Que les riches lèvent le doigt !

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par Guillaume Allègre

L’Observatoire des inégalités a publié en juin son rapport sur les riches en France. La discussion s’est focalisée sur la définition d’un « seuil de richesse ».  Plusieurs limites du seuil retenu sont exposées et discutées dans le rapport. Nous proposons dans ce billet de les prolonger et de proposer un seuil de richesse alternatif, combinant revenus et patrimoine.

L’approche de l’Observatoire des inégalités est légitime et bienvenue. Définir un seuil de richesse est conventionnel mais permet, une fois la convention acceptée, de répondre à des questions en termes d’évolution de la proportion de riches et de comparaison internationale. Cela permet aussi de répondre à la question « qui est riche ? » et de regarder les évolutions de la composition. En réalité, la définition d’un seuil de richesse étant arbitraire, les réponses à « qui ? » et « combien ? » vont dépendre en grande partie de ces arbitrages. L’intérêt réside souvent alors dans les évolutions et les comparaisons internationales. Comme noté par les auteurs du rapport, le seuil de richesse et la proportion de riches dans la population ne sont pas définis ou calculés par les instituts statistiques au niveau national (INSEE) ou européen (Eurostat), contrairement au seuil et au taux de pauvreté. On comprend aisément pourquoi : il existe un consensus politique pour lutter contre la pauvreté, mais pas pour lutter contre la richesse[1]. Pour certains, lutter contre la richesse relèverait de l’envie ou de jalousie[2], tandis que d’autres soulignent l’indécence de la richesse tant que la pauvreté subsiste (OXFAM se demandait chaque année combien de personnes sont aussi fortunées que les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres soit la moitié de la population mondiale : la réponse en 2017 était 8[3]). Quelle que soit son opinion politique, il y a un mérite à répondre aux questions descriptives, mérite qui ici revient à l’Observatoire des inégalités.

La discussion publique s’est focalisée sur le niveau du seuil de richesse proposé par l’Observatoire et la réponse à la question : « Etes-vous riche ? » (également )[4]. L’Observatoire répond oui si vous avez plus de 3 673 euros de revenus par mois pour une personne seule et 7 700 pour un couple avec deux enfants. Le seuil est fixé de façon conventionnelle à deux fois le niveau de vie médian et donc à quatre fois le seuil de pauvreté à 50%. Aujourd’hui le seuil de pauvreté utilisé par les institutions est plutôt de 60% du niveau de vie médian mais l’observatoire plaide depuis longtemps pour l’utilisation d’un seuil à 50% plus proche de la représentation commune de la pauvreté[5]. C’est une autre question mais qui pose en symétrie la question du seuil de richesse retenu ici et qui peut paraître relativement bas (pour certains). « A 3 700 euros et (rajouter un contexte défavorable comme locataire à Paris), on n’est pas riche » !  Cette phrase est objectivement vraie : si vous êtes au seuil de richesse mais vivant dans un contexte défavorable, non pris en compte par l’indicateur (qui ne considère que le revenu disponible et la composition familiale), alors vous êtes objectivement moins riche et donc sous le ‘vrai’ seuil de richesse. En proposant un classement complet avec un nombre de variables limité, on se heurte inévitablement à des erreurs de classement. Se pose aussi la question du niveau absolu : à 3 700 euros on ne serait pas riche. Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, propose une lecture politique : « penser que la répartition des richesses se résume au combat des 99 % d’en « bas » contre le 1 % du haut de la pyramide, comme le dit le plus souvent la gauche française, est démagogique ». L’idée est de souligner qu’en prenant un seuil comparable au seuil de pauvreté, on peut définir la richesse à partir d’un niveau de revenu auquel les personnes se définissent aujourd’hui dans la classe moyenne supérieure. Utiliser le seuil de 2 fois le niveau de vie médian permet de déconstruire la catégorie floue, un peu trop confortable, de classe moyenne supérieure[6].

Le seuil à 200% reste tout de même arbitraire. L’avantage du seuil de pauvreté à 60% est qu’il a été débattu et choisi dans un processus politique européen (la France utilisait 50% auparavant), ce qui lui donne une forme de légitimité. Une alternative est d’utiliser plusieurs seuils (0,1%, 1%, 10%), comme le fait à certains endroits le rapport. Après tout, le revenu est une variable continue : on est toujours plus ou moins riche, plutôt que riche ou non-riche. Il est possible d’utiliser des représentations continues, comme le fait Piketty depuis un certain nombre d’années, avec des moyennes par décile de niveau de vie et un zoom sur les 1 et 0,1% les plus aisés. Ce type de représentations s’impose de plus en plus dans les sciences sociales, notamment grâce à l’accès à des données plus précises. Les déciles de niveau de vie remplacent petit à petit le concept de classes sociales (ou définissent ses contours). Paradoxalement, l’Observatoire penche plutôt pour une vision continue des inégalités… en introduisant un seuil de richesse dans un objectif de mise sur l’agenda politique.  Il y a en effet plusieurs façons de mesurer le chômage, la pauvreté ou la richesse nationale. Multiplier les indicateurs permet de mieux appréhender les différentes facettes d’une réalité complexe mais se mettre d’accord sur un seul indicateur (taux de chômage, taux de pauvreté, Pib) permet d’éviter le cherry picking[7] dans le débat public.

Outre le niveau du seuil, une autre controverse importante concerne l’utilisation du seul revenu comme variable pertinente de richesse sans tenir compte du patrimoine. Madec et Pucci comparent seuil de richesse et budget décent selon le statut d’occupation du logement, le territoire et la composition familiale. La première question posée est : « comment comparer un propriétaire sans frais d’emprunt et un locataire (ayant signé son bail récemment dans une ville tendue) ? ». La question est légitime : dans le sens commun, ces deux individus ne sont pas aussi riches même s’ils ont le même revenu. La question se pose aussi pour le taux de pauvreté. Une solution – proposée dans le rapport – est d’« ajouter aux revenus des ménages propriétaires de leur logement l’équivalent de la valeur des loyers qu’ils ne paient pas, contrairement aux autres » : soit les fameux « loyers fictifs ». Dans ce cas, il faudrait aussi ajouter un avantage HLM pour les locataires du parc social.

Ignorer l’effet de la propriété est d’autant plus dommageable que le terme de richesse renvoie souvent dans l’imaginaire à l’idée de fortune, plus qu’à celui de hauts-revenus[8]. En effet, pendant très longtemps, les riches étaient ceux qui avaient du capital et les revenus qui vont avec : étaient riches ceux qui pouvaient vivre sans travailler. Puis, le poids du capital a beaucoup baissé : de 7 fois le revenu national en 1910, il passe à un peu plus de 2 fois en 1950… pour remonter à moins de 6 fois en 2010 (Piketty, Le Capital au XXe siècle). Il y a tout de même deux très grandes différences entre 1910 et 2010 ou aujourd’hui : la constitution d’une classe moyenne patrimoniale, à base majoritairement d’immobilier, et le fait qu’en 2010 les hauts revenus ont tendance à également être les hauts patrimoines et inversement : Milanovic parle d’Homoploutia. Les détenteurs de hauts patrimoines ont tendance à travailler et avoir des hauts revenus, et les personnes à hauts revenus ont du patrimoine et/ou vont hériter. Mais ce qui est vrai en tendance ne l’est pas pour tous, ni même pour la plupart lorsque l’on regarde à un niveau fin (Figure 3, page 12). Or, il est facile de calculer qu’un individu au seuil de richesse selon l’Observatoire peut emprunter aujourd’hui, pour un taux d’endettement à 35%, de quoi acheter un… 30m2 à Paris, ce qui le placerait pratiquement au niveau du seuil de surpeuplement modéré selon l’INSEE (25m2 pour une personne seule) ! Cette personne si elle décide de devenir propriétaire pourrait être riche au sens de l’Observatoire des inégalités, mais pauvre en logement, avec un actif net de dettes qui pourrait devenir négatif si les prix de l’immobilier chutaient !

Puisque revenus et patrimoine – au-delà de la seule résidence principale – comptent pour déterminer la position économique des individus et foyers, il paraît souhaitable de combiner les deux dimensions dans un indicateur de « richesse ». Ceci est pertinent car tous les patrimoines ne génèrent pas de revenus – contrairement aussi à 1910. Les statistiques officielles ne comptent pas comme revenu les loyers des propriétaires occupant d’un logement, principal comme secondaire, alors que c’est une charge pour les locataires : à revenu déclaré ou disponible égal, l’aisance financière des premiers est objectivement plus importante que celle des seconds. D’autres actifs financiers ne procurent pas toujours des dividendes bien qu’ils génèrent des plus-values. Pour tenir compte de la richesse provenant de la possession d’un patrimoine – même en dehors des revenus imposables qu’il génère – on pourrait ajouter aux revenus hors patrimoine des revenus (fictifs) du patrimoine équivalent à 4% de la valeur du patrimoine (nette des dettes), ce qui correspond environ au rendement moyen du capital (et à un rendement locatif net). En pratique, si l’on ajoute les revenus fictifs procurés par le double du patrimoine médian (330 000 euros), il faut rajouter environ 1 100 euros de revenu du patrimoine fictif par foyer. Le seuil de richesse pourrait ainsi passer de 3 700 euros mensuels à 4 800[9].

La méthode qui consiste à combiner revenus réels du travail et revenus fictifs du patrimoine est utilisée par la fiscalité néerlandaise : jusqu’en 2021 elle considérait que les patrimoines génèrent en moyenne 4% de revenus et taxait ces gains à l’impôt sur le revenu de façon forfaitaire (à un taux de 31%), ce qui revenait à un impôt sur la fortune à 1,2% (et à défiscaliser les revenus réels du patrimoine)[10].

Mais on s’avance : la fiscalisation des loyers fictifs est une proposition hautement inflammable. L’idée ici n’est pas de proposer un impôt supplémentaire mais de mieux décrire une réalité perceptible par tous : mieux vaut être riche en revenus et en patrimoine qu’être riche en revenus et pauvre en patrimoine[11].  Mais s’il ne serait pas très heureux de vouloir combiner dans un indicateur synthétique santé et revenus, ce n’est pas le cas pour revenus et patrimoine : alors que santé et revenus sont complémentaires pour atteindre un certain niveau de bien-être, revenus et patrimoine sont en grande partie substituables pour définir l’aisance financière ou la richesse.

Pour finir, il est intéressant de noter que ce billet, celui de Madec et Pucci, celui de Damon, de même que l’article du Monde (« Peut-on déterminer un  seuil de richesse comme on définit un seuil de pauvreté » ? ) et d’autres articles dans la presse et sur internet discutent de l’indicateur de richesse. Par contre, personne ou presque ne discute de ce que l’indicateur indique : le « taux de richesse » baisse assez fortement en France (de 9% en 2011 à 7,1% en 2019). Or, si l’on veut mettre un indicateur à l’agenda public, il faut favoriser une discussion non pas seulement sur l’indicateur mais sur ce qu’il mesure (« pourquoi la proportion de riches baisse-t-elle ? »). Le problème en l’occurrence est qu’aucun acteur investi n’y a un intérêt immédiat. Ceux qui sont plutôt favorables à des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités dans le haut de l’échelle seront réticents à communiquer sur une baisse de ces inégalités en l’absence de ces politiques et ceux qui n’y sont pas favorables n’ont pas intérêt à ce que ce débat ait lieu : rien de mieux que la discrétion. A cette discrétion, préférons la publicité donnée par l’Observatoire des inégalités.


[1] On me signale que compter n’a pas nécessairement d’implications normatives, ce qui peut être juste en général mais faux dans ce cas particulier. C’est manifeste pour le taux de pauvreté qui est un indicateur descriptif mais qui a une grande normativité car il est entendu que la pauvreté doit être réduite. Construire un indicateur de richesse de façon symétrique à l’indicateur de pauvreté, c’est-à-dire comme un indicateur d’inégalités relatives, c’est implicitement faire passer le message qu’il faut lutter contre toutes les inégalités, dans le bas comme dans le haut de la distribution.

[2] Ce thème est surtout prégnant dans le débat public américain, voir : https://www.forbes.com/sites/taxnotes/2021/08/09/envy-doesnt-explain-soak-the-rich-taxation/?sh=71b4858872d2

[3] L’association a apparemment arrêté ce comptage, peut-être parce que les plus pauvres au niveau mondial n’ont pas de patrimoine : chaque Français n’étant pas à découvert sur son compte en banque avait donc un patrimoine supérieur à celui, cumulé, d’une grosse partie de l’humanité.

[4] Le parallèle avec la pauvreté s’arrête là : aucun magazine sur internet ne demande « êtes-vous pauvre ? » à ses lecteurs.

[5] https://www.inegalites.fr/pauvre-exageration : « Du point de vue des revenus stricto sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes. C’est pourquoi l’Observatoire des inégalités publie les différents seuils mais utilise dans ses analyses, quand c’est possible, le seuil à 50 % ».

[6] Les économistes ont tendance à définir les classes selon le niveau de vie relatif. Par exemple, les 10% les plus bas revenus (D1) sont les pauvres ; les 40% suivant les classes populaires (D2-D5) ; les 40% suivant les classes moyennes (D6-D9) et les 10% les plus hauts revenus (D10), les aisés.  L’avantage de cette convention est une relative symétrie. L’inconvénient est que les « classes moyennes » sont celles qui ont un niveau de vie supérieur à la médiane, ce qui est difficile à comprendre si l’on n’utilise plus une classification en trois classes : ouvrière, moyenne, supérieure (le moyen étant alors justifié par la centralité sociale entre les deux autres classes). La classe moyenne supérieure est parfois définie comme D9, ou alternativement C90-99 (les 10% les plus aisés moins les 1%). Ces individus sont en effet beaucoup moins riches que les 1% mais ce groupe n’a rien de moyen, la classe moyenne ayant déjà des revenus supérieurs à la moyenne.

[7] Technique argumentative consistant à choisir les seuls faits ou données qui servent votre propos.

[8] Le rapport discute également d’un seuil de fortune à 3 fois le patrimoine médian. Richesse en revenus et fortune en patrimoine sont discutées séparément alors que, selon l’approche proposée ici, elles se combinent.

[9] Le seuil réel dépend de la corrélation fine entre revenus et patrimoine et ne peut être obtenu qu’avec des micro-données croisant revenus et patrimoine.

[10] Depuis 2021, l’ancien taux de 4% est progressif : de 1,82% pour un patrimoine net de 51 000 euros à 5,53% pour un patrimoine supérieur à 1 013 000 euros.  Ceci permet de rendre cet impôt sur la fortune progressif.

[11] Comme l’objectif est descriptif, il n’est pas nécessaire de prendre en compte des situations particulières comme l’agriculteur retraité de l’Ile de Ré dont la maison a une valeur marchande qui a beaucoup augmenté alors que sa valeur d’usage est restée constante (voire a baissé s’il préférait ses voisins agriculteurs, aux maisons secondaires inoccupées l’hiver). La fiscalité, par contre, doit être robuste à certains cas particuliers non traités dans le cadre de cette proposition d’indicateur.