Excédent (AGIRC-ARRCO) vs. déficit (CNAV) : une mutualisation entre régimes de retraite est-elle légitime ?

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Par Frédéric Gannon et Vincent Touzé

La préparation de la loi de financement de la Sécurité Sociale 2024 s’inscrit dans un contexte tendu entre le gouvernement et les partenaires sociaux en charge de la gestion autonome du régime de retraite complémentaire AGIRC-ARRCO. D’un côté, le gouvernement cherche à équilibrer les comptes du régime général de retraite qui verse la pension de base (CNAV). D’un autre côté, l’AGIRC-ARRCO a renoué avec les excédents depuis 2021 et reconstitue progressivement son fonds de réserve. Le gouvernement, par l’intermédiaire du ministre du Travail, a fait une demande expresse au régime complémentaire d’employer une partie de son excédent pour refinancer les pensions de base. La réponse de la majorité des syndicats en charge de la gouvernance a été clairement négative. Cet article propose de revenir sur les différents éléments utiles à la compréhension du débat en cours.

Le 27 septembre dernier, le gouvernement Borne a présenté le Projet de loi de financement de la sécurité sociale 2024. Avant même que le régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) ait délibéré (voir encadré) sur les nouvelles marges de manœuvre financière offertes par la réforme des retraites adoptée en avril 2023, le gouvernement avait fait savoir, par l’intermédiaire de son ministre du Travail, Olivier Dussopt, à plusieurs reprises[1], que prélever environ 1 milliard d’euros sur les excédents du régime était une option crédible pour soutenir les besoins de financement du régime général (CNAV), et ce d’autant plus que la réforme améliore aussi sensiblement la situation financière de l’AGIRC-ARRCO. Jeudi 12 octobre, le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a confirmé cette intention devant l’Association des journalistes économistes et financiers. D’après lui, puisque la réforme des retraites « a un effet automatique sur les excédents de l’AGIRC-ARRCO, est-ce légitime que cela participe à l’amélioration de la soutenabilité financière du système global ? Je trouve que oui».

Outre un clair objectif de ressource budgétaire nouvelle pour le régime de pension de base géré par la CNAV, les déclarations du ministre du Travail s’appuient sur trois affirmations qu’il convient d’analyser :

(1) Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier ;

(2) Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique ;

(3) Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

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Encadré AGIRC – ARRCO : plan quadriennal 2023-2026

Dans la nuit du mercredi 4 au jeudi 5 octobre, l’instance de gouvernance du régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) est parvenue à un accord de pilotage quadriennal. Ce dernier prévoit de revaloriser les pensions au dernier taux d’inflation connu (INSEE, août 2023), soit 4,9%, dès le 1er novembre 2023 ainsi que la suppression de la décote temporaire de 10% en cas de départ l’année du taux plein. Cette revalorisation se rapproche de celle des pensions de base de 5,2% au 1er janvier 2024 à la suite de l’annonce du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, le 26 septembre dernier. En revanche, pour les trois années à venir, l’AGIRC-ARRCO a convenu que la revalorisation des pensions s’adaptera à la conjoncture économique et qu’elle pourrait être donc moindre que l’inflation mais au maximum de 0,4 point en dessous de cette dernière.

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  1. Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier

D’après le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR, juin 2023), les perspectives financières de la CNAV ne seraient pas alarmantes d’ici 2030, puisque ce régime de base des travailleurs du secteur privé serait en mesure de disposer de ressources suffisantes pour couvrir ses dépenses de pensions, bien que celles-ci devraient augmenter de 5,7 à 5,9% du PIB d’ici là. Malgré la réforme de 2023, la situation financière déraperait progressivement après 2030 pour atteindre un déficit d’environ 0,7% du PIB en 2070[2], soit environ 10% des dépenses lorsque ces mêmes dépenses représenteront environ 7% du PIB.

Cette analyse n’est que partiellement soutenue à court terme par le dernier rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de septembre 2023 selon lequel il manquerait près de 3 milliards en 2024 pour financer la CNAV, tout en tenant compte d’un léger excédent du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) et malgré la réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023. Des ressources nouvelles, de l’ordre de 3,3% des recettes de cotisations, et a priori de façon durable, seraient donc nécessaires pour remettre à flot la CNAV, ce qui n’est pas négligeable mais pas insurmontable.

Par ailleurs, le contexte inflationniste actuel a conduit le gouvernement à maintenir le pouvoir d’achat des retraités tout en revalorisant fortement les petites pensions, à savoir celles bénéficiaires du minimum contributif[3] (Gannon, Legros et Touzé, 2023). Cette politique gouvernementale induit mécaniquement une croissance des dépenses.

  • Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique

Ce régime de retraite par répartition en charge des pensions complémentaires des salariés du secteur privé est géré uniquement par les partenaires sociaux. Il ne peut pas s’endetter et doit donc s’assurer chaque année de disposer de ressources suffisantes pour honorer les droits à pension. Pour faire face au vieillissement de la population et à des chocs conjoncturels imprévisibles, une gouvernance exigeante a été mise en place (Charpentier, 2014 ; Gannon, Legros et Touzé, 2020 ; Touzé, 2017; )et, à partir de la fin des années 1990, elle a permis d’accumuler des réserves.

Certes, depuis 1993, les différentes réformes de recul de l’âge de la retraite adoptées par les gouvernements ont mécaniquement amélioré la situation financière du régime mais de façon insuffisante. Ce qui explique une gestion rendant le mode de calcul de la pension moins généreux[4] par l’AGIRC-ARRCO : il en découle une baisse du taux de remplacement[5] de la pension complémentaire d’une génération à l’autre, au gré de la dégradation du taux de dépendance démographique (Nortier-Ribordy, 2017 ; Gannon, Le Garrec, Lenfant et Touzé, 2021). Par exemple, les calculs prospectifs de Nortier-Ribordy (2017) montrent que le taux de remplacement de la pension complémentaire pourrait passer pour une carrière de type « cadre » (resp. « non-cadre ») de 34,7% (resp. 24,3%) du dernier salaire pour la génération née en 1952 à 21,7% (resp. 17,8%) pour celle née en 1982, soit une baisse d’environ 37,5% (resp. 26,7%) de la pension.

Ce mode de gestion a permis au régime complémentaire d’accumuler des réserves entre 1997 et 2008, lesquelles ont été mises à contribution pour amortir le choc de la crise financière de 2008. Cette grande récession a eu un impact négatif à la fois sur les ressources des cotisations et sur la valeur financière des placements. Les efforts sur les pensions et notamment la mise en place d’un coefficient de solidarité ont permis progressivement le retour à l’équilibre avec un léger excédent en 2019. Mais l’année 2020, marquée par la crise Covid-19, a été témoin de la formation d’un fort déficit (5,3 milliards d’euros, soit 6,2% des pensions versées). Depuis 2021, le retour des excédents a permis de reconstituer le fonds de réserve sans pour autant que le ratio[6] de son encours, ramené aux dépenses, soit équivalent à celui observé avant la crise de 2008 (Sénat, 2021).

Le pilotage financier du régime complémentaire n’a pas pour objectif de dégager un excédent systématique. La constitution d’un fonds de réserve permet surtout de faire face à des épisodes conjoncturels difficiles et de lisser l’ajustement à la baisse du taux de remplacement au gré du vieillissement démographique.

D’un point de vue prospectif, la gestion équilibrée conduit à maintenir à un niveau relativement constant le poids de la masse des pensions complémentaires dans le PIB (entre 3,5 et 3,9% d’ici 2070), quel que soit le scénario de croissance de la productivité (COR, 2023).

La nouvelle réforme des retraites devrait donc permettre à l’AGIRC-ARRCO de disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire, environ 1 milliard d’euros d’après le gouvernement. Ce gain résulte à la fois du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps et qu’une fois, à la retraite, ils percevront moins longtemps leur pension. L’AGIRC-ARRCO pourrait légitimement employer cette ressource supplémentaire à modérer la baisse programmée du taux de remplacement. Cette modération bénéficierait de facto proportionnellement davantage aux salaires élevés (voir infra) puisque la part de la pension complémentaire augmente avec le revenu.

La notion d’excédent financier est donc relative et conditionnelle au fait que le régime complémentaire adapte le niveau des pensions à l’évolution du nombre de cotisants par rapport au nombre de retraités. Il est important de souligner que la réforme de 2023 améliore la situation financière de tous les régimes y compris ceux de la fonction publique. En effet, pour ces derniers, la contribution d’équilibre sera réduite, ce qui laissera au gouvernement de nouvelles marges de manœuvre budgétaire pour ses choix de dépenses publiques (Legros et Touzé, 2022 ; Gannon, Legros et Touzé, 2023).

  • Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

Les transferts existent entre régimes de retraite dans le cadre d’une réglementation limitée (Cour des comptes, 2010) et pour l’essentiel au titre de la compensation démographique entre les régimes de base (CNAV, mutualité sociale agricole, fonction publique territoriale et hospitalière, etc.) pour mutualiser des vieillissements différenciés.

Prélever sur le fonds de réserve et/ou sur les excédents peut paraître contestable pour deux raisons essentielles :

  • Le fonds de réserve et l’excédent appartiennent aux adhérents du régime, à savoir les cotisants et les retraités. Il est difficile d’imaginer que l’État puisse procéder à une sorte d’expropriation sans que la validité constitutionnelle d’une telle décision ne soit questionnée. Un changement de paradigme pourrait provoquer un sentiment d’insécurité générale sur les excédents mis en réserve par les régimes de retraite. Quid des régimes des non-salariés, de l’Ircantec (régime complémentaire des salariés non titulaires de la fonction publique qui fonctionne comme l’AGIRC-ARRCO), voire du Régime additionnel de la fonction publique (RAFP) qui est un régime par point géré par capitalisation ?
  • Un mode rigoureux de gestion financière devrait être un principe universel de gouvernance à long terme des régimes de retraite (Gannon, Legros et Touzé, 2020). Si le gouvernement a la possibilité de prélever, de façon discrétionnaire, des ressources sur les régimes autonomes de retraite, alors, à l’avenir, tout régime adoptant une gestion rigoureuse des droits à la retraite, avec un excédent alimentant un fond de réserve (Cour des comptes, 2022), s’exposera à une « ponction’ », même si la première ministre Elisabeth Borne réfute ce terme, ou une « taxe », dès lors qu’au nom de la solidarité, il pourra être contraint de contribuer au financement des régimes déficitaires. Vu sous un certain angle, la réaction du ministre du Travail[7] révèle la conséquence d’une telle anticipation car cette dernière ne peut qu’encourager l’instance de gouvernance à être plus dépensière, et ce d’autant plus que cette dernière dispose d’une pleine autonomie de gestion[8].

Quelles solutions pour l’État pour remettre complètement à flot le régime de base ?

Une solution possible pour renflouer le régime de base des salariés du secteur privé dès 2024 pourrait s’appuyer sur un mixte à définir entre l’affectation de ressources nouvelles du budget général et une hausse du taux de cotisation[9] (Cornilleau et Sterdyniak, 2017).

Par exemple, le taux de cotisation retraite non plafonné[10] pourrait être sollicité au nom de la solidarité. Sa hausse pourrait être partiellement ou intégralement compensée pour les salaires inférieurs au plafond par une baisse du taux plafonné[11]. Cette hausse du taux de cotisation affectée au financement du régime de base serait alors principalement, voire intégralement supportée par la part des salaires supérieurs au plafond.

Il appartiendrait alors au conseil d’administration de l’AGIRC-ARRCO d’arbitrer, en pleine autonomie, sur l’opportunité d’une baisse du taux de cotisation vieillesse au-dessus du plafond[12]. La hausse de la cotisation de base serait alors neutralisée et n’impacterait ni le salaire net, ni le salaire brut chargé pour les hauts salaires. En revanche, il y aurait implicitement un transfert de recettes de cotisation sociale de l’AGIRC-ARRCO vers la CNAV, et la part des salaires au-dessus du plafond conduirait à l’attribution de moins de points de retraite complémentaire.

Vu le contexte actuel de réduction du déficit public et la politique d’économie annoncée par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, il paraît difficile d’affecter des ressources budgétaires supplémentaires sans hausse du taux de prélèvement. Un financement supplémentaire par une hausse générale de la CSG ou de l’impôt sur le revenu pourrait également être étudié. En l’absence de ressources nouvelles, le déficit de la branche vieillesse nécessitera une émission spécifique de titres de dette publique, un autre choix possible mais plus coûteux avec la remontée des taux d’intérêt (OFCE, 2023).

Enfin, il est utile de rappeler que la réforme des retraites a été adoptée dans un cadre législatif restreint de Loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, et que par conséquent, les mesures à caractère non-financier ont été retoquées par le Conseil constitutionnel. Une piste d’amélioration naturelle vise donc à aller au-delà de l’approche comptable et à œuvrer, grâce à des politiques actives de l’emploi, en faveur du travail des seniors et, en particulier, de l’employabilité de ceux qui devront travailler plus longtemps (Guillemard, 2021 ; Le Garrec et Touzé, 2023), ce qui ne pourra que renforcer le socle de financement du système de retraite par répartition, à savoir la part de la valeur ajoutée allouée à la rémunération du travail.


[1] Précisément, le ministre a déclaré le 27 septembre 2023 devant les membres de l’Association des Journalistes de l’Information Sociale : « Quand un régime de retraite et en l’occurrence le régime complémentaire, génère des excédents et qu’une partie de ses excédents est intrinsèquement lié à la réforme mise en place, nous considérons comme normal qu’il y ait une participation à l’équilibre général du système de retraite », puis sur l’antenne de radio Europe 1, le mardi 3 octobre 2023 : « La réforme telle qu’elle a été votée par le Parlement va permettre à l’Agirc-Arrco de dégager entre 1 et 1,2 milliard d’euros en 2026. Sur le total des excédents de 2026, il y en a une partie, environ 1-1,2 milliard d’euros qui n’existerait pas sans la réforme. Nous considérons qu’il est normal que cette partie d’excédent soit mise à contribution pour financer un certain nombre d’acquis ».

[2] Moyenne des scénarios de croissance de la productivité.

[3] La réforme des retraites porte la pension minimum pour une carrière complète SMIC à 85% du SMIC net, soit environ 1 200 euros nets par mois. Concrètement, cette hausse passe par une revalorisation du minimum contributif de 75 euros au 1er septembre 2023 (soit un montant mensuel de 709,14 euros, versé au prorata de la durée de cotisation) et de 100 euros pour le minimum contributif majoré qui est accordé à ceux qui ont au moins 120 trimestres cotisés (soit un montant mensuel de 847,57 euros, versé au prorata de la durée de cotisation).

[4] Prix d’achat du point plus élevé, faible croissance de la valeur liquidative du point, adoption d’un coefficient de solidarité (à partir du 1er janvier 2019 malus de 10% sur la pension complémentaire pendant 3 ans si départ l’année du taux plein ; annulation du malus si décalage d’une année ; bonus de 10%, 20% ou 30% pendant un an si décalage de deux, trois ou quatre années).

[5] Pourcentage de la pension en fonction du dernier salaire.

[6] Fin 2022, le montant des réserves était estimé à 68 milliards d’euros, soit environ 9,2 mois de dépenses. En 2008, les réserves représentaient environ 11 mois de pensions.

[7] Sur ce point, Olivier Dussopt a d’ailleurs précisément réagi le 5 octobre 2023 : « Dans leur accord, les partenaires sociaux ont décidé de dépenses nouvelles, financées par le rendement de la réforme des retraites et n’ont pas défini de mécanisme de solidarité permettant de sanctuariser ce rendement. Cette décision met en péril l’équilibre de la réforme et la crédibilité de nos finances publiques ».

[8] Le 27 septembre dernier, le ministre du Travail rappelait à juste titre que « la négociation autour des règles de gestion de l’Agirc-Arrco est une négociation autonome » et que cette dernière était juste « encadrée par un document d’orientation et une lettre de cadrage », et que par conséquent, « les partenaires sociaux feront ce qu’ils jugent le plus utile et le plus efficace ».

[9] Une telle démarche pourrait s’appuyer sur les recommandations de Cornilleau et Sterdyniak (2017) : « le gouvernement et les partenaires sociaux devraient annoncer clairement que c’est par la hausse des cotisations que le système devra être équilibré, une fois effectués les efforts possibles en matière de recul de l’âge de fin d’activité, ceci à taux de remplacement globalement satisfaisant ».

[10] Ce taux est actuellement de 2,30%.

[11] Ce taux est actuellement de 15,45%.

[12] Ce taux est actuellement de 21,59%.