Retraites : de quelle soutenabilité parle-t-on ?

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Éloi Laurent et Vincent Touzé

Le dernier rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), visant à évaluer l’équilibre financier du système français des retraites à l’horizon 2070 publié en septembre 2022, est l’objet d’un intense débat quant à l’urgence des réformes proposées dès 2023 (Touzé, 2023). Si sur le court terme, la dynamique des recettes dépend pour beaucoup de la capacité de l’économie française à rebondir après la pandémie de Covid puis à résister à l’envolée du cours des matières premières consécutive à l’agression russe en Ukraine, l’horizon de long terme est bâti comme on le sait sur des conjectures de croissance de la productivité du travail et d’évolution de l’emploi qui permettent d’envisager des scénarios de croissance du PIB (les hypothèses de productivité du travail étant déterminantes dans l’évolution anticipée du PIB).

Le COR a choisi dans ce rapport de revoir à la baisse ses scénarios de croissance de la productivité du travail sur la base d’une consultation d’économistes et de travaux internes (COR, 2021). Il envisage désormais un scénario bas à 0,7% de croissance au lieu de 1% et un scénario haut à 1,6% au lieu de 1,8%. Les scénarios intermédiaires sont, quant à eux, passés respectivement de 1,5% à 1,3% et de 1,3% à 1%. Mais cette prudence est-elle vraiment suffisante ?

Comme le remarquait justement Antoine Bozio dans sa présentation à la journée d’études du COR qui a en partie influencé ces choix : « Les hypothèses de croissance sont devenues essentielles, mais les hypothèses de croissance ne devraient pas être essentielles : c’est un défaut majeur de notre système que de dépendre de la croissance ».

En effet, d’une part la croissance économique connaît en France et ailleurs des fluctuations pour le moins erratiques depuis les quinze dernières années, mais plus fondamentalement encore, si cette croissance du PIB était forte et stable, ce serait sans doute le scénario le plus préoccupant sur le plan environnemental. En effet, le lien entre croissance et émissions de CO2 est clairement établi et les études qui prétendent montrer qu’un découplage est possible sont en l’état fort peu convaincantes (Parrique, 2022). En revanche, il paraît tout à fait clair que la crise climatique s’accélère, dégradant partout sur la planète et dans les territoires français les conditions de vie, et donc la santé et la productivité du travail qui en dépend (Laurent et Touzé, 2022 ; Laurent, 2023). La recherche d’une croissance toujours plus forte et visiblement destructrice de la biosphère pourrait, à l’image de la Peau de chagrin, rétrécir graduellement l’existence humaine jusqu’à l’épuiser. Cette croissance, censée assurer la soutenabilité du système de retraite, pourrait ainsi, au contraire, conduire à une attrition du temps de la retraite en raison d’une mortalité accrue mais aussi, pour les actifs, à une moindre capacité à soutenir le système par le travail. Dit autrement, la soutenabilité environnementale du système de retraite est un élément central de sa soutenabilité financière via sa soutenabilité sociale.

En outre, il est également légitime de s’interroger sur le réalisme des hypothèses implicites des scénarios de croissance du COR au regard des impératifs de transition énergétique nationaux et européens. Une façon de répondre à cette question est de s’appuyer sur une autre étude prospective, celle réalisée par l’International Energy Agency (IEA) en 2021.

L’IEA (2021) envisage ainsi trois scénarios d’évolution de la demande d’énergie :

  • une évolution tendancielle qui intègre les politiques déjà en vigueur (« Stated Policies Scenario ») ;
  • une mise en place de politiques plus ambitieuses sur le plan climatique déjà annoncées (« Announced Pledges Scenario ») ;
  • enfin, un développement qualifié de soutenable  (« Sustainable Development Scenario »), scénario qui conduit les économies avancées vers le  « zéro émission nette » en 2050.

Pour l’Europe, en particulier, l’IEA prévoit des baisses de la demande d’énergie d’ici 2050 de 10% en cas de maintien de l’évolution tendancielle, de 21% avec la mise en place de politiques plus ambitieuses et de 27% avec le scénario de développement soutenable (rappelons que ces évolutions à la baisse s’accompagnent d’un recours accru aux énergies renouvelables).

Le tableau ci-après croise les scénarios de croissance de la productivité du COR avec ceux de réduction de la consommation d’énergie de l’IEA à l’horizon de 2050.

L’efficience énergétique se mesure comme le ratio PIB/volume d’énergie consommée et ne peut seule garantir la baisse des émissions souhaitées : elle doit s’accompagner de véritables politiques de sobriété énergétique. Mais nos calculs élémentaires montrent que les gains d’efficience énergétique nécessaires pour maintenir une croissance élevée et une réduction de la consommation d’énergie sont importants quels que soient les scénarios considérés.

Á titre d’exemple, le scénario de « développement soutenable », le plus proche des exigences de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait d’après l’IEA de réduire de 27% notre consommation totale d’énergie en trente ans. Á l’horizon 2050, une croissance de la productivité comprise entre 1,1 et 1,3% (scénarios intermédiaires du COR) conduirait à une hausse de la richesse produite de 39 à 48%. Une telle hausse associée à une baisse de la consommation d’énergie est envisageable si et seulement si le système productif est capable d’améliorer l’efficience énergétique de 91 à 103%[1], signifiant une aptitude technologique à produire autant avec deux fois moins d’énergie en trente ans, ce qui peut paraître considérable. Dans le cas d’une croissance de la productivité de 0,7%, le gain nécessaire d’efficience énergétique reste élevé et égal à 79%. Pour saisir ces ordres de grandeur, on peut rappeler qu’une publication récente du ministère de la Transition écologique (Beck et al., 2021) calculait que les gains d’efficience énergétique réalisés en France sur les trente dernières années avaient été de l’ordre de 43% (d’après nos estimations un scénario de croissance nulle de la productivité nécessiterait tout de même 52% de gains d’efficience) . L’irréalisme des stratégies climatiques sous contrainte de croissance est loin d’être un défaut des seuls scénarios du COR : les projections du GIEC ont été récemment critiquées sous cet angle et comparées à des scénarios de décroissance qui apparaissent plus crédibles (Keyßer et Lenzen, 2021).

Qu’il s’agisse de l’impact de la crise climatique sur le travail et la santé comme du fardeau que fait peser la croissance sur la transition bas-carbone, le débat sur les retraites mériterait de s’enrichir de cette dimension environnementale.


[1]En notant Y le PIB, E la quantité d’énergie et Y/E le ratio d’efficience énergétique, l’évolution du ratio entre une date 0 et une date T s’exprime comme suit : YT/ET – Y0/E0 = Y0/E0 (YT/Y0/ET/E0 – 1). L’expression (YT/Y0/ET/E0 – 1) mesure le taux de variation de l’efficience énergétique. Si la production passe de 100 en 2020 à un niveau compris entre 139 et 148 en 2050 et si simultanément le niveau de consommation d’énergie doit passer d’un référentiel de 100 à 73, on en déduit que l’efficience énergétique devra s’accroître d’un taux compris entre +91% (=139/73–100/100) et +103% (=148/73–100/100).