La baisse des bourses risque-t-elle d’amplifier la crise ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

La crise du Covid-19 fera inévitablement plonger l’économie mondiale en récession en 2020. Les premiers indicateurs disponibles – hausse des inscriptions au chômage ou au chômage partiel – témoignent déjà d’un effondrement inédit de l’activité. En France, l’évaluation de l’OFCE suggère que le PIB serait amputé de 32 % pendant le confinement. Cette baisse s’explique principalement par la mise à l’arrêt des activités non-essentielles et par la baisse de la consommation. Le choc pourrait cependant être amplifié par la prise en compte d’autres facteurs (hausse de certains taux souverains, chute du prix du pétrole, mouvements de capitaux et de change parmi d’autres) et notamment par la panique financière qui a gagné l’ensemble des places boursières depuis la fin février.



Dès
le 24 février 2020 et la première forte baisse journalière, les principaux
indices boursiers ont amorcé une décrue qui s’est fortement accentuée les
semaines du 9 et du 16 mars et ce malgré les annonces de la Réserve
fédérale
puis de la BCE
(graphique 1). Au 25 avril, la chute est de 28 % pour l’indice CAC40 (avec
un creux à -38 % mi-mars), 25 % pour l’indice allemand et près de -27 %
pour l’indice européen Eurostoxx. Ce krach boursier pourrait faire resurgir les
craintes d’une nouvelle crise financière, quelques années après celle des subprime. D’ailleurs, la chute du CAC 40
dans les premières semaines a été plus forte que celle observée dans les mois
qui ont suivi la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers en
septembre 2008 (graphique 2).

Si
les répercussions à court terme de la crise du Covid-19 pourraient être plus
violentes que celle de la crise financière de 2008, l’origine de la crise est
bien différente et conduit à reconsidérer l’impact de la panique boursière. De
fait, dans le cas précédent, il s’agissait à l’origine d’une crise bancaire
nourrie par un segment spécifique du marché immobilier américain, les subprime. Et c’est cette crise
financière qui a provoqué la baisse de la demande et la récession par le biais
de multiples canaux : hausse des primes de risque, rationnement du crédit,
effets de richesse financière et immobilière, incertitude, … Si on retrouve
bien certains de ces éléments aujourd’hui, ils s’interprètent cependant comme
la conséquence d’une crise sanitaire. Mais si la crise est au départ
indéniablement sanitaire et économique, peut-elle déclencher un krach boursier ?

Une
autre façon de poser la question consiste à se demander si la baisse des
bourses s’explique entièrement par la crise économique. En effet, le prix d’une
action est censé refléter l’évolution future des profits de cette entreprise.
Par conséquent, l’anticipation d’une récession, car la demande – consommation
et investissement – et l’offre sont contraintes, doit se traduire par une
baisse du chiffre d’affaires et des profits futurs et donc par une baisse du
prix des actions.

Il
pourrait cependant y avoir une amplification du choc financier si la baisse des
cours boursiers est plus importante que celle induite par la baisse du profit
des entreprises. La question est épineuse mais il est possible de donner une
évaluation d’un éventuel sur-ajustement boursier et donc d’une possible
amplification financière de la crise. L’exercice que nous avons mené consiste à
comparer l’évolution des anticipations de profits (par les analystes
financiers) depuis le début de la crise du Covid-19 et la baisse des actions. Si
on se concentre sur les entreprises du CAC40, ces anticipations de profits pour
l’année prochaine ont été réduites à la baisse au cours des 3 derniers mois de
13,4%[1].
Cette baisse devrait donc se refléter intégralement dans la variation de l’indice.
On observe de fait que la baisse a été bien plus importante : -28 %.
Il y aurait donc une amplification du choc financier d’un peu moins de 15
points de pourcentage.

Ce
sur-ajustement peut s’expliquer, entre autres, par l’incertitude qui règne
aujourd’hui sur les évolutions des périodes de confinement à travers le monde
et donc sur la reprise économique, ainsi que par le choc pétrolier qui se
déroule de façon concomitante et dont les déterminants sont à la fois
économiques et géopolitiques. Ce sur-ajustement n’est donc peut-être pas
totalement irrationnel (au sens de l’efficience – supposée –  des marchés financiers), mais il n’en reste
pas moins qu’il a entraîné de fortes variations du patrimoine financier des
ménages et entreprises.

Ces
variations ne sont pas neutres pour la croissance économique. Du côté des
ménages, elles contribuent à ce qu’on appelle les effets de richesse sur la
consommation : la variation du patrimoine d’un ménage lui procure un
sentiment de richesse qui le pousse à augmenter sa consommation[2].
Cet effet est d’autant plus fort dans les pays où les actifs des ménages sont majoritairement
financiarisés. Si une large part du patrimoine des ménages est composée
d’actions, l’évolution des cours boursier influence fortement cet effet de
richesse. La part des actions (ou des parts de fonds d’investissement) dans le
patrimoine financier est assez proche en France et aux Etats-Unis,
respectivement 27 et 29 %. Cependant, ces actifs représentent une part
bien plus important du revenu disponible des ménages américains : 156%
contre 99,5% en France. Les ménages français sont donc moins exposés aux
variations des cours boursiers. Les travaux empiriques suggèrent d’ailleurs
généralement un effet de richesse plus important aux Etats-Unis qu’en France[3].

Du
côté des entreprises, ces variations des valorisations boursières ont un effet
sur les décisions d’investissement via
les contraintes collatérales. Lorsqu’une entreprise s’endette pour financer un
projet d’investissement, la banque lui demande des actifs en garantie. Ces actifs
peuvent être soit physiques soit financiers. Dans le cas d’une hausse des
marchés actions, les actifs financiers d’une entreprise prennent de la valeur
et lui permette d’avoir accès à plus de crédit[4].
Ce mécanisme est potentiellement important aujourd’hui. Alors que les
entreprises ont des besoins de trésorerie très importants pour faire face à
l’arrêt brutal de l’économie, la forte baisse de leurs actifs financiers leur
restreint ainsi l’accès à ces lignes de crédit. Même si les facteurs
d’amplification financière ne se réduisent pas au choc financier, l’évolution
récente du prix de ces actifs donne cependant une première indication de la
réaction du système financier aux crises sanitaire et économique en cours.  


[1] Les données proviennent d’Eikon Datastream qui fournit pour chaque entreprise le consensus des analystes sur le profit par action (Earnings Per Share, EPS) pour l’année à venir et l’année suivante. Nous avons ensuite calculé la moyenne pondérée des poids de chaque entreprise du CAC40 au sein de l’indice de la variation de ces anticipations au cours des trois derniers mois. Le fait que la baisse de 13,4% des anticipations de profit pour l’année prochaine donne lieu à une baisse de 13,4% du cours boursiers est faite sous l’hypothèse que les profits au-delà de l’année prochaine ne sont pas valorisés, ou, dit autrement, que leur valeur actuelle nette est nulle, ce qui revient à dire que la préférence pour le présent des investisseurs est très forte aujourd’hui.

[2] De façon plus formelle, on parle d’une propension à
consommer qui augmente au fur et à mesure que le patrimoine augmente. Les
effets de richesse peuvent distinguer s’il s’agit de patrimoine uniquement
financier ou incluant également le patrimoine immobilier.

[3] Voir Antonin, Plane et Sampognaro (2017) pour une synthèse de ces estimations.

[4] Voir Ehrmann et Fratzscher (2004)et Chaney, Sraer et Thesmar (2012)pour des évaluations empiriques de ce canal de transmission via le prix des actions ou les prix immobiliers respectivement.




Que nous apprennent les données disponibles brutes sur l’épidémie de Covid-19 en France ?

Raul
Sampognaro

Afin d’établir une
stratégie pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le décideur public
nécessite des données pour prendre des décisions. Or nombre des paramètres,
pourtant indispensables, ne sont pas directement observables. Selon Santé
Publique France, au 25 avril à 14 heures, il y avait 124 114 cas détectés
de Covid-19 en France dont 87 524 cas ayant abouti à une hospitalisation
et 22 614 décès seraient liés à la pathologie. Selon ces données brutes
seulement 0,2 % de la population aurait été contaminée à ce jour par le
virus, plus de 7 patients sur 10 nécessiteraient une hospitalisation et
quasiment 2 malades sur 10 décèderaient. Pour de bonnes raisons, personne
n’utilise les données brutes de cette façon aussi basique : les cas détectés le
sont parmi les personnes affichant les symptômes les plus graves, négligeant ainsi
un grand nombre de cas asymptomatiques et bénins, ce qui entraîne un biais
statistique qui empêche de généraliser les résultats à l’ensemble de la
population.



La science économique a
développé des outils pour traiter des données générées de façon non aléatoire
et même pour tirer des conclusions lorsque les données nécessaires sont tout
simplement inexistantes. Charles Manski[1]
et Francesca Molinari ont publié un article
où ils essayent de borner des paramètres clés de l’épidémie, exclusivement à
partir des données disponibles. Pour ceci, ils utilisent l’approche de
l’identification partielle
, qui vise à établir des résultats fondés sur les
données disponibles en formulant le moins d’hypothèses possibles. Dans ce post
de blog, la méthodologie proposée par les auteurs est appliquée aux données françaises.

Deux sources
d’incertitude : la qualité des tests et la stratégie de test

Partant des définitions
basiques des probabilités, Manski et Molinari donnent la formule exacte qui
permet de calculer la probabilité pour une personne d’être contaminée (voir encadré).
Hélas certaines des données nécessaires pour réaliser le calcul précédant sont
inconnues. Deux facteurs majeurs empêchent d’utiliser directement les données
brutes publiées par les autorités sanitaires :

  • La performance des tests de
    diagnostic et plus particulièrement l’ampleur des faux-négatifs.
  • La stratégie de tests qui empêche
    de tirer des conclusions directes sur la part de la population contaminée qui
    n’a pas été testée à partir des taux de positivité des tests réalisés.

Ces deux sources
d’incertitude sont de nature différente. La première source est en rapport avec
la nouveauté du virus. Elle ne peut être levée que par la recherche médicale.
Manski et Molinari considèrent que cette incertitude est bornée par la
littérature médicale. La part des faux-négatifs s’établirait entre 10 % et
40 % selon les études auxquelles ils ont eu accès. La deuxième source
d’ignorance est en lien avec la stratégie de test. En règle générale, les tests
ont été réservés aux malades affichant les symptômes les plus graves. De ce
fait, la probabilité d’être contaminé est plus élevée chez les personnes
testées que dans la population n’ayant pas été testée. Si un échantillon
représentatif de la population avait été testé, cette source d’incertitude
pourrait être éliminée.

Selon Manski et Molinari, la part de la population ayant été contaminée par le Covid-19 peut être circonscrite à l’aide des données brutes, les bornes sur le nombre de faux-négatifs et par l’hypothèse très générale posée sur la stratégie de test disant que la probabilité d’être contaminé est supérieure chez les personnes testées aux individus non testés[2] :

Il est très important de remarquer que ces intervalles donnent toutes les valeurs du paramètre d’intérêt compatibles avec les données brutes disponibles et les maigres hypothèses posées. Tout chiffre situé à l’intérieur de l’intervalle est également compatible avec les données brutes.

Les méthodes de
l’identification partielles sont peu utiles pour connaître la part de la
population contaminée à ce jour en France…

Selon le dernier point
épidémiologique hebdomadaire
publié par Santé Publique France, au 19 avril,
457 287 tests avaient été réalisés en milieu hospitalier depuis le 24
février. Par ailleurs,  141 298
tests avaient été réalisés en
ville
. Ainsi, près de 600 000 tests auraient été réalisés depuis le
début de l’épidémie (soit un peu moins de 1 % de la population).

Les données disponibles à
ce jour sont très peu informatives sur l’étendue de la population qui a déjà
été contaminée par le virus. Au 19 avril, les données disponibles sont
compatibles avec une part de la population contaminée comprise entre 0,2 % et
51,4 %. La largeur de l’intervalle des valeurs du paramètre compatible
avec les données suggère clairement que l’on ne peut pas trancher exclusivement
à l’aide de celles-ci (tableau 1).

En grande partie, la
largeur de cet intervalle s’explique par le faible nombre de tests réalisés.
Par exemple, si l’on néglige l’incertitude portant sur le taux de faux-négatifs
et l’on choisit une valeur centrale de 25 %, l’intervalle serait plus resserré
mais toujours peu informatif : la part de la population contaminée pourrait
être entre 0,3 % et 39,2 %.

… mais peuvent donner des bornes plus resserrées pour les paramètres de dangerosité de la maladie…

Avec les données publiées par Santé Publique France il est aussi possible de borner certains paramètres clés sur la dangerosité du virus : (i) la part des cas nécessitant une hospitalisation (ii) la part des cas nécessitant de soins de réanimation et (iii) la part des contaminés qui décèdent. D’une part, la part des cas graves dans la population est directement observable tandis que d’autre part, la proportion de la population contaminée peut être bornée par les résultats – même peu informatifs − de la section antérieure. Le ratio entre les cas graves observés et la borne maximale (respectivement minimale) inférée de la population contaminée donne la borne inférieure (resp. maximale) de la part des cas graves de Covid-19 parmi les personnes contaminées.

Dans
ce contexte, la part des cas de Covid-19 nécessitant une hospitalisation serait
comprise entre [0,2 % et 51 %] ; celle des cas nécessitant de soins de
réanimation serait comprise [0,04 % et 8,9 %] et la probabilité de décès serait
comprise entre [0,06 % et 12 %]. Il est intéressant de noter que même les
bornes supérieures de ces intervalles sont bien plus basses par rapport aux
données brutes observées : 73 % des cas détectés se sont soldés par une
hospitalisation, 13 % par un passage en réanimation et 17 % par un décès.

Si
l’on utilise les données de la région PACA[3],
où une part plus importante de la population a été testée (2,6 % de la
population), les intervalles pour les paramètres de dangerosité du Covid-19
sont nettement plus étroits : entre 0,2 % 
et 20 % des cas aboutiraient à une hospitalisation ; entre 0,04 %
et 3,4 % des cas nécessiteraient de soins intensifs et entre 0,02 % et 1,9 %
des cas seraient mortels. Ces résultats, obtenus sur une population qui a été
plus largement testée, sont compatibles avec les résultats de l’étude
épidémiologique de l’Institut Pasteur citée-ci-dessus, qui repose sur des
hypothèses plus fortes.

…notamment lorsqu’on
élargit la vue aux pays ayant réalisé le plus de tests

Avec
son statut de pandémie, de nombreuses données sont largement disponibles pour
de nombreux
pays
. Bien que chaque pays ait des stratégies
de test différentes, la généralité de l’hypothèse posée dans les sections
précédentes permet d’appliquer le cadre d’analyse aux différents pays. Parmi
les 60 pays ayant déjà connu plus de 50 décès liés au Covid-19, la France se
situe à la 29e place en termes de la part de la population testée. Que
nous disent les résultats des pays qui ont le plus testé leur population sur le
degré de létalité de la maladie ?

Au
24 avril, les Émirats arabes unis ont testé 8,2 % de la
population, le Luxembourg 6,1 %, le Portugal et la Norvège 2,9 %, la Suisse 2,8
% et Israël 2,7 %. Tous ces pays ont testé leur population plus largement que
la région PACA. En appliquant les bornes de Manski et Molinari nous pouvons trouver
des bornes supérieures du taux de mortalité des infectés au Covid-19 encore
plus basses que celles qu’on obtient à partir des données françaises, sauf en
Suisse où les données ne permettent pas d’exclure un taux de mortalité allant
jusqu’à 3,15 %. Dans les autres pays de cet échantillon, la part de cas mortels
est en général proche à 1 % (tableau 2). Néanmoins, ces résultats peuvent être expliqués
par les idiosyncrasies locales et doivent être pris avec précaution.

Une meilleure
connaissance de la part des cas asymptomatiques pour réduire l’incertitude

Comme
nous l’avons vu, les données brutes disponibles à ce jour sont insuffisantes
pour pouvoir donner des ordres de grandeur utiles à la décision publique sur
l’étendue de l’épidémie du Covid-19 en France. Malgré cela l’approche de
l’identification partielle fournit des bornes pour les indicateurs de
dangerosité du virus crédibles et utiles. Néanmoins, il est clair qu’une
meilleure connaissance sur la pathologie permettrait de mieux borner les
évaluations. En particulier, une meilleure connaissance concernant la part des
cas asymptomatiques serait particulièrement utile[4].

Heureusement,
en attendant d’avoir des données plus nombreuses, les épidémiologistes
de l’Institut Pasteur
, en modélisant le
mode de diffusion de la maladie, donnent des résultats plus précis : ils
tablent sur un chiffre de 5,7 % de la population française qui aurait déjà été
contaminée par le virus. Dans ce contexte, 0,53 % des contaminés courent un
risque de décès en lien avec le Covid-19, un chiffre en ligne avec nos
évaluations basées sur les pays ayant largement testé leur population.  

Au final trois éléments semblent capitaux pour réduire l’incertitude : développer le nombre de tests avec éventuellement des échantillons aléatoires représentatifs de la population, améliorer la qualité des tests afin de réduire le nombre des faux-négatifs et améliorer nos connaissances sur le virus. Le projet EpiCOV porté par l’Inserm et la Drees semble faire un pas dans la bonne direction et devrait permettre d’améliorer sensiblement notre connaissance sur le Covid-19.

Encadré : La formule de Manski et Molinari pour calculer la part de la population contaminée par le Covid-19 À partir de la formule des probabilités totales et des définitions des probabilités jointes, conditionnelles et marginales, Manski et Molinair donnent la formule qui permettrait de calculer la part de la population contaminée par le Covid-19 :

P(Cd=1)=P(Cd=1|Rd=1).P(Rd=1|Td=1).P(Td=1)+P(Cd=1|Td=0).P(Td=0)+P(Cd=1|Td=1,Rd=0).P(Rd=0|Td=1.P(Td=1)  

On note Cd=1 lorsqu’une personne a déjà été infectée par le virus à une date d et Cd=0 lorsqu’une personne n’a pas été infectée. Les auteurs cherchent à connaître la part de la population ayant été contaminée, qui est égale au niveau individuel à la probabilité d’avoir été contaminé, notée P(Cd=1). Malheureusement, cette grandeur n’est pas directement observable. Par contre les autorités sanitaires fournissent des données qui peuvent informer sur cette grandeur, en particulier les personnes testées (Td=1) et les cas détectés (Rd=1). Trois termes de cette égalité ne sont pas observables : la part des cas détectés qui sont effectivement contaminés (le terme P(Cd=1|Rd=1 )), les auteurs jugent, sur la base de la littérature médicale, que la quasi-totalité les tests positifs sont des vrais positifs alors ce terme ne pose pas de problème dans l’analyse ; la part des personnes contaminées, qui ont été testées mais dont le test a donné un résultat négatif [P(Cd=1|Td=1,Rd=0)], ce terme correspond aux faux-négatifs ; enfin, la part des personnes contaminées, mais qui n’ont pas été détectées faute de test [terme P(Cd=1|Td=0)].


[1]
Dans ces travaux Manski a essayé de faire apparaître l’apport « pur »
des données dans les résultats empiriques en sciences sociales. Pour Manski,
lorsqu’on s’intéresse à un paramètre dans un modèle, les données toutes seules
ne peuvent identifier qu’un intervalle de valeurs compatibles avec les données.
Pour réduire la largeur de cet intervalle, des hypothèses — de
comportement, de forme fonctionnelle, de loi statistique sous-jacente —
peuvent être posées afin de réduire la largeur de l’intervalle. Seulement en
posant une grande quantité d’hypothèses on peut arriver à l’identification
ponctuelle du paramètre. Voir Manski (1995), « Identification Problems in
the Social Sciences », Harvard, 1995, pour une introduction à ses travaux.

[2] Le
lecteur pourra se référer à l’article de Manski et Molinari pour connaître le
détail des calculs, dont la compréhension ne nécessite qu’une connaissance
relativement basique du calcul des probabilités.

[3] Il
aurait été souhaitable de réaliser ce type de travail pour les régions où le
virus a largement circulé (Grand Est, Île-de-France) mais les données
publiées par les ARS de ces régions ne permettent pas de calculer l’ensemble des
données nécessaires pour ce type de calcul.

[4]
Manski et Molinari (2020) fournissent les formules permettant de modifier les
bornes des intervalles lorsqu’on a des évaluations précises de la part de cas
asymptomatiques. Par exemple, on peut utiliser le taux de 17 % de cas
asymptomatiques issu de l’étude de l’Institut Pasteur portant sur un lycée de
Crépy-en-Valois. Dans ce cas, les données publiées par l’Agence Régionale de Santé
de la région PACA suggèrent que la part des cas de Covid-19 nécessitant une
hospitalisation serait au maximum de 16,8 %, celle des cas nécessitant des
soins de réanimation serait au maximum de 2,9 % et celle des cas mortels au
maximum de 1,6 %.




Les effets macroéconomiques du confinement : quels enseignements de modèles à agents hétérogènes

Stéphane Auray (CREST-Ensai et ULCO) et Aurélien Eyquem (Univ. Lyon et IUF), Chercheurs associés à l’OFCE

En France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions les effets de ces deux types de politiques conjointement à choc de confinement sur les variables macroéconomiques et montrons que, conditionnellement à notre modèle, les deux mesures n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages.



Les politiques de confinement mises
en œuvre par la plupart des gouvernements en réponse à la propagation de
l’épidémie de Covid-19 au printemps 2020 sont des décisions inédites, qui posent
la question de leurs effets macroéconomiques, sur la dynamique de la création
de richesses comme sur le chômage. Plusieurs approches peuvent être envisagées
pour faire une telle analyse, sectorielles, fondées sur les premières données
disponibles, ou sur l’utilisation de modèles. Ces derniers, s’ils n’ont pas
nécessairement comme objectif de proposer un chiffrage précis ou même crédible
– une tâche bien difficile compte tenu des grandes incertitudes qui
caractérisent la période actuelle – peuvent néanmoins éclairer quant à l’ordre
de grandeur minimal des effets à attendre des politiques de confinement. Ils
peuvent aussi nous aider à comprendre l’évolution qualitative de certaines
variables. C’est notamment le cas pour la dynamique de l’inflation, dont certains
pensent qu’elle sera positive et d’autre négative à la suite du confinement.

Dans l’article intitulé « The Macroeconomic
Effects of Lockdown Policies », nous proposons un cadre de modélisation simplifié à agents
hétérogènes (HA) avec risque de chômage pour étudier les effets
macroéconomiques des politiques de confinement. Le modèle considère un système
d’assurance imparfaite, des rigidités nominales et des frictions de recherche
et d’appariement sur le marché du travail. Il intègre également un ensemble
d’instruments de politique budgétaire : les dépenses publiques, les prestations
d’assurance-chômage (UI), un système d’imposition via des taxes distorsives, ainsi que des obligations publiques. L’intérêt
principal de ce cadre est d’offrir une relation explicite entre la dynamique du
chômage, le risque de chômage et leurs effets sur le taux d’intérêt réel à
travers le motif de lissage de la consommation et le motif d’épargne de
précaution. De plus, la dynamique de l’épargne souhaitée et le taux d’intérêt
réel d’équilibre ont des effets d’équilibre général tant à travers la rigidité
des prix et qu’à travers la politique monétaire.

Le modèle considère trois types de ménages : les travailleurs salariés, les chômeurs et les propriétaires d’entreprises. Les travailleurs sont hétérogènes du point de vue de leur expérience sur le marché du travail et de leurs contraintes d’emprunts. Nous simplifions le modèle. En conséquence, les employés et les chômeurs consomment exactement leur revenu. Les propriétaires d’entreprises, plus patients que les travailleurs, sont les seuls ménages disposant d’actifs positifs sous forme d’obligations publiques et les utilisent pour lisser la consommation. La dynamique du taux d’intérêt réel d’équilibre reflète deux forces opposées du point de vue des travailleurs salariés : le motif de lissage de consommation et le motif de précaution. Le premier implique que les travailleurs salariés souhaiteraient emprunter en cas de choc qui abaisse temporairement leurs revenus pour leur permettre de lisser leur consommation, ce qui, comme dans tout modèle d’agent représentatif, entraînerait une hausse du taux d’intérêt réel. Le second implique que, à condition que le choc négatif augmente leur probabilité future de chômage, ils souhaitent épargner pour s’auto-assurer contre ce risque, ce qui fait baisser le taux d’intérêt réel. Challe (2020) montre que le motif de précaution peut dominer le motif de lissage pour des calibrations raisonnables et si le revenu est suffisamment lisse par rapport à la dynamique du chômage. En conséquence, les chocs de productivité négatifs peuvent être déflationnistes, nécessitant une baisse du taux nominal contrôlé par la centrale plutôt qu’une hausse, comme c’est généralement le cas dans les modèles avec agents représentatifs.

Dans un premier temps, nous proposons un étalonnage mensuel de notre modèle qui correspond aux faits empiriques sur les marchés du travail des pays de la zone euro. Lorsqu’il est entraîné par des chocs de productivité « standards », c’est-à-dire de la taille habituellement observée au fil des cycles, le modèle prédit des fluctuations contra-cycliques et persistantes du taux de chômage, et leur taille relative par rapport aux fluctuations de la production correspond à celle observée dans les données passées.

Dans un second temps, nous quantifions les effets des politiques de confinement par lesquelles une fraction de la population active est maintenue hors de l’emploi, et adaptons la taille du choc pour correspondre aux (rares) données disponibles sur la récente baisse de l’activité économique. Ce choc revient simplement à réduire de manière contrainte le niveau d’emploi effectif permettant de produire des biens et services. Nous supposons un choc réduisant le PIB de 6% le premier mois, pour se conformer aux premières évaluations trimestrielles proposées par la Banque de France. Mais le choc pourrait être en réalité bien plus important, ce qui sera révélé lorsque les chiffres seront disponibles. De plus, nous considérons que ce choc de confinement puisse durer 1, 2 ou 3 mois – pendant lesquels l’emploi est contraint dans la même proportion – et supposons que la sortie de ce dernier est progressive : lorsque le confinement s’arrête, 50% des activités stoppées reprennent le premier mois puis 50% des activités encore fermées rouvrent le mois suivant, etc.

Nous montrons que, même dans le cas d’un confinement d’un mois seulement, la production chute de près de 10% en dessous de sa valeur d’équilibre après quelques mois. Le chômage passe d’une valeur stable de 7,6% à 13,2% à l’impact et culmine à 16,7% en juin 2020. Ces chiffres sont probablement conservateurs mais montrent que le chômage pourrait plus que doubler, même si le confinement ne durait qu’un mois. Ces effets négatifs importants résultent de la boucle de rétroaction entre chômage, consommation et production. L’augmentation du chômage déprime la consommation et fait naître le désir d’épargne de précaution, ce qui abaisse encore la demande et la production, puis augmente encore le chômage. En d’autres termes, la demande globale est plus fortement déprimée que l’offre, ce qui se reflète également dans les pressions déflationnistes : le taux d’inflation et le taux d’intérêt nominal chutent tous deux de manière significative. Par conséquent, le modèle génère des « chocs d’offre keynésiens »[1].

Des chocs de confinement plus longs aggravent encore la baisse de la production et de la consommation et amplifient la hausse du chômage. Enfin, même si le gouvernement maintient le niveau de ses dépenses de consommation et le niveau des prestations d’assurance-chômage constants, le déficit budgétaire explose parce que la distribution des prestations d’assurance-chômage augmente et parce que l’assiette fiscale sur laquelle les taxes sont basées se rétrécit. Étant donné notre hypothèse selon laquelle les impôts n’augmentent que légèrement à court terme et que la majeure partie de la hausse des déficits est financée par l’émission d’obligations, le ratio dette/PIB augmente de plusieurs points de pourcentage : près de 12 pp dans le cas d’un confinement d’un mois et jusqu’à 21,3pp pour un confinement de 3 mois.

Bien que ces chiffres soient déjà astronomiques, il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont plutôt conservateurs. Les projections de croissance du FMI et les chiffres en termes de demandes d’allocation chômage suggèrent que le choc pourrait être beaucoup plus important et entraîner des effets négatifs plus dramatiques encore.

Dans les simulations évoquées ci-dessus, nous supposons que les dépenses publiques et les prestations d’assurance-chômage restent constantes alors qu’en réalité, elles ont déjà fortement augmenté dans la plupart des pays. Par exemple, en France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions ainsi également les effets de ces deux types de politiques conjointement au choc de confinement sur les variables macroéconomiques. Bien que les deux mesures puissent stimuler la demande globale en en temps normal, elles n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale, car l’offre ne peut augmenter dans tous les cas, l’emploi étant contraint. Les hausses de dépenses publiques génèrent des effets inflationnistes mais les extensions des prestations d’assurance-chômage génèrent de nouvelles pressions déflationnistes : les extensions étant temporaires, les ménages salariés sont mieux assurés contre le chômage aujourd’hui mais pas demain, ce qui amplifie le motif d’épargne de précaution. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages. Le calcul des réponses optimisées (qui minimisent les pertes de bien-être) des dépenses publiques et des prestations d’assurance-chômage au choc de confinement montrent que les politiques actuelles vont dans le bon sens qualitativement : elles ne peuvent stimuler la croissance ou réduire le chômage, mais peuvent atténuer les effets négatifs sur l’utilité des agents en réduisant la déflation ou en améliorant temporairement le partage des risques entre les agents économiques.

Références

Auray Stéphane et Eyquem Aurélien, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », OFCE Working Paper, n° 10/2020. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2020-10.pdf

Challe Edouard, 2020, « Uninsured Unemployment Risk and Optimal Monetary Policy in a Zero-Liquidity Economy », American Economic Journal, Macroeconomics, 12 -2, pp. 241-83.

Guerrieri  Veronica,  Guido  Lorenzoni,  Ludwig  Straub  et  Ivan  Werning,  2020,   « Macroeconomic Implications of COVID-19:  Can Negative Supply Shocks Cause Demand Short-ages? »,  NBER working paper, 26918.


[1] Voir Guerrieri
et al. (2020) pour une définition des
chocs keynésiens de demande.




Comment le baril de pétrole peut-il valoir -37 dollars ?

par Paul Hubert

Dans la journée du lundi 20 avril, le prix du pétrole a affiché un prix
de -37,63 dollars le baril avant de clôturer autour de 1 dollar le baril. Dit
autrement, l’acheteur d’un tel contrat reçoit 159 litres de pétrole et 37
dollars. Comment expliquer un tel phénomène ? Rappelons d’abord qu’il s’agit du
prix d’un contrat à terme pour livraison en mai 2020, c’est-à-dire que
l’acheteur n’acquiert pas immédiatement le baril de pétrole mais s’engage à le
recevoir à l’échéance du contrat. Le prix négatif s’explique par le fait que ce
baril de pétrole est livré à Cushing, Oklahoma, que les capacités de stockage y
sont aujourd’hui saturées, et donc que l’acheteur devra payer ce stockage plus
cher ou la réexpédition vers une autre destination. Par ailleurs, le phénomène
a été amplifié par l’évolution de trackers indiciels (ETF) qui ont pour
vocation de retracer les évolutions du prix du pétrole pour permettre de
spéculer sur ses variations.



Le marché mondial du pétrole est organisé autour de deux prix de référence. Aux États-Unis, un marché à terme sur un pétrole appelé WTI – pour West Texas Intermediate – (voir graphique) et un autre marché, celui du Brent (du nom d’un gisement de pétrole de la mer du Nord), coté à Londres. Une caractéristique du marché à terme du WTI est que la livraison se fait à Cushing, en Oklahoma[1]. Cette ville de 8 000 habitants est le point de convergence de plusieurs grands pipelines et abrite un ensemble de grandes installations de stockage.

La plupart des investisseurs ne reçoivent pas réellement la livraison.
Seulement 5% des contrats, au plus, arrivent à expiration et doivent donc faire
l’objet d’une livraison physique. Les 95% restants sont en fait des opérations
de couverture contre les fluctuations du prix du pétrole (et/ou pour prendre
position pour un motif de spéculation). Concrètement, pour un contrat donné A,
un acheteur n’a pas l’intention de recevoir du pétrole et le vendeur n’a pas
non plus l’intention de livrer du pétrole. L’objectif de l’acheteur est  de vendre le contrat à un prix plus élevé
avant l’expiration tandis que le vendeur espère que le prix diminue et prévoit
d’acheter un contrat ultérieurement. Un deuxième contrat B, entre un autre
acheteur et un autre vendeur, ferme les positions des 2 parties du contrat A de
sorte que les deux transactions s’annulent exactement. C’est ainsi que pour la
grande majorité des contrats, aucun baril de pétrole n’est livré à Cushing, et
ces opérations de spéculation contribuent uniquement à la liquidité du marché. Sur
le mois d’avril, 500 000 contrats étaient en cours, ce qui représente plus
de 500 millions de barils de pétrole, soit bien plus que la capacité de
stockage de la ville de Cushing qui s’élève à 91 millions de barils.

Avec la crise du Covid-19 et le confinement de la plupart des économies du monde, la demande mondiale de pétrole a chuté au cours des 2 derniers mois alors que la production de pétrole a continué à un rythme soutenu (malgré l’accord entre l’OPEP et la Russie du 12 avril 2020)[2] de sorte que les capacités de stockage sont saturées un peu partout sur la planète. Le contrat pour livraison en mai arrivait à expiration le 21 avril. En temps normal, tout investisseur qui ne souhaite pas se voir livrer du pétrole clôture sa position dans les semaines qui précédent l’expiration. Il semble donc que les investisseurs qui n’avaient pas l’intention de se voir livrer du pétrole n’aient pas liquidé leurs positions ou que ceux qui prévoyaient de prendre livraison physiquement se soient rendu compte trop tard qu’ils ne le pourraient pas, en l’absence de capacité de stockage. 155 millions de barils ont ainsi été échangés le 20 avril – un montant non négligeable pour un jour d’expiration des contrats.

Les -37 dollars le baril représentent ainsi en fait le coût du
stockage. Ceux qui ont dû vendre l’ont fait à tout prix, de sorte qu’il était
moins coûteux de vendre à un prix négatif que de payer pour stocker du pétrole.
On retrouve ce coût du stockage dans la différence entre le prix du contrat
pour livraison en mai et pour les mois suivants. Par exemple, le contrat pour
livraison en juin se traite à 20 dollars le baril tandis que celui pour
livraison en juillet vaut 26 dollars. La différence entre les deux contrats, 6
dollars entre juin et juillet, représente le coût du stockage d’un baril. Parce
qu’il n’existe pas de capacité de stockage disponible aujourd’hui à Cushing, le
coût du stockage d’un baril entre mai et juin est passé à 57 dollars (20 –
(-37)) pendant quelques heures lundi 20 avril[3].
 

Les investisseurs anticipent donc que les problèmes de stockage seront
en partie résolus d’ici juin, lorsque l’activité économique aura repris et que
la demande de pétrole ré-augmentera. L’anticipation de faillites potentielles
de certains producteurs – et son effet négatif sur la production et donc
positif sur les contraintes de stockage – pourrait aussi expliquer ce
phénomène.

Le deuxième facteur qui a amplifié la baisse du prix pétrole lundi 20
avril est lié à la disponibilité de trackers indiciels (ETF) qui sont des
instruments financiers qui répliquent les évolutions de prix d’actifs (ici le
pétrole) pour spéculer sur ses variations. Les forts volumes  sur ces ETF peuvent au final créer des
distorsions de prix au moment où les gérants de ces produits sortent des
contrats qui vont arriver à expiration (ces fonds n’ayant clairement pas
vocation à recevoir physiquement du pétrole). L’activité des ETF pourraient
ainsi avoir un impact indirect, via
les stratégies qu’elle suscite en réponse sur les volumes échangés dans les
jours qui précédent l’expiration. Cet effet sera d’autant plus marqué que la
majorité des investisseurs fait le même pari et le tient le plus longtemps
possible jusqu’à la date d’expiration. Ce qui a pu être le cas au mois d’avril
au cours duquel le prix du pétrole avait fortement baissé et où nombreux
étaient ceux qui pouvaient espérer qu’il ait atteint un niveau plancher et une
décision de l’OPEP provoquant un rebond.

Pour conclure, il convient de prendre un peu de recul sur ce prix négatif. Sur la journée du lundi 20 avril, alors que 155 000 contrats ont été échangés, uniquement 18 475 d’entre eux l’ont été à un prix négatif (soit moins de 12%). Sur les 5 jours précédents, ce sont 1 860 000 contrats qui ont été échangés, les transactions à prix négatif représentant ainsi moins d’1% du total. D’une manière générale, un prix négatif pour le contrat à terme d’un mois donné sur le pétrole WTI n’est pas un prix négatif pour le pétrole. Le contrat à terme de juin a clôturé le lundi 20 avril à 20 dollars le baril, alors que le baril de Brent s’échangeait le même jour à 26 dollars. La différence entre ces 2 prix et les -37 dollars pour les contrats à terme de mai reflètent en réalité davantage les conditions de stockage en Oklahoma et les tensions liées à la clôture des positions spéculatives que le prix mondial du pétrole.


[1] Les
conditions de livraison du Brent sont différentes et moins soumises à des
circonstances locales.

[2] Alors
que la production et la demande mondiale étaient en moyenne de 100 millions de
barils par jour en 2019, l’accord prévoit de réduire la production de 10
millions de barils par jour à compter du 1er mai. Les différentes
estimations de la demande mondiale de pétrole pour le mois d’avril 2020
oscillent entre 55 et 70 millions de barils par jour, soit un volume bien
inférieur à la production.

[3] L’offre de stockage est contrainte à court-terme (la construction ou la transformation de cuves et la mise à disposition de tankers n’étant pas autant réactives que la dynamique de surplus de pétrole produit chaque jour) et le coût marginal du stockage est donc très élevé dans cette situation.




Le recours au chômage partiel dans la crise

par Bruno Ducoudré

Face à l’urgence de la crise
sanitaire et pour aider les entreprises à faire face aux conséquences des
mesures de confinement et de fermeture administrative des commerces non
essentiels, le gouvernement a largement étendu le dispositif de chômage
partiel : ouverture du dispositif à des salariés auparavant non éligibles
(VRP, journalistes pigistes, …) et prise en charge de l’indemnité de chômage
partiel jusqu’à 4,5 smic horaire, rétroactivité et extension des délais de
dépôt des demandes. Où en-est-on du recours à ce dispositif par les
entreprises ?



Depuis le début du mois d’avril,
la Dares (le service statistique du Ministère du Travail) publie chaque semaine
un ensemble
de données
portant notamment sur les demandes d’autorisation des
entreprises à recourir au chômage partiel pour leurs salariés.

Nous comparons dans le graphique
1 ci-dessous les demandes reportées par la Dares au 14 avril 2020 à notre estimation
du nombre potentiel de salariés concernés par le chômage partiel
. Les
chiffres rapportés par la Dares sont généralement supérieurs à notre évaluation.
Globalement, au 14 avril 2020 la Dares comptabilisait 8,7 millions de salariés
concernés par une demande d’autorisation de recours au dispositif (graphique 1).
Nous estimons à 6,5 millions le nombre de salariés potentiellement concernés
par le chômage partiel (avant application d’un taux de recours), compte tenu de
la chute d’activité estimée, de la possibilité de recourir au télétravail et de
l’existence du dispositif de garde d’enfant. Ces différences proviennent pour
une large part de raisons d’ordre méthodologique.

Les effectifs reportés par la
Dares peuvent être supérieurs à notre évaluation du nombre de salariés
effectivement concernés par le chômage partiel :

  • Nous faisons l’hypothèse que les heures demandées le sont au prorata du temps de travail moyen par salarié dans la branche. Dans notre cas de figure, si une entreprise réduit de 50% l’activité, cela entraîne 50% des emplois de l’entreprise en chômage partiel. Par contre, dans le cas des chiffres reportés par la Dares, d’autres combinaisons sont possibles : si une entreprise fait face à une réduction de 50% de son activité, elle peut mettre 50% de ses salariés au chômage partiel pour 1 mois ou, par exemple, mettre 100% de ses salariés en chômage partiel la moitié du mois ;
  • Compte tenu du niveau élevé d’incertitude, les entreprises peuvent anticiper un recours futur au dispositif pour des salariés qu’elles ne placent pas pour le moment en chômage partiel. La demande porte sur plusieurs mois et peut aller jusqu’à 1 600 heures de chômage partiel autorisées par salarié ;
  • Il peut aussi exister des effets d’aubaine : des entreprises profiteraient du dispositif pour faire travailler leurs salariés tout en bénéficiant du chômage partiel.

Les heures demandées en
autorisation de chômage partiel par les entreprises (graphique 2) sont aussi
plus élevées que le nombre d’heures retenu dans notre estimation, qui portent
sur un mois de confinement :

  • Dans les faits, tous les effectifs ne sont pas à temps complet : les heures demandées pour les salariés à temps partiel donnent la possibilité d’étaler dans le temps les heures demandées. Ainsi 151,67 heures autorisées correspondent à un mois de chômage partiel pour un salarié à temps plein mais à deux mois pour un salarié travaillant habituellement à temps partiel 50% ;
  • Les volumes d’heures demandées portent sur plusieurs mois potentiellement, puisque le plafond d’heures s’élève à 1 600h par an et par salarié. Le nombre d’heures moyen demandé par salarié s’élève à 425 heures ;
  • Les entreprises peuvent anticiper/ne pas connaître parfaitement dans quelle mesure elles auront besoin de recourir au dispositif dans les mois à venir ;
  • Il existe généralement un écart entre le volume d’heures autorisées et le volume d’heures consommées (le recours effectif au dispositif). En 2008, seulement 50% des heures autorisées ont été consommées (graphique 3). Cela peut également signifier que les entreprises font une demande pour certains salariés qui ne seront pas mis in fine au chômage partiel.

D’un côté les chiffres reportés par la Dares portent donc sur des demandes d’autorisation et non des heures (et des salariés) effectivement déclarées en chômage partiel. Elles constituent donc un maximum potentiel et non un nombre effectif de salariés en chômage partiel.  Notre estimation porte sur un nombre de salariés qui seraient potentiellement concernés par le chômage partiel, auquel nous appliquons ensuite un taux de recours moyen de 75% de la part des entreprises[1], compte tenu de notre évaluation de l’impact sur la valeur ajoutée sectorielle des chocs affectant l’économie. Elle peut sous-estimer le nombre de salariés concernés dès lors qu’une partie des salariés est mise en chômage partiel pour une part seulement des heures travaillées mensuelles.

La Dares a également publié les
résultats d’une enquête
auprès des entreprises
de 10 salariés ou plus du secteur privé non
agricole, et portant sur leur situation et les conditions d’emploi de la main-
d’œuvre à fin mars. Les résultats de cette enquête nous renseignent sur le
recours effectif des entreprises au chômage partiel. Nous comparons dans le
graphique 4 le pourcentage de salariés au chômage partiel d’après cette enquête
au pourcentage de salariés concernés calculé à partir de notre évaluation avec
un taux de recours effectif de 75% (soit 5,3 millions de salariés). L’enquête
Acemo porte sur un champ de 15 millions de salariés. Sur ces 15 millions de
salariés, 3,7 millions de salariés étaient effectivement en situation de
chômage partiel la semaine du 23 mars 2020. Si des écarts existent au niveau
sectoriel, ils peuvent provenir pour partie du fait que l’enquête n’inclut pas
les TPE de moins de 10 salariés. Au niveau agrégé, notre estimation de salariés
effectivement en chômage partiel, compte tenu d’un taux de recours de 75% au
dispositif, est très proche : 22,5% de salariés estimés en chômage partiel
en période de confinement contre 24,7% de salariés en chômage partiel en
moyenne la semaine du 23 mars selon l’enquête Acemo.

In fine, il apparaît que le recours des entreprises au chômage partiel est massif durant le confinement, ce qui limite les destructions d’emplois[2] qui pourraient approcher 460 000 au premier mois du confinement. Nous estimons le coût du dispositif à 11,9 milliards d’euros d’indemnités prises en charge par les administrations publiques auxquels s’ajoutent 7,4 milliards d’euros de cotisations sociales perdues par mois de confinement.

Les destructions d’emplois se
concentrent dès lors massivement sur les salariés les moins protégés : ceux
en transition entre deux emplois et ceux en contrats de travail à durée très
courte (CDD de moins d’un mois, missions d’intérim). D’après l’enquête de la
Dares, 11% des entreprises ont diminué leurs effectifs, le plus souvent par le
non renouvellement de CDD (48,5% des entreprises ayant diminué leurs effectifs)
et/ou l’annulation ou le report d’embauches prévues (51,3% des entreprises
ayant diminué leurs effectifs).


[1] Nous
supposons que le taux de recours moyen effectif des branches au chômage partiel
est de 75%. Il est de 100% pour les salariés des branches concernées par les
fermetures administratives. Cf. Policy Brief n°65 pour un detail de la
liste des secteurs impactés par l’arrêté du 15 mars 2020.

[2] Pour
mémoire, au plus fort de la crise financière, 430 000 emplois avaient été
détruits du troisième trimestre 2008 au deuxième trimestre 2009 inclus, pour
une baisse du PIB de 3,1% entre le deuxième trimestre 2008 et le deuxième
trimestre 2009.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.




Les milliards, comme s’il en pleuvait

Jérôme CreelXavier Ragot et Francesco Saraceno

La deuxième réunion de l’Eurogroupe aura été la bonne. Après avoir étalé une nouvelle fois leurs divisions sur la question de la solidarité entre Etats membres de la zone euro mardi 7 avril 2020, les Ministres de finances ont trouvé un accord deux jours plus tard sur un plan de soutien budgétairemobilisable assez rapidement. Les mesures sanitaires prises par les Etats membres pour limiter l’expansion de la pandémie de Covid-19 seront plus aisément financées à court terme et c’est une bonne nouvelle. Les instruments européens additionnels pour faire face à la crise seraient de l’ordre de 500 milliards d’euros – ce n’est certes pas négligeable, et rappelons qu’ils s’ajoutent aux efforts déjà mis en place par les gouvernements – mais ils correspondent principalement à une nouvelle accumulation de dette par les Etats membres. Le gain net pour chacun d’entre eux est, on va le voir, assez marginal.



L’Eurogroupe va proposer la création d’une ligne budgétaire (Pandemic Crisis Support) spécifiquement consacrée à la gestion de la crise du Covid-19 dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité (MES), sans conditionnalité stricte (au sens où le recours à cette ligne budgétaire n’impliquera pas de contrôle de la part du MES sur la gestion future des finances publiques de l’Etat membre). La création  de cette ligne budgétaire s’inspire de la proposition de Bénassy-Quéré et al. (2020)dont nous présentions les avantages et les inconvénientsavant la réunion de l’Eurogroupe du 9 avril 2020. Le montant alloué à cette ligne budgétaire sera de l’ordre de 2% du PIB de chaque Etat membre de la zone euro, soit près de 240 milliards d’euros (au PIB de 2019).

Le mécanisme de prêt proposé par la Commission européenne pour abonder les programmes de chômage partiel des Etats membres de la zone euro – il répond au nom de SURE– verra bien le jour et sera doté de 100 milliards d’euros. Pour mémoire, les trois principaux bénéficiaires du SURE ne pourront pas bénéficier à eux trois de plus de 60 milliards d’euros de prêts.

Enfin, la Banque européenne d’investissement (BEI) va octroyer, principalement aux petites et moyennes entreprises des Etats membres de l’Union européenne, 200 milliards d’euros additionnels. Au total, les pays de la zone euro disposeront de 480 milliards d’euros de capacité de financement additionnel. 

Le tableau 1 ci-dessous présente une répartition par pays des montants en jeu. Au titre des 240 milliards d’euros duPandemic Crisis Support, l’Allemagne pourra bénéficier d’une capacité de crédit de près de 70 milliards d’euros, la France de près de 50 milliards d’euros, l’Italie et l’Espagne de 35 et 25 milliards d’euros respectivement. Ces montants correspondent à 2% du PIB de 2019 de chaque pays. A ce stade, rien n’indique que les Etats membres recourront à cette capacité de crédit. Leur avantage à le faire dépend en fait crucialement de la différence entre le taux d’intérêt auquel ils peuvent financer leurs dépenses sanitaires et économiques sansrecourir au MES et le taux d’intérêt sur les prêts consentis par le MES. Le coût de se financer sans passer par le MES est le taux d’intérêt sur la dette publique nationale. Le coût de se financer par l’intermédiaire du Pandemic Crisis Supportest le taux d’intérêt auquel cette ligne budgétaire est elle-même financée, c’est-à-dire au taux le plus bas du marché… c’est-à-dire au taux allemand. On le comprend immédiatement, l’Allemagne n’a aucun intérêt à recourir à cette ligne budgétaire. Des 240 milliards d’euros qui sont consacrées au Pandemic Crisis Support, les 70 milliards alloués à l’Allemagne ne servent à rien. Pour les autres pays que l’Allemagne, le recours au Pandemic Crisis Supportdépend de l’écart de leur taux d’intérêt au taux allemand, le fameux spread. Si le spread est positif, le recours au MES permet effectivement de réduire le coût d’emprunt. Mais comme en atteste le tableau 1, le gain permis par le Pandemic Crisis Supportest plutôt faible. Pour la Grèce, dont le spread vis-à-vis de l’Allemagne est le plus élevé de la zone euro, le gain est de l’ordre de 0,04% du PIB de 2019, c’est-à-dire 215 points de base de spread multiplié par le montant alloué à la Grèce pour le Pandemic Crisis Support(3,8 milliards d’euros qui correspondent à 2% de son PIB de 2019), le tout rapporté à son PIB de 2019. Pour l’Italie, le gain est du même ordre : 0,04% du PIB. Exprimés en euros, le gain pour l’Italie serait de 700 millions d’euros. Pour la France, dont le spreadvis-à-vis de l’Allemagne est beaucoup plus faible que celui de l’Italie, le gain pourrait être de 200 millions d’euros, soit 0,01% de son PIB en 2019. 

En supposant que les montants alloués par la BEI le soient au prorata de la taille des pays (mesurée par leur PIB en 2019), et que l’Espagne, l’Italie et la France bénéficient de 20 milliards d’euros chacune au titre du SURE, les économies totales de taux d’intérêt atteindraient 680 millions, 1,5 milliard et 430 millions d’euros respectivement (0,05%, 0,08% et 0,02% du PIB respectivement). A l’heure où les milliards semblent pleuvoir, ce ne sont pas de grandes économies. A moins qu’il faille y voir une métaphore. Comme la pluie avant qu’elle tombe, les milliards d’euros ne sont pas vraiment des euros avant qu’ils tombent. 

Tableau 1. Répartition des montants alloués au titre du Pandemic Crisis Support(PCS), et des gains potentiels par pays, y compris les gains potentiels du recours aux financements additionnels de la BEI et du SURE

Sources: Ameco (PIB 2019), Financial Times (Spreads, 10 avril 2020)

*En faisant l’hypothèse que le recours au financement additionnel de la BEI est intégralement réparti au prorata du PIB relatif du pays par rapport à celui de l’UE (en 2019).

** En faisant l’hypothèse que l’Italie, l’Espagne et la France obtiennent 20 milliards d’euros chacune et que les 40 milliards d’euros restants sont répartis au prorata du PIB relatif des pays par rapport à celui de la zone euro (en 2019).




Quelle est l’ampleur du ralentissement industriel après 15 jours de confinement ? Une analyse à partir de la consommation d’électricité en France

 par Eric Heyer

Si la crise actuelle est avant tout une crise sanitaire, les décisions politiques prises par le gouvernement français, nécessaires et légitimes pour limiter la hausse du taux de mortalité, vont engendrer une crise économique sans précédent. L’impact du confinement a fait l’objet d’un premier chiffrage par différents organismes (INSEE, OFCE, OCDE), chiffrages qui seront actualisés au fur et à mesure de la publication de nouvelles statistiques, notamment de l’INSEE.



La publication de l’Indice de Production Industrielle (IPI) donnera une première indication de l’ampleur des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur l’industrie française. Néanmoins, les premières informations portant sur le mois datent du début du confinement ; elles ne seront disponibles que le 10 mai. En attendant cette date, des données en temps réel peuvent être mobilisées afin de calibrer et d’anticiper le choc sur l’industrie.

Parmi celles-ci, la consommation
d’électricité des entreprises semble disposer de caractéristiques appréciables
pour le sujet qui nous occupe. En effet, l’électricité est, sans doute, une des
formes d’énergie les plus utilisées dans le processus de production. En outre,
contrairement aux autres formes d’énergie, il apparaît difficile d’emmagasiner,
de stocker de l’électricité : par conséquent, on est en droit de penser que la
consommation d’électricité observée durant une période correspond au flux
d’électricité consommé durant cette même période. Celle-ci présente également
l’avantage d’être un input assez
homogène dans le temps. Cette stabilité de l’unité de mesure permet ainsi la
réalisation de toutes sortes d’agrégations et des études sur séries longues,
lui accordant, de ce fait, un avantage sans conteste sur les autres formes
d’énergie comme le charbon par exemple. Enfin, le faible coût de ces données,
leur parfaite objectivité et exhaustivité ainsi que leur mise à disposition en « temps
réel » constituent, s’il en était besoin, une incitation supplémentaire
pour tenter de les exploiter davantage.

De nombreuses études internationales
ont par ailleurs mis en évidence la possibilité de construire un indicateur
d’utilisation des équipements productifs à partir de la consommation
d’électricité des entreprises. La première approche fut effectuée, à notre
connaissance, par Foss
M. F.(1963)
pour les États-Unis. Cette idée fut ensuite reprise par Jorgenson
D. W. et Griliches Z. (1967)
, Morawetz
D. (1976)
sur les données concernant Israël et les Philippines, appliquée
aux chiffres de l’industrie manufacturière du Royaume-Uni par Heathfield D. F. (1972), Bosworth D. et Westaway A. J.
(1984)
, Bosworth
D. (1985),
à la Suède par Anxo D. et
Sterner Th.
(1991) et enfin à la France par Heyer E.
(1995)
.

En
mobilisant la base de données de RTE (Réseau de Transport
d’électricité
) permettant de connaître la consommation totale d’électricité
en France en temps réel, par tranche de 30 minutes depuis le 1er
janvier 2010 et après l’avoir purgée des effets saisonniers, des jours fériés,
des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la normale
saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaît très clairement
que la consommation d’électricité observée depuis le début du confinement se
situe très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison pourrait être une
moindre utilisation des équipements productifs (graphique 1).

Agrégée en donnée mensuelle, la baisse observée au mois de mars est la plus importante jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en mars 2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15% par rapport à une « situation normale ».

Une fois purgée de la saisonnalité, d’une tendance à l’économie d’électricité et des températures inhabituelles, la consommation d’électricité permet d’expliquer une partie des variations de l’Indice de Production industrielle. Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme – cointégration – entre l’IPI, la consommation d’électricité et l’emploi industriel. Dans le cadre de cette relation, l’élasticité de l’IPI à la consommation d’électricité est de 0,74.

Sur la base de cette relation économétrique et en faisant l’hypothèse d’une stabilisation de l’emploi industriel au mois de mars, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI du mois de mars 2020. D’après nos estimations, ce dernier pourrait connaître une baisse de plus de 10%, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet indice (graphique 3).

Cette chute mensuelle sans précédent équivaudrait à la baisse observée près de cinq mois après le début de la crise de 2008 (graphiques 4). 

Enfin, la baisse de la consommation d’électricité a débuté au milieu du mois de mars. En la prolongeant sur un mois, la baisse pourrait atteindre 30% pour un mois de confinement. Son intégration dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse engendrerait une diminution de près de 25% de l’IPI et de 5,7 % du PIB mensuel, impact comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation de l’OFCE.




European fiscal responses to the Covid-19 crisis: share the bonds or split the bill?

Jérôme
Creel
, Paul
Hubert
, Xavier Ragot and
Francesco Saraceno

The lock-down of most EU countries, in response
to the Covid-19 pandemic, has produced disruptions in the production process
and has put consumption and investment to a halt. Against the backdrop of these
supply and demand shocks, EU member states have implemented different public policies: they have deferred or waived tax
payments and social security contributions; they have raised spending towards
the health sector; and they have provided more generous welfare payments to
short-term working schemes. Quite strikingly, EU fiscal cooperation has stalled
and no common European initiative has emerged, with the exception of a
temporary lift of the fiscal constraints of the Stability and Growth Pact (SGP)
(the escape clause has been activated) and a softening of State Aid
regulations. Yet, various policy proposals coping with the economic and budget
consequences of the pandemic at the European level have flourished:
Coronabonds, recourse to the European Stability Mechanism (ESM), the SURE
initiative by the European Commission, and monetisation of public debt are all
widely debated. This post lists the proposals and highlights their respective potential
benefits and shortcomings.



The SURE Unemployment Mechanism

The European Commission announced on April 2 2020 its
proposition of a mechanism to support Member States in their attempt to deal
with the surge of labour market related expenditures (unemployment subsidies, temporary
unemployment, etc). The initiative of the European Commission to support Member
States in designing short-term work arrangements is important politically.

The Support to mitigate Unemployment Risks in
an Emergency (SURE), should take the form of a loan program to member states,
modelled on the functioning of the predecessor of the ESM, the EFSF created in
2010 to provide assistance to Member States in financial distress. The legal
basis of SURE, which the Commission sees as “ad hoc and temporary”, is Article
122 of the Treaty on the Functioning of the European Union (‘TFEU’), which
states that a Member state in trouble because of exceptional circumstances may
seek financial assistance from the EU. Like the ESFF, the facility would raise
funds on financial markets (at preferential rates), guaranteed by capital
guarantees provided by governments; these could be passed on to Member states
that have a lower credit rating and face higher financing costs. Article 122
has been conceived for asymmetric shocks, and SURE would be the first instance
in which it is used to shield Member states from a symmetric shock.

SURE is capped to €100bn (0.8 % of the Eurozone
GDP), and the amount obtained by each member is undefined (although caps are
defined). Article 6 of the proposed regulation simply says that following the
request by the Member State, the amount, pricing and maturity are decided by
the Commission, after it has assessed the extent of public expenditures
directly related to the creation of “short-time work scheme and similar
measures for the self-employed” (page 7 of the Regulation proposal). Guarantees
(“irrevocable, unconditional and on demand”) to the Fund are given by Member
states based on their share of GNI of the Union, on a voluntary basis, for an
amount of at least 25% of the total amount lent; the instrument will not become
fully operational until all countries contributed.

While it was presented as a solidarity scheme,
with a subliminal reference to a pan-European unemployment scheme, SURE is not
such a thing. It is simply a loan scheme, aimed at ensuring that the recipient
country obtains reasonable interest rates. Its capacity to be a game changer,
therefore, will eventually depend on the size of loans actually available for a
given country. And this is where the problems begin.

The Commission has designed the proposed Regulation
to ensure its financial viability, and with the priority of protecting its
standing as a good quality borrower. The total amount available for loans will
therefore depend on the guarantees. The €100bn will be reached only if
countries commit to guarantee 25% of that amount. Furthermore, caps to each
Member quota (the three largest loans cannot exceed 60% of the total), strongly
limit the amount of funds available for each country.

Let’s just make an example, taking the most
favourable case. Suppose that Member states pledge enough guarantees to reach
the full fund capacity of €100bn, which is far from obvious. If we take the two
countries that most likely will need the fund, Italy and Spain, and we assume
that they manage to ensure 25% each of that amount (remember that there is a
60% limit on the three largest loans) , this will make a loan of €25bn.
Assuming furthermore that this will yield a savings in interest payments equal
to the current spread (190 and 115 for Italy and Spain respectively as of April
4), we are talking about €475 and 287 million (0.03% and 0.02% of GNI)
respectively. An amount that will hardly make any difference in the current
situation, even abstracting from the fact that Italy and Spain will have to
commit in guarantees €2.7 and 1.9bn respectively (corresponding to the
respective quotes of EU GNI of 11% and 7.6%).

To summarize, SURE is a tool to provide Member
states with extra resources without the conditionality that would be involved
in other instruments such as the ESM (see next). The extra resources would come
from interest payment savings. SURE is not, as might be understood at first
sight, a mutual insurance tool. As such, it has no resemblance to existing proposal for unemployment (re)insurance
schemes
, although
it may be argued that it is a first decisive step towards a permanent European
unemployment  benefit scheme (Vandenbroucke et al., 2020). The most apparent flaw of SURE is its firepower. The €100bn
advertised are an upper bound unlikely to be reached in practice. And the
boundaries set to preserve the borrower rating of the Commission will severely
limit the amount of fresh resources quickly usable by the Member countries that
need them most.

A Special ESM Covid Credit line

A number of European economists have proposed the
creation of a Covid credit line within the ESM. This would have the
advantage of requiring no new institution, as the credit line could be created
by the ESM Board of Directors (article 19 of the ESM Treaty) as a new financial assistance
instrument. Contrary to existing ESM credit lines, the Covid credit line would
consist in very long-term loans (that the ESM should finance issuing bonds of
equally long maturity), so as to avoid that countries are forced to repay when
still in financial distress.

The ESM firepower is large but not unlimited.
It is currently €410bn (3,4 % of the Eurozone GDP), which is most likely going
to be insufficient in view of the challenges created by the pandemic. If that
amount had to be scaled up, additional guarantees by Eurozone countries would
have to be called in.

According to the authors, the creation of a
special line would allow to avoid the most serious and controversial shortcoming
of current ESM lending: stigma for countries applying for it and heavy
conditionality. The Covid credit line would involve very little conditionality,
just a commitment to spend the resources in Covid related expenditures.

Like for SURE, ESM financing involves very
little risk sharing, as borrowing from the Mechanism adds to domestic sovereign
debt. This is why it is today the most preferred option for core eurozone
countries. And like SURE, its main advantage is that it would shield
financially fragile Member countries by allowing them access to preferential
interest rates.

The main problem with the Covid credit line is
that being created within the ESM, it is organized by the same normative
framework that rules the other credit lines. ESM lending reposes on two
principles. The first, introduced in the Treaties following the creation of the
ESM in 2012, states that financial assistance to Member States “will be made
subject to strict conditionality” (Article 136(3) of the TFEU). The second principle, introduced
by one of the two regulations that make up the Two pack (No 472/2013, Art7(5)) states that the Council, acting on
a proposal by the Commission, can decide on changes to be made on a programme.
This means that whatever conditionality is agreed upon right now, in the
framework of the new Covid line, may be changed unilaterally by the creditors
later along the road. If the Covid line were to be agreed at the Eurogroup,
together with the light conditionality proposed by Benassy-Quéré et al (2020), changes would have to be made to
the normative framework to make it sure that such conditionality cannot be
changed later on, once things “go back to normal”.

Another potential problem of embedding the
Covid credit line within the ESM is that the latter is an intergovernmental
institution that has been agreed upon by Eurozone governments alone. The Covid
credit line would in principle only be available to them. Given the global
nature of the current pandemic, cutting out non-Eurozone countries would be
unthinkable. Therefore, even if it was possible to credibly commit to light
conditionality, the Covid line could not be the foundation of the European
joint effort.

Coronabonds as temporary Eurobonds

A group of German economists has proposed the implementation of
a common debt instrument at the Eurozone level. Such “Coronabonds” would be
jointly issued under shared liability. The amount issued would be of or
€1,000bn (8 % of Eurozone’s GDP) and a key feature of these Coronabonds for
their political feasibility in the short-run would be their limitation to the
current crisis period as a one-off measure.

The
liabilities for Coronabonds being shared, national sovereign debts would only increase
proportionally to the share of each country’s GDP in the euro area (equivalent
to the ECB capital key). The maturity of Coronabonds should be as long as
possible, and the interest payments being based again on ECB capital key, it
would imply a mutualisation of borrowing costs. In a more ambitious scheme, member
states that are the most severely affected and for which sovereign financing
conditions are the tightest could benefit in priority from these funds, but
this would involve more than just a mutualisation of borrowing costs, its
timely feasibility being greatly reduced.

The
question of the guarantees for these Coronabonds is key since they would most
likely finance other expenditures than infrastructures that could act as
collateral. They could be purchased by the ECB under PEPP (not at issuance, which
is currently not legally possible, but on the secondary market). The ECB self-imposed
issuer limit for supranational securities is 50% normally, but does not apply
to PEPP holdings, and there would be no capital key to respect. In an extreme
case, even an issuer limit of 99% would be legal: the EU Court of Justice in
2018 made the point that ECB purchases are legal as long as the ECB is “not
permitted to buy either all the bonds issued by such an issuer or the entirety
of a given issue of those bonds”.

The issuance of Coronabonds could be organised
by an existing institution like the ESM or the European Investment Bank (EIB)
so it would not entail creating a new legal framework or require a change in
the EU Treaty. Under these conditions, this framework would be operational
quickly as the crisis requires. Another advantage of such Coronabonds is that
they would act as a “safe asset” that could be used by Eurozone banks as
collateral and would reduce the probability of a vicious circle between banks
and governments as experienced during the 2012-2015 sovereign debt crisis. The
main drawback of this proposition relates to its political feasibility and
whether countries that opposed Eurobonds would not oppose such mutualisation of
borrowing costs as well.

Perpetual bonds or debt monetisation: the
solution of last resort?

The ECB has committed to being the lender of
last resort of banks, e.g. through favourably-priced long term refinancing
operation (LTROs) at the negative deposit facility rate, and it has extended
the Asset Purchase Programme by €120bn, then by an additional €750bn a few days
later with the temporary Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). Yet, the
ECB has not become the de jure lender
of last resort for euro area Member States. The current health, economic and
financial crisis requires strong fiscal stimuli but the rise of public debt to
GDP ratio in highly indebted euro area countries, like Italy and France, raises
doubts on their debt sustainability. To mitigate the risk of debt
unsustainability, two additional proposals have been put forth recently.

Giavazzi and
Tabellini (2020)
advocate the issuance of perpetual Covid Eurobonds to fund
the necessary rise in public spending and decline in tax revenues that the
pandemic is generating in the euro area. Most characteristics of perpetual
bonds resemble those of the Coronabonds, except that the capital of the former
would never be redeemed. The Covid Eurobonds would be backed by the joint tax
capacity of euro area Member states. Each country would issue the amount of
Covid Eurobonds depending on its funding needs, but all bonds would be the
same. If the ECB committed to purchasing these Covid Eurobonds on secondary
markets, it would make their yield minimal. In the actual low rate environment,
Giavazzi and Tabellini argue that the yield on these bonds could be low as well
– they take the example of a yield of 0.5% – and that overall funding could
easily outweigh all other European funding instruments. The initiative for European Renaissance Bonds is very close to Covid Eurobonds in
its spirit. In contrast though, the Renaissance bonds would finance a common,
centralized fund under the responsibility of the Union’s institutions (e.g. the
Commission), and would not raise national debts. In contrast with other
discussed Coronabonds or Covid Perpetual Bonds, Renaissance bonds would be
entirely mutualized within the dedicated fund. Risk-sharing would be heightened,
as well as European solidarity.

De Grauwe (2020) does not propose the
creation of a new fund, a new financial instrument or the extension of a credit
line out of an existing institution (like the ESM). Instead, he advocates that
the ECB and the EU cross the Rubicon and accept that the former purchases the
public debts of the latter on the primary markets, hence at debt issuance.
While this would require either a Treaty change – the second indent of Article
132(1) of the Treaty on the Functioning of the European Union forbids monetary
financing – or much agility (or ingenuity to take De Grauwe’s word) of public
lawyers, this is not impossible to achieve as the recent example of the Bank of
England shows
, at
least on a temporary basis. First and foremost, the current context is
exceptional and requires exceptional measures. Second, what was considered
impossible in the past has finally been possible: the development of non-standard
policies by the ECB in 2008 with the Fixed Rate Full Allotment for the main
refinancing operations is one example. With the acceleration of the so-called
European sovereign debt crisis, the ECB has done “whatever it takes to preserve
the euro”. With the creation in 2012 of the not-yet-used Outright Monetary
Transactions programme (OMT), then the Assets Purchase Programme (APP), the ECB
has acted de facto as the lender of
last resort of euro area Member States. De Grauwe’s argument would lift a
contradiction between the behaviour of the ECB and the absence of a de jure lender
of last resort in the euro area (Creel 2018): debt monetization would make it clear that,
as in the US, the UK or Japan to name only a few, the central bank is the
lender of last resort not only of banks but also of States. To cope with the
health, economic and social costs of the pandemic, debt monetization through
secondary markets would have to be applied by all EU central banks, and not
only by the ECB.

The main risk with debt monetization though is
inflation. In the current circumstances, with the demand shock that seems to
dominate the supply shock and with oil prices collapsing, this is not likely.
Yet, if it happened, it would be welcome with joy at central banks which target
inflation and which are unable to fulfil their mandates in this respect. That
being said, debt monetization may be limited to newly-issued public bonds funding
the fiscal response to Covid-19 in the Member States. This would give them
almost unlimited fiscal margins for maneuver to dampen the crisis, without any
risk of seeing the spreads resurface between the core and the peripheral
countries of the euro area. Finally, long awaited inflation after debt
monetization would also alleviate the real debt burden, a characteristic shared
after most episodes of war-accumulated debts.

The second risk of debt monetization is the ECB
balance sheet risk it embeds, via the ECB backing of domestic fiscal policies. The
balance sheet risk is shared by all eurozone countries proportionally to ECB
capital keys. A temporary debt monetization conditional on the funding of
Covid-19 related expenditures or tax deference would not neutralize this kind
of risk, but it would limit it to exceptional circumstances.

Another substantial risk of debt monetization,
and of any form of debt mutualisation, is the moral hazard it could generate.
For instance, the ECB could actually back possibly inappropriate fiscal
policies. Here again, a temporary debt monetization conditional on the funding
of Covid-19 related expenditures or tax deference would not totally neutralize
moral hazard, but this one is very limited in the current Covid-19 context,
where the nature of fiscal policy as a necessary support to the economy is uncontroversial.
As a consequence, any temporary policy mechanism during this crisis period is unlikely
to generate wrong incentives.

Finally, it is useful to provide an order of
magnitude of the transfer to a European country of the most favourable financial
scheme of debt mutualisation. Assume, as an example, that public debt increases
by 10 points of 2019 GDP (public debt over GDP will increase at much higher
level due to the fall in GDP). With the spread between Germany and Italy currently
at 200 basis points, funding Italian public debt at the German interest rate
would save 0.2 point of 2019 GDP, hence €36 bn. In addition, it may be possible
that the interest rate on other countries’ debts increase a little. The ensuing
redistributive effect would thus help countries most affected by the Covid-19
crisis, which have substantial borrowing needs.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite)

par Eloi Laurent

Comment savoir de quoi nous
pouvons nous passer tout en continuant à bien vivre ? Pour éclairer cette
question délicate l’analyse économique offre un critère central, celui de
l’utile, qui renvoie lui-même à deux notions voisines : l’usage et l’utilité.



Est utile, d’abord et fidèlement
à l’étymologie, ce dont les personnes se servent effectivement pour satisfaire
leurs besoins. Est donc inutile ce qui, du point de vue humain, ne sert à rien.
Amazon a ainsi annoncé
le 17 mars
que ses entrepôts ne stockeraient désormais plus que des
« biens essentiels » jusqu’au 5 avril et les définit de la manière
suivante dans le contexte de la crise du Covid-19 : « articles
ménagers, produits médicaux et autres denrées très demandées ». L’ambiguïté
du critère de l’utile est tangible dans cette définition qui mêle ce qui tient
de la première nécessité et ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. Tout
en semblant adopter un comportement civique, Amazon s’inscrit également résolument
dans une perspective commerciale.

Plus encore, ce premier critère
de l’usage ouvre sur la variété océanique des préférences humaines qui rythme
les mouvements de marché. Comme le rappelle Aristote dans le premier chapitre
de l’Ethique
à Nicomaque
, texte fondateur de l’économie du bonheur écrit il y a presque
deux millénaires et demi, on trouve parmi les individus et les groupes une
multiplicité de conceptions de ce qu’est une bonne vie. Mais contrairement à ce
que pense Aristote, qui érige sa propre conception du bonheur en bien-être
supérieur aux autres, il n’est pas légitime de hiérarchiser les différentes
conceptions de la vie heureuse. Un régime politique de liberté consiste plutôt
à garantir la possibilité que le plus grand nombre de « poursuites du
bonheur » est concevable et atteignable à la condition qu’aucune ne nuise
aux autres.

Mais la conception
aristotélicienne du bonheur, qui met l’accent sur l’étude et la culture
livresque, n’est pas moins digne qu’une autre. Les librairies sont-elles, comme
les professionnels du secteur l’ont défendu au début du confinement en France, des
commerces de première nécessité au même titre que les commerces de nourritures
terrestres ? Pour certaines et certains, oui. Peuvent-elles être
considérées comme inutiles à une période où l’existence humaine est contrainte
de se recroqueviller sur les fonctions vitales ? A l’évidence, non.

D’où l’importance du second
critère, celui de l’utilité, qui ne mesure pas seulement l’usage des différents
biens ou services mais la satisfaction qu’en retirent les individus. Mais ce
critère se révèle encore plus problématique que celui de l’usage du point de
vue des politiques publiques.

L’analyse classique, telle que
fondée par exemple par John Stuart Mill dans la foulée de Jeremy Bentham,
suppose une fonction de bien-être social, agrégeant toutes les utilités
individuelles, qu’il s’agit pour les autorités publiques de maximiser au nom de
l’efficacité collective, entendue ici comme l’optimisation de la somme de
toutes les utilités. Est socialement utile ce qui maximise le bien-être commun
ainsi défini. Mais, comme on le sait, à partir du début du 20e
siècle, l’analyse néoclassique a remis en cause la validité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, privilégiant l’ordinal au cardinal et rendant
largement inopérante la mesure de l’utilité collective, dès lors que, dans les
mots de Lionel Robbins (1938), « tout esprit est impénétrable pour tout
autre et aucun dénominateur commun aux sentiments n’est possible ».

Cette difficulté comparative ­– qui
rend nécessaire le recours à des critères de jugement éthique pour agréger les
préférences – fragilise notamment grandement l’usage de la valeur statistique
d’une vie humaine (value of statistical
life
ou VSL) pour fonder les
choix collectifs sur une analyse monétaire coûts-bénéfices, par exemple dans le
domaine des politiques environnementales. Imagine-t-on que l’on pourrait
décemment évaluer le « coût humain » de la crise du Covid 19 pour les
différents pays affectés en croisant les valeurs
de VSL par exemple calculées par l’OCDE
et les données de mortalité compilées par
la John Hopkins University
 ? L’analyse économique des questions
environnementales ne peut en réalité se limiter au critère d’efficacité,
lui-même appuyé sur celui de l’utilité et doit
pouvoir s’enrichir des enjeux de justice
.

L’autre problème, considérable,
de l’approche utilitariste est son traitement des ressources naturelles, ressources
qui n’ont jamais
été autant consommées par les systèmes économiques
qu’aujourd’hui, loin de
la promesse de dématérialisation de la transition numérique engagée depuis
trois décennies au moins.

L’analyse économique des
ressources naturelles fournit certes des critères divers qui permettent
d’appréhender la
pluralité des valeurs
des ressources naturelles.
Mais au moment de trancher, ce sont bien les valeurs instrumentales de ces
ressources qui l’emportent, parce qu’elles sont à la fois plus immédiates en
termes de satisfaction humaine et plus faciles à calculer. Cette myopie conduit
à des erreurs monumentales dans les choix économiques.

Il en va ainsi notamment du
commerce d’animaux vivants en Chine, à l’origine de la crise sanitaire du
Covid-19. L’utilité économique de la chauve-souris ou du pangolin peut certes
être appréciée au prisme de la seule consommation alimentaire. Mais il se
trouve qu’à la fois les chauves-souris sont des réserves de coronavirus et que
les pangolins peuvent servir d’hôtes intermédiaires entre celles-ci et les
humains. De sorte que la désutilité de la consommation de ces animaux (mesurée
par les conséquences économiques des pandémies mondiales ou régionales
engendrées par les coronavirus) est infiniment supérieure à l’utilité procurée
par la satisfaction de leur ingestion. L’ironie veut que la chauve-souris soit
précisément l’animal choisi par Thomas Nagel dans un article
classique de 1974
visant à délimiter la frontière homme-animal et qui
s’interrogeait sur le fait de savoir quel effet cela faisait, du point de vue
de la chauve-souris, d’être une chauve-souris.

Apparaît donc enfin, à mi-chemin
entre l’inutile et le nuisible,  un autre
critère que l’utile : celui des besoins humains « artificiels »,
récemment mis en lumière par le sociologue Razmig
Keucheyan
. Artificiel est ici à comprendre au double sens où ces besoins
sont créés de toutes pièces (notamment par l’industrie du numérique) plutôt que
spontanés et où ils induisent la destruction du monde naturel. Ils s’opposent
aux besoins « authentiques » collectivement définis avec le souci de préserver
l’habitat humain.

Au terme de cette brève
exploration, s’il apparaît bien difficile de trancher la question du bien-être
utile (et inutile), il semble en revanche… essentiel de mieux cerner l’enjeu du
bien-être nuisible. Ce sera l’objet du dernier billet de cette série.