Inégalités et modèles macroéconomiques

image_pdfimage_print

par Stéphane Auray et Aurélien Eyquem

« Tous les modèles sont faux mais certains sont utiles ». Cette citation de Georges Box a souvent été utilisée pour justifier les hypothèses réductrices faites dans les modèles macroéconomiques. L’une d’elles a longtemps été critiquée : le fait que le comportement des ménages, bien que différents (hétérogènes) dans leurs caractéristiques individuelles (âge, profession, genre, revenu, patrimoine, état de santé, statut sur le marché du travail), puisse être approximé au niveau macroéconomique par celui d’un agent dit « représentatif ». Faire l’hypothèse d’un agent représentatif revient à considérer que l’hétérogénéité des agents et les inégalités qui en résultent importent peu pour les fluctuations agrégées.

Les économistes ne sont pas aveugles et savent bien que les ménages, les firmes ou les banques ne sont pas tous identiques. De nombreux travaux se sont intéressés aux effets de l’hétérogénéité des ménages sur l’épargne agrégée et par suite, sur les fluctuations macroéconomiques[1]. D’une autre façon, certains travaux proposent des modèles dits « à générations imbriquées » dans lesquels l’âge joue un rôle important[2].

Le plus souvent, dans ces modèles, les ménages transitent d’un état à l’autre (de l’emploi vers le chômage, d’un niveau de compétence et donc de revenu vers un autre, d’un âge vers un autre) et connaissent les probabilités de transition. En l’absence de mécanismes d’assurance (chômage, redistribution, santé), ces risques anticipés de transition produisent un risque anticipé de revenu ou de santé qui pousse les agents à épargner pour s’assurer. De surcroît, les différences de comportements d’épargne et de consommation sont susceptibles d’induire également des comportements différenciés en termes d’offre de travail. Enfin, les changements dans l’environnement macroéconomique (variation du taux de chômage, des taux d’intérêt, des salaires, des impôts et cotisations, des dépenses publiques, des dispositifs d’assurance existants) affectent potentiellement ces probabilités individuelles et les comportements microéconomiques qui en résultent. Les risques agrégés affectent donc chaque ménage de manière différente selon ses caractéristiques, ce qui génère des effets d’équilibre général et des effets redistributifs. Pourtant ces travaux relativement anciens se sont heurtés à deux obstacles.

Le premier est d’ordre technique : suivre dans le temps l’évolution de distributions d’agents est une tâche mathématiquement complexe. Bien sûr il est possible de réduire l’ampleur de l’hétérogénéité en se limitant à deux agents (ou deux types d’agents) : ceux ayant accès aux marchés financiers et ceux étant contraints de consommer leur revenu à chaque période[3], les actifs et les retraités, etc. Mais si ces modèles simplifiés permettent de comprendre et valider les grandes intuitions, ils demeurent limités notamment d’un point de vue empirique. Ils ne permettent pas, par exemple, d’étudier l’évolution des inégalités sur l’ensemble de la distribution des revenus ou des patrimoines de manière réaliste.

Le second est plus profond : plusieurs de ces travaux concluaient que les modèles à agents hétérogènes, bien que beaucoup plus complexes à manipuler, n’avaient pas de performances nettement supérieures aux modèles à agents représentatifs en termes de validation macroéconomique agrégée (Krusell et Smith, 1998). Certes, leur projet n’était pas d’étudier l’évolution des inégalités ou leurs effets macroéconomiques, mais plutôt la contribution de l’hétérogénéité des agents à la dynamique agrégée. De fait, le sujet des inégalités a longtemps été considéré comme étant orthogonal ou presque à l’analyse macroéconomique (du moins celle s’intéressant aux fluctuations) et comme relevant plutôt de l’économie du travail, de la microéconomie ou de la théorie des choix collectifs. Ainsi, les modèles à agents hétérogènes ont souffert pendant longtemps de cette image d’objet inutilement complexe dans l’analyse macroéconomique des fluctuations.

Ces dernières années, ces modèles connaissent un renouveau exceptionnel au point qu’ils semblent devenir le standard de l’analyse macroéconomique. Le premier obstacle a été levé par l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul utilisée pour résoudre et simuler ces modèles, combinée au développement d’outils mathématiques puissants permettant de résoudre ces modèles plus facilement (Achdou et al. 2022). Le second obstacle a été levé par un triple mouvement que nous détaillons ci-dessous : la montée en puissance des travaux (notamment empiriques) montrant l’importance des inégalités de revenus et de patrimoines pour les questions relevant typiquement de la macroéconomie – au-delà de leur intérêt intrinsèque –; le développement d’outils de mesure des inégalités permettant un rapprochement avec l’analyse macroéconomique et le raffinement des hypothèses considérées dans les modèles à agents hétérogènes.

Tout d’abord, de nombreux travaux empiriques montrent que l’épargne de précaution joue un rôle majeur dans les fluctuations macroéconomiques (Gourinchas et Parker, 2001). Mais cette épargne de précaution et la sensibilité de l’épargne (et des dépenses des ménages) aux revenus ne sont pas identiques pour tous les ménages. En effet, les travaux empiriques suggèrent que la propension marginale à consommer (PMC) agrégée se situe entre 15% et 25% (Jappelli et Pistaferri, 2010), et que la PMC d’une grande partie de la population est supérieure à la PMC obtenue dans les modèles à agents représentatifs. Dans les modèles à agents représentatifs et en haut de la distribution des patrimoines, celle-ci est approximativement égale au taux d’intérêt réel, et donc très inférieure aux estimations empiriques (voir Kaplan et Violante, 2022). Comprendre à travers de solides fondements microéconomiques l’origine d’une PMC agrégée élevée est donc critique, notamment si l’on souhaite étudier de manière réaliste les effets des politiques macroéconomiques (monétaire, budgétaire, etc.) qui reposent sur des effets multiplicateurs liées à la distribution des PMC.

Ensuite, ces dernières années, une littérature abondante et de plus en plus étoffée empiriquement s’est développée sur les questions liées aux inégalités de revenus. Á la suite de l’article fondateur d’Atkinson (1970) puis de développements plus récents[4], nous disposons désormais de séries longues mesurant les inégalités de revenu avant et après impôts, les inégalités de patrimoine, sur l’ensemble de la distribution des ménages pour un grand nombre de pays. Ce que l’on appelle les comptes nationaux distributionnels (Distributional National Accounts) permet enfin de confronter de manière très fine les prédictions de modèles macroéconomiques à agents hétérogènes aux données microéconomiques ayant une cohérence totale avec le cadre de l’analyse macroéconomique.

Enfin, les modèles à agents hétérogènes eux-mêmes ont évolué. En effet, les modèles de « première génération » considéraient généralement un seul actif (le capital physique, autrement dit les actions des entreprises) et empêchaient les agents de s’endetter, ce qui les conduisait à épargner pour un motif de précaution. Ces hypothèses ne permettaient pas de comprendre pourquoi les PMC étaient élevées. Elles ne parvenaient pas à répliquer correctement la distribution observée des revenus et surtout des patrimoines. En réalité, les ménages ont accès à plusieurs actifs (épargne liquide, logement, actions) et la composition de leur richesse est très différente selon le niveau de patrimoine : les ménages commencent généralement à épargner sous forme liquide, puis investissent leur épargne dans l’immobilier en contractant des prêts bancaires, et enfin diversifient leur épargne (seulement pour les plus gros patrimoines, au-delà du 60e percentile de la distribution des patrimoines) en achetant des actions (Auray, Eyquem, Goupille-Lebret et Garbinti, 2023). Ce faisant, une grande partie de la population se retrouve endettée pour constituer un patrimoine immobilier, donc peu liquide. Bien qu’ayant des revenus importants, de nombreux ménages consomment donc presque tout leur revenu, ce qui réduit leur capacité d’auto-assurance via l’épargne. Cela accroît leur PMC (et donc la PMC agrégée) conformément aux observations empiriques (Kaplan, Violante et Weidner, 2014).

Ainsi, les macroéconomistes peuvent aujourd’hui intégrer pleinement l’analyse des inégalités de revenu, de patrimoine, de santé, au sein de modèles fondés sur des comportements microéconomiques plus réalistes. Ils peuvent réinterroger les consensus obtenus concernant la conduite des politiques monétaires[5] ou budgétaires[6] et en interroger les effets redistributifs. Ils sont également en mesure de quantifier les effets agrégés et redistributifs de politiques commerciales ou environnementales, qui sont/seront au cœur de leur acceptabilité politique. De nouveaux horizons pour des modèles moins faux et plus utiles.


[1] Voir notamment Bewley (1977), Campbell et Mankiw (1991), Aiyagari (1994), Krusell et Smith (1998), Castaneda, Diaz-Gimenez et Rios-Rull (1998).

[2] Voir les travaux d’Allais (1947) et de Samuelson (1958) puis entre autres de De Nardi (2004).

[3] Voir Campbell et Mankiw (1989) ; Bilbiie et Straub (2004) ; Gali, Lopez-Salido et Valles (2007).

[4] Voir Piketty (2001, 2003), Piketty et Saez (2003, 2006), Atkinson, Piketty et Saez (2011), Piketty, Saez et Zucman (2018) et Alvaredo et al. (2020).

[5] Kaplan, Moll et Violante (2018) ; Auclert (2019) ; Le Grand, Martin-Baillon et Ragot (2023).

[6] Heathcote (2005) ; Le Grand et Ragot (2022) ; Bayer, Born et Luetticke (2020)              .