Le contrôle européen des aides publiques : bon ou mauvais pour l’industrie ?

Par Sarah Guillou

A l’issue d’une réunion des ministres de l’Industrie à Bruxelles, le 20 février 2014, Arnaud Montebourg a critiqué le contrôle des aides par la Commission européenne qu’il juge trop strict alors que l’industrie a besoin d’aides. Il souhaite que les aides aux industries qui utilisent l’énergie de façon intensive soient soumises à dérogation en raison de la concurrence d’entreprises américaines qui bénéficient d’un coût de l’énergie bien plus faible (estimé, en moyenne, à un tiers du coût européen). Plus généralement, Arnaud Montebourg est très critique à l’égard de Joaquin Almunia, le Commissaire européen chargé de la concurrence. Le Ministre du Redressement productif a-t-il raison de fustiger le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Que sont les aides publiques aux entreprises ?

« Transfert de richesses, direct ou indirect, d’une personne publique vers une entité économique autonome », les aides publiques aux entreprises peuvent prendre des formes variées. En France, les aides d’Etat sont pour moitié constituées de dépenses fiscales (crédit d’impôt ou exonérations diverses), pour un tiers de soutien financier (prêts, garanties, fonds propres), et le reste regroupe les subventions directes ou indirectes.

Un rapport récent de l’Inspection générale des finances (IGF, 2013) a estimé le montant des aides publiques versées par l’Etat central et les collectivités locales bénéficiant aux acteurs économiques à 110 milliards d’euros. Sont incluses dans ce total des mesures comme les taux réduits de TVA (18 Mds), des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires (21 Mds), le crédit d’impôt recherche (CIR ; 3,5 Mds) auxquels s’ajoutent plus de 600 dispositifs relevant de l’Etat et bien plus encore des collectivités territoriales.

Le rapport souligne la complexité du système d’aides, résultat de la sédimentation de mesures successives, avec, parfois, un entrecroisement des niveaux d’intervention et de nombreux dispositifs engageant de petits montants. Critiquant la finalité et l’efficacité de ces aides, les auteurs du rapport regrettent que l’industrie soit peu ciblée : au final celle-ci ne reçoit que deux milliards (hors CIR et allègements de charges sociales et de TVA) alors que l’agriculture en reçoit quatre milliards.

Qu‘est ce qui justifie le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Conséquence directe de la mise en place du marché unique, le contrôle européen des aides est un outil de la politique de la concurrence européenne pour veiller à l’existence d’une concurrence effective et lutter contre les distorsions induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises. La lutte contre une course au « plus-disant » en termes de subventions est donc l’objet de ce contrôle. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Une politique de soutien relève du contrôle de la Commission si elle implique (i) une aide spécifique (l’aide n’est pas versée à l’ensemble des entreprises ou des ménages, comme une baisse générale des impôts) ; (ii) la politique de soutien engage les finances publiques de l’Etat, qu’il s’agisse de subventions directes, de prêts bonifiés, de crédit d’impôt, de fournitures en matériels… ; (iii) le soutien offre un avantage spécifique à des entreprises, une industrie, ou une région (dont ils n’auraient pas bénéficié sans l’intervention de l’Etat) ; (iv) le soutien crée une distorsion de concurrence et pourrait affecter le commerce entre les Etats membres – la règle de minimis exempte les aides de montants peu élevés.

Quelles aides doivent être notifiées à la Commission européenne ?

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission européenne dès lors qu’elles dépassent 200 000 euros sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’Europe. En théorie, les aides ne peuvent être octroyées qu’une fois obtenue l’approbation de la Commission. Cela est contraignant dans le cadre de mesures d’urgence et constitue indéniablement un détour de souveraineté économique. Entre la notification et la décision, le délai peut aller de 2 mois à 20 mois, voire plus en cas d’investigations. La Commission a le pouvoir d’exiger le remboursement des aides déjà versées et jugées illégales, la Direction de la concurrence exerce ce contrôle, à l’exception des aides concernant l’agriculture et la pêche qui sont sous le contrôle de leur direction respective. La législation est en permanence ajustée à la conjoncture économique. Cela a été le cas au moment de la crise financière pour soutenir le secteur bancaire.

Dans un souci de simplification du contrôle et de réduction des lourdeurs administratives, le règlement général d’exemptions par catégorie, adopté en 2008, a clarifié les cas où aucune notification n’est nécessaire. Les exemptions sont nombreuses. Elles gravitent autour des cinq thèmes suivants : la stratégie de Lisbonne, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois et la cohésion sociale et régionale. Nous voyons là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression de choix politiques européens orientant les aides publiques, et donc les ressources publiques, vers des utilisations en conformité avec ces choix.

Les aides sont-elles souvent refusées ?

Selon M. Almunia, 95 % des aides examinées seraient autorisées. Les statistiques fournies par le tableau de bord de 2000 à 2013 (DC, Europa Scoreboard) montrent qu’en effet 88 % des notifications relevant de l’industrie et des services conduisent à la conclusion selon laquelle la mesure de soutien en question ne relève pas de la définition d’aide publique ou ne soulève aucune objection. A celles-ci s’ajoute 5 % de décisions positives et 1 % de décisions conditionnelles. On atteint presque les 95 % cités. Les 5 % restant regroupent des mesures de soutien qui ont été refusées par la Direction de la concurrence dont une partie (4 %) fera l’objet d’un recouvrement. Depuis 2000, cela correspond, pour l’ensemble des Etats membres, à 251 refus équivalant, en moyenne annuelle, à 22 refus de 2000 et 2007 et 12 refus de 2008 à 2013.

Les notifications de l’Etat français concernent en grande majorité des aides régionales, notamment pour les DOM-TOM, des aides sectorielles pour certaines filières agricoles, des aides à la R&D. Par exemple,  l’aide de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie au projet HYDIVU de Renault  notifiée en mars 2013 a donné lieu à une décision en octobre 2013 selon laquelle la mesure ne soulevait pas d’objections. Les aides à la R&D des Jeunes entreprises innovantes notifiées en décembre 2013 a conduit à une décision de la Direction de la concurrence en février 2014 selon laquelle la décision ne soulevait pas d’objections et entrait dans le régime d’exemption des politiques de soutien  à la R&D.

Plus récemment, la Commission a accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA, après avoir accepté l’aide à la restructuration de l’entreprise en juillet 2013 (décision SA.35611). L’entrée au capital n’a pas été jugée comme constituant une aide d’Etat. L’Etat français est considéré comme un investisseur privé au même titre que l‘entreprise chinoise Donfeng.

En 2013, le gouvernement français a procédé à 47 notifications qui ont toutes été jugées comme des mesures n’entraînant pas d’objections. Une seule est en cours d’investigation à ce jour :  les subventions présumées aux transports publics en Ile-de-France.

Quelle est la position de la France en matière d’aides d’Etat ?

Sur le total des notifications des Etats membres adressées à la Direction de la concurrence de 2000 à 2013 – soit 4 765 dans le domaine de l’industrie et des services –, la France en a adressé 8,8 % contre 10 % pour l’Italie et l’Espagne, 17 % pour l’Allemagne et 6,4 % pour le Royaume-Uni. L’Etat français, si souvent accusé d’un fort penchant colbertiste, a donc notifié, en moyenne sur la période, deux fois moins d’aides que l’Allemagne. Les statistiques fournies par le « Tableau de bord des aides publiques » (DC, Aides en volume et en % PIB) permettent de positionner la France dans l’UE15 en termes de volumes d’aides octroyées relativement au PIB. Le tableau 1 montre que la France se situe plutôt dans la moyenne : au-dessus du groupe des pays de tradition libérale (Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Autriche, Luxembourg) mais en dessous des pays de tradition social-démocrate (Danemark, Finlande, Suède, Allemagne). Si on observe le volume des aides en fonction de leur finalité, il est d’usage de distinguer les aides sectorielles qui bénéficient à un secteur en particulier, marque de la politique industrielle « vieille version », des aides horizontales qui s’adressent à toutes les entreprises, marque de la politique industrielle « moderne » comme le soutien à la R&D. Là encore, la France a une position médiane en termes de pourcentage d’aides sectorielles relativement au groupe de l’EU15.

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Tant le volume d’aides que les notifications sont très sensibles à l’environnement économique et institutionnel des pays et aux chocs sur cet environnement (réunification allemande, restructuration industrielle…). La France figure parmi les pays ayant octroyé davantage d’aides sur la période récente (2010-2012) que sur la période de début de crise (2007-2009). Les pays qui lui sont comparables (Allemagne, Italie, Espagne) ont en revanche diminué leur versement d’aides. Les graphes suivants décrivent l’évolution de l’aide en volume (euros constants). Si on constate bien une augmentation du montant des aides en 2007, la crise ne semble pas avoir fondamentalement modifié les comportements en termes de notifications. Les aides destinées au secteur bancaire ont fait l’objet d’un régime légal spécifique et d’une comptabilité séparée. Les montants décrits n’incluent donc pas les aides au secteur bancaire.

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Source : DC, Europa State Aid Scoreboard Statistics.

Rien ne démontre que le contrôle des aides par la Commission européenne est préjudiciable à l’industrie

Venons-en à la question qui préoccupe notre Ministre. Si le niveau des aides publiques est positivement corrélé avec la part du secteur manufacturier dans l’économie (voir Guillou S., 2014), c’est surtout parce que les caractéristiques de l’industrie manufacturière – déséquilibres régionaux, R&D, investissements écologiques – correspondent mieux aux critères de versement d’aides autorisées. Le secteur manufacturier est aussi historiquement le lieu du lobbying, potentiel déclencheur des aides, mais aussi le secteur le plus exposé à la concurrence internationale. Rien ne permet de conclure que la causalité irait des aides publiques vers la part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée. L’inverse est nettement plus probable.

Par ailleurs, une analyse attentive du contrôle des aides par la Commission européenne montre que les décisions négatives sont assez rares. Mais, nous ne pouvons exclure un fort effet inhibiteur, au sens où le gouvernement s’autocontrôlerait étant donné sa connaissance de la jurisprudence de la Direction de la concurrence européenne. Cette autocensure est difficile à quantifier mais elle est décelable pour l’ensemble des Etats membres dans la décroissance des notifications depuis la mise en place du contrôle.

Il existe cependant de nombreux espaces dérogatoires dans lesquels les aides à l’industrie peuvent être autorisées. Si effectivement, il n’est pas possible d’envisager un « CICE » qui serait réservé aux entreprises de la seule industrie manufacturière, car trop sélectif, toutes les mesures qui entrent dans le soutien à l’innovation et à la R&D, au développement des énergies renouvelables, aux traitements des déséquilibres régionaux et sectoriels majeurs, ou à la création d’emploi, sont acceptables.

Par ailleurs, le jugement de la légalité des aides repose sur une analyse coûts et avantages économiques, qui n’est pas exempte de critiques ou de débats parfois, mais s’appuie incontestablement sur une évaluation économique de l’allocation des deniers publics et des distorsions de concurrence que cette allocation pourrait créer. Il existe des règles a priori de refus ou d’acceptation, mais la plupart des aides font l’objet d’une analyse économique argumentée. Elle consiste en une « mise en balance » entre « la contribution à la réalisation d’un objectif d’intérêt commun bien défini », qu’il s’agisse d’un objectif d’efficacité ou d’équité, et « la distorsion de la concurrence et des échanges en résultant ». Un examen de la mesure pour juger de son caractère approprié, de son efficacité incitative et de sa proportionnalité est également réalisé. Enfin un scénario comparatif, sorte de contrefactuel de la situation sans la mise en place de l’aide, contribue à l’établissement de la décision.

Sur la question du soutien aux industries consommatrices d’énergie, les entreprises intensives en consommation d’électricité ont en général négocié des tarifs préférentiels avec les fournisseurs d’énergie. Cela a été le cas en France avec le consortium d’entreprises Exeltium mais c’est aussi le cas en Allemagne. Qu’il s’agisse de tarifs préférentiels accordés par une entreprise à capitaux publics (fournisseur historique) ou d’exemption ou de réduction de taxes, ces mesures ont fait l’objet d’une analyse par la Direction de la concurrence. A ce jour, ces tarifs préférentiels n’ont pas rencontré d’opposition systématique, mais le processus de libéralisation du marché de l’électricité européen  et la nouvelle régulation en matière d’aides à l’environnement et à l’énergie – prévue pour le premier semestre 2014 — ne devraient pas leur être forcément favorables. Il reste que le meilleur soutien aux industries consommatrices d’énergie, et pas seulement d’électricité, est sans doute à l’heure actuelle l’appréciation de l’euro vis-à-vis du dollar qui diminue le prix des énergies importées, appréciation par ailleurs plutôt handicapante pour les exportateurs, comme le souligne fréquemment notre Ministre. De plus, le coût de l’énergie constitue une incitation (parmi d’autres) à investir dans des techniques économes en énergie. Cela illustre parfaitement l’adage économique selon lequel tout choix (une aide) est également un renoncement (une autre utilisation des ressources). Compétitivité des industries énergivores ou politique de réduction des énergies fossiles, l’arbitrage est au cœur des décisions de la Commission européenne.

Le contrôle des aides répond à des objectifs d’une autre nature

C’est parce que le contrôle des aides publiques est cohérent avec les objectifs européens (Objectifs de Lisbonne, Paquet énergie-climat de 2008 et, à présent, le « Cadre pour l’énergie et le climat à l’horizon 2030 ») qu’une possible cohésion des politiques économiques européennes peut voir le jour.

Le système réglementaire et la jurisprudence des aides publiques se sont avérés assez flexibles et adaptifs. Cela ne doit pas nous garder de toujours discuter et commenter les décisions de la Direction de la concurrence, tant la politique de la concurrence ne doit pas ressembler à une doctrine pour être efficace. Il induit, certes, une perte de souveraineté économique.  Mais il faut reconnaître que le contrôle des aides est un élément majeur de la cohésion économique européenne, de la convergence des niveaux économiques et avant tout de la démocratie. Par cette obligation déclarative, émerge une information précieuse pour les citoyens concernant l’utilisation de l’argent public. Il offre, par ailleurs, une lisibilité de la politique industrielle et plus généralement des aides publique des Etats que les citoyens et les médias auraient intérêt à valoriser en cette veille des élections européennes.




La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty propose une analyse critique de la dynamique de l’accumulation du capital. Le livre est au niveau, très élevé, de son ambition : il traite d’un sujet essentiel, il s’appuie sur un très gros travail statistique qui apporte un éclairage nouveau sur la dynamique de la répartition, et avance des propositions de politiques publiques. Thomas Piketty combine ainsi l’approche des grands auteurs classiques (Smith, Ricardo, Marx, Walras) avec un travail empirique impressionnant qui n’était pas accessible à ses prédécesseurs illustres.

Thomas Piketty montre les mécanismes poussant à la convergence ou à la divergence dans la répartition des richesses et insiste sur une force de divergence qui est généralement sous-estimée : si le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g), ce qui a pratiquement toujours été le cas dans l’histoire, alors il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir ».

Le livre cherche ainsi des fondements macroéconomiques (r>g) aux inégalités alors que les explications habituelles sont d’ordre micro-économique. Dans un Document de travail de l’OFCE n°2014-06, nous soulignons que cette macro-fondation des inégalités n’est pas convaincante et que l’on peut interpréter les faits décrits selon une causalité différente où les inégalités découlent du fonctionnement (imparfait) des marchés, des rentes de rareté et de l’établissement des droits de propriété. Ce n’est pas r>g  qui a transformé les entrepreneurs en rentiers, mais la mise en place de mécanismes permettant l’extraction d’une rente perpétuelle qui explique la constance historique r>g.

Cette interprétation différente des mêmes phénomènes a des conséquences en termes de politique publique. L’imposition ex post du capital, si nécessaire, ne peut être qu’un choix de second rang : il faut d’abord lever les contraintes de rareté et se préoccuper de la définition des droits de propriété ainsi que des droits des propriétaires et des non-propriétaires. Les propriétaires immobiliers sont-ils libres de fixer un loyer à leur convenance ? Peuvent-ils limiter la construction autour de leur propriété ? Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils protégés par le droit du travail ? Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les décisions managériales à l’intérieur des entreprises ? Ce sont, il nous semble, les réponses apportées à ces questions qui déterminent le rapport entre croissance économique et rendement du capital, ainsi que le poids du capital dans l’économie. L’objectif est d’éviter que les détenteurs de capitaux exploitent un rapport de force en leur faveur. En cela, bien qu’il ait changé de support, le capital au XXIe siècle pourrait ressembler à celui de la fin du XIXe siècle. Contre cela il faudra plus qu’un impôt sur le capital.

Pour en savoir plus : « La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités », Document de travail de l’OFCE, n°2014-06.




Combien d’euros par emploi créé ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Pacte de responsabilité, CICE, allégements de cotisations : peut-on réduire l’évaluation de ce type de mesures au coût en euros de chaque emploi créé ? Si l’évaluation est évidemment importante, le chiffre final fait souvent l’objet d’une mauvaise interprétation ou d’une utilisation abusive dans le débat public, et ce par des personnes de parfaite bonne foi. Pour certains commentateurs, un coût par emploi créé très élevé, largement plus élevé que le coût réel moyen d’un emploi public (ou privé), est un gâchis d’argent public qui serait mieux utilisé ailleurs : en crèches, dans l’éducation ou la police nationale.

Ce type de raisonnement s’appuie sur une interprétation erronée des milliards en jeu. Pour le comprendre, faisons l’expérience de pensée suivante : prenons deux mesures fiscales, disons A et B, qui ont pour objet d’alléger le coût du travail afin de créer des emplois. La mesure A crée 200 000 emplois et coûte ex post (c’est-à-dire après prise en compte des emplois créés et interaction avec les autres dispositifs sociaux et fiscaux) 20 milliards et 1 euros à l’Etat et aux administrations publiques. Le coût par emploi créé est ainsi de 100 000 euros, ce qui paraît excessif. La mesure B crée 180 000 emplois et coûte ex post 20 milliards d‘euros, soit 111 111 euros, ce qui est encore moins bien. À première vue, il ne faut mettre en place ni la mesure A, ni la mesure B : le coût par emploi créé est bien trop important. Maintenant, supposons qu’il est également possible de mettre en place –A ou –B qui, inversement à A et B, augmentent le coût du travail (par un accroissement des cotisations) avec des effets symétriques sur l’emploi. Supposons aussi que les effets sur l’emploi et le coût soient additifs lorsqu’on met en place deux mesures en même temps. Alors il paraît évident qu’il faut mettre en place [A-B][1]: alléger le coût du travail par A et l’augmenter par –B  permettrait de créer 20 000 emplois pour un coût de 1 euro, soit 0,00005 euro par emploi créé ! Le ratio de coût d’emploi créé entre la mesure A et la mesure [A-B] est de 1 sur 2 milliards (=100 000/0,00005) ! Un esprit distrait pourrait dire alors : il ne faut surtout pas mettre en place la mesure A…

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Depuis Ricardo, on sait en économie que ce sont bien souvent les avantages relatifs qui comptent et non les avantages absolus : toute seule, A ne paraît pas une mesure intéressante, mais combinée à –B, elle s’avère très puissante, de même qu’au Poker, un 2 de cœur dans une main n’a pas la même valeur avec des Valets ou avec les 2 de pique, de trèfle et de carreau… Les mesures de politiques économiques ne peuvent donc être évaluées seules : il faut les évaluer dans leur interaction avec l’ensemble des instruments déjà mis en œuvre ou simplement disponibles.

Outre la non-prise en compte du bouclage macroéconomique ou du financement, une autre limite du raisonnement en termes de coût par emploi créé est qu’il ne prend pas toujours bien en compte les questions : qui paie la note et qui reçoit quoi ? Une dépense de l’Etat (en termes de crèches, d’éducation ou de police nationale) n’est pas équivalent à une dépense fiscale : si elles sont financées, la première réduit le revenu disponible des ménages alors que la seconde non (c’est un transfert entre ménages, entre entreprises, ou entre ménages et entreprises). Par conséquent, il est trompeur de comparer les deux types de dépenses seulement en termes d’emplois créés. En effet, les emplois créés ne sont qu’une conséquence indirecte d’une dépense fiscale (l’effet direct est le transfert de l’Etat vers les ménages et les entreprises) ; si elle est financée, comme dans [AB], les emplois créés sont un effet de second ordre lié à une réponse comportementale différente à A et –B. Au contraire, l’augmentation structurelle des dépenses de l’Etat (et donc des prélèvements obligatoires) a pour effet premier d’augmenter la consommation de biens publics et de réduire la consommation de biens privés. Si on ne raisonne qu’en termes d’emplois, on risque de se retrouver avec le plein-emploi mais au sein d’une économie entièrement socialisée. Pour évaluer ce type de transferts, il faut rajouter des paramètres au-delà de la création d’emplois. Il faut notamment tenir compte du bien-être (quelle est l’utilité des crèches, des dépenses d’éducation et de police nationale par rapport aux dépenses privées ?) et des effets d’incitation (quel est l’effet de l’augmentation des prélèvements sur les incitations à répondre aux besoins économiques des consommateurs ?). Il est aussi nécessaire de réfléchir en termes d’incidence fiscale. [AB] ne peut créer des emplois qu’en organisant des transferts au sein des ménages et/ou des entreprises. Les questions pertinentes sont donc : qui sont les gagnants et les perdants ex post (en tenant compte des emplois créés et de l’évolution des prix et des salaires) ? Ces transferts réduisent-ils ou augmentent-ils les inégalités ? Contreviennent-ils à l’équité horizontale (à faculté contributive égale, impôt égal) ? Sont-ils susceptibles de modifier la croissance à long-terme (via la structure de l’emploi, les effets substitution capital-travail etc.) ?

Pour contacter l’auteur : guillaume.allegre@sciencespo.fr

Pour suivre l’auteur sur Twitter : @g_allegre

 


[1] Par exemple, on peut financer une baisse ciblée des cotisations sociales patronales (A) par une hausse générale de ces cotisations (-B).




A la recherche de l’égalité …

Maxime Forest et Hélène Périvier

Le 20 mars à 14h45 se tiendra à Sciences Po la conférence de lancement du projet EGERA (Effective Gender Equality in Research and the Academia). De quoi s’agit-il ?

Etablir une égalité réelle entre femmes et hommes dans la recherche et l’enseignement supérieur est un défi majeur que l’Europe cherche à relever depuis déjà plusieurs années. Dans cette optique, elle soutient des projets visant des changements structurels dans la recherche en matière d’égalité femmes-hommes.

Depuis le 1er janvier 2014, Sciences Po coordonne le projet EGERA via PRESAGE, le Programme de Recherche et d’Enseignement des SAvoirs sur le GEnre piloté par l’OFCE.  Sept institutions se sont engagées dans cette voie aux côtés de Sciences Po. Toutes vont devoir mettre en place une révision systématique des procédures et des dynamiques inégalitaires à l’œuvre en leur sein.

EGERA s’inscrit dans le volet « Science et Société » du 7e Programme Cadre de Recherche et de Développement Technologique de l’Union européenne, qui promeut le principe selon lequel la science ne peut pas s’abstraire de la question de l’égalité femmes-hommes : une production de savoir responsable et respectueuse de l’égalité entre les sexes, un savoir qui intègre une perspective sexuée et genrée, et une transmission des savoirs qui s’en voit profondément modifiée, tel est l’objectif d’EGERA. La négociation interne à chaque institution partenaire d’un plan d’égalité, lui-même réalisé sur la base d’un diagnostic précis et adapté, en constituera la colonne vertébrale. EGERA s’inscrit dans une démarche d’égalité déjà engagée à Sciences Po  avec notamment la signature de la Charte pour l’égalité. Ce double élan est la marque de changements profonds qui s’opèrent au sein de Sciences Po en matière d’égalité.

Nos partenaires :

–  Université Autonome de Barcelone (UAB), Espagne ;

–  Université d’Anvers (UA), Belgique ;

–  Université Radboud de Nimègue (SKU), Pays-Bas ;

–  Université de Vechta (Vechta), Allemagne ;

–  Université Technique du Moyen-Orient, Ankara (METU), Turquie ;

–  Centre de recherche sur le changement global, (Czech Globe), République tchèque ;

–  Centre de recherche sociologique et d’intervention sociale (CESIS), Portugal.

This project has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

 




Et si la BCE respectait son mandat !

par Christophe Blot

L’article 127 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TUE), soit l’ex-article 105 du Traité de Maastricht, stipule clairement que « l’objectif principal du Système européen de banques centrales […] est de maintenir la stabilité des prix ». Aucune quantification précise de cet objectif n’est cependant donnée dans le Traité. La BCE l’a interprété en énonçant qu’elle ciblerait une inflation inférieure mais proche de 2 % à moyen terme. Par ailleurs, l’article 127 du TUE ajoute que « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le [Système européen de banques centrales] apporte son soutien aux politiques économiques générales de l’Union, tels que définis à l’article 3… », ce qui inclut notamment le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, le plein-emploi et le progrès social. Il apparaît donc clairement que l’objectif de croissance ou d’emploi n’est pas délaissé mais subordonné à celui de stabilité des prix. Partant de ce rappel sur la définition des objectifs de la BCE, quel constat pouvons-nous faire actuellement de l’orientation de la politique monétaire au sein de la zone euro ?

Depuis la fin de l’année 2013, quelques signes de redressement économique sont apparus dans la zone euro. La première estimation de la croissance au quatrième trimestre 2013 confirme la sortie de la récession, le PIB ayant progressé de 0,3 %. Il n’en demeure pas moins que la situation économique est fragile. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de rappeler que le taux de chômage atteint 12 % de la population active, soit le niveau le plus élevé depuis 1993 (graphique). La croissance devrait accélérer en 2014 et 2015. Selon les prévisions annoncées par la BCE en mars 2014, elle atteindrait 1,2 % en 2014 puis 1,5 % en 2015, un rythme toutefois insuffisant pour permettre une décrue rapide et significative du chômage. Par ailleurs, depuis la fin de l’année 2013, l’inflation est passée sous le seuil de 1 % et glisse dangereusement vers une zone de risque déflationniste. En outre, toujours selon les prévisions de la BCE, l’inflation ne dépasserait pas 1,0 % en 2014, puis remonterait à 1,3 % en 2015 et 1,5 % en 2016. Dans tous les cas, on est loin de la cible de 2 % à moyen terme. L’objectif de stabilité des prix tel que défini par la BCE ne serait donc pas respecté. Lors de sa conférence de presse du mois de mars, Mario Draghi a annoncé que le maintien du taux directeur[1] à 0,25 % et l’absence de mesures supplémentaires (dites non conventionnelles) pourraient stimuler la zone euro. Ce statu quo est justifié par l’absence de signes d’une décrue plus rapide de l’inflation. Ce faisant, le Président de la BCE indique qu’il se satisfait d’une situation où l’inflation se maintient durablement sous le seuil de 2 % et où la zone euro est caractérisée par un chômage de masse persistant. Faudrait-il alors réinterpréter la définition de la stabilité des prix à laquelle se réfère la BCE et considérer que le terme inférieur est plus important, aux yeux des membres du Conseil des gouverneurs de la BCE, que celui de proche de 2 % ? La réponse à cette question n’est évidemment pas neutre puisqu’elle témoignerait d’une asymétrie de la réaction de la banque centrale à l’égard de l’inflation, la BCE réagissant plus rapidement lorsque l’inflation dépasse 2 % que lorsqu’elle est inférieure à 2 %, y compris à l’horizon des prévisions de son équipe. Quelle que soit l’interprétation de cet objectif principal, il n’en demeure pas moins que les risques sur la stabilité des prix ne sont pas aujourd’hui un frein à la mise en œuvre d’une politique monétaire plus expansionniste. Dans ces conditions, la BCE a toute latitude pour se préoccuper activement de ses autres objectifs dont la croissance et le chômage en premier lieu.

Quels sont alors les moyens dont dispose la BCE sachant qu’avec un taux d’intérêt directeur à 0,25 %, les marges de manœuvre à la baisse sont très limitées ? La BCE doit donc recourir à d’autres leviers. La communication des banques centrales a pris un rôle croissant dans la mise en œuvre de la politique monétaire parce qu’elle permet d’influencer les anticipations des agents et donc l’impact des décisions sur l’inflation et la croissance. A cet égard, elle s’est récemment (juillet 2013) engagée dans une politique dite d’orientation prospective (forward guidance) par laquelle elle précise que le taux directeur sera maintenu à un niveau bas pendant une période prolongée[2]. La BCE pourrait aller plus loin en conditionnant la hausse du taux d’intérêt directeur à une cible de taux de chômage comme l’ont annoncé la Banque d’Angleterre et la Réserve fédérale, ce qui donnerait plus de substance à son objectif d’emploi et de croissance. Par ailleurs, les mesures non conventionnelles pourraient être mobilisées pour accentuer le caractère expansionniste de la politique monétaire. Il s’agit principalement de mesures qui modifient soit la taille, soit la composition du bilan de la banque centrale et qui permettent alors d’influencer les conditions de financement au-delà de l’impact de la baisse des taux courts. Un rapport récent du Conseil d’analyse économique (voir ici) va dans ce sens et propose notamment que la BCE procède à des achats de crédits titrisés aux PME afin de réduire le coût de financement des entreprises. Le programme OMT[3] (Outright monetary transactions) aurait pu être activé pour soutenir la baisse des taux longs publics. L’annonce de cette mesure avait en effet largement contribué à faire baisser les taux d’intérêt longs publics en Espagne et en Italie, notamment parce qu’elle envoyait le signal que le risque d’éclatement de la zone euro s’éloignait. A ce jour, la BCE n’est pas intervenue sur les marchés pour y acheter des titres publics. Pourtant sa capacité d’intervention étant sans limite, de telles opérations d’achat permettraient de réduire les taux longs. Il faut toutefois souligner que l’OMT est aujourd’hui contestée par la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe qui doute de la constitutionnalité du programme, et renvoie la décision à la Cour de justice de l’Union européenne. Un rejet ou une restriction de l’action de la BCE sur ce point serait regrettable. Certes, le périmètre d’intervention de la BCE doit être clarifié. Mais, il est aussi fondamental que les objectifs de stabilité de prix et de croissance demeurent. Les juges allemands ou ceux de la Cour de justice de l’Union européenne seraient bien avisés de se pencher sur ce point.

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[1] Il s’agit du taux principal de refinancement qui correspond au coût des liquidités empruntées, dans le cadre des opérations de politique monétaire, par les établissements de crédit de la zone euro auprès de la BCE.

[2] Voir le post de Paul Hubert et de Fabien Labondance sur ce sujet.

[3] Voir le post de Jérôme Creel et Xavier Timbeau pour des précisions sur l’OMT.




Révisions du budget en Croatie : oui, mais … pour qui et pourquoi ?

par Sandrine Levasseur

Dans le cadre de la procédure pour déficit excessif (PDE) à laquelle est soumise la Croatie depuis le 28 janvier 2014, le gouvernement croate a dû réviser son budget prévisionnel pour les trois années à venir puisque c’est le délai qui a été imparti au pays pour remettre ses finances publiques en bon ordre, le « bon ordre » s’entendant comme un déficit public ne dépassant pas les 3 % du PIB. Ce nouveau budget s’inscrit dans une conjoncture économique très défavorable puisque la projection de croissance du PIB par le gouvernement pour 2014 a été révisée de 1,3 % à un tout petit 0,2 %.

Paradoxalement, le nouveau budget pourrait contribuer à prolonger la récession dans le pays plutôt qu’à l’en sortir, tout du moins en 2014. Le paradoxe mérite d’autant plus d’être souligné que c’est aussi l’avis de ceux pour qui le gouvernement croate réalise l’ajustement : d’une part, les agences de notation et d’autre part, les institutions internationales (tout du moins le FMI, la Commission européenne se devant d’être silencieuse sur le sujet). De fait, un simple coup d’œil sur le budget révisé suffit à entrevoir que l’ajustement budgétaire proposé par le gouvernement croate n’aura pas d’effets expansionnistes sur le PIB. Par exemple, le budget prévoit une hausse des revenus fiscaux, notamment via une augmentation du taux des cotisations d’assurances santé de 13 à 15 %. Mais cela aura aussi pour effet de grever la compétitivité internationale des entreprises, déjà très malmenée. Les salaires et primes des fonctionnaires d’Etat baisseront (d’environ 6 %) de façon à donner une bouffée d’air aux finances publiques. Mais ces coupes dans les salaires des fonctionnaires ne contribueront pas à redresser la demande interne déjà très atone du fait des réajustements de bilan des ménages et entreprises. Dernier exemple, les profits des entreprises publiques ne seront pas réinvestis dans l’économie afin de renflouer les caisses de l’Etat. Or,le pays se prive du même coup d’une source de croissance puisque les entreprises publiques, du fait de leur poids dans l’économie, réalisent une bonne part de l’investissement productif.

Il ne fait pas de doute que les finances publiques croates doivent être assainies.. Toutefois, l’horizon des ajustements budgétaires décidés par le gouvernement croate nous semble extrêmement « court-termiste », sans remise en question du modèle de croissance existant ni recherche de sources de croissance pérennes. Il y a quelques semaines, dans une note de l’OFCE, nous avons discuté l’impact des ajustements budgétaires alternatifs sur la croissance et les finances publiques. Dans le cas précis de la Croatie, le gouvernement ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la restructuration de son appareil productif (au travers notamment de privatisations et de concessions), sur les moyens d’améliorer le recouvrement de l’impôt et, plus largement, sur la politique anti-corruption à mener afin d’améliorer le « climat des affaires » dans le pays. En attendant, en grande partie du fait des choix budgétaires réalisés, l’année 2014 signera vraisemblablement la 6e année de récession consécutive pour la Croatie. Le FMI qui, dans ses prévisions, intègre un impact récessif des ajustements budgétaires supérieur à celui du gouvernement croate, projette d’ailleurs pour 2014, un recul du PIB de l’ordre de 0,5 à 1 %. En cumulé, la baisse du PIB depuis 2009 se situerait donc entre 11,6 à 12,5 %… Pas de quoi rêver …




Doit-on se réjouir de la baisse du taux de chômage en fin d’année 2013 ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Chaque trimestre, l’Insee publie le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT) : pour le 4ème trimestre 2013, en France métropolitaine, celui-ci est en baisse de 0,1 point, soit 41 000 chômeurs en moins. Parallèlement, chaque mois paraît le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi : au cours du 4e trimestre 2013, cette source indique une hausse de 23 000 du nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A. Dans un cas le chômage baisse, dans l’autre il augmente, ce qui ne permet pas de poser un diagnostic clair quant à l’évolution du chômage sur la fin d’année.

A quoi doit-on attribuer la différence de diagnostic entre l’Insee et Pôle emploi ?

Outre les différences liées à la méthodologie (enquête Emploi pour le BIT, source administrative pour Pôle emploi), rappelons que pour être comptabilisé comme chômeur au sens du BIT, il faut remplir trois conditions : être sans emploi, disponible pour en occuper un et effectuer une recherche active d’emploi. La seule inscription à Pôle emploi n’est cependant pas suffisante pour remplir cette dernière condition. Ainsi, les inscrits en catégorie A à Pôle emploi qui n’ont pas effectué de recherche active ne sont pas comptabilisés comme chômeurs au sens du BIT. Le critère du BIT est donc plus restrictif. Historiquement le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi est plus élevé que celui calculé au sens du BIT pour les personnes âgées de 25 ans et plus. Pour les moins de 25 ans, l’intérêt de s’inscrire à Pôle emploi est généralement plus faible[1] sauf en période d’activation du traitement social du chômage comme ce fut le cas lors du dernier trimestre 2013: pour bénéficier d’un emploi aidé, il est nécessaire d’être préalablement inscrit à Pôle emploi.

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Comme l’indique le tableau 1, quelle que soit la classe d’âge, la situation semble moins favorable dans les chiffres de Pôle emploi que dans ceux au sens du BIT : le découragement face à la dégradation continue depuis plus de 2 ans du chômage a provoqué l’arrêt de la recherche active d’emploi pour un certain nombre de chômeurs qui ne sont plus comptabilisés comme tel au sens du BIT mais qui continuent pourtant à actualiser leur situation à Pôle emploi et donc restent inscrits dans la catégorie A.

La baisse du taux de chômage au sens du BIT est-elle une bonne nouvelle ?

Le taux de chômage peut baisser pour deux raisons : la première, vertueuse, résulte d’une sortie du chômage liée à l’amélioration du marché de l’emploi ; la seconde, moins réjouissante, s’explique par le découragement de certains chômeurs qui basculent alors dans l’inactivité. Les dernières statistiques du BIT soulignent que la baisse de 0,1 du taux de chômage s’explique intégralement par la baisse du taux d’activité – qui mesure le pourcentage de personnes actives dans la population âgée de 15 à 64 ans – et non par la reprise de l’emploi qui est resté stable. La baisse du taux de chômage n’est donc pas attribuable à une reprise de l’emploi, mais à un découragement des chômeurs, qui cessent de rechercher activement un emploi (tableau 2).

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Dans le détail, la politique de l’emploi menée par le gouvernement – emplois d’avenir, contrats uniques d’insertion – a eu un effet positif sur l’emploi des jeunes, le taux d’emploi augmentant de 0,3 point au cours du dernier trimestre 2013. Chez les seniors, le taux d’emploi continue toujours d’augmenter (de 0,2 point) du fait du recul de l’âge de départ effectif à la retraite. Certes, le chômage au sens du BIT baisse chez les seniors, mais la forte hausse des inscriptions à Pôle emploi dans cette classe d’âge (tableau 1) traduit certainement une modification dans leur comportement de recherche d’emploi : de plus en plus de seniors ne font plus acte de recherche d’emploi. Ils sont désormais classés dans le« halo » du chômage, qui lui poursuit sa hausse.

Finalement, la baisse du taux de chômage au sens du BIT, marquée par l’absence de reprise de l’emploi et le découragement des chômeurs, n’est pas une si bonne nouvelle.


[1]Pour ouvrir un droit à indemnisation au titre du chômage et percevoir l’allocation d’aide au retour à l’emploi, il faut justifier de 122 jours d’affiliation ou de 610 heures de travail au cours des 28 mois qui précèdent la fin du contrat de travail.




Banques centrales et dette publique : les liaisons dangereuses ?

par Christophe Blot

Depuis 2008, la politique monétaire est en première ligne pour préserver la stabilité financière et tenter d’endiguer la crise économique. La Grande Récession ne fut pas évitée mais les leçons de la crise des années 1930 ont été retenues. Les banques centrales ont en effet rapidement baissé les taux d’intérêt de court terme, qui sont maintenus à un niveau proche de zéro, et développé de nouveaux instruments de politique monétaire. Ces mesures, dites non conventionnelles, ont conduit à une augmentation de la taille des bilans, qui dépasse 20 % du PIB aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou dans la zone euro et 45 % au Japon. Parmi l’éventail des mesures utilisées, les banques centrales ont recouru à des achats de titres de dette publique. L’objectif était de faire baisser les taux d’intérêt à long terme, soit en signalant que la politique monétaire resterait expansionniste pour une période prolongée, soit en modifiant la composition des portefeuilles d’actifs détenus par les agents privés. Or la Réserve fédérale a récemment annoncé qu’elle allait réduire progressivement ses interventions (voir ici), ce qui pourrait provoquer une remontée rapide des taux d’intérêt comme celle observée en mai 2013 (graphique 1) lors de la précédente annonce de ce type. Dans un contexte où les dettes publiques sont élevées, la dynamique des taux d’intérêt est essentielle. Les banques centrales doivent tenir compte des interactions renforcées entre politique monétaire et budgétaire en coordonnant leurs décisions avec celles prises par les gouvernements.

En temps normal[1], politiques monétaire et budgétaire poursuivent des objectifs communs, au premier rang desquels figure la stabilité macroéconomique. Il existe donc des interactions entre les décisions prises par les deux autorités. Ainsi, un durcissement de la politique monétaire, via une hausse du taux d’intérêt directeur, peut contrecarrer une expansion budgétaire et inversement. La coordination des politiques économiques est nécessaire afin de garantir le meilleur équilibre macroéconomique. Avec la mise en œuvre des mesures non conventionnelles de politique monétaire, ces interactions sont renforcées. L’adoption de mesures non conventionnelles a conduit les banques centrales à acheter des titres de dette publique, si bien qu’à l’exception de la BCE, elles détiennent une part significative de l’encours de dette (graphique 2). Ce faisant leurs opérations interfèrent avec la gestion de la dette généralement dévolue au Trésor. Le lien entre politique monétaire et gestion de la dette n’est pas inédit. Même s’il s’était effacé puisque les banques centrales sont devenues des institutions indépendantes poursuivant un objectif principal de stabilité des prix qu’elles cherchent à atteindre uniquement en modifiant le taux d’intérêt directeur. Goodhart[2] (2010) précise cependant que ce rôle leur fut historiquement dévolu. Or les objectifs de la banque centrale et de l’agence chargée d’émettre la dette publique peuvent être contradictoires (Blommestein et Turner[3], 2012) puisque le Trésor cherche à minimiser le coût du service de la dette, sans tenir compte de l’impact macroéconomique de ses décisions. Deux interactions supplémentaires peuvent émerger. D’une part, le gouvernement peut contrecarrer partiellement l’action de la banque centrale sur les taux longs en cherchant à tirer profit de leur baisse via des émissions supplémentaires sur les maturités ciblées par les opérations monétaires. Le surplus de demande est alors partiellement absorbé par un surcroît d’offre sur une échéance donnée. C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis puisque la maturité moyenne de la dette est passée de 48,5 mois en octobre 2008 à 64 mois en mai 2012. Les travaux récents de Chadha, Turner et Zampolli[4] (2013) suggèrent que cette politique de gestion de la maturité de l’offre de dette publique a un impact significatif sur les taux d’intérêt. Les minutes de la réunion du Trésor américain du 2 novembre 2010 témoignent de ce conflit d’objectifs potentiel : « Les membres du Comité soulignent que la Réserve fédérale et le Trésor sont des institutions indépendantes, avec des mandats différents qui peuvent parfois être en conflit. Les membres conviennent que le Trésor doit respecter son mandat d’assurer le plus faible coût d’emprunt (…). Quelques membres notent que la Réserve fédérale est un investisseur important en obligations du Trésor et que ce comportement est probablement transitoire. En conséquence, le Trésor ne devrait pas modifier son calendrier d’émissions pour s’adapter au comportent d’un seul investisseur ».

D’autre part, la réduction du portefeuille de titres publics détenus par la banque centrale devrait entraîner une hausse des taux longs. C’est en tout cas ce que suggère une partie de la littérature récente sur l’effet des politiques monétaires non conventionnelles. La dynamique des taux d’intérêt obligataires observée en mai 2013 (graphique 1) lorsque les marchés ont anticipé[5] pour la première fois un recul progressif des achats de la Réserve fédérale montre que la hausse peut être rapide et provoquer une forte volatilité sur les marchés financiers. L’explication de cette hausse pourrait avoir été liée à la fin ou au débouclage d’opérations d’arbitrages réalisées par des investisseurs qui ont profité des faibles taux d’intérêt à long terme dans les pays industrialisés pour s’endetter et chercher des placements plus rémunérateurs sur d’autres marchés, et notamment les marchés émergents. Les conséquences d’un tel scénario doivent être prises en compte par les banques centrales. Si la conduite de la politique monétaire passe par une réduction des interventions des banques centrales, il faut tenir compte de l’impact de ce retrait sur le service de la dette. Malgré le processus de réduction de la dette publique, les besoins de financement des gouvernements seront élevés et un surcoût du refinancement lié à une hausse des taux d’intérêt pourrait conduire les Etats à amplifier la consolidation, ce qui aurait alors des effets néfastes sur l’activité économique. Inversement, le maintien de faibles taux d’intérêt peut largement contribuer à faciliter l’ajustement budgétaire, en permettant un refinancement à faible coût et en apportant un stimulus à l’économie, qui atténue l’impact récessif des ajustements budgétaires.

La nature de ces interactions, le contexte macroéconomique marqué par l’importance des dettes publiques et les risques d’instabilité financière rendent donc indispensable la coordination entre politiques monétaire et budgétaire. La citation de James Tobin reprise par Turner[6] (2011) illustre parfaitement cette nécessité dans le cas des Etats-Unis : « La Réserve fédérale ne peut pas prendre de décisions rationnelles de politique monétaire sans savoir quel type de dette le Trésor a l’intention d’émettre. Le Trésor ne peut pas rationnellement déterminer la structure des échéances de la dette portant intérêt, sans savoir combien de dettes la Réserve fédérale a l’intention de monétiser ».

Dans le cas européen, cette question semble être de second ordre puisque le portefeuille d’actifs de la BCE est peu important (graphique 2). Même en observant que le portefeuille est concentré sur les titres obligataires émis par quelques pays (italiens, espagnols, portugais, grecs et irlandais), dont la dette publique représente 42 % de celle de la zone euro, l’encours de dette détenu par la BCE est porté à 5 % en considérant uniquement les pays en crise. Ainsi, nous pouvons regretter que la BCE n’ait pas mené une politique monétaire plus active, qui aurait justement permis de baisser significativement et plus uniformément les taux d’intérêt dans l’ensemble des pays de la zone euro, afin de réduire le besoin de consolidation et d’en atténuer les effets négatifs.

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[1] L’expression « en temps normal » fait ici référence au fait que la conduite de la politique monétaire se caractérise habituellement par les décisions prises par les banques centrales sur le taux directeur qui est un taux d’intérêt de court terme. Pendant la crise, les banques centrales ont fixé ce taux directeur à un niveau plancher proche de zéro (Zero lower bound) et elles ont donc eu recours à de nouvelles mesures pour renforcer le caractère expansionniste de la politique monétaire.

[2] Voir « The changing role of central banks », BIS Working Paper n°326, novembre.

[3] Voir « Interactions between sovereign debt management and monetary policy under fiscal dominance and financial instability », OECD Working Paper n°3.

[4] Voir « The interest rate effects of government debt maturity », BIS Working Paper n°415, juin.

[5] Ces anticipations ont d’abord été alimentées par l’amélioration de la situation de l’emploi aux Etats-Unis puis par la déclaration de Ben Bernanke confirmant un possible retrait de la Réserve fédérale. Ces éléments sont décrits plus en détail par la BRI dans sa revue trimestrielle de septembre 2013.

[6] Voir « Fiscal dominance and the long-term interest rate », 2011, Financial markets group special paper series 199, mai.




L’obligation de résultat du pacte de responsabilité

Par Xavier Timbeau, @XTimbeau, OFCE

Ce texte a été publié dans la rubrique “Rebonds” de Libération du 28 février 2014.

Politique d’offre ou de demande ? Ce débat nous renvoie des décennies en arrière lorsque les tenants de la politique de l’offre, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, voulaient mettre au placard les pratiques keynésiennes. A propos du pacte de responsabilité, le débat est sans objet. Le diagnostic est bien que les entreprises souffrent d’un taux de marge si faible qu’il en compromet leur survie. Que les pertes depuis les années 2000 de parts de marché ne peuvent pas s’expliquer par le seul passage à une société post-industrielle. Vouloir par n’importe quel moyen rehausser les marges des entreprises est donc une priorité. Mais la restauration des marges des entreprises ne sera pas la condition suffisante pour qu’elles se remettent sur une trajectoire de productivité croissante, garantissant leur compétitivité dans le moyen terme. Se remettre sur cette trajectoire passe par de nombreuses réformes allant d’un meilleur système éducatif à une fiscalité stable et la plus neutre possible en passant sur le jeu des effets d’agglomération et de spécialisation. Coordonner les projets de chacun autour d’une stratégie globale, réalisant la transition énergétique est aussi un instrument puissant. Mais sur tout cela, le pacte de responsabilité restera silencieux.

Pour être clair, le pacte de responsabilité vise une amélioration de la situation des entreprises, qui permet de compenser en partie la chute de l’activité qui résulte de la crise de 2008 et des pertes de compétitivité que l’économie française enregistre face à ses partenaires en déflation (dont l’Espagne) ou par la hausse de l’euro. S’il est financé par des impôts ou des baisses de dépenses, ce sera une dévaluation fiscale, qui fera payer aux consommateurs, aux salariés ou aux bénéficiaires des prestations sociales la baisse des coûts des entreprises. Lorsque la baisse de coût des entreprises est plutôt ciblée sur les bas salaires on peut attendre de l’ordre de 130 000 emplois créés à 5 ans en prenant en compte le financement (voir par exemple l’article d’Heyer et Plane dans la revue de l’OFCE n°126).  Les contreparties, l’adhésion des syndicats ou du Medef, la mobilisation de tous autour d’un diagnostic sombre et commun ne feront pas la révolution que certains attendent, mais participent à la solution.

Bien sûr, une dévaluation fiscale alors que les pays d’Europe du Sud flirtent avec la déflation et où chacun court après l’équilibre de sa balance courante, y compris en freinant la demande interne, ne conduira pas la zone euro vers la sortie de la crise mais l’enfermera dans la stagnation longue. La dévaluation fiscale n’est pas la bonne politique pour l’Europe. Mais pour la France, tant que l’Europe n’a pas d’autre voie que le suicide collectif, la dévaluation fiscale est la réponse logique.

130 000 emplois, ce n’est pas suffisant pour inverser la courbe du chômage. C’est même dérisoire face à plus d’un million de chômeurs supplémentaires depuis 2008. Mais le pacte de responsabilité peut être autre chose qu’une dévaluation fiscale. L’obligation de résultat, à savoir réduire le chômage, ne laisse pas beaucoup de choix. Pour que le pacte de responsabilité s’accompagne d’une réduction significative du chômage, la clef est de ne pas le financer. Le marché à proposer à nos partenaires est celui d’un laxisme relatif sur notre trajectoire de déficit public en échange de réformes qui semblent structurelles à tout le monde. Réduction de la dépense publique, fiscalité favorable aux entreprises, priorité aux enjeux de compétitivité sont autant de gages qui libèrent une marge de manœuvre.

Les engagements budgétaires de la France auprès de Bruxelles sont de réduire le déficit structurel de 50 milliards. Si l’on applique cet effort budgétaire jusqu’en 2017, nous amputerons de presque 1 point la croissance chaque année et le chômage ne baissera pratiquement pas d’ici à 2017. En fait, seul le déficit public serait réduit, à 1,2 point de PIB, ouvrant une dynamique très favorable après 2017, puisque la dette publique baissera sans restriction budgétaire supplémentaire et donc sans entraver la baisse du chômage. Situation confortable s’il en est pour le successeur de François Hollande qui pourra même en profiter pour baisser les impôts des plus riches. En associant baisse des impôts, baisse du chômage et baisse de la dette publique, ce qui restera est que le ou la «  magicienne » aura succédé au « malhabile ».

En revanche, en utilisant la marge de manœuvre de 50 milliards d’euros, c’est-à-dire en renonçant à réduire de 50 milliards le déficit structurel, le résultat serait tout autre. A partir de simulations réalisées à l’OFCE, il apparaît que la baisse du chômage pourrait être d’ici à 2017 de presque 2 points. Certes, le déficit structurel serait inchangé, mais le déficit public, celui que l’on voit, serait sur une trajectoire de baisse : il arriverait en 2017 à un peu plus de 2 points de PIB (contre 4,2% à la fin de l’année 2013), mettant la dette publique dans la zone de diminution du ratio dette sur PIB. Le bilan à la veille de l’élection présidentielle serait plus avantageux et le scrutin plus ouvert.

Pour mobiliser cette marge de manœuvre, il faut convaincre nos partenaires (et la Commission européenne) de la radicalité de la situation. Les résultats des élections européennes seront probablement là pour le rappeler et rendre claire à tous l’obligation de résultat.

Reagan a eu la grande habilité de chercher du côté de la politique budgétaire le moteur de sa politique de l’offre. Il a créé ainsi une mythologie selon laquelle baisser l’impôt des plus riches est bon pour la croissance, avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui sur les inégalités. Thatcher a cru jusqu’au bout que la réduction de la dette publique était la bonne politique. Elle n’a fait que préparer le terrain à Tony Blair quelques années plus tard. C’est ainsi que les cycles politiques se font, sur les résultats. C’est ainsi aussi que les responsabilités s’engagent, sur les conséquences longues des choix que l’on fait.