunérés au smic sont davantage aidés en tant que parents qu’en tant que salariés. Ces situations concernent particulièrement des mères pour lesquelles le travail est donc moins « payant » que pour les autres salariés au smic.

Il serait plus logique de dissocier les logiques de compléments de revenus d’activité, et de compensation de la charge d’enfant, de sorte que la part de l’aide sociale justifiée par la présence d’enfants ne dépende que du revenu du ménage et non du statut dans l’emploi des adultes. En ce sens, il serait cohérent que le montant de base de la prime d’activité ne dépende pas du nombre d’enfants, et que l’allocation permette le cumul avec les prestations familiales.

Seulement 64% de smicards éligibles à la prime d’activité et à peine la moitié de ceux qui vivent en couple

Le modèle de microsimulation INES développé par l’Insee, la Drees et la Cnaf permet de compléter l’analyse en estimant, au niveau des ménages et non plus des foyers Caf, la part des éligibles à la prime d’activité et le montant mensuel moyen de la prime à laquelle ils peuvent prétendre selon leur configuration familiale et leurs revenus. En effet, ce modèle simule les montants des principaux prélèvements et des prestations sociales pour un échantillon de ménages représentatif des ménages français[8]. La version du modèle utilisée ici simule la législation socio-fiscale de l’année 2019 à partir des revenus annuels des ménages[9]. Lorsqu’on considère des ménages réels, et non plus des cas types, il est impossible de repérer précisément dans les enquêtes portant sur les revenus des ménages, les travailleurs rémunérés au smic mensuel ou même au smic horaire. Le choix retenu ici consiste à sélectionner tous les travailleurs ayant gagné entre 90% et 110% d’un smic annuel, dénommés par la suite « travailleurs proches du smic ». Selon nos résultats, un peu moins des deux tiers d’entre eux sont éligibles à la prime d’activité. Le montant mensuel moyen de prime d’activité auquel les ménages de ces travailleurs peuvent prétendre est de 221 €. La part des éligibles au sein des travailleurs proches du smic, tout comme le montant moyen de prime auquel le ménage peut prétendre sont beaucoup plus faibles pour les travailleurs en couple, en particulier lorsque leur conjoint a une rémunération élevée. Lorsque le conjoint gagne plus de 1,5 smic, seulement 16% de ces travailleurs sont éligibles et pour un montant moyen inférieur à 100 €. La perception de revenu non professionnels (allocations chômage, pensions de retraite, pensions alimentaires…) ou d’autres prestations sociales réduit fortement la part des éligibles et le montant moyen du droit. Conformément aux résultats obtenus sur cas types, l’éligibilité augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec le deuxième et le troisième. Les montants moyens auxquels les familles éligibles ont droit, en revanche augmentent avec le nombre d’enfants.

Dans l’ensemble, un peu moins des deux tiers des travailleurs proches du smic sont éligibles à la prime d’activité. Compte tenu du non-recours, ils ne sont que 55% à en bénéficier[10].

L’étude de l’éligibilité à la prime d’activité des travailleurs rémunérés au smic tend à montrer que ce dispositif rend soutenable socialement une vision du smic comme salaire « d’appoint », insuffisant pour vivre décemment, et qui serait complété soit par les ressources familiales (dont le revenu du conjoint), soit par une aide publique.

Encadré : Modalités de calcul de la prime d’activité

La prime d’activité, calculée au niveau du foyer Caf, vise à amener le revenu disponible du foyer au niveau d’un revenu garanti qui dépend de la situation familiale.

        Revenu garanti du foyer    =     Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                            +  61% des revenus professionnels                                                         +   bonus d’activité individuels

Lorsque le revenu d’un foyer est inférieur à son revenu garanti, le montant de la prime comble l’écart :

       Prime d’activité du foyer   =  Revenu garanti

                                                   –   revenus professionnels   –  revenus non professionnels

                                                   –   forfait logement  –  prestations familiales(*)    –  autres minima sociaux

La prime est versée si son montant est supérieur ou égal à 15 €.

On peut réécrire le montant de la prime comme suit :

       Prime d’activité du foyer  (Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                  –  forfait logement – prestations familiales  – autres minima sociaux )

                                                  + bonus d’activité individuels

                                                –  39 % des revenus professionnels – 100% des revenus non professionnels

Avant déduction des prestations familiales et du forfait logement, le montant forfaitaire croît avec le nombre d’enfants. Après déduction, on constate que pour les parents isolés, le montant forfaitaire net augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec chaque enfant supplémentaire. Pour les couples, le montant forfaitaire net augmente jusqu’au deuxième enfant et diminue ensuite.

(*) Certaines prestations familiales ne sont pas prises en compte pour le calcul de la prime d’activité. C’est le cas de la majoration pour âge des allocations familiales, du forfait d’allocations familiales quand l’aîné des 2 enfants à 20 ans, de l’allocation de rentrée scolaire, de la prime de naissance, des prestations mode de garde, d’une partie de l’ASF et du complément familial.


[1] Voir encadré pour une explication plus précise.

[2] Pour chaque travailleur, le bonus augmente de 0 à 173 € pour un revenu professionnel allant de 0,5 à 1 smic et se stabilise au-delà.

[3] Les résultats ci-dessous ont été obtenus à l’aide de la maquette de simulation des transferts sociaux et fiscaux SOFI pour l’année 2023. Ils supposent que les ménages ont pour seuls revenus des salaires ou des allocations chômage.

[4] Plus généralement, dans un couple sans enfant, le travailleur rémunéré au smic à plein temps n’est pas éligible à la prime d’activité dès lors que les revenus non-professionnels de son conjoint (allocation chômage, pension d’invalidité ou de retraite…) dépassent 523€/mois.

[5] La prime d’activité s’annule lorsque le conjoint gagne un salaire d’au moins 1786 € (soit 1,32 fois le Smic).

[6] La présence d’un enfant âgé de moins de 3 ans modifie le montant du forfait car ces enfants ouvrent droit à des prestations spécifiques, comme l’allocation de base de la Paje ou la Prépare, et majore le montant forfaitaire pour les parents isolés. Il en résulte qu’au-delà du nombre d’enfants, leur âge influence aussi le montant de la prime d’activité pour un travailleur rémunéré au smic.

[7] Périvier H. et Pucci M., 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal », Policy Brief OFCE, n° 91, 14 juin.

[8] Plus précisément, l’échantillon est représentatif des ménages vivant dans un logement ordinaire en France métropolitaine.

[9] La prime d’activité étant une prestations calculée chaque trimestre en fonction des revenus perçus les 3 mois précédents, le modèle Ines répartit les revenus annuels déclarés au cours de l’année à partir notamment d’informations sur le calendrier d’activité des travailleurs.

[10] Compte tenu des hypothèses d’imputation du non-recours dans le modèle Ines, il est délicat de définir la part des bénéficiaires selon les caractéristiques.




Le système d’assurance-chômage aux États-Unis et son parallèle avec la France

S. Auray (CREST-Ensai, RSB et OFCE) et Camille Boissel (CREST-Ensae)

Les premières résolutions de la réforme de l’assurance-chômage engagées en France sous la présidence d’Emmanuel Macron ont été adoptées en 2019 et ont notamment introduit un mécanisme dit de « bonus-malus » dans certains secteurs de l’économie grands consommateurs de contrats précaires. Appliqué depuis le 1er septembre 2022, ce système est conçu pour internaliser les coûts liés aux allocations chômage, en les facturant aux employeurs des salariés licenciés, avec pour objectif d’inciter les entreprises à améliorer la qualité des emplois qu’elles proposent. Or, le mode de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis fonctionne selon un principe similaire depuis sa création au début des années 1930, ce qui a largement inspiré la nouvelle méthode française de calcul des cotisations employeurs. Ce texte se propose de revenir sur les grands principes de l’assurance-chômage aux États-Unis, en s’appuyant sur l’ouvrage de S. Auray et D. Fuller « L’assurance-chômage aux États-Unis ».



Un bref historique de l’assurance chômage aux États-Unis

En 1932, lors de la Grande Dépression, alors que le taux de chômage ne cessait d’augmenter et dépassait les 25%, le Wisconsin devint le premier État à adopter une loi sur l’assurance-chômage aux États-Unis. Six autres États se dotèrent de lois comparables avant qu’en 1935, un texte ne modifie profondément le système d’assurance-chômage en vigueur aux États-Unis : le Social Security Act, qui jette alors les bases du système de sécurité sociale américain. En mai 1937, la Cour suprême confirma la constitutionnalité de cette loi fédérale et, en août 1937, les 48 États contigus ainsi que l’Alaska, Hawaii et le district de Columbia avaient tous promulgué leurs lois d’assurance-chômage. Au cours des 75 années qui ont suivi son lancement, le programme d’assurance-chômage a connu plusieurs réformes. La durée standard des allocations est passée, par exemple, de 16 à 26 semaines dans la plupart des États[1]. Lorsque l’on considère l’ensemble du pays, on observe que les systèmes d’assurance-chômage varient considérablement d’un État à l’autre, en termes de générosité et de mode de financement. Les règles d’éligibilité ont également évolué. Au cours des premières années, les États n’excluaient pas les travailleurs ayant quitté leur emploi volontairement, ayant été licenciés pour faute grave ou ayant refusé un emploi convenable. Ces salariés étaient simplement considérés comme inéligibles à l’assurance-chômage pendant un certain temps. À la fin de l’année 1945, vingt-six États ont limité l’éligibilité à l’assurance-chômage aux seuls travailleurs ayant perdu leur emploi de manière involontaire, et ces dispositions sont désormais en vigueur dans tous les États. De même, en 1952, seuls douze États réclamaient qu’après une période d’inéligibilité, les chômeurs obtiennent un nouvel emploi afin d’être à nouveau éligibles. Aujourd’hui, cinquante États appliquent une règle comparable. Par ailleurs, le système d’assurance-chômage a été modifié pour faire face aux périodes de ralentissement économique : en cas de brusque augmentation du taux de chômage, des programmes étatiques et fédéraux spéciaux accordent des semaines supplémentaires d’allocations aux travailleurs ayant épuisé leurs semaines de droits à l’assurance-chômage de l’État[2]. Enfin, des programmes dits de bien-être, aux critères d’éligibilité spécifiques, peuvent se juxtaposer à l’assurance-chômage.

Le principe de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage : un système « pollueur-payeur »

Les allocations chômage fournissent une assurance contre le risque de perte d’emploi et de revenu. La transition de l’emploi vers le chômage implique en effet une perte de revenu que l’assurance-chômage permet de compenser, au moins en partie. C’est pourquoi les économistes font référence aux indemnisations ou aux allocations chômage comme à une assurance face au risque de chômage. Ce dispositif d’assurance peut, cependant, affecter le comportement et les choix des employés, des demandeurs d’emploi et des entreprises; et ces changements ne sont pas sans conséquence sur le bon fonctionnement du marché du travail, conséquences dont l’ampleur reste toutefois à déterminer. Ce système a alors été conçu pour limiter l’impact des fluctuations économiques sur le revenu des travailleurs, tout en répartissant les efforts de financement de manière équitable.

Le système d’assurance-chômage aux États-Unis correspond à un partenariat fédéral-étatique unique, fondé sur la loi fédérale mais administré par les employés des États dans le cadre juridique de ceux-ci. Les États sont en effet responsables du financement et de l’attribution de leurs allocations chômage et déterminent, chacun, la structure fiscale et les taux de cotisation applicables. Ce financement est assuré par des cotisations patronales : les entreprises sont soumises à une cotisation sur les salaires qui dépend de l’historique de l’entreprise en matière de licenciement. Le système de modulation des cotisations consiste à faire supporter à chaque employeur les coûts générés par ses licenciements. Il ne s’agit pas d’un mécanisme fiscal, mais d’une méthode de calcul des cotisations sociales.

Chaque État disposant du pouvoir de fixer la durée et le niveau de ses allocations chômage et de déterminer le régime fiscal des cotisations, il existe des différences importantes entre les États sur ces deux aspects. Notamment, les États utilisent des méthodes différentes pour calculer le taux de cotisation applicable aux entreprises[3], bien que les principes restent comparables. Ainsi, en règle générale, l’administration prend en compte l’historique de l’entreprise depuis sa création et applique un barème de calcul tenant compte du volume de licenciements réalisés par l’entreprise. Les fonds ainsi récoltés sont alors versés aux travailleurs licenciés éligibles qui en font la demande sous forme d’allocations chômage ; le statut d’éligibilité des travailleurs licenciés est vérifié par l’administration compétente de l’État, auprès de l’ancien employeur. Les entreprises qui licencient fréquemment des travailleurs appelés à bénéficier d’allocations d’assurance-chômage supportent des taux de cotisations plus élevés que celles qui licencient plus rarement, ou celles dont les travailleurs licenciés décident de ne pas faire valoir leurs droits à ces allocations Les travailleurs pourraient ne pas avoir travaillé le nombre de semaine minimum pour être éligibles à l’assurance chômage par exemple. Ils peuvent aussi décider de ne pas avoir recours à l’assurance chômage pour éviter les coûts administratifs associés. Plus précisément, ce système repose sur le niveau des allocations perçues par les anciens salariés, qui dépend lui-même de la fréquence des licenciements et de la capacité des salariés licenciés à retrouver rapidement un emploi. Dans le système standard de financement des indemnisations chômage aux États-Unis, le taux de cotisation d’une entreprise ne dépend donc pas seulement du nombre de travailleurs déjà licenciés au cours des années les plus récentes, mais également, et surtout, du nombre de travailleurs licenciés par cette entreprise qui perçoivent effectivement des allocations chômage.

Une internalisation seulement partielle des coûts sociaux liés aux licenciements

La modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage aux États-Unis que nous venons de décrire n’est néanmoins que partielle, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, les taux de cotisations ne sont appliqués qu’à une partie de la masse salariale totale imposable d’une entreprise. En 2023, la Floride avait une masse salariale imposable plafonnée à 7 000 $ par salarié et par an, tandis que ce plafond était de 67 600 $ dans l’Etat de Washington. La masse salariale imposable reflète donc la part du salaire de chaque travailleur incluse dans l’assiette fiscale de l’État. Enfin et surtout – quelle que soit la formule utilisée pour calculer le taux des cotisations –, il existe dans chaque État un niveau maximal et un niveau minimal de taux de cotisations employeur. Le taux de cotisations maximal implique que certains employeurs qui contribuent fortement aux dépenses d’allocation n’assurent pas la couverture complète de celles-ci. À l’inverse, un employeur imposé au taux minimal doit supporter plus de cotisations qu’il ne génère de dépenses d’allocations chômage au titre des licenciements auxquels il procède. Tout comme la masse salariale imposable, les taux de cotisations minimal et maximal varient selon les États. En 2023, le taux minimal de cotisations variait de 0 % (dans l’Iowa, le Missouri et le Texas, par exemple) à 2,8 % en Pennsylvanie. Le taux maximal de cotisations, dont le principe est imposé par la loi fédérale, était compris entre 5,4 % (dans 16 États) et 19,57 % (dans le Massachusetts).

Avantages et inconvénients du système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage

Tel que nous venons de le voir, le système de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis est donc basé sur une modulation partielle. Ce système a été mis en place lors de la Grande Dépression avec l’objectif clair de dés-inciter les entreprises à licencier. Les États décident de la mesure dans laquelle ils imposent à chaque entreprise d’internaliser ses propres coûts, arbitrant entre une mutualisation complète des coûts, ou à l’inverse une individualisation intégrale des cotisations des employeurs, ou encore des formules mixtes. Face au phénomène du chômage, ce système présente donc certainement des avantages. En 2008, les États-Unis sont entrés en récession et le taux de chômage a atteint alors un nouveau pic. Pourtant, depuis 2010, ce taux a recommencé à baisser pour revenir à un niveau relativement stable, pendant que d’autres pays, comme la France, ne parvenaient pas à le réduire, ni même à empêcher son augmentation.

Cependant, il est à noter que les indemnités de licenciement légales ou conventionnelles versées par les employeurs aux salariés licenciés, s’apparentent à une contribution proportionnelle au nombre de séparations, mais sans mutualisation des sommes ainsi versées au bénéfice des régimes d’assurances sociales. Le système de modulation ne présente effectivement pas que des avantages. En utilisant les données américaines de l’Enquête sur le revenu et de participation au programme (Survey of Income and Program Participation -SIPP) couvrant 1990-2013, Moscarini et Fujita (2015) montrent, qu’après une période sans emploi, un nombre étonnamment élevé de travailleurs retrouvent un emploi chez leur employeur précédent, et ont des carrières dont le profil diffère totalement de celles des individus qui changent simplement d’emploi. Par ailleurs, ces auteurs montrent que la probabilité d’être rappelé par son employeur précédent est beaucoup moins dépendante du cycle économique et moins volatile que la probabilité de trouver un nouvel emploi. Enfin, en utilisant la même base de données, il est possible de calculer la probabilité de sortir du chômage selon que les individus perçoivent ou non leurs assurances chômage alors qu’ils sont éligibles à ces allocations. On trouve alors que cette probabilité est environ deux fois plus élevée pour les individus ayant choisi de ne pas percevoir l’assurance-chômage. Le lien entre choix de ne pas percevoir l’assurance-chômage et le fait d’être rappelé par son employeur précédent apparaît donc clairement (Auray, Fuller et Lepage Saucier 2023). Il reste cependant difficile à expliquer sans une enquête précisant les raisons de ce choix. Ce phénomène montre que le système de modulation peut présenter certaines limites.

 Perspectives sur l’implémentation de ce principe en France

Peu d’autres pays développés recourent à la modulation individualisée des cotisations d’assurance-chômage. Les pays européens dont la réglementation du travail est relativement protectrice, en comparaison de celle en vigueur dans les autres zones adhérentes à l’OCDE, ne jugent généralement pas nécessaire de mettre en place une incitation des employeurs à modérer leurs décisions de licenciement. En France, les cotisations sont payées par les employés et par les employeurs. Depuis 2004, le taux de cotisations total est de 6,4 %, dont 2,4 % à la charge des employés et 4 % à la charge des employeurs, le tout sur une assiette limitée à quatre fois le plafond de la sécurité sociale. Le régime d’assurance-chômage étant basé sur un principe d’autofinancement, les taux de cotisations sont régulièrement ajustés nationalement. Il ne s’agit donc pas d’un système de bonus-malus tel que celui existant aux États-Unis. Pourtant, la mise en place d’un tel système a été proposée à plusieurs reprises, et ce même avant la réforme de 2019, notamment par Edmond Malinvaud en 1998, dans un rapport remis au Premier ministre de l’époque Lionel Jospin, qui recommandait son application à la part patronale des cotisations. Le 27 septembre 1999, le Premier ministre annonçait que son gouvernement allait proposer l’instauration d’une modulation des cotisations chômage en fonction du comportement des entreprises vis-à-vis des licenciements (Journal Le Monde, 29 septembre 1999, p. 7). Ce système n’a pas été appliqué, mais on peut remarquer la mise en place en France de certaines contributions à l’assurance-chômage variant en fonction du comportement de l’entreprise vis-à-vis du licenciement de certaines catégories de travailleurs. Ainsi la contribution dite Delalande a été mise en place, en 1987, pour dissuader les entreprises de licencier des travailleurs âgés de plus de 50 ans. Ce type de dispositif peut, néanmoins, avoir des effets pervers en incitant, par exemple, les entreprises à éviter l’embauche de travailleurs âgés pour ne pas s’exposer au risque d’avoir à payer cette contribution (Behaghel, Crépon et Sédillot, 2004). Depuis le 1er juillet 2013, la part des contributions d’assurance-chômage à la charge des employeurs, au taux de 4%, est majorée pour les contrats de travail à durée déterminée conclus pour surcroît d’activité et ceux dits « d’usage ». Elle est ainsi de 7% pour les contrats de travail d’une durée inférieure ou égale à 1 mois, de 5,5% pour les contrats de travail d’une durée supérieure à 1 mois et inférieure ou égale à 3 mois et de 4,5% pour les contrats de travail dits d’usage d’une durée inférieure ou égale à 3 mois. Ainsi, même si ces majorations ne tiennent pas compte du comportement passé de l’employeur, il s’agit toutefois déjà d’une modulation de type bonus-malus. La réforme de 2019 introduit alors le premier véritable système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage. Actuellement, seuls 7 secteurs sont concernés par cette mesure, soit 30 000 entreprises[4]. Contrairement aux États-Unis, le taux de séparation d’une entreprise est comparé au taux de séparation médian de son seul secteur d’activité pondéré par la masse salariale, et non pas au taux médian de séparation de toutes les entreprises françaises. Selon un rapport de février 2023 de l’Unédic, le taux de séparation dans cinq des secteurs concernés aurait déjà fortement baissé ; mais cela pourrait très bien être dû aux fortes pénuries de main-d’œuvre, qui ont beaucoup affecté les secteurs considérés. Le recul nous manque encore pour évaluer les effets de cette réforme, et le comité d’évaluation de la réforme de l’assurance-chômage entérinée en 2021 sortira fin 2024.

Globalement et quelle que soit l’économie considérée, la modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage ne doit porter, selon nous, que pour partie sur la cotisation patronale. Autrement dit,  en respectant le principe de l’autofinancement du régime, les cotisations pourraient ne pas être totalement supportées par les employeurs, mais également en partie par les salariés. Un système partiel de modulation peut permettre de trouver un compromis entre, d’une part, l’opportunité d’internaliser les coûts de licenciements selon la situation de chaque entreprise et, d’autre part, l’objectif de garantir un certain partage des risques entre les secteurs en ce qui concerne ces coûts de licenciement. Enfin, toujours dans le cas d’un système de modulation des cotisations, un décalage temporel entre l’augmentation des licenciements et celle, correspondante, des taux de cotisation peut s’avérer utile pour éviter des coûts inappropriés aux entreprises touchées par des chocs négatifs. Le financement des allocations chômage par les cotisations sociales influe sur les décisions de licenciement et conduit à une subvention croisée entre des secteurs dont les taux de licenciement diffèrent. Bien qu’il existe des différences importantes entre les marchés européen[5] et américain du travail, il y a de bonnes raisons d’attendre des gains significatifs en cas d’introduction éventuelle, en Europe, d’un système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage (Blanchard et Tirole, 2007). Enfin, si l’on devait spécifiquement penser à la mise en place d’un tel système pour toutes les entreprises dans certains pays européens et notamment en France, il est assez évident qu’il faudrait réduire les coûts de licenciement pour les entreprises et en particulier dans le cas des nouvelles embauches. En effet, conjuguer la mise en place d’un système de bonus-malus pour limiter les incitations aux licenciements par les entreprises, tout en réduisant les coûts des nouvelles embauches permettrait sans aucun doute de réduire les destructions d’emploi tout en faisant augmenter les créations d’emploi.


[1] Il n’existe ni durée minimale ni durée maximale fixée par l’Etat fédéral en ce qui concerne la durée de la période d’indemnisation.

[2] Par exemple, le programme « Federal Extended Benefits » se déclenche lorsque le taux de chômage d’un État dépasse un certain pallier et met à disposition des chômeurs éligibles 13 à 20 semaines supplémentaires de prestations d’assurance-chômage.

[3] En 2023, quatre méthodes sont en vigueur dans des États différents : le ratio de réserves (adopté par 33 États), le ratio des prestations (18 États), le ratio des salaires des allocataires (2 États) et la variation de la masse salariale (Alaska). Voir S. Auray et D. Fuller , chapitre 2 pour plus de détails.

[4] Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac. Travail du bois, industries du papier et imprimerie. Fabrication de produits en caoutchouc et en plastique ainsi que d’autres produits minéraux non métalliques. Production et distribution d’eau, assainissement, gestion des déchets et dépollution. Transports et entreposage. Hébergement et restauration. Autres activités spécialisées, scientifiques et techniques.

[5] Les initiatives d’implémentation partielle du système d’expérience rating ne concernent pas que la France.




Excédent (AGIRC-ARRCO) vs. déficit (CNAV) : une mutualisation entre régimes de retraite est-elle légitime ?

Par Frédéric Gannon et Vincent Touzé

La préparation de la loi de financement de la Sécurité Sociale 2024 s’inscrit dans un contexte tendu entre le gouvernement et les partenaires sociaux en charge de la gestion autonome du régime de retraite complémentaire AGIRC-ARRCO. D’un côté, le gouvernement cherche à équilibrer les comptes du régime général de retraite qui verse la pension de base (CNAV). D’un autre côté, l’AGIRC-ARRCO a renoué avec les excédents depuis 2021 et reconstitue progressivement son fonds de réserve. Le gouvernement, par l’intermédiaire du ministre du Travail, a fait une demande expresse au régime complémentaire d’employer une partie de son excédent pour refinancer les pensions de base. La réponse de la majorité des syndicats en charge de la gouvernance a été clairement négative. Cet article propose de revenir sur les différents éléments utiles à la compréhension du débat en cours.



Le 27 septembre dernier, le gouvernement Borne a présenté le Projet de loi de financement de la sécurité sociale 2024. Avant même que le régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) ait délibéré (voir encadré) sur les nouvelles marges de manœuvre financière offertes par la réforme des retraites adoptée en avril 2023, le gouvernement avait fait savoir, par l’intermédiaire de son ministre du Travail, Olivier Dussopt, à plusieurs reprises[1], que prélever environ 1 milliard d’euros sur les excédents du régime était une option crédible pour soutenir les besoins de financement du régime général (CNAV), et ce d’autant plus que la réforme améliore aussi sensiblement la situation financière de l’AGIRC-ARRCO. Jeudi 12 octobre, le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a confirmé cette intention devant l’Association des journalistes économistes et financiers. D’après lui, puisque la réforme des retraites « a un effet automatique sur les excédents de l’AGIRC-ARRCO, est-ce légitime que cela participe à l’amélioration de la soutenabilité financière du système global ? Je trouve que oui».

Outre un clair objectif de ressource budgétaire nouvelle pour le régime de pension de base géré par la CNAV, les déclarations du ministre du Travail s’appuient sur trois affirmations qu’il convient d’analyser :

(1) Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier ;

(2) Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique ;

(3) Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

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Encadré AGIRC – ARRCO : plan quadriennal 2023-2026

Dans la nuit du mercredi 4 au jeudi 5 octobre, l’instance de gouvernance du régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) est parvenue à un accord de pilotage quadriennal. Ce dernier prévoit de revaloriser les pensions au dernier taux d’inflation connu (INSEE, août 2023), soit 4,9%, dès le 1er novembre 2023 ainsi que la suppression de la décote temporaire de 10% en cas de départ l’année du taux plein. Cette revalorisation se rapproche de celle des pensions de base de 5,2% au 1er janvier 2024 à la suite de l’annonce du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, le 26 septembre dernier. En revanche, pour les trois années à venir, l’AGIRC-ARRCO a convenu que la revalorisation des pensions s’adaptera à la conjoncture économique et qu’elle pourrait être donc moindre que l’inflation mais au maximum de 0,4 point en dessous de cette dernière.

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  1. Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier

D’après le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR, juin 2023), les perspectives financières de la CNAV ne seraient pas alarmantes d’ici 2030, puisque ce régime de base des travailleurs du secteur privé serait en mesure de disposer de ressources suffisantes pour couvrir ses dépenses de pensions, bien que celles-ci devraient augmenter de 5,7 à 5,9% du PIB d’ici là. Malgré la réforme de 2023, la situation financière déraperait progressivement après 2030 pour atteindre un déficit d’environ 0,7% du PIB en 2070[2], soit environ 10% des dépenses lorsque ces mêmes dépenses représenteront environ 7% du PIB.

Cette analyse n’est que partiellement soutenue à court terme par le dernier rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de septembre 2023 selon lequel il manquerait près de 3 milliards en 2024 pour financer la CNAV, tout en tenant compte d’un léger excédent du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) et malgré la réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023. Des ressources nouvelles, de l’ordre de 3,3% des recettes de cotisations, et a priori de façon durable, seraient donc nécessaires pour remettre à flot la CNAV, ce qui n’est pas négligeable mais pas insurmontable.

Par ailleurs, le contexte inflationniste actuel a conduit le gouvernement à maintenir le pouvoir d’achat des retraités tout en revalorisant fortement les petites pensions, à savoir celles bénéficiaires du minimum contributif[3] (Gannon, Legros et Touzé, 2023). Cette politique gouvernementale induit mécaniquement une croissance des dépenses.

  • Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique

Ce régime de retraite par répartition en charge des pensions complémentaires des salariés du secteur privé est géré uniquement par les partenaires sociaux. Il ne peut pas s’endetter et doit donc s’assurer chaque année de disposer de ressources suffisantes pour honorer les droits à pension. Pour faire face au vieillissement de la population et à des chocs conjoncturels imprévisibles, une gouvernance exigeante a été mise en place (Charpentier, 2014 ; Gannon, Legros et Touzé, 2020 ; Touzé, 2017; )et, à partir de la fin des années 1990, elle a permis d’accumuler des réserves.

Certes, depuis 1993, les différentes réformes de recul de l’âge de la retraite adoptées par les gouvernements ont mécaniquement amélioré la situation financière du régime mais de façon insuffisante. Ce qui explique une gestion rendant le mode de calcul de la pension moins généreux[4] par l’AGIRC-ARRCO : il en découle une baisse du taux de remplacement[5] de la pension complémentaire d’une génération à l’autre, au gré de la dégradation du taux de dépendance démographique (Nortier-Ribordy, 2017 ; Gannon, Le Garrec, Lenfant et Touzé, 2021). Par exemple, les calculs prospectifs de Nortier-Ribordy (2017) montrent que le taux de remplacement de la pension complémentaire pourrait passer pour une carrière de type « cadre » (resp. « non-cadre ») de 34,7% (resp. 24,3%) du dernier salaire pour la génération née en 1952 à 21,7% (resp. 17,8%) pour celle née en 1982, soit une baisse d’environ 37,5% (resp. 26,7%) de la pension.

Ce mode de gestion a permis au régime complémentaire d’accumuler des réserves entre 1997 et 2008, lesquelles ont été mises à contribution pour amortir le choc de la crise financière de 2008. Cette grande récession a eu un impact négatif à la fois sur les ressources des cotisations et sur la valeur financière des placements. Les efforts sur les pensions et notamment la mise en place d’un coefficient de solidarité ont permis progressivement le retour à l’équilibre avec un léger excédent en 2019. Mais l’année 2020, marquée par la crise Covid-19, a été témoin de la formation d’un fort déficit (5,3 milliards d’euros, soit 6,2% des pensions versées). Depuis 2021, le retour des excédents a permis de reconstituer le fonds de réserve sans pour autant que le ratio[6] de son encours, ramené aux dépenses, soit équivalent à celui observé avant la crise de 2008 (Sénat, 2021).

Le pilotage financier du régime complémentaire n’a pas pour objectif de dégager un excédent systématique. La constitution d’un fonds de réserve permet surtout de faire face à des épisodes conjoncturels difficiles et de lisser l’ajustement à la baisse du taux de remplacement au gré du vieillissement démographique.

D’un point de vue prospectif, la gestion équilibrée conduit à maintenir à un niveau relativement constant le poids de la masse des pensions complémentaires dans le PIB (entre 3,5 et 3,9% d’ici 2070), quel que soit le scénario de croissance de la productivité (COR, 2023).

La nouvelle réforme des retraites devrait donc permettre à l’AGIRC-ARRCO de disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire, environ 1 milliard d’euros d’après le gouvernement. Ce gain résulte à la fois du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps et qu’une fois, à la retraite, ils percevront moins longtemps leur pension. L’AGIRC-ARRCO pourrait légitimement employer cette ressource supplémentaire à modérer la baisse programmée du taux de remplacement. Cette modération bénéficierait de facto proportionnellement davantage aux salaires élevés (voir infra) puisque la part de la pension complémentaire augmente avec le revenu.

La notion d’excédent financier est donc relative et conditionnelle au fait que le régime complémentaire adapte le niveau des pensions à l’évolution du nombre de cotisants par rapport au nombre de retraités. Il est important de souligner que la réforme de 2023 améliore la situation financière de tous les régimes y compris ceux de la fonction publique. En effet, pour ces derniers, la contribution d’équilibre sera réduite, ce qui laissera au gouvernement de nouvelles marges de manœuvre budgétaire pour ses choix de dépenses publiques (Legros et Touzé, 2022 ; Gannon, Legros et Touzé, 2023).

  • Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

Les transferts existent entre régimes de retraite dans le cadre d’une réglementation limitée (Cour des comptes, 2010) et pour l’essentiel au titre de la compensation démographique entre les régimes de base (CNAV, mutualité sociale agricole, fonction publique territoriale et hospitalière, etc.) pour mutualiser des vieillissements différenciés.

Prélever sur le fonds de réserve et/ou sur les excédents peut paraître contestable pour deux raisons essentielles :

  • Le fonds de réserve et l’excédent appartiennent aux adhérents du régime, à savoir les cotisants et les retraités. Il est difficile d’imaginer que l’État puisse procéder à une sorte d’expropriation sans que la validité constitutionnelle d’une telle décision ne soit questionnée. Un changement de paradigme pourrait provoquer un sentiment d’insécurité générale sur les excédents mis en réserve par les régimes de retraite. Quid des régimes des non-salariés, de l’Ircantec (régime complémentaire des salariés non titulaires de la fonction publique qui fonctionne comme l’AGIRC-ARRCO), voire du Régime additionnel de la fonction publique (RAFP) qui est un régime par point géré par capitalisation ?
  • Un mode rigoureux de gestion financière devrait être un principe universel de gouvernance à long terme des régimes de retraite (Gannon, Legros et Touzé, 2020). Si le gouvernement a la possibilité de prélever, de façon discrétionnaire, des ressources sur les régimes autonomes de retraite, alors, à l’avenir, tout régime adoptant une gestion rigoureuse des droits à la retraite, avec un excédent alimentant un fond de réserve (Cour des comptes, 2022), s’exposera à une « ponction’ », même si la première ministre Elisabeth Borne réfute ce terme, ou une « taxe », dès lors qu’au nom de la solidarité, il pourra être contraint de contribuer au financement des régimes déficitaires. Vu sous un certain angle, la réaction du ministre du Travail[7] révèle la conséquence d’une telle anticipation car cette dernière ne peut qu’encourager l’instance de gouvernance à être plus dépensière, et ce d’autant plus que cette dernière dispose d’une pleine autonomie de gestion[8].

Quelles solutions pour l’État pour remettre complètement à flot le régime de base ?

Une solution possible pour renflouer le régime de base des salariés du secteur privé dès 2024 pourrait s’appuyer sur un mixte à définir entre l’affectation de ressources nouvelles du budget général et une hausse du taux de cotisation[9] (Cornilleau et Sterdyniak, 2017).

Par exemple, le taux de cotisation retraite non plafonné[10] pourrait être sollicité au nom de la solidarité. Sa hausse pourrait être partiellement ou intégralement compensée pour les salaires inférieurs au plafond par une baisse du taux plafonné[11]. Cette hausse du taux de cotisation affectée au financement du régime de base serait alors principalement, voire intégralement supportée par la part des salaires supérieurs au plafond.

Il appartiendrait alors au conseil d’administration de l’AGIRC-ARRCO d’arbitrer, en pleine autonomie, sur l’opportunité d’une baisse du taux de cotisation vieillesse au-dessus du plafond[12]. La hausse de la cotisation de base serait alors neutralisée et n’impacterait ni le salaire net, ni le salaire brut chargé pour les hauts salaires. En revanche, il y aurait implicitement un transfert de recettes de cotisation sociale de l’AGIRC-ARRCO vers la CNAV, et la part des salaires au-dessus du plafond conduirait à l’attribution de moins de points de retraite complémentaire.

Vu le contexte actuel de réduction du déficit public et la politique d’économie annoncée par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, il paraît difficile d’affecter des ressources budgétaires supplémentaires sans hausse du taux de prélèvement. Un financement supplémentaire par une hausse générale de la CSG ou de l’impôt sur le revenu pourrait également être étudié. En l’absence de ressources nouvelles, le déficit de la branche vieillesse nécessitera une émission spécifique de titres de dette publique, un autre choix possible mais plus coûteux avec la remontée des taux d’intérêt (OFCE, 2023).

Enfin, il est utile de rappeler que la réforme des retraites a été adoptée dans un cadre législatif restreint de Loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, et que par conséquent, les mesures à caractère non-financier ont été retoquées par le Conseil constitutionnel. Une piste d’amélioration naturelle vise donc à aller au-delà de l’approche comptable et à œuvrer, grâce à des politiques actives de l’emploi, en faveur du travail des seniors et, en particulier, de l’employabilité de ceux qui devront travailler plus longtemps (Guillemard, 2021 ; Le Garrec et Touzé, 2023), ce qui ne pourra que renforcer le socle de financement du système de retraite par répartition, à savoir la part de la valeur ajoutée allouée à la rémunération du travail.


[1] Précisément, le ministre a déclaré le 27 septembre 2023 devant les membres de l’Association des Journalistes de l’Information Sociale : « Quand un régime de retraite et en l’occurrence le régime complémentaire, génère des excédents et qu’une partie de ses excédents est intrinsèquement lié à la réforme mise en place, nous considérons comme normal qu’il y ait une participation à l’équilibre général du système de retraite », puis sur l’antenne de radio Europe 1, le mardi 3 octobre 2023 : « La réforme telle qu’elle a été votée par le Parlement va permettre à l’Agirc-Arrco de dégager entre 1 et 1,2 milliard d’euros en 2026. Sur le total des excédents de 2026, il y en a une partie, environ 1-1,2 milliard d’euros qui n’existerait pas sans la réforme. Nous considérons qu’il est normal que cette partie d’excédent soit mise à contribution pour financer un certain nombre d’acquis ».

[2] Moyenne des scénarios de croissance de la productivité.

[3] La réforme des retraites porte la pension minimum pour une carrière complète SMIC à 85% du SMIC net, soit environ 1 200 euros nets par mois. Concrètement, cette hausse passe par une revalorisation du minimum contributif de 75 euros au 1er septembre 2023 (soit un montant mensuel de 709,14 euros, versé au prorata de la durée de cotisation) et de 100 euros pour le minimum contributif majoré qui est accordé à ceux qui ont au moins 120 trimestres cotisés (soit un montant mensuel de 847,57 euros, versé au prorata de la durée de cotisation).

[4] Prix d’achat du point plus élevé, faible croissance de la valeur liquidative du point, adoption d’un coefficient de solidarité (à partir du 1er janvier 2019 malus de 10% sur la pension complémentaire pendant 3 ans si départ l’année du taux plein ; annulation du malus si décalage d’une année ; bonus de 10%, 20% ou 30% pendant un an si décalage de deux, trois ou quatre années).

[5] Pourcentage de la pension en fonction du dernier salaire.

[6] Fin 2022, le montant des réserves était estimé à 68 milliards d’euros, soit environ 9,2 mois de dépenses. En 2008, les réserves représentaient environ 11 mois de pensions.

[7] Sur ce point, Olivier Dussopt a d’ailleurs précisément réagi le 5 octobre 2023 : « Dans leur accord, les partenaires sociaux ont décidé de dépenses nouvelles, financées par le rendement de la réforme des retraites et n’ont pas défini de mécanisme de solidarité permettant de sanctuariser ce rendement. Cette décision met en péril l’équilibre de la réforme et la crédibilité de nos finances publiques ».

[8] Le 27 septembre dernier, le ministre du Travail rappelait à juste titre que « la négociation autour des règles de gestion de l’Agirc-Arrco est une négociation autonome » et que cette dernière était juste « encadrée par un document d’orientation et une lettre de cadrage », et que par conséquent, « les partenaires sociaux feront ce qu’ils jugent le plus utile et le plus efficace ».

[9] Une telle démarche pourrait s’appuyer sur les recommandations de Cornilleau et Sterdyniak (2017) : « le gouvernement et les partenaires sociaux devraient annoncer clairement que c’est par la hausse des cotisations que le système devra être équilibré, une fois effectués les efforts possibles en matière de recul de l’âge de fin d’activité, ceci à taux de remplacement globalement satisfaisant ».

[10] Ce taux est actuellement de 2,30%.

[11] Ce taux est actuellement de 15,45%.

[12] Ce taux est actuellement de 21,59%.




Solidarité sous condition ?

(Illustration par Dall-E – Bing Open AI)

par Guillaume Allègre

La question de la conditionnalité de l’assistance aux pauvres valides est très ancienne. Elle était récurrente dès les lois anglaises dites « Poor Laws » (lois sur les indigents) en place entre le XVIe et le XXe siècle. La solution qui s’est imposée à partir des années 1830 est celle des Workhouses (maisons de travail) et de la règle dite de « less eligibility » : pour recevoir un revenu, les indigents en capacité doivent obligatoirement travailler dans des maisons de travail. Le travail consistait typiquement à démonter de vieilles cordes ou à broyer des os pour faire de l’engrais. Les conditions de vie dans ces workhouses ne pouvaient être meilleures, selon la loi, que celles prévalant pour les travailleurs en dehors de ces maisons afin d’inciter à prendre un emploi en dehors de celles-ci. Avec le recul, les conséquences sont faciles à deviner, d’autant plus que la fin du XIXe siècle est une époque de grande paupérisation des travailleurs dont le niveau de vie est souvent à peine au-dessus du niveau de subsistance. Dans ces conditions, maintenir coûte que coûte un écart entre assistance et travail marchand, en abaissant les conditions de vie des assistés, et non en augmentant celles des travailleurs, mène à des conditions indignes pour les « assistés ». Outre les conditions indignes pour les « travailleurs assistés », ce système pose aussi un problème d’efficacité dans le sens où le labeur peut faire concurrence au travail marchand.



Ce système de travail contre assistance a été abandonné dans les pays développés – en Angleterre, les workhouses ont été fermées en 1930 – pour des systèmes de revenus minima garantis, soit des allocations en espèces à destination des personnes valides d’âge actif. En France, le RMI fut instauré en 1989, remplacé par le RSA en juin 2009. Tous les pays de l’Union européenne ont aujourd’hui un revenu minimum garanti qui prend la forme d’une allocation dégressive selon les revenus du foyer, inférieure au seuil de pauvreté fixé à 60% du niveau de vie médian, et conditionnée à des efforts d’insertion sociale et professionnelle (de l’allocataire et selon les pays possiblement de son ou sa conjointe). Ces principes sont ainsi aujourd’hui adoptés de façon quasi-universelle dans les pays suffisamment riches. Cependant, le niveau du revenu varie fortement selon les pays et les compositions familiales (entre 15 à 60% du niveau de vie médian – OCDE), et les conditionnalités sont également hétérogènes entre pays (Commission européenne). Depuis une vingtaine d’années, la tendance va dans le sens d’un durcissement de la conditionnalité (récemment, Universal Credit au Royaume-Uni, RSA en France…). Ce durcissement peut concerner l’obligation de participer à des rendez-vous avec un conseiller, des formations ou des ateliers, de remplir des agendas d’activité, d’aller à des entretiens d’embauche, d’accepter des offres d’emploi jugées convenables.  Ces obligations sont assorties de sanctions plus ou moins importantes.  

Suivant cette tendance, le gouvernement entend proposer une loi traduisant la volonté d’Emmanuel Macron, formulée durant la campagne présidentielle et rappelée depuis, d’une obligation pour les allocataires du RSA « de consacrer 15 à 20 heures par semaine pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle, soit de formation en insertion, soit d’emploi et d’être mieux accompagné ». Selon le Ministre du Travail et la Première ministre, l’obligation en termes de durée d’activité ne serait pas inclue dans la loi mais dans les contrats d’engagement réciproque signés par les allocataires. Dans la lignée du rapport Guilluy, les deux ministres insistent sur la création de nouvelles sanctions graduelles et ainsi sur l’importance de ces sanctions pour faire respecter les devoirs des allocataires.

Il existe plusieurs justifications possibles à la conditionnalité et à la logique de sanctions, et il est important de ne pas les confondre.

Une première justification souligne que la conditionnalité bénéficie aux assistés eux-mêmes car elle augmente leur probabilité de trouver un emploi. C’est une justification paternaliste dans la mesure où il s’agit de faire le bien des assistés contre eux-mêmes. Autrement, pourquoi les obliger à des activités d’insertion s’ils cherchent leur propre bien, c’est-à-dire s’ils sont rationnels ? Une telle justification implique un défaut de rationalité qui peut être lié à la paresse, à une courte-vue ou à un manque d’information… Elle s’appuie de plus sur un principe d’efficacité : la situation des plus défavorisés est censée s’améliorer, ce qui est empiriquement testable, par exemple en regardant a minima si l’emploi des personnes concernées est plus élevé à moyen ou long-terme.

Une seconde justification ne prend pas le point de vue des « assistés » mais celui des non-assistés censés financer le dispositif d’assistance, et notamment celui des travailleurs pauvres. Selon cette justification, les assistés doivent contribuer sous forme de contrepartie au versement des aides sociales. C’est un principe de justice : il s’agit de justice contributive selon la règle aristotélicienne « à chacun son dû ». Le montant d’heures obligatoires d’activité d’insertion proposé par le Président (15 à 20h hebdomadaires) tend à confirmer cette impression de justice contributive puisque le montant du RSA pour une personne seule – 607 euros – correspond environ à un demi-Smic net à temps-plein – 1 383 euros. Mais l’histoire des workhouses rappelée en introduction souligne la contradiction à demander une contribution sous forme de travail à ceux à qui on verse une allocation parce qu’ils sont dans l’incapacité de… contribuer (selon la Constitution, « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Le risque est de demander aux assistés de casser des cailloux au bord d’une route afin de rassurer le contribuable – et/ou les travailleurs pauvres – quant à la pénibilité effective des conditions de vie des « assistés ».

Il existe une troisième justification à la conditionnalité des minima sociaux. Elle s’appuie sur l’application d’un principe de réciprocité. Pour faire très court[1], un revenu minimum garanti est justifié parce que, au sein d’une communauté politique, « on fait société ». Le revenu d’assistance ne peut donc financer des formes de séparatisme social ; selon les termes de Rawls, la société n’a pas à nourrir les surfeurs (voir notre discussion ici). La société est ainsi légitime à demander une réciprocité aux « assistés », sous la forme d’une obligation d’efforts d’insertion sociale et professionnelle. Cette demande de réciprocité est dans l’intérêt des bénéficiaires de minima sociaux dans la mesure où elle est la fondation d’un consentement social à un minimum social généreux.

Concernant le renforcement de la conditionnalité du RSA, le Président et le gouvernement alternent successivement entre ces justifications et parfois les confondent. Il n’est pas anodin que le Président commence son interview télévisée du 22 mars à ce sujet par l’argument suivant : « Beaucoup de travailleurs disent : « vous nous demandez des efforts (mais) il y a des gens qui ne travaillent jamais (et qui…) auront le minimum ». Le Président prend donc explicitement comme point de départ le point de vue des travailleurs, présumés en proie à une forme de lassitude de la solidarité, voire de ressentiment. Ce point de vue est une impasse car les efforts ou la contribution demandés aux allocataires ne sera jamais suffisante du point de vue des non-allocataires.

L’obligation est-elle efficace ?

Le discours défendant le renforcement de la conditionnalité confond également l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement. Le rapport Guilluy (2023) peut ainsi souligner « qu’il est grand temps d’investir significativement dans l’accompagnement de celles et ceux qui en ont besoin » tout en insistant sur les sanctions des allocataires qui ne satisferaient pas aux exigences de l’accompagnement (le terme sanction est mentionné 85 fois dans le rapport). Il y a un décalage inquiétant entre cette fixation sur les sanctions des allocataires et le constat fait par la Cour des comptes, et rappelé dans le rapport Guilluy, de manquements de la part des pouvoirs publics et « d’un défaut de substance » dans les parcours d’accompagnement : « La durée moyenne des contrats (d’engagement réciproque) est inférieure à une année, le nombre d’actions est très faible (souvent moins de deux actions par contrat), les actions proposées sont peu engageantes et ne présentent que rarement les caractéristiques d’une démarche susceptible d’aider le bénéficiaire de manière concrète. » Á la lecture de ce rapport, dans un souci d’efficacité, l’obligation d’activités d’insertion devrait avant tout peser sur les pouvoirs publics : si l’objectif est que les allocataires effectuent ces activités, avant de les contraindre, il faudrait déjà leur en proposer. Une posture de défiance a priori va à l’encontre du principe de réciprocité.

La justification du durcissement de la conditionnalité en termes de meilleure insertion est un principe d’efficacité qui peut être testé empiriquement : que disent les études économiques sur les effets d’un durcissement de la conditionnalité en termes d’obligation d’accompagnement ? Soulignons d’abord qu’il est difficile de parler de consensus académique à ce sujet : les études existantes ont été réalisées dans plusieurs pays, notamment de l’Union européenne, dans des contextes économiques différents, sur des minima sociaux qui varient en niveau et avec des types de conditionnalité qui diffèrent d’une étude à l’autre. Les sanctions sont de plus souvent pilotées localement et dépendent parfois de l’arbitraire des référents (arbitraire qui peut évoluer selon le discours politique ambiant et/ou les mesures réellement votées). Cela dit, on peut dire avec un niveau de confiance élevé que le durcissement de la conditionnalité a un impact potentiellement important sur … le non-recours aux minima sociaux. En effet un durcissement de la conditionnalité aggrave un nombre important de facteurs expliquant le non-recours : crainte de la stigmatisation, complexité des règles, contrôle des bénéficiaires, valeur morale de « non-dépendance » à l’égard de la société, crainte d’une sanction arbitraire, défiance vis-à-vis d’une personne détenant une autorité (DREES, 2022)…  Il n’est pas anodin que le non-recours soit estimé en France à 34% pour les éligibles au RSA un trimestre donné (20% de façon pérenne pour les foyers éligibles 3 trimestres consécutifs). À titre de comparaison, le non-recours aux allocations logement, qui concernent en partie le même public, est estimé à environ 5% et la différence s’explique en grande partie par le caractère conditionnel du RSA[2].

Quid des effets du durcissement de la conditionnalité du minimum social sur la situation professionnelle des allocataires ? Ces dispositifs augmentent-ils les chances pour ces publics à retrouver un emploi (stable et de qualité)? Sur ce point, le niveau de confiance dans les résultats empiriques (européens) est moins élevé en raison d’effets allant dans des directions opposées. Il y a des allocataires de minima sociaux pour lesquels l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement ont un effet bénéfique en termes d’information ou de motivation, ce qui se traduit par une sortie vers l’emploi plus rapide. Cette sortie peut se faire soit avec une qualité de l’emploi non dégradée[3] (effet 1, +[4]), soit vers un emploi de qualité dégradée. Une sortie vers un emploi « dégradé » peut être un tremplin vers un emploi de meilleure qualité (effet 2a, +), ou être un frein (effet 2b, -). Cette deuxième possibilité, souvent ignorée, ne doit pas être sous-estimée : l’emploi de mauvaise qualité est souvent une trappe car il réduit – par rapport au chômage – la recherche d’emploi de meilleure qualité en raison des risques et du coût (notamment en temps) à passer d’un emploi à l’autre. En allant plus rapidement vers l’emploi, certains allocataires du RSA vont dépasser d’autres chômeurs dans la file d’attente et ces derniers resteront plus longtemps au chômage (effet 3, -). Cet effet d’équilibre n’est pas toujours bien évalué dans les études. Enfin, pour certains allocataires du RSA, l’obligation d’accompagnement n’entraînera pas une sortie vers l’emploi mais au contraire une sortie vers le bas, c’est-à-dire vers le non-recours. Or, le non-recours augmente la vulnérabilité du public visé et donc à terme, sa probabilité de sortir vers l’emploi stable et de qualité (4, -) : la vraie trappe à pauvreté est ainsi la pauvreté elle-même. Tous ces effets s’additionnent et l’impact global est difficile à estimer. Il est de toute façon difficile à résumer avec un chiffre ou une moyenne. Par exemple, dans leur revue de littérature d’études publiées en anglais, Pattaro et al. (2022) soulignent que « … les études sur le marché du travail, couvrant les deux tiers de [leur] échantillon, rapportaient systématiquement des impacts positifs pour l’emploi mais négatifs sur la qualité et la stabilité de l’emploi à plus long terme ainsi que des transitions accrues vers le non-emploi ou l’inactivité économique ». L’impact serait donc : emploi (+), qualité emploi (-), précarité (+), inactivité (+).  Mais les auteurs signalent aussi des effets en termes de maltraitance des enfants et de dégradation du bien-être infantile ! Il ressort donc qu’à court-terme, les effets apparaissent positifs, alors qu’à long et très long-terme ils sont négatifs. La conditionnalité et les sanctions accroissent les inégalités parmi le public visé : le retour plus rapide à l’emploi concerne par construction ceux qui sont les plus proches de l’emploi tandis que la chute dans l’inactivité concerne ceux qui sont les plus éloignés.

Une politique efficace d’accompagnement vers l’emploi devrait viser à réduire ces inégalités, ce qui nécessite de mettre en place des politiques basées sur le volontariat, moins stigmatisantes, et non une obligation couplée à la sanction. Un accompagnement renforcé apparaît statistiquement plus efficace, en termes de retour à l’emploi, lorsqu’il bénéficie aux personnes les plus proches de l’emploi mais en termes d’intérêt général, il est probablement préférable de cibler au contraire les plus éloignés du marché du travail. De plus, le renforcement de la conditionnalité impliquerait d’accentuer la distinction, parmi les allocataires, entre ceux qui relèvent du parcours social et ceux qui relèvent du parcours professionnel. C’est un problème : quel que soit leur éloignement de l’emploi, un accompagnement utile pour chaque allocataire requiert l’accès à une large gamme d’interventions, sociales et professionnelles.

Les discours abstraits sur les « droits et devoirs » des « assistés » ne font que masquer la pauvreté de leurs droits (à un emploi, à un revenu convenable, à des politiques d’insertion). À viser un accompagnement intensif et obligatoire pour tous, mais à moindre coût, le risque est grand de mettre en place un système technocratique où les accompagnants font semblant d’accompagner des allocataires qui font semblant de se mobiliser.

Source: Rapport Guilluy

Que faire ? Le pari de la réciprocité

À l’inverse, suivant une logique de réciprocité, il faudrait revenir aux principes qui guidaient le Revenu minimum d’insertion créé en 1989. À l‘époque, c’était le revenu lui-même qui insérait (revenu d’insertion)[5] ; le devoir d’effort d’insertion pesait d’abord sur les pouvoirs publics[6] et la réciprocité était présumé ex-ante : le bénéficiaire des minima sociaux n’avait pas à faire preuve d’efforts avant de recevoir la prestation, mais celle-ci pouvait être suspendue dans quelques cas exceptionnels, en cas de manquement manifeste[7]. La réciprocité est toujours un pari et implique un certain niveau de confiance ; elle ne doit pas être confondue ni avec la logique rétributive, ni avec la logique paternaliste et punitive. 


[1] Pour une argumentation complète, voir Rawls, Théorie de la Justice.

[2] Il existe tout de même deux autres différences importantes. Premièrement, les allocations logement peuvent être perçues comme une subvention, ce qui est moins stigmatisant qu’un revenu d’assistance. Deuxièmement, le calcul d’éligibilité était réalisé sur une base annuelle, ce qui permet un lissage des revenus. Il est préférable de comparer le non-recours de 5% au 20% du RSA qui ne recourent pas de façon pérenne. En effet, d’autres ont droit au RSA de façon ponctuelle sur 1 trimestre mais n’y recourent pas par manque d’information ou pour limiter le coût administratif ou parce qu’ils considèrent ne pas en avoir besoin.

[3] Par rapport aux emplois qui auraient été repris sans conditionnalité renforcée.

[4] On indique par « + » ou « – » si les effets de l’accompagnement sur l’emploi et sa qualité sont positifs ou négatifs.

[5] « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition de leur réinsertion sociale » François Mitterrand, 1988, Lettre aux Français.

[6] Le titre 3 de la loi de 1989 commence à décrire le dispositif départemental d’insertion et les obligations qui incombent au Conseil départemental (chapitre 1), puis le dispositif local d’insertion (chapitre 2) puis enfin le contrat d’insertion et la nature des ‘engagements réciproques’ (chapitre 3). L’article 42-5 prévoit que : « L’insertion proposée aux bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion et définie avec eux peut, notamment, prendre une ou plusieurs des formes suivantes ».

[7] Par dérogation aux articles 13 et 14, le représentant de l’État suspend le versement de l’allocation dans les cas suivants :

  1. Lorsque l’intéressé ne s’engage pas dans la démarche d’insertion, notamment en vue de signer le contrat d’insertion, ou son renouvellement, ou encore ne s’engage pas dans sa mise en œuvre ; l’absence à deux convocations consécutives sans motif grave entraîne la suspension de l’allocation ;
  2. Lorsque des éléments ou informations font apparaître que les revenus déclarés sont inexacts ou que l’intéressé exerce une activité professionnelle.



Retraites : de quelle soutenabilité parle-t-on ?

Éloi Laurent et Vincent Touzé

Le dernier rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), visant à évaluer l’équilibre financier du système français des retraites à l’horizon 2070 publié en septembre 2022, est l’objet d’un intense débat quant à l’urgence des réformes proposées dès 2023 (Touzé, 2023). Si sur le court terme, la dynamique des recettes dépend pour beaucoup de la capacité de l’économie française à rebondir après la pandémie de Covid puis à résister à l’envolée du cours des matières premières consécutive à l’agression russe en Ukraine, l’horizon de long terme est bâti comme on le sait sur des conjectures de croissance de la productivité du travail et d’évolution de l’emploi qui permettent d’envisager des scénarios de croissance du PIB (les hypothèses de productivité du travail étant déterminantes dans l’évolution anticipée du PIB).



Le COR a choisi dans ce rapport de revoir à la baisse ses scénarios de croissance de la productivité du travail sur la base d’une consultation d’économistes et de travaux internes (COR, 2021). Il envisage désormais un scénario bas à 0,7% de croissance au lieu de 1% et un scénario haut à 1,6% au lieu de 1,8%. Les scénarios intermédiaires sont, quant à eux, passés respectivement de 1,5% à 1,3% et de 1,3% à 1%. Mais cette prudence est-elle vraiment suffisante ?

Comme le remarquait justement Antoine Bozio dans sa présentation à la journée d’études du COR qui a en partie influencé ces choix : « Les hypothèses de croissance sont devenues essentielles, mais les hypothèses de croissance ne devraient pas être essentielles : c’est un défaut majeur de notre système que de dépendre de la croissance ».

En effet, d’une part la croissance économique connaît en France et ailleurs des fluctuations pour le moins erratiques depuis les quinze dernières années, mais plus fondamentalement encore, si cette croissance du PIB était forte et stable, ce serait sans doute le scénario le plus préoccupant sur le plan environnemental. En effet, le lien entre croissance et émissions de CO2 est clairement établi et les études qui prétendent montrer qu’un découplage est possible sont en l’état fort peu convaincantes (Parrique, 2022). En revanche, il paraît tout à fait clair que la crise climatique s’accélère, dégradant partout sur la planète et dans les territoires français les conditions de vie, et donc la santé et la productivité du travail qui en dépend (Laurent et Touzé, 2022 ; Laurent, 2023). La recherche d’une croissance toujours plus forte et visiblement destructrice de la biosphère pourrait, à l’image de la Peau de chagrin, rétrécir graduellement l’existence humaine jusqu’à l’épuiser. Cette croissance, censée assurer la soutenabilité du système de retraite, pourrait ainsi, au contraire, conduire à une attrition du temps de la retraite en raison d’une mortalité accrue mais aussi, pour les actifs, à une moindre capacité à soutenir le système par le travail. Dit autrement, la soutenabilité environnementale du système de retraite est un élément central de sa soutenabilité financière via sa soutenabilité sociale.

En outre, il est également légitime de s’interroger sur le réalisme des hypothèses implicites des scénarios de croissance du COR au regard des impératifs de transition énergétique nationaux et européens. Une façon de répondre à cette question est de s’appuyer sur une autre étude prospective, celle réalisée par l’International Energy Agency (IEA) en 2021.

L’IEA (2021) envisage ainsi trois scénarios d’évolution de la demande d’énergie :

  • une évolution tendancielle qui intègre les politiques déjà en vigueur (« Stated Policies Scenario ») ;
  • une mise en place de politiques plus ambitieuses sur le plan climatique déjà annoncées (« Announced Pledges Scenario ») ;
  • enfin, un développement qualifié de soutenable  (« Sustainable Development Scenario »), scénario qui conduit les économies avancées vers le  « zéro émission nette » en 2050.

Pour l’Europe, en particulier, l’IEA prévoit des baisses de la demande d’énergie d’ici 2050 de 10% en cas de maintien de l’évolution tendancielle, de 21% avec la mise en place de politiques plus ambitieuses et de 27% avec le scénario de développement soutenable (rappelons que ces évolutions à la baisse s’accompagnent d’un recours accru aux énergies renouvelables).

Le tableau ci-après croise les scénarios de croissance de la productivité du COR avec ceux de réduction de la consommation d’énergie de l’IEA à l’horizon de 2050.

L’efficience énergétique se mesure comme le ratio PIB/volume d’énergie consommée et ne peut seule garantir la baisse des émissions souhaitées : elle doit s’accompagner de véritables politiques de sobriété énergétique. Mais nos calculs élémentaires montrent que les gains d’efficience énergétique nécessaires pour maintenir une croissance élevée et une réduction de la consommation d’énergie sont importants quels que soient les scénarios considérés.

Á titre d’exemple, le scénario de « développement soutenable », le plus proche des exigences de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait d’après l’IEA de réduire de 27% notre consommation totale d’énergie en trente ans. Á l’horizon 2050, une croissance de la productivité comprise entre 1,1 et 1,3% (scénarios intermédiaires du COR) conduirait à une hausse de la richesse produite de 39 à 48%. Une telle hausse associée à une baisse de la consommation d’énergie est envisageable si et seulement si le système productif est capable d’améliorer l’efficience énergétique de 91 à 103%[1], signifiant une aptitude technologique à produire autant avec deux fois moins d’énergie en trente ans, ce qui peut paraître considérable. Dans le cas d’une croissance de la productivité de 0,7%, le gain nécessaire d’efficience énergétique reste élevé et égal à 79%. Pour saisir ces ordres de grandeur, on peut rappeler qu’une publication récente du ministère de la Transition écologique (Beck et al., 2021) calculait que les gains d’efficience énergétique réalisés en France sur les trente dernières années avaient été de l’ordre de 43% (d’après nos estimations un scénario de croissance nulle de la productivité nécessiterait tout de même 52% de gains d’efficience) . L’irréalisme des stratégies climatiques sous contrainte de croissance est loin d’être un défaut des seuls scénarios du COR : les projections du GIEC ont été récemment critiquées sous cet angle et comparées à des scénarios de décroissance qui apparaissent plus crédibles (Keyßer et Lenzen, 2021).

Qu’il s’agisse de l’impact de la crise climatique sur le travail et la santé comme du fardeau que fait peser la croissance sur la transition bas-carbone, le débat sur les retraites mériterait de s’enrichir de cette dimension environnementale.


[1]En notant Y le PIB, E la quantité d’énergie et Y/E le ratio d’efficience énergétique, l’évolution du ratio entre une date 0 et une date T s’exprime comme suit : YT/ET – Y0/E0 = Y0/E0 (YT/Y0/ET/E0 – 1). L’expression (YT/Y0/ET/E0 – 1) mesure le taux de variation de l’efficience énergétique. Si la production passe de 100 en 2020 à un niveau compris entre 139 et 148 en 2050 et si simultanément le niveau de consommation d’énergie doit passer d’un référentiel de 100 à 73, on en déduit que l’efficience énergétique devra s’accroître d’un taux compris entre +91% (=139/73–100/100) et +103% (=148/73–100/100).




La réforme Borne 2023 des retraites : quelques éléments d’analyse

par Vincent Touzé

En 2023, la France s’apprête à adopter une nouvelle réforme visant à restaurer l’équilibre financier du système de retraite. Le gouvernement Borne disposait de trois leviers paramétriques : (i) le taux de cotisation sur les salaires des travailleurs pour accroître les recettes, (ii) le degré de générosité des pensions versées aux retraités pour maîtriser les dépenses, et (iii) l’âge moyen de liquidation. Sans surprise, le gouvernement a annoncé recourir à une augmentation progressive de l’âge de la retraite dès le 1er septembre 2023 et accélérer la loi Touraine de 2014. Pour discuter du bien-fondé d’une telle mesure, plusieurs questions se posent : la réforme est-t-elle urgente ? L’âge est-il le seul paramètre d’ajustement acceptable ? Quels sont les principaux points de vigilance ?



Le mardi 10 janvier 2023, la Première ministre, Elisabeth Borne, a présenté à la presse l’arbitrage retenu par son gouvernement pour restaurer durablement l’équilibre budgétaire du système de retraite. Sans surprise et conformément au programme de la campagne électorale du Président Macron, le choix budgétaire s’est principalement porté vers un relèvement programmé et progressif de l’âge d’ouverture des droits à la retraite (AOD), ce dernier passant de 62 ans actuellement à 64 ans[1] pour la génération 1968 (graphique 1). Cette mesure sera associée à une accélération de la loi Touraine dont l’objectif initial fixait à 43 années cotisées (soit 172 trimestres) le nombre d’années requises pour l’obtention d’un taux plein pour la génération 1973. Avec la réforme Borne, cet objectif serait atteint dès la génération 1965 (graphique 2).

Elle a également confirmé le renforcement de la redistribution sociale via une pension minimum un peu plus généreuse, en augmentant l’actuel minimum contributif. L’objectif recherché par cette mesure sociale est de garantir une pension minimale brute de 85% du SMIC net pour une carrière complète au SMIC. Cela améliorera marginalement la pratique déjà existante qui consiste à garantir une pension de base minimale, éventuellement majorée et qui est versée au prorata de la durée validée par rapport à la durée requise. La question de la rétroactivité aux pensions déjà liquidées reste posée. Le gouvernement reconnaît implicitement une ambition limitée puisqu’il estime le coût budgétaire annuel à environ 700 millions d’euros d’ici 2030.

La première ministre a également annoncé que les nombreux dispositifs dérogatoires, déjà existants et permettant de partir plus tôt ou sans décote pour trimestres manquants, seraient préservés. A priori, seuls les travailleurs qui en sont exclus devraient supporter de plein fouet et progressivement le recul de deux ans de l’âge de la retraite.

Le projet gouvernemental prévoit de réguler l’emploi des seniors dans les entreprises en responsabilisant les employeurs sur ce sujet. Notamment, un projet d’index « senior » mesurant la performance sociale des entreprises pourrait voir le jour. De plus, le cumul emploi-retraite devrait être encouragé via une valorisation des cotisations sous la forme de nouveaux droits à pension.

Ces mesures seront présentées le 23 janvier en conseil des ministres en vue d’un examen par l’Assemblée nationale vers février-mars 2023 puis d’une entrée en vigueur le 1er septembre 2023. La réforme va désormais rentrer dans le temps parlementaire avec de nombreux débats en perspective. L’appréciation du bien-fondé de cette réforme pose plusieurs niveaux d’interrogation.

La réforme est-elle urgente ?

Le dernier rapport du COR (2022) confirme une tendance des précédents : le déficit du système de retraites (graphique 3) devrait progressivement gonfler pour atteindre un déficit compris entre 0,7 et 0,8% du PIB d’ici une dizaine d’années, soit un sous-financement des dépenses de pension de l’ordre de 6%. L’ampleur n’est pas négligeable. Toutefois, les besoins financiers sont d’une ampleur moindre que celle anticipée lors des précédentes réformes[2] car ces dernières ont déjà joué un rôle crucial de rééquilibrage budgétaire. Cette situation budgétaire s’inscrit dans un environnement général particulièrement dégradé des finances publiques en 2022 avec un déficit public d’environ 4,9% du PIB[3] et d’une dette publique d’environ 111% du PIB (OFCE, 2022).

Le gouvernement aurait pu ne prendre aucune mesure, financer le déficit par une émission de dette publique et attendre que la situation budgétaire s’aggrave. Mais deux considérations militent en faveur d’une action précoce. Premièrement, concernant les retraites où les changements paramétriques doivent être anticipés suffisamment à l’avance, il est important d’opérer sur le temps long et donc de mettre en place progressivement les changements. D’après les estimations fournies par le gouvernement, la progressivité des mesures fait que l’équilibre budgétaire ne serait atteint qu’en 2030. Deuxièmement, la procrastination a nécessairement un prisme générationnel puisqu’il appartient alors aux générations suivantes de réformer, cette fois-ci dans l’urgence, et de subir intégralement le poids de la réforme. L’anticipation précoce des problèmes de financement et la mise en place progressive de mesures correctrices peut œuvrer en faveur d’un meilleur partage générationnel.

L’âge est-il le seul paramètre d’ajustement acceptable ?

Le gouvernement dispose d’une large panoplie de paramètres pour maintenir financièrement le système de retraite à flot.

Il aurait pu augmenter le taux de cotisation ou réaffecter des impôts ou des dépenses fiscales dont l’efficacité est sujette à débat (CICE, CIR, exonération de charges).

Augmenter le taux de cotisation est discutable dans un contexte où le taux de prélèvement sur les revenus du travail, en France, est déjà élevé. Certes, ce dernier permet de financer une protection sociale généreuse mais il peut présenter des limites. En effet, user de ce levier confronte nécessairement à la question de la réduction du pouvoir d’achat des salaires en cas de hausse des cotisations salariales, et cette mesure serait d’autant plus délicate dans le contexte inflationniste actuel. Cela pose aussi la question du coût du travail en cas de hausse des cotisations patronales, mesure également un peu plus difficile à adopter dans le contexte actuel de choc sur le prix des matières premières secouant le secteur productif.

Réaffecter des ressources du budget général pour rééquilibrer les comptes de la branche retraite pose la question de la nature des pensions versées. Une première logique du système par répartition veut que les cotisations retraites prélevées sur les salaires financent les pensions contributives, c’est-à-dire celles accordées aux travailleurs sur la base de leurs cotisations passées. Une seconde logique veut que les prestations sociales versées au nom de la solidarité (pension minimum, minimum vieillesse, trimestres assimilés, etc.) soient financées par l’impôt, ce qui peut alors relever du budget général. Il pourrait donc être opportun de distinguer dans les déficits prévisionnels ce qui peut être imputé aux pensions selon leur nature contributive ou solidaire puisque ces deux logiques coexistent.

Le gouvernement aurait également pu réduire la générosité des pensions déjà versées. Dans le contexte inflationniste actuel, le gouvernement aurait pu choisir de sous-indexer fortement les pensions par rapport à l’évolution des prix. Les économies budgétaires n’auraient pas été négligeables. Le choix contraire a été fait puisque depuis le 1er janvier 2022, les pensions de base ont été revalorisées d’environ 6%. Á titre comparatif, l’État a revalorisé de seulement 3,5% le traitement indiciaire des fonctionnaires mais plus fortement le SMIC avec une hausse de 8%. Bien évidemment, la sous-indexation se heurte à la baisse du pouvoir d’achat des pensions et, plus particulièrement, à celle des petites retraites. Pour maintenir le pouvoir d’achat des petites pensions, un rapport publié par Terra Nova a émis, fin décembre, l’idée que la désindexation ne pourrait porter qu’à partir d’un niveau de pension suffisamment élevé. Cette préconisation peut s’apparenter à un recours différencié, déjà pratiqué dans le passé, du taux de CSG qui va d’une exonération à un taux majoré selon le montant de la pension. Cette ligne d’action est une façon de défendre l’idée que la solidarité portée par le système de retraites ne repose pas seulement sur un engagement entre les générations mais également sur un objectif de justice sociale entre retraités.

Finalement, le contrôle de l’âge de liquidation a retenu l’attention du gouvernement. Ce choix n’est pas une surprise puisqu’il figurait dans le programme de campagne électorale du Président Macron. Augmenter l’âge permet d’agir à la fois sur la masse de recettes qui augmente du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps (effet positif sur la taille de la population active) et sur celle des dépenses qui augmentent moins vite car les nouveaux retraités seront moins longtemps à la retraite (accroissement plus faible du nombre de pensionnés). Le contrôle de l’âge de liquidation peut reposer sur une mesure contraignante comme l’âge d’ouverture des droits (AOD) qui interdit de partir avant un âge minimum ou une mesure incitative telle que la durée de cotisation qui permet d’obtenir une surcote pour une liquidation tardive ou une décote pour une liquidation précoce. Le gouvernement Borne a choisi de combiner les deux. Bien évidemment, le recul de l’âge de la retraite est une importante source de préoccupations quant aux conséquences sociales d’un maintien plus long dans l’emploi des seniors.

Augmenter l’âge de la retraite : quels sont les principaux points de vigilance ?

Rallonger la durée d’activité pose un grand nombre d’interrogations sur les conséquences sociales puisque tous les travailleurs ne partent pas au même âge à la retraite (graphique 4). Demander un effort de travail supplémentaire à des travailleurs seniors n’est envisageable que si ces derniers ne sont pas confrontés à des problèmes d’employabilité ou de santé les rendant inaptes à poursuivre leur activité. Un des principaux points du débat devrait s’attarder, en particulier, à identifier la situation des plus fragiles qui pourraient être impactés lourdement par la réforme.

Tout d’abord, les travailleurs potentiellement les plus impactés sont ceux ayant eu des carrières longues, c’est-à-dire, des personnes qui sont entrées très tôt sur le marché du travail, qui ont pu valider des trimestres très jeunes et qui peuvent bénéficier d’un dispositif de retraite anticipée. La loi Woerth de 2010 avait prévu un décalage de deux ans de l’âge minimum pour carrières longues. La première ministre a annoncé que les dispositifs « carrières longues » pour des départs possibles dès 58 ans seront maintenus (143 000 nouveaux retraités en 2020, soit environ 23% des effectifs de nouveaux retraités du secteur privé). Les départs dès 58 ans sont très théoriques puisque le régime des salariés du secteur privé décompte un nombre infime de travailleurs réunissant les conditions requises. En pratique, les départs pour « carrières longues » se font plutôt entre 60 et 62 ans. A priori, ces travailleurs ne devraient donc pas être impactés sauf si le nombre de trimestres requis par ces dispositifs est modifié.

Ensuite, les travailleurs particulièrement fragiles, en raison d’un handicap, d’une invalidité, d’incapacité ou d’inaptitude peuvent actuellement bénéficier d’un dispositif dérogatoire de retraite au titre de l’inaptitude leur permettant de partir sans décote à l’actuel AOD de 62 ans. En 2019, 104 000 individus ont bénéficié de ce dispositif. Quant aux autres dispositifs de retraite anticipée des travailleurs handicapés (retraite dès 55 ans avec 2 231 nouveaux retraités en 2021), pour incapacité permanente (retraite dite « pénibilité 2010 » dès 60 ans avec 3 178 nouveaux retraités en 2021) ou au titre du Compte professionnel de prévention C2P[4] (retraite dite « pénibilité 2014 »), ils permettent de liquider plus tôt. La Première ministre a annoncé que pour l’ensemble de ces dispositifs l’âge dérogatoire d’ouverture des droits n’augmenterait pas. Bien au contraire, elle s’est engagée à un meilleur suivi sanitaire (bilan médical) ainsi qu’à certains assouplissements dans l’attribution de points « pénibilités ».

Pour le secteur public, les fonctionnaires en service actif et les militaires (non-officiers) peuvent partir plus tôt à la retraite, ce qui fait qu’en 2020, près de 39% des fonctionnaires ayant liquidé leur pension étaient âgés de moins 62 ans. Avec la réforme, ils pourront toujours partir plus tôt, mais la réforme devrait conduire à un décalage progressif de deux ans des âges spécifiques d’ouverture des droits propres à chaque statut.

Pour les seniors à la recherche d’un emploi, l’allongement de la durée d’activité est susceptible de se traduire par un allongement de la durée du chômage et donc par un risque du type « moins de retraités, plus de chômeurs ». Les simulations macroéconomiques concluent qu’à court terme, le recul de l’AOD peut conduire à une hausse du chômage du fait de la hausse de la population active sans hausse de l’activité (OFCE, 2021). Se pose alors la question du maintien prolongé des droits pour ces derniers afin d’éviter une entrée en situation de pauvreté. D’après la DARES, en 2021, 6,3% des actifs seniors (55-64 ans) étaient au chômage alors que 7,9% de l’ensemble des actifs se sont déclarés au chômage. Quant aux seniors en emploi, ces derniers pourraient être confrontés à des difficultés accrues de maintien dans leur poste de travail pour des raisons de compétence, d’aptitude physique, voire de santé, ce qui peut conduire à une fréquence plus élevée des arrêts maladies. La perspective d’avoir des travailleurs partant plus tard à la retraite devrait être l’occasion pour les employeurs de mettre en place une gestion à plus long terme des carrières, et en particulier en termes de formation et d’aménagement des postes de travail. La réglementation peut être un instrument pour les responsabiliser face à ces enjeux. Le gouvernement évoque des pistes sur ce sujet et ces dernières semblent, pour l’instant, peu contraignantes.

Selon toute vraisemblance, les seniors qui devraient être les plus impactés sont les travailleurs qui ne bénéficient d’aucun dispositif dérogatoire et qui espéraient prendre leur retraite avant 64 ans. Sur les dix prochaines années, le nombre de travailleurs concernés est potentiellement élevé (en 2020, près de 57% des salariés du secteur privé ont pris leur retraite entre 62 et 64 ans). Typiquement, un travailleur qui avait acquis tous ses droits à 62 ans devra travailler plus longtemps et jusqu’à 2 années supplémentaires pour les générations nées à partir de 1968. Ce raisonnement est toutefois valable à la nuance près que depuis le 1er janvier 2019, la caisse de retraite AGIRC-ARRCO applique une décote de 10% pendant trois ans sur la pension complémentaire en cas de liquidation au taux plein. Pour ne subir aucune décote, le travailleur est fortement encouragé à décaler d’une année son départ. Vu sous cet angle, l’âge minimal d’ouverture des droits à une pension pleine serait de 63 ans et non de 62 ans. La réforme portée par le gouvernement ayant un impact favorable sur le financement de l’AGIRC-ARRCO, il est fort probable que cette décote de 10% soit prochainement abandonnée. Il est raisonnable d’anticiper que de nouveaux travailleurs réuniront les conditions requises de carrières longues entre 62 et 64 ans. Ils seront donc impactés selon le nombre de trimestres supplémentaires nécessaires pour valider une carrière longue après 62 ans. En revanche, d’autres valideront un nombre de trimestres au-delà du niveau requis, et notamment les femmes qui peuvent valider jusqu’à 8 trimestres par enfant, sans pouvoir pour autant bénéficier d’un dispositif dérogatoire[5]. Quoi qu’il arrive, les seniors contraints de partir plus tard à la retraite et qui auront conservé leur emploi, ou à défaut bénéficié d’une période de chômage indemnisé, pourront prétendre à une pension complémentaire plus élevée du fait qu’ils auront accumulé plus de points au moment de la liquidation. On peut toutefois noter une inégalité de traitement des futurs retraités puisque le poids de la pension complémentaire est fonction de la part du salaire au-dessus du plafond. Le gain relatif en pension sera donc d’autant plus fort que le salaire sera élevé.

Quant à la situation des personnes aux carrières incomplètes, elles attendent en général 67 ans pour ne plus subir la décote pour trimestres manquants. La Première ministre a annoncé que cet âge du taux plein automatique ne serait pas remis en question. Pourtant, pour ces futurs retraités, une proratisation accrue est prévue avec l’accélération de l’augmentation de la durée requise : pour la génération 1968, une durée requise de 172 trimestres au lieu de 169 induit automatiquement une baisse de 1,8% de la pension en cas de carrière incomplète. Á titre de comparaison, il est utile de rappeler qu’actuellement les liquidations à 62 ans correspondent souvent à des pensions pour carrières complètes et sont donc associées à des pensions relativement plus élevées, alors qu’à 67 ans, ce sont surtout des liquidations tardives à l’âge du taux plein pour des carrières incomplètes, et donc associées à des petites pensions. Ceux qui prennent leur retraite entre ces deux âges sont souvent des travailleurs avec des carrières longues mais pas suffisamment pour partir dès l’AOD. Ces profils peuvent correspondre à ceux de cadres entrés plus tardivement sur le marché du travail en raison d’études supérieures et qui vont liquider des pensions contributives plus élevées que la moyenne. Pour les plus pauvres, l’âge d’ouverture des droits au minimum vieillesse[6] (961,08 € par mois hors APL pour une personne seule) ne bouge pas et reste fixé à 65 ans avec une dérogation à 62 ans en cas de handicap.

D’après les estimations du gouvernement, environ 30% des gains budgétaires de la réforme seraient réemployés dans les mesures sociales d’accompagnement. De plus, le retour à l’équilibre budgétaire se ferait assez lentement, ce qui pourrait suggérer une transition relativement douce dont les contours exacts mériteraient d’être appréciés par des études d’impact.

Bibliographie

Assemblée nationale, 2022, Loi de financement de la sécurité sociale 2023.

COR, 2022, Evolutions et perspectives des retraites en France, Rapport du 15 septembre 2022.

FIPADDICT, 2022, Une autre réforme des retraites est possible, Terra nova, 22 décembre 2022.

Gouvernement Borne, 2023, Pour nos retraites : justice, d’équilibre et de progrès, Dossier de presse, 10 janvier 2023 : https://www.gouvernement.fr/upload/media/content/0001/05/1548a2feb27d6e5ed4d637eb051bb95daeb2200f.pdf

Laffon P. et D. Le Bayon, 2022, Les départs en retraite au titre de l’inaptitude, Rapport IGAS, octobre.

OFCE, 2021, « Les effets macroéconomiques de leviers possibles de redressement des comptes sociaux », présentation au HCFIPS, avec les contributions de B. Ducoudré et P. Madec.

OFCE, 2022, Perspectives économiques 2022-2023 d’octobre 2022 (sous la direction d’E. Heyer et X. Timbeau), Revue de l’OFCE, n° 178.


[1] Le programme prévoyait un objectif de 65 ans, mais le candidat avait annoncé qu’il n’excluait pas de se limiter à 64 ans.

[2] La réforme Balladur de 1993 s’appuyait sur le Livre blanc sur les retraites (1991, gouvernement Rocard) qui prévoyait en 2010 un sous-financement de 30% des dépenses. Ensuite, les réformes Fillon (2003), Woerth (2010) puis Touraine (2014) ont pu se référer aux rapports du COR qui prévoyaient respectivement, au moment de l’élaboration des projets de réforme, des sous-financements de l’ordre de 14,5%, 8% et 9,5% à un horizon de 20 ans. La comparaison avec la situation actuelle est toutefois à nuancer car ces déficits anticipés prévoyaient également la montée en puissance des régimes d’employeur de la fonction publique, ce qui a conduit, par la suite, l’État a augmenté régulièrement sa contribution d’équilibre.

[3] Pour la seule protection sociale, l’assurance maladie accuserait un déficit de 17,8 milliards d’euros (Loi de financement de la sécurité sociale 2023), soit 0,65 % du PIB.

[4] Le critère de pénibilité a été introduit par la loi Touraine. Depuis le 1er octobre 2017, six risques professionnels sont pris en compte : activités exercées en milieu hyperbare (hautes pressions), les températures extrêmes, le bruit, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif. Un compte professionnel de prévention (C2P) permet à ces salariés de cumuler des points pour pénibilité : 1 point est attribué en cas d’exposition pendant un trimestre à un facteur de pénibilité, 2 points en cas d’exposition à plusieurs facteurs. Le cumul ne peut excéder 100 points. Ces points peuvent être utilisés pour payer une formation, travailler à temps partiel avec maintien de la rémunération ou pour valider des trimestres supplémentaires. L’attribution de 10 points permet de valider 1 trimestre. Ces trimestres comptent comme des trimestres cotisés et permettent d’obtenir plus rapidement une pension pour carrière longue.

[5] Le projet gouvernemental prévoit toutefois d’intégrer les périodes de congé parental, jusqu’à 4 trimestres, pour accéder aux dispositifs carrières longues et aussi dans le calcul de la pension minimum.

[6] En raison d’une reprise possible sur succession des montants versés, le taux de non recours à ce revenu minimum est de 50 %, ce qui est élevé pour une prestation sociale visant à protéger les plus âgés de la pauvreté. Le gouvernement a prévu d’augmenter le seuil de récupération, actuellement de 39 000 euros, à 100 000 euros.




La retraite : une question d’âge ou de température ?

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.



Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.


Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.




Réduire significativement le taux de pauvreté des familles monoparentales

Hélène Périvier et Muriel Pucci

Aujourd’hui on compte plus 1,45
million de foyers monoparentaux (hors
résidence alternée), soit plus de 21% des familles comprenant des enfants
mineurs. Ces familles sont les plus affectées par la précarité avec un taux de
pauvreté de plus de 35% (Insee,
France Portrait social, 2020
).
Les gouvernements successifs ont cherché à améliorer la situation de ces
familles tant du point des prestations sociales, que de l’accès aux services
publics (mode de garde des jeunes enfants par exemple). Les
familles monoparentales constituent la catégorie
de ménages ayant le plus bénéficié
des mesures socio-fiscales
prises au cours de la décennie 2008-2018 : trois
quarts de ces familles ont vu leur niveau de vie augmenter (de 4,4% en moyenne)
. Malgré ces efforts en direction des parents
isolés, leur précarité persiste.



Ceci tient en partie au fait que le système
fiscal et social traite moins favorablement les parents isolés à bas revenu –
qui perçoivent le RSA ou la prime d’activité – que les plus aisés – qui sont
imposables. En effet, la prise en compte des pensions alimentaires dans plusieurs
bases ressources de prestations sociales (RSA, prime d’activité et aides au
logement) conduit à ce que, pour 1 euro de pension perçu certains parents
isolés perdent plus d’1 euro de prestations sociales. Pour ceux qui ne
perçoivent pas de pensions alimentaires de la part de l’autre parent et bénéficient
à ce titre de l’allocation de soutien familial (ASF), l’articulation avec les
autres prestations sociales est là encore défavorable aux plus modestes.

Pour
corriger ces incohérences et plus largement pour soutenir le niveau de vie des familles
monoparentales ayant de faibles revenus, nous proposons une réforme simple et
facile à mettre en œuvre : elle
réduirait le taux de pauvreté des familles monoparentales (seuil de 60% du
revenu médian) de 4,5 points de pourcentage et permettrait de faire sortir de
la pauvreté plus de 140 000 enfants de moins de 18 ans. Cette réforme consiste
à :

  • Exclure
    l’Allocation de soutien familial (ASF) des bases ressources du RSA et de la
    prime d’activité afin d’en garantir le bénéfice intégral aux parents isolés
    sans ex-conjoint ou dont l’ex-conjoint est hors d’état de verser une pension et
    ceci quel que soit leur revenu ;
  • Appliquer un abattement à hauteur de l’ASF sur
    la pension alimentaire incluse dans les bases ressources des prestations
    sociales afin de garantir que le revenu disponible soit toujours plus élevé
    lorsque la pension alimentaire est perçue.

Pour moins d’un milliard
d’euros par an, cette réforme accroît l’efficacité du système socio-fiscal tout
en améliorant significativement le niveau de vie des parents isolés les plus
modestes et donc de leurs enfants.

Pour accéder à l’étude
complète :

Périvier
Hélène et Muriel Pucci, 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents
isolés ou séparés en daptant le système socio-fiscal », Policy Brief
OFCE
, n° 91.




Financement de Pôle Emploi par l’assurance chômage : une proposition, une révolution

par Bruno Coquet

Parmi les trois propositions qui constituent le Big Bang de l’assurance
chômage que vient d’annoncer le Medef, les deux les plus commentées sont la
création d’un système de solidarité sous la responsabilité de l’État et d’un
régime assurantiel délégué aux partenaires sociaux. Elles occultent la
troisième qui mettrait Pôle Emploi sous la responsabilité exclusive de l’État,
impliquant une baisse drastique de la contribution que verse l’Unedic à Pôle
Emploi, qui diminuerait de 4 milliards à 500 millions par an[1].



Ce serait une avancée essentielle. Car ce ne sont pas les moyens dont
Pôle Emploi doit disposer qui sont en cause mais la manière de les financer,
comme l’expliquait la Note de l’OFCE n° 58 « L’assurance
chômage doit-elle financer le service public de l’emploi
 ? »,
seule étude publiée à ce jour sur ce sujet qui, déjà en 2016, proposait une
évolution aboutissant à un chiffrage similaire à celui de la réforme
aujourd’hui proposée par le Medef.

Depuis 20 ans, la répartition du financement du service public de
l’emploi entre l’État et l’Unedic a biaisé le diagnostic des problèmes de
l’assurance chômage, nourrissant faux débats et malentendus, freinant les
réformes et ouvrant la voie à la reprise en mains par l’État.

Sur un plan théorique, il n’y a pas de raison que l’Unedic finance 80 %
du service public en charge du suivi et de l’accompagnement des chômeurs ou de
la collecte des offres d’emploi. En effet, il s’agit d’un « service public »,
ouvert à tous les employeurs publics ou privés, affiliés ou non, et à tous les chômeurs,
indemnisés ou non. La théorie économique est claire : accessibles à tous, ces
prestations doivent être financées par l’impôt, et si un usager demande un
service spécial, celui-ci est tarifé au coût marginal.

Ce coût marginal est connu et faible : ce sont les « frais
de gestion » que Pôle Emploi
facture aux employeurs publics
non-affiliés à l’assurance chômage. « Ils sont calculés à l’acte sur la
base de deux actes métiers :

  • Le traitement d’un calcul de droit (82,33€) :
    ouverture de droit initiale, rechargement ;
  • Le traitement mensuel de l’actualisation
    (6,67€) : qu’il y ait ou non versement d’une allocation 
    ».

Soit 162 euros par an environ pour un chômeur présent toute l’année. Pour
sa part, l’Unedic est facturée près de 1 500 euros par chômeur indemnisé, donc
dix fois plus cher pour les mêmes services. Au total 450 millions d’euros
suffiraient pour indemniser tout au long de l’année environ 2,7 millions de
chômeurs, quand l’Unedic paye 4,3 milliards. Ce montant pourrait être
financé (comme c’est le cas pour l’APEC) par une taxe dédiée de 0,45% sur la
masse salariale de l’ensemble des secteurs, dans la mesure où tous les actifs et
tous les employeurs peuvent recourir aux services de Pôle Emploi.

La révolution vient de ce que la lecture du financement de Pôle Emploi
qui mène à cette proposition change du tout au tout le diagnostic que l’on peut
faire du problème de l’assurance chômage, des réformes à accomplir.

De 2008 à 2019 l’Unedic a transféré 42 milliards d’euros à Pôle Emploi,
alors qu’avec la formule au coût marginal proposée par le Medef le transfert
n’aurait été que de 5,2 milliards d’euros. Dans ces conditions l’Unedic
n’aurait pas accumulé dans sa dette ces 27,5 milliards d’euros de déficit, mais
13,5 milliards… d’excédents ! Avec une focale un peu plus longue, car le
problème existait déjà avant 2008, il apparaît qu’avec des modalités de
financement claires de Pôle Emploi, l’Unedic n’aurait jamais eu de dette.

Ce prélèvement s’est fait aux dépens des allocations chômage. En effet,
ce sont pour le moment les chômeurs indemnisés qui assument l’essentiel de
cette charge, car le versement à Pôle Emploi est prélevé sur le budget
normalement dédié aux allocations, lui-même financé par des contributions prélevées
au motif de l’assurance-revenu. Ces contributions s’élèvent à 6,4% de la masse
salariale privée sous plafond, soit le même taux depuis 2003 (la part employeur
a même légèrement augmenté de 0,05% en 2017 et le remplacement de la cotisation
salariale par la CSG a déplafonné l’assiette). Les gains de productivité issus
de la fusion Assédic-ANPE et du transfert du prélèvement des cotisations à
l’Urssaf n’ont pas bénéficié à l’Unedic, et la part du budget de Pôle Emploi
couverte par l’Unedic n’a jamais cessé de progresser (de 60% à 80% en 10 ans).

Changer le mode de financement de Pôle Emploi change donc toute la
perspective, le point de départ et les objectifs des réformes à
accomplir : en réalité il le problème n’était pas de résorber un déficit
structurel lié à la « générosité » supposée des allocations, ni de
rembourser la dette ainsi créée, mais de gérer un excédent financier
structurel, obtenu malgré un nombre record de chômeurs indemnisés.

Grâce à cette révolution, l’objectif des réformes redeviendra ce qu’il
aurait toujours dû être durant toutes ces années, la recherche d’efficience
plutôt que la recherche d’économies.


[1] A ce
stade les propositions du Medef n’ont pas fait l’objet d’un document officiel,
ce billet de blog se fonde donc sur les éléments largement relayés par la presse,
mais non-détaillés à ce stade, à la suite de l’audition du président du Medef
par l’AJIS.