Ce que le PIB russe ne dit pas

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par Guillaume Allègre

Les révisions récentes de projection de PIB pour la Russie pour 2022 ont relancé le débat sur l’efficacité des sanctions économiques. Le FMI a révisé deux fois sa prévision économique pour 2022, la croissance de l’économie russe est passée de – 8,5% en avril à – 6% en juillet puis à – 3,4% en octobre (à comparer à la prévision de 2,8% en janvier 2022). On peut dire que, contrairement à certaines prédictions, l’économie russe ne s’est pas effondrée. En conclure sur l’inefficacité des sanctions serait pourtant prématuré. 

Les premières sanctions européennes contre la Russie datent de 2014, à la suite de l’annexion illégale de la Crimée. De nouveaux trains de sanctions ont été votés après « l’invasion non provoquée et injustifiée de l’Ukraine ». Ces sanctions visent les secteurs financier, commercial, de l’énergie, des transports, de la technologie et de la défense. Elles ont pour objectif explicite « d’affaiblir la capacité du Kremlin à financer la guerre et d’imposer des coûts économiques et politiques évidents à l’élite politique de la Russie qui est responsable de l’invasion » (Conseil européen). Á ce propos, pour estimer l’impact de ces sanctions sur l’économie russe, on pourra se référer à Bruegel, 2022 et Sonnenfield et al., 2022

Il convient de rappeler qu’il n’y a pas que les sanctions occidentales qui impactent l’économie russe. L’économie russe est impactée par trois chocs importants : les sanctions occidentales, les sanctions russes contre l’Occident, et … la guerre russe en Ukraine. Deux des trois chocs sont donc auto-infligés et diminuent potentiellement le rôle des sanctions occidentales sur la révision des prévisions de croissance du PIB par rapport à celle de janvier 2022 (6,2 points aujourd’hui contre 11,3 points en avril, soit une diminution de moitié environ).

Le problème est que le PIB ne mesure pas vraiment ce que l’on a envie de mesurer en termes d’efficacité des sanctions. L’objectif est de réduire la capacité de nuisance de l’économie russe, notamment en termes militaires par rapport à ses objectifs en Ukraine et possiblement une extension du conflit. Ce billet ne s’appuie pas sur une expertise militaire, il ne s’appuie pas non plus sur une analyse approfondie de la comptabilité nationale russe : il s’agit seulement de montrer que le PIB n’est pas un bon indicateur si l’on s’en tient à l’objectif fixé par les sanctions. Tous les indicateurs sont mauvais mais certains sont utiles ; d’autres sont tellement mauvais qu’il vaut mieux y accorder qu’un très faible poids, voire aucun poids s’il y a un doute en termes de manipulation. 

Notons qu’il existe d’autres indicateurs qui ne donnent pas les mêmes informations que le PIB. Le principal indicateur boursier (Moex) est passé d’environ 4 000 en février à environ 2 000 aujourd’hui, soit une baisse de 50%. Un indicateur boursier ne mesure pas la capacité productive d’une économie : c’est une anticipation des profits futurs (d’un petit nombre d’entreprises) et non pas de la valeur ajoutée (de la richesse créée). Á court terme, une économie peut être productive même en l’absence de profits : les usines peuvent tourner à marge nulle (mais la capacité d’investissement est réduite : le PIB ne dit rien sur le futur). Le PIB est un indicateur de richesse créée à un moment donné. C’est une partie de ce que l’on veut mesurer. On souhaiterait mesurer la qualité et la pertinence mais le PIB ne mesure pas la pertinence et on a de nombreuses raisons de penser que la qualité est mal mesurée (en dehors même de triche).

Premièrement, le PIB additionne les pommes, la vodka et les kalachnikovs. Si l’économie russe ne peut plus produire d’armes sophistiquées, l’objectif est atteint même si les Moscovites continuent à sortir au restaurant, à boire des alcools locaux et à mettre les photos sur Telegram. Le PIB russe peut même augmenter s’ils substituent au champagne une contrefaçon locale.

Deuxièmement, le PIB additionne tout cela aux prix de marché. Cela pose un problème dans le cas précis de l’économie russe puisque les sanctions ont justement pour objectif de couper le pays des marchés internationaux. La mesure du PIB est pertinente dans une économie de marché quand tous les biens sont échangés. Premier type de problème, calculer et comparer le PIB d’une colonie sur Mars, sans aucun échange entre la Terre et Mars, n’aurait pas de sens. Deuxième type de problème, prenons l’exemple extrême d’un pays exportateur : 100% du financement provient de l’exportation de matières premières, 100% des biens et services sont fournis par l’État. Le PIB ne dit rien de la qualité des biens et services fournis, en termes de bien-être ou de capacité militaire (si l’État ne fournit qu’une bureaucratie inefficace). Dans la situation actuelle, ces deux problèmes se posent à la Russie : l’économie est coupée d’une partie des marchés internationaux, et l’État – qui reçoit les dividendes de Gazprom – compense les dommages infligés par les sanctions au niveau macroéconomique.  

Prenons l’exemple du gaz : son prix a fortement augmenté depuis bien avant la guerre, en partie en raison de la forte reprise en 2021 et de la volonté de la Russie de ne pas fournir de gaz à l’Europe au-delà des contrats de long-terme. La demande de gaz étant fortement inélastique à court-terme, la Russie a réussi à augmenter fortement ses recettes grâce à un effet-prix bien supérieur à l’effet-volume[1]. Toutes choses égales par ailleurs, le PIB augmente et les caisses de l’État se remplissent[2]. Face à la stratégie russe qui conduit à des excédents commerciaux, la stratégie de sanctions occidentales ne vise pas à vider les caisses de l’État russe mais principalement à réduire ses capacités logistiques, industrielles et militaires. Selon des informations très partielles, le secteur des transports serait très touché : la production de voitures particulières s’est effondrée d’environ 90% ; la vente de voitures neuve a baissé de 60%. Les importations sont loin de compenser entièrement la baisse de la production, ce qui tend à montrer que les substitutions par les importations ne sont pas si aisées. Á Vladivostok, la plupart des voitures vendues d’importations japonaises n’auraient pas le volant du bon côté .

Les sanctions ont des effets immédiats sur les capacités de l’économie russe mais les effets qu’elles produisent sur les richesses créées par l’économie, telles que mesurée par le PIB, sont plus diffus. C’est également vrai de l’impact de l’émigration. Selon le FSB, près de 1 million de Russes auraient émigré depuis fin février alors que la population active est de 70 millions. Certains sont probablement rentrés et certains sont partis avec des enfants. Même si la population active (et le PIB) n’a baissé que de 1% à la suite de ces départs, cela ne veut rien dire de la désorganisation que cette baisse peut représenter. Cas extrême : si un fonctionnaire parti en Arménie est remplacé par un chômeur au même taux salarial, le PIB reste constant (le PIB par tête augmente) mais pas nécessairement la qualité des services rendus. C’est vrai des services publics mais aussi de tous les services achetés par l’État, industrie militaire inclue (les prisonniers payés par l’armée font augmenter le PIB). Or l’État a beaucoup de cash en ce moment : il pourrait acheter beaucoup de services pour stabiliser l’économie sans être trop regardant sur la qualité.

Tous ces biais existent en temps normal dans nos économies. Ils sont exacerbés en situation de crise. La baisse du PIB en France au deuxième trimestre 2020 (-19% par rapport au deuxième trimestre 2019) ne mesurait pas la chute de bien-être produit par l’économie ni aujourd’hui la capacité de nuisance du conflit. Le PIB n’est pas un très bon indicateur pour mesurer ces capacités en temps normal (voir Stiglitz-Sen-Fitoussi), mais c’est encore plus vrai en période de crise où les priorités changent vite et les marchés se ferment.

Á moyen-terme, le principal journal économique russe (kommersant.ru) l’écrit explicitement : une stratégie de substitution des importations va être difficile dans de nombreux secteurs[3]. Il est probable que la capacité de l’économie russe à s’insérer dans les secteurs à forte valeur ajoutée des chaînes de valeur mondiales sera fortement affectée. La baisse de la bourse reflète en partie ce type d’anticipations. 

Il est d’ailleurs aussi probable que ces chaînes de valeur ajoutée soient de moins en moins mondialisées. Le commerce n’est doux que si la spécialisation induite par les échanges internationaux ne conduit pas à des situations de dépendance dans lesquelles un gouvernement hostile a la possibilité d’exercer un chantage économique. Le PIB russe potentiel à moyen-long terme sera probablement très affecté par l’invasion en Ukraine et les sanctions économiques (probablement durables). Aussi, la Russie va vendre son gaz durablement moins cher (et le transporter de façon plus coûteuse) que ce qu’elle aurait vendu aux Européens, qui, quel que soit l’avenir, ne voudront plus être autant dépendants. Mais cette situation est également coûteuse à moyen-long terme pour l’Europe (et à court terme pour le climat). La démondialisation subie par les tensions géopolitiques implique des pertes pour tous les pays.  La question de la distribution au sein des pays et de gains éventuels pour ceux qui ont perdu à la mondialisation reste ouverte : il n’est pas certain que ceux qui ont perdu à la mondialisation gagneront à la démondialisation (ce qui pose la question de l’inférence causale).  


[1] Dans un second temps, les deux effets risquent de jouer dans le même sens : les prix baissent et les volumes restent déprimés. 

[2] Remarquons que ce qui coûte à l’Union européenne, en termes de crise énergétique, est la conséquence d’une stratégie russe et non pas la conséquence des sanctions européennes. Comme en Russie, ce qui est le plus pénalisant n’est pas ce que l’on n’exporte pas mais ce que l’on n’importe pas, conséquence de l’intégration économique mondiale et de la spécialisation qui en découle. Notons que dans ces conflits économiques, l’Union européenne est en partie désarmée : elle semble plus dépendante que les autres blocs de produits hautement stratégiques.

[3] Le journal écrit (« Tragédie d’une petite chose ») : tous les effets instantanés (macroéconomiques) des sanctions ont été compensés par le ministère des Finances, la Banque centrale et les interdictions d’importations. (…) Écrire que l’économie russe ne s’est pas effondrée est aussi imprévoyant qu’écrire qu’elle s’est effondrée. (…) La demande de pétrole et de gaz, de blé et de métaux russes est mondiale, l’économie russe n’est pas très importante, il est donc peu probable qu’elle se trouve dans une situation incapable de payer les importations, du moins dans les années à venir. (…)  . Là où la substitution des importations échouera (par exemple, les affirmations pleines d’entrain selon lesquelles la Russie est capable de se doter d’avions de ligne moyen-courriers doivent être vérifiées : l’avionique russe moderne n’existe pas encore), il sera nécessaire de passer aux technologies de génération précédente, voire d’abandonner celles-ci, produits de consommation et de production, s’ils ne sont pas produits dans des juridictions « amies » et ne sont pas fournis par des juridictions « inamicales ». (…) L’exotisme de ce qui se passe sera visible en contraste avec les mêmes pays de l’OCDE (pour de nombreuses raisons, les technologies de pointe ne seront pas disponibles ici). (…) Personne ne garantit que le processus de croissance sera couronné de succès. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le processus échoue. Selon les normes mondiales, la Russie est un pays dont l’économie est très fortement intégrée au commerce mondial alors que la plupart des exemples de substitution réussis des importations reposaient sur le développement d’économies relativement fermées.