La simplification au péril de l’égalité

par Françoise Milewski et Hélène Périvier

Légiférer pour porter l’égalité

Les lois sur l’égalité salariale et professionnelle ont connu un long cheminement depuis 1972, de l’affirmation du principe d’égalité à la production d’un diagnostic chiffré permettant de donner corps aux inégalités (via le rapport de situation comparée, élaboré dès 1983 dans la loi Roudy) et à l’obligation de négocier. La loi de 2006 a ouvert la voie aux sanctions financières contre les entreprises récalcitrantes, concrétisées par un article de la loi sur les retraites de 2009. Les tentatives d’amoindrir la portée de la loi furent nombreuses jusqu’en 2012 où les choses ont été peu ou prou clarifiées : les entreprises sont désormais contraintes de réaliser un rapport de situation comparée (RSC) qui rend compte annuellement de l’état des inégalités dans des domaines bien définis ; elles doivent entamer une négociation sur l’égalité professionnelle et salariale et, faute d’accord, elles sont tenues de faire un plan d’action unilatéral. Le contrôle est exhaustif, par le dépôt auprès de l’administration des accords ou des plans (et non plus aléatoire comme dans les premières formulations du décret d’application). Les entreprises qui ne seraient pas en conformité avec la loi sont mises en demeure de s’y conformer sous peine de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.

L’obligation de négocier active la prise en charge collective de cette question. Depuis 2012, le nombre d’accords signés s’est accru, tout comme les mises en demeure et les sanctions. Certes, le contenu des accords ou des plans est souvent encore trop général, mais c’est un début. La loi-cadre du 4 août 2014 sur l’égalité a complété et renforcé le dispositif.

La simplification : naïveté ou renoncement ?

A l’occasion du projet de loi sur le dialogue social (projet de loi Rebsamen), ce long processus législatif est brusquement remis en cause sous prétexte de simplification. Dans la version initiale du projet de loi, l’obligation de produire le diagnostic chiffré (le RSC) disparaît, en étant fondu dans la base de données unique de l’entreprise. L’obligation de négocier en matière d’égalité professionnelle disparaît également, intégrée à d’autres négociations (qualité de vie au travail).

Devant l’ampleur des réactions (associations, personnalités, syndicats, chercheur-e-s…), les trois ministères concernés ont publié un communiqué qui réaffirme quelques principes, dont le fait que « la transmission de toutes les informations qui existent aujourd’hui dans le RSC demeurera obligatoire ». Des amendements seront déposés en ce sens. Mais rien n’est réglé. Les indicateurs sexués demeurent intégrés à la base de données unique et le RSC perd ainsi sa spécificité. La négociation dédiée sur l’égalité n’est pas rétablie et sa périodicité reste incertaine (annuelle ? triennale ?). Le flou demeure.

Quels que soient les résultats du débat parlementaire qui s’ouvre sur le dialogue social, le signal a été donné aux entreprises que la politique d’égalité peut être mise en cause, que les obligations antérieures ne sont finalement pas si impératives et que les efforts entrepris depuis plusieurs années peuvent être relativisés au nom de la simplification.

Si, en laissant le choix aux partenaires sociaux de négocier sur l’égalité professionnelle, cette question avait émergé d’elle-même et conduit à des progrès importants, aucune loi sur le sujet n’aurait été nécessaire. C’est pour répondre à l’inertie et à la persistance des inégalités que des contraintes ont été imposées aux entreprises. C’est parce que notre société doit faire de l’égalité femmes-hommes un principe fondamental que des lois, assorties de contraintes, ont été votées. La complexité du dialogue social sur ce thème tient à la résistance des acteurs. La simplification est donc au mieux une naïveté, au pire un renoncement à produire des politiques publiques porteuses d’égalité.

Dans le domaine de l’égalité, la vigilance est de mise. Supprimer les contraintes, c’est revenir sur le principe d’égalité. Vouloir l’égalité suppose une volonté politique claire et permanente : la continuité et la cohérence des politiques publiques sont en effet essentielles.

C’est le sens de la tribune que des chercheur-e-s ont publiée sur le site des Echos le 19 mai dernier.




« Retrouver l’esprit industriel du capitalisme »: de la recherche d’actionnaires patients à celle d’une gouvernance partagée

par Jean-Luc Gaffard et Maurizio Iacopetta

Le gouvernement, fort de la loi visant à reconquérir l’économie réelle, dite loi Florange, qui institue la possibilité de votes doubles pour les actionnaires patients (conservant leurs actions au moins deux ans), vient de prendre deux décisions significatives en augmentant temporairement sa participation au capital de Renault et d’Air France afin d’éviter qu’en assemblée générale cette possibilité de votes doubles soit rejetée par la majorité qualifiée retenue dans la loi. L’objectif affiché par le Ministre de l’Economie dans une tribune du journal Le Monde est d’aider à « retrouver l’esprit industriel du capitalisme » en privilégiant les engagements à long terme de manière à promouvoir des investissements porteurs d’une croissance solide.

Cette initiative conduit à reprendre la discussion sur les conditions de gouvernance des sociétés par actions (‘corporations’) (Pollin, 2004, 2006), à examiner les dérives dont elle a pu être l’objet et les remèdes qui ont pu et pourraient dans l’avenir y être apportés, impliquant de savoir ce que peut en attendre le gouvernement.

Les sociétés par actions sont indéniablement au cœur du processus d’investissement, en raison de leur capacité à drainer une épargne abondante et de leur pouvoir de choisir dans quelle direction orienter cette épargne. Elles obéissent à des modes de gouvernance variés, répondant à différents contextes institutionnels, auxquels sont associées des différences significatives de productivité et de croissance (Bloom et Van Reenen, 2010 ; De Nicolo’, Laeven, et Ueda, 2008 ; La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer and Vishny, 2000). Aussi la question se pose-t-elle de l’adoption du mode de gouvernance le mieux à même de favoriser l’activité entrepreneuriale et l’innovation, bref de soutenir in fine la croissance (OECD 2012).

Il est manifeste, en effet, que les grandes entreprises ne souffrent pas d’un manque de financement à long terme. Le développement des marchés d’actions et d’obligations depuis les années 1980 leur a permis de réduire leur dépendance au financement bancaire et à la cyclicité de l’accès à ce financement. De sorte que les problèmes d’investissement reflètent surtout de larges défaillances dans la gouvernance des entreprises, grandes, moyennes ou petites, comme d’ailleurs dans celle des institutions financières (Giovannini et alii, 2015)

Classiquement, l’accent est mis sur les voies et moyens de contrôle des choix des managers par les actionnaires, autrement dit sur les conditions dans lesquelles les détenteurs de capitaux obtiennent le retour sur investissement que justifie leur position particulière de créancier résiduel (Shleifer et Vishny, 1997).  Mais c’est oublier que d’autres acteurs de l’entreprise (créanciers, salariés, fournisseurs, voire clients) supportent des risques et que la performance à long terme de cette entreprise dépend des conditions dans lesquelles l’engagement des actionnaires commande celui des autres parties prenantes (‘stakeholders’)  (Mayer, 2013). Il n’est pas certain, à cet égard, que la répartition des droits de vote entre différentes classes d’actions soit déterminante.

Contrôle et engagement

La question centrale concerne la façon dont la nature de la propriété du capital affecte les choix managériaux. Ainsi, les buts et valeurs des entreprises familiales reflètent-ils les intérêts et les humeurs de la famille propriétaire qui peuvent devenir contraires à l’efficacité productive, notamment quand se développe un capitalisme d’héritiers, quand ce ne sont plus les fondateurs qui sont à la direction des entreprises mais leurs héritiers ou plus subrepticement une caste qui s’auto-reproduit (Philippon 2007). S’il existe une relation positive entre la richesse des millionnaires self-made-men rapportée au PIB et à la croissance, la relation devient négative quand ce qui est rapporté au PIB est la richesse des héritiers millionnaires (Morck, Stangeland et Yeung 2000). Face à cette dérive possible,  l’existence d’un actionnariat dispersé apparaît comme étant bénéfique en permettant que se substitue à des intérêts particuliers ce qui peut s’apparenter à un intérêt collectif.

Cette vision de la société par actions se heurte, toutefois, à l’objection formulée par Berle et Means (1932) qui voient dans la séparation entre la propriété et le contrôle une source d’inefficacité. Celle-ci crée des problèmes d’agence signifiant que les managers sont susceptibles d’agir dans leur intérêt propre plutôt que dans celui des actionnaires, comme peuvent le faire des familles ou les castes propriétaires. De facto, le Q de Tobin (le rapport de la valeur de marché au coût de remplacement du capital) augmente, puis diminue avant d’augmenter de nouveau à mesure que la puissance des managers s’accroît (Morck et alii, 1988). Il devient possible que les actionnaires soient moins incités à souscrire de nouvelles actions ou à conserver celles qu’ils détiennent avec pour conséquence une baisse du prix de ces actions et un moindre accès des entreprises au financement externe. Les dispositions qui permettent de protéger les grands groupes peuvent avoir pour conséquence d’entraver l’entrée de nouvelles entreprises et d’introduire de graves distorsions dans les décisions d’investissement des entreprises installées (Iacopetta, Minetti et Peretto, 2015).

La résolution de ces problèmes exige de créer les dispositifs institutionnels pour que les actionnaires puissent devenir actifs dans le management des entreprises.

Ces dispositifs ont consisté à améliorer la qualité des audits, de la gestion des risques et de la communication entre la société et ses actionnaires. Elles ont conduit à davantage de transparence dans la politique de rémunération des dirigeants et à lier cette rémunération aux performances. Ce faisant, elles ont permis le développement de marchés pour le contrôle des sociétés (‘markets for corporate control’) et celui de l’activisme des actionnaires, en fait d’une catégorie particulière d’actionnaires que sont les fonds de placement parmi lesquels les fonds de pension, dont les modes de gestion (la délégation des décisions d’investissement à des gestionnaires de fonds) privilégient les performances immédiates de leurs portefeuilles.

A la lumière de la crise financière, ces dispositifs semblent pour le moins questionnables (Giovannini et alii, 2015). Les institutions financières pourtant assujetties aux ‘meilleures’ règles de gouvernance, celles qui assurent le pouvoir de contrôle des actionnaires, ont été un lieu de conflit entre des actionnaires qui ont tiré parti des bonnes performances et les créanciers (puis les contribuables) qui ont dû assumer les pertes. Ce qui est avéré pour les institutions financières l’est également pour les entreprises industrielles qui sont devenues un lieu de conflit entre les actionnaires et les autres parties prenantes (créanciers, salariés, fournisseurs ou clients).

Le vrai problème est que les dispositifs censés résoudre les problèmes d’agence ont, certes, permis de renforcer le contrôle exercé par les actionnaires sur le management des entreprises, mais ont aussi fait reculer le degré d’engagement de ces mêmes actionnaires (Mayer, 2013).

Nonobstant leurs intérêts particuliers, les familles propriétaires peuvent garantir une stabilité et une durée d’engagement vis-à-vis des autres parties prenantes que ne garantissent pas des actionnaires dispersés. Il en est de même des managers bénéficiant d’une délégation d’autorité et ayant acquis suffisamment d’indépendance vis-à-vis des actionnaires pour être ouverts, certes à leur intérêt propre mais aussi aux intérêts des salariés (et des sous-traitants). Après tout, la constitution d’empires industriels est loin d’être une mauvaise chose dès lors qu’ils sont économiquement viables et ne contreviennent pas aux règles de la concurrence. Or cet avantage prêté aux managers est contrarié par le développement des marchés pour le contrôle des sociétés et par celui de l’activisme des actionnaires dont la conséquence est de juger de l’efficacité du management à l’aune des performances courantes. Il y a bel et bien un arbitrage à effectuer entre les exigences de contrôle et d’engagement. Le problème n’est peut-être pas tant d’aligner l’intérêt des managers avec ceux des actionnaires que de rendre les actionnaires responsables de ce qu’il advient à long terme des entreprises dans lesquelles ils investissent.

La mesure de l’engagement

Le degré d’engagement des financiers, prêteurs ou actionnaires, est décisif dans la mesure où il détermine celui des autres parties prenantes dans l’entreprise. Il est reflété dans l’attitude choisie en réponse aux fluctuations de performance et plus exactement dans le degré de tolérance à de mauvais résultats de l’entreprise. Une faible tolérance est le signe d’un faible degré d’engagement et c’est généralement la marque des prises de contrôle hostiles comme de l’activisme des fonds de pension.

Encore faut-il s’entendre sur la signification de mauvais résultats. Ils peuvent être la conséquence d’un mauvais management auquel cas le pouvoir des investisseurs de fournir des moyens de financement conditionnellement à la capacité du management de faire les changements qu’ils exigent n’est pas nécessairement le signal d’un moindre degré d’engagement. Il peut même prévenir les crises financières qui procéderaient de sérieux problèmes d’agence. Du moins si la régularité des performances constitue la norme. Or ce n’est précisément pas le cas quand les activités industrielles concernées ont une dimension cyclique. Les entreprises peuvent y pallier en compensant les résultats de plusieurs activités entre elles pourvu que leurs cycles soient différents. Or l’attitude des fonds de placement consiste à privilégier la diversification de leur portefeuille sur la valorisation de la diversification de leurs activités par les entreprises elles-mêmes, incitant ces dernières à se recentrer sur ce qui est parfois qualifié de leur cœur de métier. Les démantèlements qui s’ensuivent ont été l’un des facteurs de désindustrialisation en France dont témoignent, notamment, les cas d’Alstom, Alcatel ou encore Thomson (Beffa, 2012).

La régularité des performances ne prévaut pas davantage quand les entreprises font le choix d’innover en introduisant de nouveaux produits ou nouvelles techniques de production et en explorant de nouveaux marchés. Dans cette dernière hypothèse, il arrive qu’un surcroît de coûts précède l’augmentation des recettes, en d’autres termes qu’il existe des coûts irrévocables, c’est-à-dire dont la récupération est subordonnée à la réussite du choix d’innover (‘sunk costs’). Toute forme de gouvernance, qui aurait pour effet de privilégier les résultats immédiats et d’éliminer toute tolérance vis-à-vis de performances temporairement faibles ne peut alors que pénaliser l’innovation en pénalisant des investissements longs. Or c’est bien ce à quoi conduisent la possibilité de prises de contrôle hostiles et l’activisme des fonds de placement.

Les prescriptions institutionnelles

Le débat se trouve ainsi ouvert sur les tenants et aboutissants du conflit entre différentes catégories d’actionnaires établies en rapport avec le volume de titres détenu et la durée de cette détention (Bolton et Samama, 2012). De nombreuses entreprises ont adopté des mécanismes qui rémunèrent financièrement la loyauté des actionnaires ou qui leur accordent des droits de vote supplémentaires en récompense de cette loyauté. Des Etats (France, Italie notamment) ont légiféré dans ce sens. Il reste difficile d’en apprécier les conséquences. Théoriquement, le principe ‘une action – un vote’ ne l’emporte pas sur l’existence de plusieurs classes d’action impliquant des droits de vote différents. Il réduit, certes, les problèmes d’agence impliquant les détenteurs de blocs d’action, mais il réduit aussi les effets bénéfiques de la stabilité que ces blocs procurent (Burkart et Lee, 2008). Les études empiriques aboutissent, d’ailleurs, à des conclusions opposées les unes aux autres, ne faisant que signaler la complexité du problème (Adams et Ferreira, 2008).

Reste, cependant, que de nombreuses études empiriques confirment que les entreprises qui bénéficient d’une structure de propriété pérenne et obéissent à des indicateurs de performance qui ne se réfèrent pas uniquement au capital financier, ont de meilleurs résultats à long terme (Clark et alii, 2014). L’existence de blocs d’actionnaires stables ou de restrictions sur les droits de vote pourrait être des mécanismes susceptibles de garantir cette pérennité et de renforcer le degré d’engagement des apporteurs de capitaux justifiant que les autres parties prenantes – salariés, fournisseurs et clients – s’engagent à leur tour.

La difficulté avec les mécanismes de restriction des droits de vote est qu’ils ne permettent pas aux actionnaires d’indiquer la longueur de temps pendant laquelle ils veulent garder leurs actions et de signaler leur degré d’engagement (Mayer 2013). De fait, ceux qui entendent ne conserver leurs actions que peu de temps (éventuellement des millisecondes en cas d’échanges de haute fréquence) ont la même influence sur les décisions des managers que ceux qui entendent garder leurs actions pendant plusieurs années. Les premiers supportent les conséquences de leurs votes très peu de temps contrairement aux seconds, mais les uns et les autres ont la même influence sur décisions courantes qui peuvent affecter la performance de l’entreprise pour longtemps. Au fond, la mise en place de différentes classes d’actions ne se substitue pas forcément à la constitution d’un bloc stable d’actionnaires permettant de faire face à des prises de contrôle hostiles motivées par la recherche de plus-values à court terme.

Les choses peuvent être différentes quand la loyauté passée est récompensée financièrement par une augmentation des dividendes versés car, dans ce cas, la vente des actions fait perdre l’avantage financier acquis. Une incitation existe donc à conserver plus longtemps encore ces actions. Il reste que le versement de dividendes n’est jamais équivalent à la rétention de profits. Les fonds issus de nouvelles émissions sont sous le contrôle des actionnaires, alors que les profits non distribués restent sous le contrôle des managers. Plus les dividendes sont élevés et plus les entreprises sont dépendantes de leur capacité à recourir au marché d’actions.  La question reste posée d’une trop grande dépendance vis-à-vis de l’éventuelle impatience des actionnaires les conduisant à peser en faveur d’investissements courts.

Dès lors un mécanisme pertinent possible pourrait être de fixer des droits de vote non pas en fonction de la durée passée de détention des actions, mais en fonction de la durée future à laquelle les actionnaires se sont engagés (Mayer, 2013). Suivant cette proposition, les actionnaires devraient pouvoir enregistrer la période pour laquelle ils entendent conserver leurs actions et être rémunérés sous la forme de votes fixés en rapport avec la longueur du temps restant à courir avant qu’ils ne soient en mesure de disposer de leurs actions. Ici « la loyauté et le double droit de vote des actions rémunèrent les actionnaires pour la période passée de leur détention et, par suite, échouent à les rendre davantage responsables des conséquences futures de leurs choix. Vraiment, dans la mesure où les actionnaires qui ont gardé longtemps leurs actions sont plus à même de les vendre, ils rémunèrent potentiellement une absence d’engagement » (Mayer, 2013, pp. 208-9). Convenons, toutefois, que cet arrangement institutionnel est difficile à mettre en œuvre concrètement, ne serait-ce qu’en termes de crédibilité et qu’il reste préférable d’explorer d’autres formes de gouvernance faisant place aux autres parties prenantes dans les processus de décision.

Sur les attentes du gouvernement

Au regard de l’analyse qui vient d’être développée, la question se pose de ce que le gouvernement peut attendre de sa décision d’imposer des droits de vote double. La réponse est que ce pourrait être principalement de diminuer, fut-ce de manière limitée, la dette publique sans perte d’influence dans les entreprises dont il détient des actions. L’intention de renouer avec un capitalisme industriel grâce à cette mesure, pour louable qu’elle soit, resterait sans véritable portée. D’autant que rien ne permet de penser que l’Etat se comporterait, dans le futur, différemment de n’importe quel autre actionnaire en dépit d’un droit de vote double, pouvant imposer ou contribuer à imposer des décisions managériales qui ne sont pas nécessairement dans l’intérêt à long terme des entreprises concernées et de leurs autres parties prenantes.

Aussi sans vouloir négliger ce que peut apporter l’existence de plusieurs classes d’action dans la détermination des choix stratégiques des entreprises notamment en introduisant possiblement une protection contre les OPA hostiles, il apparaît plus fondamental de réviser le modèle d’entreprise dans son ensemble.

Le degré d’engagement des apporteurs de capitaux commande celui des autres parties prenantes. Un financement intermédié est la première source de moyens financiers pour des propriétaires qui souhaitent garder le contrôle de leur entreprise. Il permet aux entreprises d’innover et de croître sans devoir recourir à une dispersion de la propriété. Encore est-il nécessaire que ce financement existe, autrement dit que les banques s’engagent pour une durée longue avec ces entreprises. Or elles sont elles-mêmes particulièrement affectées par des problèmes de gouvernance entraînant un conflit entre les deux principaux investisseurs que sont les actionnaires et les créanciers (Giovannini et alii, 2015). Si avancées institutionnelles il doit y avoir, elles devraient donc concerner le système financier et reposer sur un retour de l’intermédiation (Pollin 2006). Si intervention il doit y avoir sur les conditions de gouvernance des entreprises elles-mêmes, elles devraient s’inspirer des propositions de Mayer (2013) : peut-être, sous réserve de faisabilité, celle d’instituer des droits de vote au prorata du temps de détention futur, mais surtout celle d’instituer des conseils d’administration (‘boards of trustees’) qui fixent de grandes orientations en étant les gardiens de valeurs communes aux différentes parties prenantes (actionnaires, créanciers, salariés, voire fournisseurs ou clients) au lieu d’être seulement les représentants des actionnaires. Ces valeurs communes ne font rien d’autre que traduire la reconnaissance des complémentarités stratégiques, existant entre tous ces acteurs, qui sont à l’origine de la création de valeur.

 

Références

Adams, R. and and D. Ferreira (2008), “One Share-One Vote: The Empirical Evidence”,

Review of Finance 12, 51-91.

Beffa J-L (2012): La France doit choisir, Paris: Le Seuil.

Berle A. and G.C. Means (1932) : The Modern Corporation and Private Property, New York : Harcourt, Brace & World, Inc.

Bloom, N. and  J. Van Reenen (2010) ‘Why Do Management Practices Differ across Firms and Countries?’ Journal of Economic Perspectives 24, 203-24.

Bolton, P. and F. Samama (2012), “L-Shares: Rewarding Long-Term Investors”,

ECGI Working Paper, No. 342/2013.

Burkart M. and S. Lee. (2008), ‘One Share-One Vote: The Theory’,

Review of Finance 12, 1-49.

Clark, G., A. Feiner and M. Viehs (2014), ‘From the Stockholder to the Stakeholder’,

Smith School of Enterprise and the Environment, Working Paper.

De Nicolò, G., L. Laeven and K. Ueda (2008) ‘Corporate Governance Quality: Trends and Real Effects’, Journal of Financial Intermediation 17, 198-228.

Giovannini A., Mayer C., Micossi S., Di Noia C., Onado M., Pagano M., et A. Polo (2015): Restarting European Long-Term Investment Finance. A green paper discussion document, CEPR Press. http://reltif.cepr.org/restarting-european-long-term-investment-finance

Iacopetta, M., R. Minetti and P. F. Peretto (2014) ‘Financial Markets, Industry Dynamics, and Growth’, Duke University Working Paper Series (ERID), 172

La Porta, R., F. Lopez-de-Silanes, A. Shleifer and R. Vishny (2000) ‘Investor Protection and Corporate Governance’, Journal of Financial Economics 58, 3-27.

Mayer C. (2013) : Firm Commitment, Oxford : Oxford University Press

Morck, R.,  A. Shleifer and R. Vishny (1988) : ‘Management Ownership and Market Valuation: An empirical analysis’, Journal of Financial Economics 20 : 293-315.

Morck R., Stangeland D. and B. Yeung (2000) : ‘Inherited Wealth, Corporate Control, and Economic Growth, in R. Morck ed. Concntrated Corporate Ownership, Chicago : University of Chicago Press.

OECD (2012) Corporate Governance, Value Creation and Growth. The Bridge between Finance and Enterprise, OECD, Paris. http://www.oecd.org/corporate/ca/corporategovernanceprinciples/50242938.pdf ).

Philippon T. (2007) : Le capitalisme d’héritiers : la crise du travail en France, Paris : Le Seuil.

Pollin J-P (2004) : ‘A propos de quelques ouvrages sur la gouvernance des entreprises’, Revue Economique 55 (2) : 333-346.

Pollin J-P (2006) : Essais sur la Gouvernance HAL Archives ouvertes https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081933

Shleifer A. and R. Vishny (1997) : ‘A Survey on Corporate Finance’, Journal of Finance 52 (2) : 737-783.




Pétrole : du carbone pour la croissance

Par Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart, Aurélien Saussay

Ce texte renvoie à l’étude spéciale du même nom qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et reste du monde

La chute du prix du Brent de 50 % entre l’été 2014 et janvier 2015 et son maintien à un bas niveau au cours des mois suivants est une bonne nouvelle pour les économies importatrices de pétrole. Dans un contexte de faible croissance, ces évolutions se traduisent par un transfert de richesse au bénéfice des pays importateurs nets via la balance commerciale, ce qui stimule la croissance et alimente la reprise. La baisse du prix des produits pétroliers augmente le pouvoir d’achat des ménages, accélère la consommation et donc l’investissement, dans un contexte où les coûts de production des entreprises sont réduits. Les exportations sont plus dynamiques, le surcroît de demande en provenance des autres économies importatrices de pétrole étant supérieur au ralentissement enregistré du côté des économies exportatrices.

Cependant, cette baisse des prix n’est pas neutre pour l’environnement. En effet, un faible prix du pétrole réduit l’attractivité des modes de transport et de production pauvres en carbone et pourrait bien ralentir la transition énergétique ainsi que la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Ce contre-choc pétrolier n’aura toutefois des effets favorables sur la croissance des pays importateurs nets de pétrole que s’il est durable. A l’horizon de 2016, l’excès d’offre sur le marché pétrolier, alimenté par le développement passé de la production de pétrole de schiste aux États-Unis et le laisser faire de l’OPEP, se tassera. La production de pétrole non-conventionnel aux Etats-Unis, dont la rentabilité n’est plus assurée en deçà de 60 dollars le baril, devra s’ajuster à la baisse des prix mais le repli, attendu à partir du deuxième semestre 2015, sera insuffisant pour ramener les cours vers leur niveau d’avant le choc. Le prix du pétrole Brent pourrait rester autour de 55 dollars le baril avant d’amorcer à la fin de l’année 2015 une remontée vers 65 dollars un an plus tard. Les prix devraient rester donc inférieurs aux niveaux de 2013-début 2014, et malgré la tendance haussière à prévoir, l’impact à court terme restera positif sur la croissance.

Pour mesurer l’impact de ce choc sur l’économie française, nous disposons de deux modèles macroéconométriques e-mod.fr et ThreeMe grâce auxquels nous réalisons différents exercices de simulations. Ces modèles nous permettent également d’évaluer l’impact macroéconomique et les transferts d’activité d’un secteur à un autre ainsi que l’impact environnemental d’une consommation accrue d’hydrocarbures. Les résultats sont présentés en détail dans l’étude spéciale. Il ressort qu’une baisse de 20 dollars du prix du pétrole entraîne, pour l’économie française, un surcroît de croissance de 0,2 point de PIB la première année et de 0,1 point de PIB la deuxième, mais  s’accompagne d’un coût environnemental non négligeable. Ainsi, au terme de 5 ans, cette baisse conduirait à un surcroît d’émissions de GES de 2,94 MtCO2, soit près d’1% du total des émissions françaises en 2013. Ce volume représente pour la France près de 4% de l’objectif européen de réduction des émissions de 20% par rapport à leur niveau de 1990.

En adaptant le modèle français e-mod.fr aux caractéristiques de consommation, d’importations et de production d’hydrocarbures, les simulations sont étendues aux grandes économies développées (Allemagne, Italie, Espagne, Etats-Unis et Royaume-Uni). A l’exception des États-Unis, l’impact positif du contre-choc pétrolier est significatif et assez proche pour tous les pays, l’Espagne étant celui qui en bénéficie un peu plus en raison d’une intensité pétrolière plus élevée. Au final, en considérant les variations passées et prévues des prix du pétrole (hors effet taux de change), le surcroît de croissance attendu en moyenne dans les grands pays de la zone euro serait de 0,6 point en 2015 et de 0,1 point en 2016. Aux Etats-Unis, les effets positifs sont en partie contrebalancés par la crise que traverse l’activité de production de pétrole non-conventionnel[1]. L’impact sur le PIB serait positif en 2015 (de 0,3 point) et négatif en 2016 (de 0,2 point). Il en ressort que si la baisse du prix du pétrole est bien un choc positif pour la croissance économique mondiale, cela n’est malheureusement pas le cas pour l’environnement…

 


[1] Voir le Post L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste, d’Aurélien Saussay, du 29 avril sur le site de l’OFCE.




La Grèce sur la corde raide

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot

Ce texte résumé l’étude spéciale : « La Grèce sur la corde raide ».

Depuis le début de l’année 2015, une forte pression s’exerce sur le nouveau gouvernement grec. Alors qu’il est en pleine négociation en vue d’une restructuration de sa dette, il doit faire face à une succession d’échéances de remboursement. Le 12 mai 2015, 750 millions d’euros ont pu être remboursés au FMI en puisant sur les réserves internationales du pays, signe que les contraintes de liquidité deviennent de plus en plus prégnantes comme l’atteste la lettre envoyé par A. Tsipras à C. Lagarde quelques jours avant l’échéance. Le répit sera de courte durée : en juin, le pays doit encore rembourser au FMI un total de 1,5 milliard d’euros. Ces deux premières échéances ne sont qu’un prélude au « mur de la dette » auquel devra faire face le gouvernement pendant l’été puisqu’il devra honorer un remboursement de 6,5 milliards d’euros à la BCE.

Jusqu’à présent, la Grèce a payé en dépit des difficultés et de la suspension du programme d’aide négocié avec les institutions (ex-troïka). Ainsi les 7,2 milliards d’euros de déboursements sont bloqués depuis février 2015 et la Grèce doit trouver un accord avec l’ex-troïka avant le 30 juin si elle veut pouvoir bénéficier de cette manne financière, faute de quoi les échéances auprès de la BCE et du FMI conduiraient la Grèce au défaut de paiement.

Outre les remboursements extérieurs de la Grèce, le pays doit également honorer ses dépenses courantes (salaires des fonctionnaires, pensions de retraite). Or, les nouvelles sur le front budgétaire ne sont pas très encourageantes (voir State Budget Execution Monthly Bulletin, March 2015) : sur les trois premiers mois de l’année, les recettes courantes sont inférieures de près de 600 millions d’euros aux projections. Seule l’utilisation de fonds européens préalablement versés, combinée à la baisse comptable des dépenses (qui sont inférieures de 1,5 milliard d’euros aux prévisions) ont permis au gouvernement grec de dégager un excédent de 1,7 milliard d’euros et d’honorer ses échéances. Ainsi, par des opérations comptables, le gouvernement grec a vraisemblablement transféré sa dette soit vers des organismes publics soit vers ses fournisseurs, confirmant ainsi le fort poids des contraintes de liquidité qui pèsent sur l’État. Les données préliminaires à l’issue du mois d’avril (à prendre avec prudence car elles ne sont ni définitives ni consolidées pour l’ensemble des administrations publiques) semblent néanmoins nuancer le constat. Fin avril, les rentrées fiscales auraient retrouvé leur niveau attendu, mais la capacité du gouvernement à générer les liquidités pour éviter le défaut de paiement s’expliquerait par un coup de frein sur la dépense publique à travers les opérations comptables décrites ci-dessus. Ces manipulations comptables ne sont que des mesures d’urgence et il est grand temps, 6 ans après le déclenchement de la crise grecque, de mettre fin au psychodrame et de trouver enfin une solution pérenne aux problèmes budgétaires de la Grèce.

Notre étude « la Grèce : sur la corde raide » s’interroge sur la meilleure solution pour résoudre durablement la crise de l’endettement en Grèce et les potentielles conséquences d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Nous concluons que le scénario le plus raisonnable est celui d’une restructuration avec réduction significative de la valeur présente de la dette publique (qui serait portée à 100 % du PIB grec). Lui seul permet de diminuer sensiblement la probabilité de sortie de l’euro, ce qui est non seulement dans l’intérêt de la Grèce mais également de la zone euro dans son ensemble. En outre, ce scénario diminuerait l’ampleur de la dévaluation interne nécessaire pour stabiliser la position extérieure grecque.

Si l’Eurogroupe refusait la restructuration de la dette grecque, un nouveau programme d’aide devrait alors être accordé afin d’interrompre la crise de confiance en cours et d’assurer le financement des besoins de trésorerie de l’État grec au cours des prochaines années. D’après nos calculs, cette solution nécessiterait un troisième plan d’aide autour de 95 milliards d’euros et son succès resterait tributaire des surplus budgétaires primaires conséquents (de l’ordre de 4 à 5% du PIB grec) que la Grèce devra produire au cours des prochaines décennies. L’expérience historique montre que le maintien d’un tel surplus pendant une période aussi longue ne peut pas être garanti, du fait des contraintes politiques, rendant un tel engagement peu crédible. Ainsi, un nouveau programme d’aide ne permettrait pas d’éliminer le risque d’une nouvelle crise de financement de l’État grec au cours des années à venir.

Pour le dire autrement, le remboursement intégral de la dette grecque repose sur la fiction d’un excédent budgétaire maintenu pendant plusieurs décennies. Se résoudre à la sortie de la Grèce de la zone euro induirait une perte significative de la créance que le monde (principalement l’Europe) détient à la fois sur le secteur public grec (250 milliards d’euros) et sur le secteur privé (également de l’ordre de 250 milliards d’euros). À cette perte facile à quantifier s’ajouteraient les conséquences financières, économiques, politiques et géopolitiques de la sortie de la Grèce de la zone euro ou de l’Union Européenne. Le choix peut paraître facile, puisqu’un abandon de 200 milliards d’euros de créances sur l’État grec permettrait de sortir une bonne fois pour toute du psychodrame. Reste que l’impasse politique est grande et qu’il est difficile d’abandonner 200 milliards d’euros sans de très fortes contreparties et sans évoquer la question de l’aléa moral, qui peut notamment pousser d’autres pays de la zone euro à demander des restructurations d’ampleur de leur dette publique.




L’ « alignement des planètes » n’a pas toujours été favorable aux pays de la zone euro

par Eric Heyer et Raul Sampognaro

 En 2015, les économies de la zone euro vont bénéficier d’un « alignement des planètes » favorable (euro et prix du pétrole en baisse, relâchement des contraintes financières qui pèsent sur l’économie) qui devrait enclencher un cercle vertueux de leur croissance. Au cours des quatre dernières années (2011-2014), un « alignement planétaire » s’était également produit mais avec une orientation diamétralement opposée.  Au cours de cette période, l’euro et le prix du pétrole étaient en hausse et les conditions de financement ainsi que l’orientation budgétaire étaient très fortement restrictives.

Dans un article récent, nous proposons une évaluation de l’impact depuis 2011 de ces quatre facteurs sur les performances économiques de six grands pays développés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis).

Il ressort de notre analyse que le cumul de ces chocs explique une grande part des écarts de croissance entre les grandes économies européennes et les États-Unis enregistrés au cours de la période 2011-2014. Une part non-négligeable de cet écart de performance s’expliquerait notamment par le choix divergent de stratégies de politiques économiques, avec notamment un policy mix qui a été nettement plus contraignant en zone euro qu’outre-Atlantique. En particulier, l’ajustement budgétaire a été très fort dans les pays soumis aux tensions sur leur dette souveraine, comme l’Espagne et l’Italie. En outre, les effets des tensions sur les dettes souveraines ont été démultipliés par la fragmentation financière qui s’est traduite par une dégradation des conditions de financement du secteur privé alors que les mesures d’assouplissement quantitatif mises en œuvre par la Fed et la Banque d’Angleterre ont permis de préserver les conditions de financement dans ces pays. Ainsi, il aura fallu attendre le discours de M. Draghi de juillet 2012 et l’annonce du programme OMT en septembre 2012 pour que l’action de la BCE permette d’atténuer ces tensions financières. Si les évolutions des taux de change ont plutôt soutenu l’activité en zone euro sur l’ensemble de la période 2011-2014, leur contribution a été dépendante du type d’intégration des différents pays aux flux des échanges commerciaux mondiaux[1] et à l’ampleur de la politique de désinflation salariale, particulièrement prononcée en Espagne. Enfin, la hausse du prix du pétrole a pesé sur la croissance européenne alors que ses effets ont été moindres aux États-Unis, qui ont bénéficié de la rentabilisation de l’exploitation du pétrole de schiste.

Les pertes cumulées de PIB sont très importantes en Espagne (-10 points entre 2011 et 2014), en Italie (-7,5 points) et en France (-5 points) et de façon plus modérée au Royaume-Uni (-3 points) et en Allemagne (-2,5 points). En revanche, depuis 2011, le cumul des chocs a eu un impact nul sur la croissance aux États-Unis, suggérant que la croissance américaine a été en ligne avec sa croissance spontanée[2] (graphique 1).

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Ainsi, en l’absence de ces chocs, la croissance spontanée aurait pu s’établir en Europe au-delà du rythme de la croissance potentielle, comme aux États-Unis (graphique 2). Cela aurait permis une convergence durable du PIB vers son niveau potentiel, la réduction des déséquilibres sur le marché du travail, la normalisation de l’utilisation de l’appareil productif et le redressement des comptes publics, tout particulièrement dans les pays de la zone euro.

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Accéder à la version complète de notre étude.

 


[1] Les effets de ces chocs de compétitivité sont différents selon les pays du fait des différences d’élasticité du commerce extérieur, mais aussi des variations selon les pays du degré d’exposition au commerce et à la concurrence intra/extra zone euro . Pour plus de détails se référer à Ducoudré et Heyer (2014).

[2] La croissance spontanée d’une économie résulte de sa croissance potentielle de long terme (qui dépend des facteurs structurels qui déterminent notamment la dynamique de la productivité globale des facteurs et de la population active) et du rythme de fermeture de l’output gap, creusé dans la plupart des pays par la crise de 2008-2009 qui dépend de la capacité d’une économie à absorber les chocs subis.




A new economic world. Measuring well-being and sustainability in the 21st century

Éloi Laurent and Jacques Le CacheuxUn nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction: Measuring the possibles

“Let no one ignorant of geometry enter here!”

Inscription over the doors of Plato’s Academy in Athens

 

We live under the reign of gross domestic product (GDP) – 2014 marked its seventieth anniversary. Created by the American economist Simon Kuznets at the dawn of the 1930s, GDP was adopted as an international standard for sovereign accounting at the conference held by the WW2 Allies in July 1944 in the small town of Bretton Woods, in the middle of nowhere. GDP is used to measure monetizable market activities and is the benchmark of economic growth and living standards, and as such over the decades it has become the ultimate measure of nations’ success – precise, robust and comparable.

But GDP, like the conventional economic indicators for which it is the standard bearer, is very rapidly losing its relevance in the early 21st century, for three basic reasons. First, economic growth, which was so strong in the initial post-war decades (1945-1975), is gradually fading in the developed countries, rendering its pursuit an increasingly vain hope for public policy. Second, objective and subjective well-being – that is to say, what makes life worth living – is increasingly disconnected from economic growth. Finally, GDP tells us nothing about environmental sustainability, that is, the compatibility of our well-being today with the long-term health of the ecosystems on which that ultimately depends – even though this is certainly the major challenge facing our century.

For these three reasons, all over the world growing numbers of researchers [1] and policy makers are recognizing that the standard economic indicators that still guide public debate are in fact misleading compasses that distort our horizons. In contrast, by trying to measure well-being, an effort is now underway to identify the real determinants of human prosperity, going beyond material conditions like national output and personal income. By bringing together the elements required for sustainability (that is to say, dynamic well-being), they are undertaking the even more difficult task of understanding the conditions required for human development to go forward and sustain itself over time, under increasingly powerful ecological constraints.

This effort at understanding is important for two main reasons: because non-measurability leads to invisibility (what is not counted does not count); and because, conversely, measuring means governing: our indicators determine our policies, and rarely for the better. Opening up the range of human well-being means finding ways to overcome short-sighted trade-offs between economic, social and environmental factors. And situating human development within the framework of sustainable development will avoid blind destruction. But how do we take the full measure of our new economic world?

Let’s start from the current situation: economic growth as measured by GDP seems, despite a few ups and downs, to have run its course since about 2000 in France, in Europe, and in quite a few developed countries and even emerging countries. A debate has recently arisen, kicked off, as is common, in the US, about the causes of this stagnation. As far back as the early 1990s hypotheses were advanced for this (the structural weakening of innovation; economic policy mistakes with lasting effects; impoverishing globalization; job-destroying automation), and there have been more or less alarmist predictions about the tragic fate of the West in a world it no longer dominates as it once did. Though these debates are somewhat interesting, they fail to address the core issue: whether or not economic growth returns, it is not synonymous with people’s welfare or social sustainability.

Strictly speaking, economic growth has returned in Europe and even more so in the United States since 2010. It is resulting in an “invisible recovery” for the population, whose daily reality is light years away from the official optimism. The gap between policy makers and their constituents about the real state of the economy is so gaping that it now seems as if there are two parallel universes that are unaware of each other. In Europe, sluggish growth barely masks a harsh social regression, especially in France, where living standards are inexorably declining, reversing a trend that is over forty years old. In the US, once deflated of finance and income inequality, the wondrous but very recent economic expansion has brought nothing for 99% of the population. The Wealth of Nations, alongside the poverty of the people…

On the other hand, the collapse of economic wealth, however significant, cannot express the brutality of the civilizational destruction being inflicted on Greece, in the context of the European crisis, in the name of “fiscal discipline”[2].

In the meantime, there is a lack of general awareness that every day climate change, the loss of biodiversity and deteriorating ecosystems are undermining not only our own future quality of life, but also that of those who will follow us.

For all these reasons, we already know that the “return to growth” being announced in France for 2015 and 2016 will disappointment expectations. The point is not therefore to attempt to force the pace by feeding an ailing boiler with, if need be, the wood that makes up our ship, but to equip ourselves with a reliable compass to avoid a shipwreck and to navigate as smoothly as possible on the seas of the new economic world.

the rest of the introduction can be read [in French] on the Odile Jacob website: http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] In the French-speaking world, we salute the pioneering and stimulating work of Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey and Isabelle Cassiers, who for many years have identified and written accurately about the limitations of GDP and the narrow horizons set by economic growth.

[2] While GDP has fallen by 25% in Greece since 2009, the decline in health indicators (lower life expectancy, increasing number of suicides, rising infant mortality, the financial strangulation of the public health care system, etc.) is much more worrying for the future of the Greek people.




Un nouveau monde économique. Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle

Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction : La mesure des possibles

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.

 

Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années  1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique  et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.

Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e  siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence  un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques.  Ensuite,  le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté  de la croissance économique.  Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme  des écosystèmes dont il dépend  en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.

Pour ces trois raisons, partout dans le monde,  des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre  croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment  de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre  à quelles conditions le développement humain  peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.

Cet effort de compréhension  importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité  induit  l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent  nos politiques, rarement pour le meilleur.  Ouvrir l’éventail du bien-être humain,  c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle.  Mais comment prendre la pleine  mesure de notre nouveau monde économique ?

Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée  par le PIB paraît, à quelques  soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France,  en Europe  et dans bon nombre de pays développés et même  émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment  ouvert sur les causes de cette atrophie.  On  y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique  aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde  qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.

À vrai dire, la croissance économique  est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement  béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement.  En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment  en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis,  une  fois déflatée de la finance  et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique  se révèle nulle  pour 99 % de la population.  Richesse  des nations, pauvreté des habitants…

À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique,  aussi important  soit-il, ne  peut  traduire  la brutalité  de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce,  dans le contexte de la crise européenne,  au nom de la « discipline budgétaire  »[2].

Et pendant ce temps-là, le changement  climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.

Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une  attente  déçue.  L’enjeu n’est donc  pas de tenter  de forcer l’allure en alimentant  une  chaudière  poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…

…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.

[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.




Elections britanniques : questions de frontières (2/2)

Par Catherine Mathieu

David Cameron a placé l’économie au premier plan de sa campagne électorale, faisant des bonnes performances de l’économie britannique une carte maîtresse du programme des Conservateurs (voir « Le Royaume-Uni à l’approche des élections… »). Mais, selon les sondages, au soir du 7 mai, aucun parti ne sera en mesure de gouverner seul. Alors qu’en 2010, l’incertitude était de savoir si les Libéraux-Démocrates choisiraient de s’allier avec les Conservateurs ou avec les Travaillistes, cette fois l’incertitude est encore plus grande, car plusieurs partis sont susceptibles de jouer les arbitres. Les Libéraux-Démocrates ont en effet perdu en popularité depuis cinq ans de participation au gouvernement et recueillent moins de 10 % des intentions de vote, derrière le parti nationaliste UKIP (environ 12 % d’intentions de vote), partisan de la sortie du Royaume-Uni de l’UE et arrivé en tête lors des dernières élections européennes. Face à la montée de l’euroscepticisme, notamment dans les rangs des Conservateurs, David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE d’ici la fin 2017, s’il redevenait premier ministre en 2015. De leur côté, si les Travaillistes sont en mesure de former un gouvernement de coalition, ils pourraient s’allier avec le SNP, parti national écossais. Mais les Travaillistes excluent cette possibilité, face aux attaques de David Cameron, qui agite l’épouvantail d’une fragmentation du Royaume-Uni auprès d’un électorat anglais, à peine remis de sa frayeur de risquer de voir l’Ecosse devenir indépendante lors du référendum de septembre 2014. Les Travaillistes bénéficieraient néanmoins du soutien du SNP et pourraient former une coalition avec les Libéraux-Démocrates. Ceux-ci ont tracé plusieurs lignes rouges pour envisager d’entrer dans un gouvernement de coalition : moins d’austérité budgétaire s’ils s’allient avec les Conservateurs, davantage de rigueur budgétaire s’ils s’allient aux Travaillistes, sauf en matière d’éducation où les Libéraux-Démocrates souhaitent davantage de moyens que les deux grands partis.

Programmes économiques et sociaux des grands partis : ressemblances, nuances…

Les Conservateurs se félicitent du rebond de la croissance et de l’emploi, et d’avoir divisé par deux le déficit public rapporté au PIB. Ils estiment avoir « remis la maison en ordre » et souhaitent continuer à « réparer le toit tant qu’il fait beau ». Ils disent vouloir que cela profite à chacun. Ainsi, ils veulent augmenter les dépenses du système de santé (NHS), maintenir les dépenses d’éducation, augmenter le nombre de places dans l’université. Ils s’engagent à maintenir la hausse des pensions de retraite au minimum de 2,5 % par an. Ils réaliseront d’importants investissements publics en matière de transport. Ils n’augmenteront pas la TVA, l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales. Par contre, ils diminueront encore le plafond des revenus d’assistance pour que « le travail paie ».

Les Conservateurs veulent développer l’apprentissage, favoriser l’entreprise, encadrer le droit de grève, réduire la paperasserie, mettre les handicapés au travail. Ils souhaitent contrôler et réduire l’immigration en provenance de l’UE (ramenant celle-ci à « des dizaines de milliers » par an au lieu « de centaines de milliers » actuellement). Les droits aux prestations sociales seront réduits (il faudra avoir résidé dans le pays depuis au moins quatre ans pour avoir droit au crédit d’impôt et aux allocations familiales ; les logements sociaux seront réservés aux citoyens britanniques). Ils veulent fournir de l’énergie à bas prix aux ménages en développant les économies d’énergie, les énergies renouvelables, mais surtout le nucléaire.

Ils se donnent l’objectif d’amener le déficit public à un léger excédent (0,2 point de PIB) en 2018/2019.  Ceci par des baisses de dépenses publiques, de dépenses sociales et la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale (remise en cause du statut des non-domiciliés, taxation des firmes multinationales).

Pour les Travaillistes, « le Royaume-Uni ne réussit que lorsque les travailleurs réussissent ». Il faut un renouveau national pour que « l’économie travaille pour les travailleurs ». Les Travaillistes dénoncent le développement des inégalités, celui des emplois précaires et la baisse du pouvoir d’achat des familles de travailleurs.

Mais les Travaillistes proclament, eux-aussi, leur volonté de réduire le déficit public chaque année. Leur objectif est de ramener le déficit courant (hors investissement) à l’équilibre en 2018-19, ce qui se traduirait en fait par un déficit public de 1,4 % du PIB. L’objectif est moins ambitieux que celui des Conservateurs et serait obtenu en partie par des hausses d’impôts. Le taux d’imposition marginal maximum de l’impôt sur le revenu (IR) serait remonté de 45% à 50%. Un impôt serait introduit sur les manoirs (les propriétés valant plus de 2 millions de livres). Les Travaillistes s’engagent à maintenir le taux d’imposition des sociétés (IS) au niveau le plus bas des pays du G7. Le taux de l’IS, abaissé à 20 % en avril, serait cependant augmenté d’un point. La taxe sur les banques serait augmentée (900 millions attendus). Les Travaillistes souhaitent réinstaurer un premier taux d’imposition sur le revenu à 10 %, financé par la suppression de l’abattement pour les couples mariés. Ils souhaitent supprimer la très impopulaire taxe sur les chambres vacantes (bedroom tax). Comme les Conservateurs, ils supprimeraient les avantages fiscaux des non-domiciliés.

Les Travaillistes veulent cependant réduire les dépenses publiques, sauf en matière de santé, d’éducation et de coopération internationale. Ils proposent d’augmenter les moyens du NHS pour réduire les délais d’attente. Ils s’engagent à augmenter le salaire minimum horaire à 8 £ en 2019 (le niveau actuel étant de 6,5 £ et devant augmenter à 6,7 £ en octobre 2015). Ils proposent de réglementer les contrats zéro-heure (du moins pour les salariés qui ont travaillé de façon régulière pendant plus de 12 semaines). Par contre, ils ne remettent pas en cause le plafond sur les revenus d’assistance. Les Travaillistes proposent eux-aussi de contrôler l’immigration et de limiter le droit des immigrés aux prestations sociales (il faudra avoir résidé au moins deux ans sur le territoire national). Ils veulent mettre en place une stratégie industrielle pour développer l’économie verte. Ils proposent de réduire le poids des actionnaires dans la direction des entreprises et de créer une Banque Britannique d’Investissement pour aider le financement des petites entreprises.

Les Libéraux-Démocrates proposent une « économie plus forte, une société plus juste ». Ils veulent faire du Royaume-Uni le pays leader en matière des technologies du futur. Eux aussi veulent augmenter les dépenses de santé et d’éducation. Eux aussi veulent augmenter les possibilités de garde d’enfant et de congé parental. Surtout, ils veulent développer la fiscalité verte et engager la transition énergétique. Ils visent l’équilibre du budget courant comme les Travaillistes, mais celui-ci interviendrait un an plus tôt (2017-2018). Cet équilibre serait obtenu par des baisses limitées des dépenses, mais aussi par des hausses d’impôts sur les plus riches, sur les banques, les grandes entreprises et la pollution et par la lutte contre l’optimisation fiscale. Eux aussi proposent la taxe sur les manoirs.

… et de nombreuses inconnues

L’IFS (Institute for Fiscal Studies) vient de publier deux notes : « Post-election Austerity : Parties’ Plans Compared », IFS Briefing Note BN 170, 22 avril, « Taxes and Benefits: The parties’ Plans », IFS Briefing note BN 172, 28 avril. Dans ces notes, l’IFS tente d’estimer les mesures proposées mais souligne le manque de détail des différents programmes. Les Conservateurs envisagent davantage de baisses de dépenses, tandis que les Travaillistes et les Libéraux-Démocrates envisagent une réduction moins rapide des déficits et donc de la dette publique. Le déficit public passerait de 5 % du PIB en 2014-15 à 0,6% en 2017-18 pour les Conservateurs, à 1,1 % pour les Libéraux-Démocrates, 2% pour les Travaillistes, 2,5% pour le SNP. La dette publique baisserait de 80 % du PIB en 2014-15 à 72 % en 2019-20 selon les projets des Conservateurs, contre 75 % pour les Libéraux-Démocrates, 77 % pour les Travaillistes et 78% pour le SNP. Les trois partis annoncent qu’ils poursuivront l’objectif de réduction du déficit public, sans détailler précisément comment ils le feraient. En particulier, les Conservateurs n’augmentent pas les impôts ; ils devraient baisser de 18% les dépenses des secteurs non-sauvegardés, c’est-à-dire défense, transport, assistance, justice. Ils n’explicitent pas comment ils feraient de fortes économies sur les dépenses sociales hors retraite et NHS. A la fin avril, les Libéraux-Démocrates ont fait surgir dans le débat l’idée selon laquelle les Conservateurs envisageraient de diminuer les allocations familiales, ce que David Cameron dément avoir l’intention de faire, mais à quelques jours du scrutin le soupçon demeure. Tous les partis s’engagent à ne pas augmenter les taux principaux de TVA, de l’impôt sur le revenu ou des cotisations maladie, mais tous escomptent de fortes recettes de la lutte contre l’optimisation fiscale.

Ecosse-Europe : les deux enjeux de ces élections

Deux problématiques font l’originalité de ce vote et amènent une configuration politique spécifique. D’une part, le Parti National Ecossais (SNP) continue à prôner l’indépendance de l’Ecosse, malgré le résultat du référendum de septembre 2014 (55 % de non). Parti de centre gauche, au pouvoir actuellement à Edimbourg, il pourrait obtenir 55 des 59 sièges écossais au détriment des travaillistes et être le parti pivot de la future majorité. Il demande la tenue d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, mais aussi la fin des politiques d’austérité en matière de dépenses publiques et sociales.

L’UKIP milite en faveur d’une sortie du Royaume-Uni de l’UE. David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie avant la fin 2017 si les Conservateurs l’emportent. En tout état de cause, David Cameron s’oppose à toute extension des pouvoirs de l’Europe en matière économique et politique ; l’Europe doit avant tout être un marché unique qu’il faut libéraliser au maximum ; il refuse toute régulation européenne en matière de services financiers, toute solidarité entre pays, toute augmentation du budget européen, et toute augmentation de la contribution britannique (I won’t pay that bill). Il souhaite que le Royaume-Uni ait la possibilité de limiter les droits sociaux des immigrés de l’UE, ce qui sera le principal point de négociation des Conservateurs pour un maintien du Royaume-Uni dans l’UE.  David Cameron ne se prononcera pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE que si ces demandes sont prises en compte. Les Travaillistes dénoncent la perte d’influence du Royaume-Uni en Europe causée par son isolationnisme mais ils réclament aussi moins d’Europe : le Royaume-Uni doit rester libre de fixer sa politique d’immigration et sa politique sociale. Selon Gordon Brown, quitter l’UE transformerait le Royaume-Uni en « nouvelle Corée du Nord », sans alliés et sans influence. Les Travaillistes n’organiseront un référendum que si l’Europe voulait imposer au Royaume-Uni des mesures inacceptables. Les Libéraux-Démocrates sont très attachés à l’Europe. Ils veulent y défendre les entreprises, le Traité de libre-échange transatlantique, supprimer les institutions inutiles, comme le Conseil européen économique et social, et les sessions du Parlement à Strasbourg. Ils veulent maintenir la liberté de circulation en Europe mais réduire les droits des immigrés aux prestations. Ils voteront non au référendum sur la sortie de l’UE. Actuellement, 35 % des britanniques voteraient pour la sortie de l’UE et 57 % contre (mais 38 % veulent y rester tout en réduisant les pouvoirs de l’UE). Les grandes entreprises et plus encore la City souhaitent rester au sein d’un grand marché. Comme cela fut le cas lors du référendum écossais, certaines (par exemple, HSBC[1]) menacent de déménager leur siège social si le Royaume-Uni sort de l’UE. Le maintien dans l’UE est aussi souhaité par la partie la plus riche et la mieux formée de la population.

Ainsi, l’évolution économique et politique du Royaume-Uni est aujourd’hui soumise à trois incertitudes : le risque de l’absence d’une majorité nette à Westminster, le retour du débat écossais et le débat sur la sortie de l’Union européenne.

 

 


[1] Mais HSBC met aussi en cause l’alourdissement de la fiscalité portant sur les banques et la régulation inspirée par le rapport Vickers qui obligerait à sanctuariser les activités des banques de dépôts.




Le Royaume-Uni à l’approche des élections : l’économie, carte maîtresse de David Cameron (1/2)

Par Catherine Mathieu

Au Royaume-Uni, à l’approche des élections générales qui auront lieu le 7 mai 2015, le suspense est tel que les bookmakers donnent le Parti conservateur vainqueur des élections et  Ed Miliband, le leader du Parti travailliste, comme prochain Premier ministre ! Non seulement le Parti travailliste et le Parti conservateur restent au coude à coude dans les sondages mais, avec des intentions de vote fluctuant entre 30 et 35 % depuis de nombreux mois, aucun des deux partis ne semble en passe d’obtenir une majorité suffisante pour gouverner seul.David Cameron, Premier ministre et leader des Conservateurs, a placé l’économie britannique au cœur de la campagne électorale. Il faut dire que les chiffres semblent plutôt flatteurs pour le gouvernement sortant : croissance, emploi, chômage, réduction des déficits publics… même si certaines faiblesses, moins visibles, de l’économie britannique demeurent.

Un bilan macroéconomique flatteur  

Avec une croissance de 2,8 %, le Royaume-Uni est en tête du palmarès de la croissance des pays du G7 en 2014 (juste devant le Canada, 2,5 % et les Etats-Unis, 2,4 %). Depuis deux ans, l’économie britannique s’est engagée sur le chemin de la reprise, la croissance ayant accéléré de 0,4 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2012 à 3 % au quatrième trimestre 2014. Cette reprise contraste avec celles des grandes économies de la zone euro : faible reprise en Allemagne (respectivement 1,5 % après 0,4 %), croissance atone en France (0,4 % seulement, contre 0,3 % en 2012), tandis que l’Italie reste en récession (-0,5 % après -2,3 %).

A la fin de 2014, le PIB britannique se situait ainsi 5 % au-dessus de son niveau d’avant crise (i.e. du premier trimestre 2008), du fait d’une forte reprise dans les services, particulièrement spectaculaire dans les services aux entreprises (dont la valeur ajoutée (VA) est 20 % au-dessus de son niveau d’avant crise et qui représentent 12 % de la VA), du bon maintien de l’activité dans les domaines de la santé (VA 20 % au-dessus du niveau du début de 2008 ; 7 % de la VA) et dans les services immobiliers (VA 17 % au-dessus du niveau d’avant crise ; 11 % de la valeur ajoutée).

Selon les premières estimations publiées par l’ONS le 28 avril, le PIB n’aurait cependant augmenté que de 0,3 % au premier trimestre 2015, au lieu de 0,6 % lors des trimestres précédents. Certes, cette première estimation est susceptible d’être révisée (à la hausse comme à la baisse, seule la moitié des données portant sur l’ensemble trimestre est connue lors de la première estimation), mais le ralentissement de la croissance à quelques jours des élections tombe mal pour le gouvernement sortant…

Un taux de chômage fortement réduit …

Autre point fort du bilan macro-économique à l’approche des élections : le taux de chômage est en baisse continue depuis la fin 2011 et n’était plus que de 5,6 % (au sens du BIT) en février 2015, contre 8,4 % à la fin 2011. Ce taux est l’un des plus bas de l’UE, certes derrière l’Allemagne (4,8 % seulement), mais loin devant la France (10,6 %) et l’Italie (12,6 %). Si le taux de chômage n’a pas encore rejoint son niveau d’avant crise (5,2 %), il en est désormais proche. Depuis 2011, le nombre d’emplois a augmenté de 1,5 millions au Royaume-Uni, et David Cameron ne se prive pas de brandir ce succès du Royaume-Uni devenu « l’usine à emplois de l’Europe », créant davantage d’emplois à lui seul que le reste de l’Europe ! [1]

Derrière cette forte hausse de l’emploi se trouvent cependant de nombreuses zones d’ombre et des bémols…. D’une part, la nature des emplois créés : 1/3 des créations d’emplois au cours de cette reprise sont des entrepreneurs individuels, qui représentant désormais 15 % de l’emploi total. En période de crise, la hausse du nombre d’entrepreneurs individuels reflète généralement du chômage caché, même si selon une étude récente de la Banque d’Angleterre,[2] la hausse serait largement tendancielle. La question du développement des contrats dits ‘zéro-heures’, qui sont des contrats sans nombre d’heures garanti, a fait irruption dans les débats. Jusqu’en 2013, ce type de contrat ne faisait pas l’objet d’un suivi statistique, mais selon les enquêtes récemment publiées par l’ONS, 697 000 ménages étaient concernés par ce type de contrat (soit 2,3 % de l’emploi) au quatrième trimestre 2014, contre 586 000 (1,9 % de l’emploi) un an plus tôt : soit une hausse de 111 000 personnes tandis que l’emploi total augmentait de 600 000 sur la période : les contrats zéro-heures ne concerneraient donc qu’une partie relativement faible des emplois créés.

Les créations d’emplois observées depuis 2011 ont pour corollaire de faibles gains de productivité. L’économie britannique a recommencé à créer des emplois dès le début de la reprise, alors que la productivité avait fortement chuté lors de la crise. Les entreprises ont gardé davantage de salariés en poste qu’elles le faisaient habituellement en période de crise, mais en contrepartie les hausses de salaires ont été réduites. La productivité britannique reste aujourd’hui très inférieure à son niveau d’avant crise. L’économie britannique gardera-t-elle durablement un modèle de croissance basé sur une faible productivité et de faibles salaires ? Il est trop tôt pour pouvoir le dire, mais c’est un sujet en arrière fond de la campagne électorale.

Une inflation tombée au plus bas

L’inflation, mesurée selon l’indice des prix à la consommation harmonisé, est tombée en février 2015 à 0 % seulement en glissement annuel, contre 1,9 % à la fin de 2012. Cette décélération s’explique par la baisse des prix de l’énergie, mais, depuis la fin 2012, l’inflation sous-jacente ralentit aussi : de 1,9 % à la fin 2012 à de 1,2 % en février 2015. La question des risques inflationnistes fait l’objet de débats au sein du Comité de politique monétaire depuis de nombreux mois : croissance et faible taux de chômage étant potentiellement annonciateurs de tensions inflationnistes à brève échéance, si l’on estime que l’économie est redevenue proche du plein emploi. Mais, de fait, le ralentissement continu de l’inflation depuis 2012, sur fond de faibles hausses des salaires, d’appréciation de la livre et des baisses des prix de l’énergie, éloigne la perspective d’une accélération de l’inflation à court terme. Pour l’instant les membres du Comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre votent unanimement pour un statu quo.

Les taux d’intérêt à long terme sur la dette publique restent à des niveaux faibles, ce qui était un des objectifs martelés par les Conservateurs lors de la campagne de 2010. De fait, les taux britanniques connaissent des évolutions proches de celles des taux américains, en ligne avec des perspectives de croissance similaires.

Malgré ce bilan, plutôt bon, l’économie britannique n’en demeure pas moins fragile.

Les fragilités de l’économie britannique à moyen terme

Un endettement des ménages qui reste élevé

L’endettement  des ménages avait atteint un niveau record avant la crise de 2007, représentant alors 160 % de leurs revenus annuels. Depuis, les ménages ont commencé à se désendetter, et ramené leur ratio d’endettement à 136 % à la fin 2014, ce qui reste encore bien supérieur aux 100 % des années 1990. Le désendettement des ménages réduit leur vulnérabilité en cas de nouveau ralentissement économique ou de chute des prix des actifs (notamment immobiliers), mais cela a aussi pour effet de freiner la demande intérieure privée, alors que le taux d’épargne des ménages reste faible (de l’ordre de 6 %),  la croissance des salaires nominaux et réels modérés. Le rééquilibrage de la demande intérieure doit se poursuivre, notamment en termes d’investissement des entreprises.

L’investissement des entreprises en cours de rattrapage

L’investissement des entreprises était structurellement faible dans les années 2000 au Royaume-Uni. Mais depuis 5 ans, la reprise s’est enclenchée et le taux d’investissement en volume se rapproche désormais de son niveau du début des années 2000. Ce redémarrage de l’investissement est évidemment une bonne nouvelle pour l’appareil productif britannique.  Mais le solde extérieur reste toujours déficitaire, signe que le Royaume-Uni peine à regagner en compétitivité, du moins pour ce qui concerne les échanges de marchandises. Le déficit commercial s’est stabilisé autour de 7 points de PIB en 2014, étant cependant pour partie compensé par un excédent croissant des services (5 points de PIB fin 2014), signe que l’économie britannique garde une bonne spécialisation en matière de services. Cependant, le déficit de la balance courante a atteint, compte-tenu de solde des revenus[3], un déficit courant de 5,5 points du PIB, ce qui est élevé.

Le bilan en trompe-l’œil des finances publiques

En 2010, les Conservateurs avaient fait campagne en reprochant au précédent gouvernement d’avoir laissé monter les déficits lors de la crise. Leur programme comprenait un plan d’austérité budgétaire de grande ampleur, correspondant à l’archétype des plans du FMI : 80 % de baisses de dépenses et 20 % de hausses de recettes, sur un horizon de 5 ans. En fait, le gouvernement a commencé à son arrivée par augmenter le taux de TVA, ce qui a en 2010-2011 interrompu la reprise ; il a réduit les dépenses, tout en préservant le système de santé public (NHS) auquel les Britanniques sont attachés, ainsi que les retraites publiques, faibles au Royaume-Uni, mais dont le gouvernement a décidé de fixer la revalorisation sur l’inflation ou les salaires (en retenant la plus forte des deux variations, avec un minimum garanti de 2,5 %).

Cinq ans plus tard, David Cameron met en avant le « succès » de son gouvernement, qui a divisé le déficit public par 2, en points de PIB, ramenant le ratio de 10 % en 2010 à 5,2 % en 2014. Mais, au regard des ambitions initiales du gouvernement, ce n’est en fait qu’un demi-succès : le premier budget présenté en juin 2010 visait un déficit public de 2,2 % du PIB seulement en 2014. La baisse des dépenses publiques rapportée au PIB initialement prévue s’est bien réalisée, mais les recettes ont progressé nettement moins que prévu (ce qui s’explique en partie par la faiblesse des revenus des ménages).

Si l’austérité a été globalement moins forte qu’annoncé, dans le budget de mars 2015, le gouvernement annonce de fortes baisses de dépenses publiques à l’horizon 2019, ce qui les  ferait passer de 40 % du PIB actuellement à 36 % du PIB seulement, soit l’un des ratios de dépenses publiques les plus faibles depuis l’après-guerre (graphique). La baisse des dépenses publiques permettrait seule de ramener le déficit public à l’équilibre, sans hausse sensible des prélèvements : ceci représenterait des coupes budgétaires de grande ampleur, dont les composantes ne sont pas détaillées, et que l’on a du mal à imaginer ne pas concerner à un moment ou un autre les dépenses de santé ou de retraite, ce que jusqu’ici le gouvernement a soigneusement évité de faire…

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[1]We are the jobs factory of Europe; we’re creating more jobs here than the rest of Europe put together’ (discours du 19 janvier 2015).

[2] Self-employment: what can we learn from recent developments? Quarterly Bulletin, 2015Q1.

[3] Mais le déficit du solde des revenus d’investissements directs (2 points de PIB) est sans doute gonflé par les bonnes performances des entreprises étrangères installées au Royaume-Uni relativement aux entreprises britanniques installées à l’étranger.