Mesures d’urgence, revenus et épargne : une analyse du choc sur les ménages

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La pandémie de Covid-19 a provoqué
la plus forte récession depuis la Seconde Guerre mondiale et fortement dégradé
la situation des agents économiques. Pour autant, une partie du choc de revenu
a été compensée par le soutien des mesures budgétaires prises tout au long de
l’année 2020 (voir ici[1]).
Pour les ménages européens, le soutien est essentiellement venu de la mise en
place de l’activité partielle. Aux États-Unis, l’emploi ne fut pas protégé
si bien que les fluctuations du taux de chômage ont été plus rapides et plus importantes.
Pour autant, les ménages ont pu bénéficier de transferts budgétaires
additionnels. L’impact de la crise et les mesures prises pour l’endiguer ont eu
une incidence sur le revenu disponible des ménages mais également sur sa
composition. À court terme, tant que la consommation reste en partie
empêchée, il en résulte une accumulation d’épargne exceptionnelle dont la
mobilisation sera certainement un facteur clé pour la reprise une fois que
l’épidémie aura été totalement maîtrisée.



Evolution et composition du revenu
disponible des ménages

La crise de la Covid-19 a mis à
mal le fonctionnement de l’économie marchande. Avec l’arrêt du tissu productif,
la distribution des revenus primaires[2] s’est
fortement grippée au cours des trois premiers trimestres de l’année. Ceux-ci ont
baissé de plus de 10 % en Espagne et en Italie, de plus de 5 % en France et un
peu moins fortement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

La situation financière des ménages dans leur ensemble a cependant été préservée grâce à l’action des pouvoirs publics (Graphique 1). Trois groupes de pays se distinguent. En Espagne et en Italie, les ménages dans leur ensemble ont subi des pertes de revenu disponible (après transferts et impôts directs) de l’ordre de 5 points. L’intervention publique a permis de compenser la moitié du choc initial massif. À l’issue du troisième trimestre 2020, les mesures mises en place en France, au Royaume-Uni et en Allemagne permettaient un impact quasi-nul de la crise de la Covid-19 sur le revenu disponible des ménages ; outre-Atlantiqueles Américains connaissent une augmentation de leur revenu disponible spectaculaire malgré la quasi-stabilisation des revenus primaires distribués. Il faut noter que les dispositifs publics peuvent contribuer à la stabilisation des revenus grâce aux stabilisateurs automatiques et aux dispositifs explicitement décidés pour faire face à la crise de la Covid-19. La faiblesse de ces stabilisateurs automatiques aux États-Unis expliquent aussi pourquoi le gouvernement américain a pris des mesures discrétionnaires de plus grande ampleur que celles des autres économies avancées. Le soutien massif aux ménages peut alors s’interpréter comme une assurance exceptionnelle et transitoire permettant de palier les besoins des ménages à court terme.

Une épargne qui s’accumule

La préservation des revenus
observée dans les principales économies avancées analysées a eu lieu dans un
contexte où la consommation des ménages a été contenue, à la fois par des
décisions administratives empêchant le commerce de plusieurs biens et services
et par un comportement de prudence des individus qui ont pu éviter de réaliser
des achats nécessitant des interactions sociales[3]. Avec
les données disponibles au troisième trimestre 2020, le niveau de la
consommation des ménages est en net retrait dans tous les pays. Les pertes de
consommation vont de -12 % en Espagne jusqu’à -4 % aux États-Unis[4].

Ainsi, le maintien du revenu conjugué
à une consommation fortement empêchée se traduit dans une hausse massive de
l’épargne des ménages. Selon nos calculs, au cours des neuf premiers mois de
l’année, 238 milliards d’euros d’épargne ont pu être accumulés dans le quatre plus
grandes économies de la zone euro. En Allemagne, l’épargne excédentaire cumulée
pendant la période serait de 89 milliards d’euros (6 points de RDB). Elle
serait de 66 milliards (6 points de RDB) en France, de 35 milliards d’euros en
Espagne et 48 milliards d’euros en Italie (respectivement 6 et 8 points de
RDB). Au Royaume-Uni, l’épargne sur-accumulée s’élève à 122 milliards de livres
(11 points de RDB) et aux États-Unis la hausse s’établit à 1 377 milliards de
dollars (12 points de RDB).

La masse d’« épargne covid »
accumulée dans les principales économies avancées vient aggraver un des
déséquilibres majeurs que l’économie mondiale connaissait avant le
déclenchement de la pandémie de Covid-19 : le décalage grandissant entre
une volonté croissante d’épargne de la part des agents privés alors que le taux
d’investissement productif marque le pas. Cette masse d’épargne privée
abondante cherche des placements à faible risque à un moment où les projets
privés se font rares, ce qui devrait renforcer à court terme la tendance
structurelle à la baisse des taux d’intérêt.

Et en 2021 ?

La mobilisation de cette « épargne
covid » sera un facteur clé du rebond. Or, la capacité des ménages à la
débloquer dépend de plusieurs facteurs.

D’abord, l’incertitude régnant
sur la vitesse de normalisation de la situation joue un rôle clé. Avec une
crise qui se prolonge, la multiplication des faillites d’entreprises peut
laisser des stigmates durables sur la capacité de rebond de la production et le
chômage peut augmenter fortement avec la volonté des entreprises de rétablir
leurs marges[5]. Dès
lors, le taux d’épargne peut peiner à retrouver son niveau d’avant-Covid-19 et
créer une situation de faible croissance durable, même après la levée des
mesures sanitaires. Les solutions nationales alternatives peuvent jouer un rôle
majeur en 2021. Le déploiement massif de l’activité partielle permet de ne pas
rompre le contrat de travail et de limiter les pertes éventuelles de revenu des
personnes dont l’activité professionnelle est à l’arrêt. Aux États-Unis, il n’y
pas de chômage partiel et peu de stabilisateurs automatiques (la durée des
allocations chômage est limitée et la couverture de santé est souvent liée au
contrat de travail). Dans ce contexte, les ménages américains peuvent avoir vu
leur revenu préservé, voire fortement augmenté, mais ils ont été laissés à une
plus forte incertitude. D’où la nécessité de mesures idoines. Ces mesures sont
temporaires mais la durée de la crise sanitaire force (plus qu’ailleurs) à
prolonger les dispositifs : allocation chômage fédérale, crédit d’impôts,
aides alimentaires… votées le 21 décembre et en cours d’élaboration une fois le
Président Biden investi. Ainsi, même si le choc de la Covid-19 est plus que
compensé, il faudra sans doute continuer à soutenir les ménages même lorsque la
crise sera terminée. Les chiffres d’emploi et du chômage pour le dernier
trimestre suggèrent effectivement une stabilisation, à un niveau dégradé, de la
situation sur le marché du travail, ce qui se traduit notamment par un
allongement du chômage de longue durée et un risque d’accroissement des
inégalités.

Ensuite, le deuxième facteur clé
qui déterminera la normalisation de l’épargne dépend de la répartition de
« l’épargne covid ». Les ménages pouvant télétravailler n’ont pas de
pertes de revenus et épargnent. Pour les ménages bénéficiant des dispositifs de
chômage partiel, la perte de revenus n’est généralement pas intégralement
compensée. La consommation de certains de ces ménages pouvait être contrainte
aux biens et services essentiels avant la crise, si bien que la baisse des
revenus peut se traduire par une détérioration de leur situation. Pour les
ménages moins contraints, la baisse de consommation en services de loisirs ou
de restauration peut être plus forte que la baisse de revenu et entraîner une
accumulation d’épargne. Enfin, les ménages plus précaires – ceux en contrats
courts, en activité partielle avant la crise ou en marge du marché du travail –
ne  peuvent prétendre à l’activité
partielle et à une allocation chômage[6]. Pour
eux il n’y a pas d’« épargne covid », et on assiste à une plus grande
paupérisation qui est actuellement l’angle mort des mesures de soutien et devient
donc un enjeu de la politique budgétaire future.

En France, selon les premières
analyses du CAE[7], l’« épargne
covid » serait concentrée chez les ménages à fort niveau de consommation, a
priori
plus aisés. En temps normal, ces ménages ont plutôt tendance à
utiliser leur surplus de revenu pour consommer des services de loisirs,
précisément les mêmes qui garderont des contraintes dans leur activité au moins
au cours du premier semestre.

Avec l’incertitude régnante et
une distribution de la masse d’« épargne covid » concentrée chez les
individus à fort pouvoir d’achat qui verront leur consommation empêchée, il
semble difficile d’envisager une hausse rapide de la consommation des ménages
tant que des mesures prophylactiques prévaudront. Par ailleurs, il ne peut pas
être exclu que l’épargne exceptionnelle cumulée en 2020 – notamment par les
ménages moins fortunés – serve à réduire l’endettement des ménages, ce qui peut
contribuer à réduire les risques auxquels le système financier est exposé,
notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni (pays où la dette des ménages
est de 76 % et de 88% du PIB respectivement selon la BRI à la fin du premier
semestre 2020), mais également amoindrir le potentiel de rebond. En France,
l’endettement des ménages représente 66 % du PIB et selon
la Banque de France
on constate au mois de novembre une très légère baisse
de l’encours des crédits à la consommation même si les crédits immobiliers
restent dynamiques.


[1] La mise
à jour des données de la comptabilité nationale n’a pas abouti à des révisions
majeures pour le premier semestre de l’année. Le diagnostic établi dans le post
de blog précédant n’est pas modifié par la publication des derniers comptes
nationaux.

[2] Les
revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation
au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages
est constituée des salaires et des revenus de la propriété.

[3] Ce
comportement de prudence est relativement bien documenté dans certains pays
ayant mis en place des restrictions publiques moins strictes.  Par exemple, Golsbee et Syverson (2021), « Fear,
lockdown and diversion : Comparing drivers of pandemic economic decline
2020 » montrent qu’aux États-Unis la fréquentation des
commerces dans les comtés n’ayant pas mis en œuvre des mesures de confinement
ou de limitation des mouvements recule de 53 %, tandis que la baisse dans les
comtés les ayant mis en place est de 60 %. L’essentiel de la baisse de la
fréquentation s’expliquerait donc par une réaction de prudence des
consommateurs.

[4] Ces
pertes sont calculées comme l’écart entre la consommation des ménages observée
au cours des trois premiers trimestres de l’année et la consommation
trimestrielle moyenne de l’ensemble de l’année 2019 multipliée par 3.

[5] Encore
une fois, les États-Unis se distinguent des autres pays avec une
amélioration des taux de marge en 2020. En moyenne sur les trois premiers
trimestres, ce taux s’établit en effet à 34,4 % contre 33,2 % en
2019. Corrigé de l’impôt sur les sociétés et de la consommation de capital
fixe, le taux de marge s’est cependant stabilisé, mais du fait d’une forte
chute au premier trimestre 2020 suivie de deux trimestres de hausse.

[6] Aux États-Unis,
il faut être éligible à l’allocation chômage standard dans son État pour
prétendre à l’allocation fédérale additionnelle.

[7] Voir
notamment l’étude publiée en octobre 2020 : http://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-focus049-cb.pdf)




Dettes publiques : les banques centrales à la rescousse ?

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Pour faire face à la crise sanitaire et économique, les gouvernements ont déployé de nombreuses mesures d’urgence qui se traduisent par une forte augmentation des dettes publiques. Pour autant, les États n’ont eu aucune difficulté à financer ces nouvelles émissions massives : malgré des dettes publiques à des niveaux records, leur coût a fortement baissé (voir Plus ou moins de dette publique en France ?, par Xavier Ragot). Cette tendance résulte de facteurs structurels liés à une abondance d’épargne au niveau mondial et à une forte de demande pour des actifs sûrs et liquides, caractéristiques que remplissent généralement les titres publics. Cette situation est aussi liée aux opérations d’achats de titres menées par les banques centrales, qui se sont intensifiées depuis l’éclatement de la pandémie. Sur l’ensemble de l’année 2020, la BCE a acquis pour près de 800 milliards d’euros de titres émis par les gouvernements des pays de la zone euro. Dans ces conditions, les banques centrales détiennent une fraction de plus en plus élevée du stock de dette organisant une coordination de facto des politiques monétaire et budgétaire.



A partir de 2009, les banques
centrales ont lancé des programmes d’achats d’actifs, afin de renforcer le
caractère expansionniste de la politique monétaire dans un contexte où leur
taux directeur atteignait un niveau proche de 0 %[1].
L’objectif annoncé était principalement d’assouplir les conditions de
financement en pesant sur les taux d’intérêt de marché de long terme. Il en a résulté
une forte augmentation de la taille de leur bilan. Celui-ci représente plus de
53 points de PIB dans la zone euro et 35 points aux États-Unis, le record étant
détenu par celui de la Banque du Japon qui s’élève à 133 points de PIB (graphique
1). Ces programmes, financés
par l’émission de réserves
, se sont fortement portés sur les titres publics
si bien qu’une proportion importante du stock de dette publique est désormais
détenue par les banques centrales (graphique 2). Cette part atteint 43 %
au Japon, 22 % aux Etats-Unis et 25% dans la zone euro. Dans la zone euro,
en l’absence d’eurobonds, la répartition des achats de titres dépend de la part
de chaque banque centrale nationale dans le capital de la BCE. La clé de
répartition de la BCE contraint les achats à être proportionnels à la part du
capital de la BCE détenue par les banques centrales nationales[2]. Par
conséquent, les achats de titres sont indépendants des niveaux et trajectoires
de dettes publiques. Comme ces derniers sont hétérogènes, on observe des
différences dans la part des dettes publiques détenue par les banques centrales
nationales[3]. Ainsi,
31 % de la dette publique allemande est détenue par l’Eurosystème contre
20 % de la dette publique italienne.

La décentralisation des politiques budgétaires en zone euro a aussi pour conséquence l’apparition de tensions sur les marchés de dette souveraine de certains pays membres, comme on l’a vu entre 2010 et 2012 et plus récemment en mars 2020. C’est pourquoi Christine Lagarde a lancé un nouveau programme d’achats d’actifs appelé PEPP (Pandemic emergency purchase programme). Si la clé de répartition n’est pas formellement abolie, son application peut être plus souple afin de permettre à la BCE de réduire les écarts de taux souverains entre les pays membres. En analysant cette fois-ci les flux d’achats de titres effectués par les banques centrales de la zone euro et les émissions de dette des États membres, il ressort que l’Eurosystème a absorbé en moyenne 72 % de la dette publique émise en 2020, soit 830 milliards sur les 1150 milliards de dette publique supplémentaire. Cette part s’élève à 76 % pour l’Espagne, 73 % pour la France, 70 % pour l’Italie et 66 % pour l’Allemagne (graphique 3).

Contrairement aux achats réalisés
dans le cadre du programme APP, qui visent à atteindre la cible d’inflation,
l’objectif du PEPP est d’abord de
limiter les écarts de taux
comme l’a rappelé Christine Lagarde le 16
juillet 2020. De fait, même s’il existe une tendance structurelle à la baisse
des taux d’intérêt, certains marchés peuvent être exposés à des tensions. Les
pays de la zone euro y sont d’autant plus exposés que les investisseurs peuvent
arbitrer entre les différents marchés sans prendre de risque de change. C’est
la raison pour laquelle, ils peuvent privilégier les titres allemands aux
titres italiens compromettant alors une transmission homogène de la politique
monétaire au sein de la zone euro. Au-delà de l’argument lié au risque de
fragmentation, ces opérations marquent aussi une forme de coordination
implicite entre la politique monétaire unique et les politiques budgétaires,
permettant de donner les marges de manœuvre nécessaires aux pays afin de
prendre les mesures qui s’imposent pour faire face à la crise sanitaire et
économique. En déclarant le 10 décembre que l’enveloppe allouée au programme
passerait à 1850 milliards d’ici mars 2022 au moins, la BCE a envoyé le signal
qu’elle maintiendrait son soutien durant toute la durée de la pandémie[4].


[1] Cette politique, qualifiée généralement
d’assouplissement quantitatif (QE), fut lancée en mars 2009 par la Banque
d’Angleterre et la Réserve fédérale des États-Unis. Le Japon avait déjà initié
ce type de mesures dites non-conventionnelles entre 2001 et 2006, et les a
reprises à partir d’octobre 2010. Quant à la BCE, des premiers achats de titres
ciblés sur certains pays en crise ont été effectués à partir de mai 2010. Mais
il a fallu attendre mars 2015 pour le développement d’un programme de QE
comparable à celui mis en œuvre par les autres grandes banques centrales.

[2] En pratique, cette part est assez proche du poids du
PIB de chaque pays membre dans celui de la zone euro.

[3] Les opérations d’achat de titres sont décentralisées
au niveau des banques centrales nationales. Ce choix réduit par conséquent le
partage du risque au sein de l’Eurosystème puisque les éventuelles pertes
seraient assumées par les banques centrales nationales, contrairement aux
actifs détenus directement par la BCE et pour lesquels il y a un partage du
risque dépendant de la part de chaque banque centrale nationale dans le capital
de la BCE.

[4] L’enveloppe initiale était de 750 milliards d’euros,
augmentée une première fois de 600 milliards en juin 2020. Au 31 décembre 2020,
les achats au titre du PEPP s’élevaient à 650 milliards.




Heurs et malheurs du système universel de retraite

par André Masson (CNRS, PSE, EHESS, Chaire TDTE) et Vincent Touzé

L’année 2020 aurait dû voir
naître un système universel de retraite (SUR) à la suite de l’adoption des
projets de loi par l’Assemblée nationale le 5 mars 2020.

Le nouveau système prévu est
universel, ce qui signifie qu’il a pour vocation de remplacer les 42 régimes
actuels de retraite. Le principe de la répartition est préservé : les
cotisations prélevées sur les revenus des travailleurs financent les pensions
des retraités. Le système prévoit un socle contributif de pension à points
(chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits) et un socle solidaire avec une
garantie d’une pension minimum fixée à 85 % du SMIC net pour une carrière
complète.



Cette nouvelle organisation devait
être mise en place progressivement dès 2025. Il n’en sera rien. Le 16 mars
2020, en raison de la crise économique et sanitaire consécutive de la pandémie
de la Covid-19, le Président Macron a annoncé que la réforme était désormais
suspendue.

Pour comprendre l’avenir de cette
réforme en suspens, nous proposons de revenir sur les « heurs » et « malheurs »
de cet ambitieux projet présenté dans le Policy
brief
de l’OFCE n° 83 (https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2021/OFCEpbrief83.pdf).

Dans un premier temps, la réforme
a reçu un accueil plutôt favorable en raison d’attentes sociales fortes pour
une plus grande égalité et simplicité dans le mode d’attribution de droits à la
retraite. En 2017, la formule de campagne présidentielle d’Emmanuel Macron « un
euro cotisé offre les mêmes droits quel que soit le statut » a contribué à la
popularité du projet. La consultation citoyenne lancée en 2018, en parallèle à
celle des partenaires sociaux, devait consolider le soutien des Français.

Dans un second temps,
l’élaboration pratique de la réforme s’est heurtée à une difficulté majeure :
celle de dégager une large adhésion sur un projet aussi ambitieux. Plusieurs
facteurs expliquent cette difficulté :

– L’instauration d’un système «
super-universel » a été confrontée, simultanément, au problème posé par les
problèmes de financement du système actuel en cas de croissance faible ;

– Le problème des transitions a
été sous-estimé et s’est heurté à la question inéluctable des gagnants et
perdants ;

– Les propositions de réforme
bénéficient rarement, par nature, d’un large consensus initial dans la mesure
où elles engendrent des oppositions idéologiques ; de plus, il subsiste des
désaccords profonds au sein même de ses partisans.




Salaire de référence des chômeurs : supprimer le problème ou le résoudre

par Bruno Coquet

Les allocations chômage que perçoivent
les chômeurs indemnisés remplacent une partie du salaire qu’ils recevaient
lorsqu’ils occupaient un emploi : ce salaire sert de référence au calcul
de l’allocation, il est celui auquel est appliqué le taux de remplacement et
sur la base duquel l’assureur essaie de stabiliser la consommation du chômeur ;
il représente donc une question fondamentale en matière d’assurance chômage.



Les règles en vigueur en France,
inchangées depuis des décennies, qui reposaient sur le salaire des jours
travaillés, ont été modifiées dans le cadre de la réforme de l’assurance
chômage de 2019. Les nouvelles règles qui privilégiaient un salaire mensuel
moyen englobant les jours travaillés et non-travaillés ont cependant été
invalidées par le Conseil d’État car elles engendraient « une
différence de traitement manifestement disproportionnée
 » au détriment
des chômeurs ayant occupé des emplois en contrats courts.

La règle du salaire journalier prévaut
donc à nouveau, et le sujet du « salaire de référence » est donc de
nouveau ouvert à la discussion.

Une règle problématique qui doit être
corrigée

Les règles en vigueur engendrent de très
fortes inégalités entre les chômeurs ayant des historiques d’emploi fractionnés
et les autres. Le taux de remplacement réglementaire du salaire mensuel peut en effet dépasser 100% :
en effet, lorsque le taux de remplacement est appliqué au salaire journalier
pour calculer une allocation journalière, cette dernière peut être servie tous
les jours du mois, alors que lorsqu’il était en emploi ce chômeur ne
travaillait pas forcément tous les jours de chaque mois. Il en résulte qu’un
chômeur qui ne travaille pas en activité réduite peut « gagner plus au
chômage qu’en travaillant
 ». Même si c’est loin d’être le cas général,
ce type de situation devrait néanmoins être impossible d’un point de vue réglementaire,
car préjudiciable pour les comportements et financièrement insoutenable pour
l’assureur. Ces règles devraient donc être changées.

Les règles définissant le salaire de
référence étaient bien adaptées au marché du travail des Trente glorieuses,
mais elles ont peu à peu révélé des faiblesses et craqué sous la pression de
l’usage débridé des contrats courts dans un contexte de chômage élevé.

De nombreux salariés alternent des
contrats courts et des périodes non-rémunérées. Leur revenu salarial est souvent
complété par un minimum social, la prime d’activité, etc., ce qui leur permet
de vivre sans occuper un emploi à temps plein. Lorsqu’ils ont accumulé
suffisamment de périodes d’emploi pour être éligibles à l’assurance chômage,
ils restent susceptibles d’exercer ponctuellement une emploi en contrat court,
d’autant qu’ils sont logiquement incités à le faire pour favoriser leur
employabilité et leur retour à l’emploi durable ; mais le changement vient
de ce que les périodes inter-contrats sont alors indemnisées par l’assurance
chômage.

Il en résulte un effet d’optique à
l’origine des différences d’appréciation quant au nombre de chômeurs qui
« gagnent plus au chômage qu’en travaillant » : lorsque
le nombre de jours indemnisés est réduit à proportion du nombre de jours
travaillés dans le mois, le taux de remplacement apparent devient inférieur au
taux réglementaire, et la fréquence des taux de remplacement supérieurs à 100%
diminue. En réalité les défauts de la règle restent identiques, mais ils sont masqués.

Au total la multiplication des
situations où le cumul allocations chômage/salaire est un fait, de même que les
cas où celles-ci sont plus rémunératrices que l’emploi ; et tout donne à
penser que ces possibilités ont peu à peu contribué à stimuler l’usage des
contrats courts, et les dépenses d’indemnisation afférentes. Dans tous les cas,
les règles de l’assurance chômage ne devraient pas ouvrir ce type de
possibilité, a fortiori à grande échelle.

Abracadabra : plus de problèmes de salaire de référence pour les chômeurs non-éligibles

Pour bien comprendre ce problème
complexe, ce nouveau document de travail, « Comment déterminer le salaire de référence des chômeurs
indemnisés ? »
, le décompose. Il
apparaît alors clairement que ce qui se manifeste au travers du salaire de
référence, ce sont d’abord les effets des règles d’éligibilité à l’assurance
chômage.

Les chômeurs qui n’ont pas accès à
l’assurance chômage ont un taux de remplacement nul. Pour ceux qui y ont accès,
le taux de remplacement dépasse le taux réglementaire dès lors qu’il existe des
jours non-travaillés dans leur historique d’emploi. L’intensité d’emploi exigée
par l’assurance, c’est-à-dire le nombre de jours travaillés durant la période
de référence, détermine dans quelle mesure le taux de remplacement effectif
peut dépasser le taux réglementaire.

La réforme de 2019 a profondément
modifié les règles d’éligibilité : période de référence raccourcie de 28 à
24 mois, seuil minimum d’éligibilité relevé de 4 à 6 mois, restriction des rechargements
de droits. Ces nouvelles règles impliquent que 400 000 chômeurs ne seront
plus éligibles (la moitié pourrait cependant le devenir avec un décalage de 12
mois au moins). De plus, le passage du seuil minimal d’éligibilité à 6 mois sur
les 24 derniers replie l’éventail des salaires, en ce sens que le salaire
mensuel moyen sur la période de référence qui pouvait être jusqu’à 7 fois
moindre que le salaire journalier des jours travaillés quand l’éligibilité
était fixée à 4 mois parmi 28 ne peut désormais être que 4 fois moindre au
maximum (6/24). Si la formule du salaire de référence ne changeait pas, le taux
de remplacement maximum passerait donc d’environ 7 à 4 fois le taux
réglementaire du seul fait du changement d’éligibilité.
Enfin, environ 1 million de chômeurs verraient la durée de leurs droits
réduite, parce qu’ils acquièrent leurs droits en plus de 24 mois. Les
restrictions d’éligibilité visant la récurrence au chômage des contrats courts
toucheront donc en réalité fortement des chômeurs issus d’emplois stables et
peu fractionnés.

Pour ces chômeurs
désormais inéligibles dont le taux de remplacement devient nul, ou ceux dont
l’allocation baissera du seul fait du durcissement des règles d’éligibilité,
une discussion restreinte au salaire de référence qui n’inclurait pas les
règles d’éligibilité ne changera rien.

Le problème tel qu’il était posé,
c’est à dire « plus de 20% des chômeurs ont un taux de remplacement net
supérieur à 100%
 » est supprimé pour environ la moitié des chômeurs
concernés, par ces seules restrictions de l’éligibilité et non par la règle
censurée du salaire de référence. Cela a plusieurs conséquences : d’une
part les faits qui ont justifié la modification de la règle du salaire de
référence sont moins beaucoup prégnants, d’autre part une discussion restreinte
aux règles du salaire de référence ne changera rien à la situation des chômeurs
devenus inéligibles ou ceux dont l’allocation baissera du seul fait des règles
d’éligibilité.

La nouvelle règle censurée du salaire
de référence arasait ce qu’il reste des taux de remplacement supérieurs à 100%,
et supérieurs au taux réglementaire. Si la réforme n’avait changé que cette
règle en laissant intacts les paramètres d’éligibilité, un plus grand nombre de
chômeurs précaires seraient restés éligibles avec une indemnisation réduite,
mais le problème du taux de remplacement tel qu’il était posé aurait aussi
disparu. Plus exactement la nouvelle règle aurait déplaçé le problème :
par souci de ne pas spolier les chômeurs concernés, le capital de droits (durée
potentielle des droits en jours x allocation journalière) tel qui ressortait de
l’ancienne règle, aurait été maintenu en allongeant la durée potentielle des
droits en sorte de compenser la baisse de l’allocation journalière issue de la
nouvelle règle. Ce faisant les inégalités de taux de remplacement étaient supprimées,
mais des inégalités quasiment équivalentes apparaissaient dans les durées potentielles
des droits, ce qui impliquait l’abandon de facto de la règle d’or « 1
jour travaillé / 1 jour indemnisé
 ».

Au total, la double-lame de la réforme
a supprimé le problème plutôt qu’elle ne l’a résolu. Il reste nécessaire de
revoir la définition du salaire de référence à remplacer, mais il est
souhaitable de le faire en cohérence avec les règles d’éligibilité.

Le salaire de référence :
nécessairement imparfait, au plus près du revenu assuré

Vouloir contrôler le salaire de
référence sans auparavant bien contrôler l’éligibilité et la manière dont les
chômeurs constituent leur historique d’emploi, aboutit nécessairement à une
formule imparfaite, inégalitaire, diffusant de mauvaises incitations. Ces
variables ne peuvent clairement pas être conçues indépendamment les unes des
autres.

Il n’existe cependant pas de formule
magique du salaire de référence. Une fois les chômeurs départagés par les
règles d’éligibilité, il est clairement souhaitable de tenir compte de la
régularité avec laquelle les nouveaux entrants en indemnisation ont acquis
leurs droits, et du caractère involontaire des périodes entre deux contrats lorsque
l’historique d’emploi est fractionné. Ces critères sont objectifs, en ce sens
qu’ils réfèrent aux comportements ou aux contributions des chômeurs lorsqu’ils
étaient salariés, ce qui les rend bien préférables à des paramètres abstraits tels
des « diviseurs » qui visent seulement à contraindre arbitrairement le
résultat de la formule du salaire de référence, sans lien avec les caractéristiques
du chômeur. Enfin, en dernier lieu, il est alors beaucoup plus facile de
déterminer une formule du salaire de référence réaliste, lisible, à mi-chemin
des deux extrêmes imparfaits que sont d’une part le salaire journalier des
seuls jours travaillés sur lequel s’appuie l’ancienne règle, ou le salaire
moyen sur la période servant à ouvrir les droits qui devait la remplacer en
2019.