Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.
Introduction : La mesure des possibles
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »
Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.
Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années 1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.
Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques. Ensuite, le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté de la croissance économique. Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme des écosystèmes dont il dépend en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.
Pour ces trois raisons, partout dans le monde, des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre à quelles conditions le développement humain peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.
Cet effort de compréhension importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité induit l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent nos politiques, rarement pour le meilleur. Ouvrir l’éventail du bien-être humain, c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle. Mais comment prendre la pleine mesure de notre nouveau monde économique ?
Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée par le PIB paraît, à quelques soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France, en Europe et dans bon nombre de pays développés et même émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment ouvert sur les causes de cette atrophie. On y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.
À vrai dire, la croissance économique est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement. En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis, une fois déflatée de la finance et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique se révèle nulle pour 99 % de la population. Richesse des nations, pauvreté des habitants…
À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique, aussi important soit-il, ne peut traduire la brutalité de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce, dans le contexte de la crise européenne, au nom de la « discipline budgétaire »[2].
Et pendant ce temps-là, le changement climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.
Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une attente déçue. L’enjeu n’est donc pas de tenter de forcer l’allure en alimentant une chaudière poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…
…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php
[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.
[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.