Pouvoir d’achat : quel impact de l’évolution à venir des loyers ?

par Pierre Madec

L’indice de référence des loyers (IRL) défini par l’Insee sert de base à la révision des loyers des logements vides ou meublés. Calculé à partir de l’évolution sur les 12 derniers mois, de la moyenne trimestrielle des prix à la consommation hors tabac et hors loyers, il fixe le plafond des augmentations annuelles des loyers que peuvent exiger les propriétaires lors du renouvellement de bail ou en cours de bail. Dans 28 agglomérations françaises l’évolution des loyers est également encadrée lors du changement de locataire et celle-ci ne peut, hors conditions exceptionnelles, être supérieure à l’évolution de l’IRL[1]. Entre le premier trimestre 2021 et le premier trimestre 2022, l’IRL a augmenté de 2,5%. Selon nos prévisions, l’indice de référence des loyers se situerait au quatrième trimestre 2022 à un niveau 5% supérieur à celui observé à la fin de l’année 2021.



Quel impact d’une revalorisation « normale » des loyers ?

Selon les comptes du logement du ministère de la Transition écologique, les loyers s’élevaient en 2020 à 52 milliards dans le parc privé et à 25 milliards d’euros dans le parc social. Dès lors, une augmentation de 5% des loyers dans le parc privé augmenterait, toutes choses égales par ailleurs, de 370 euros en moyenne la dépense annuelle en logement des ménages locataires et entraînerait un gain de revenu de l’ordre de 600 euros pour les propriétaires (il y a 3,5 millions de multipropriétaires). Dans le parc social, une hausse de 5% des loyers augmenterait en moyenne de 230 euros la dépense annuelle en logement des ménages locataires. À l’inverse, un gel des loyers représenterait un manque à gagner de 1,2 milliard d’euros pour les bailleurs sociaux.

Notons que ces estimations reposent sur des hypothèses fortes puisque d’une part tous les propriétaires ne revalorisent pas les loyers en fonction de l’IRL. Par exemple, selon l’Observatoire des loyers en agglomération parisienne (OLAP), l’indexation sur l’IRL reste la règle à Paris et, dans une moindre mesure, en petite couronne pour les baux en cours ou lors du renouvellement de bail ; en revanche en grande couronne, le loyer reste majoritairement inchangé pour les locataires qui restent en place (80% des logements du parc locatif privé). D’autre part, ces estimations ne tiennent compte ni des dates d’anniversaire des baux en cours (certains loyers ne seront revalorisés qu’en 2023), ni des changements possibles de locataires au sein des mêmes logements (changement de bail).

Quel impact redistributif d’une revalorisation « normale » des loyers dans le parc privé ?

Sur la base de ces mêmes hypothèses et des données du modèle de micro-simulation Ines, il est possible d’estimer l’impact redistributif d’une revalorisation globale de 5% des loyers du parc privé selon les déciles de niveau de vie. Sans surprise, l’impact est négatif négatif dans le bas de la distribution où les locataires du parc privé sont davantage présents que les propriétaires. Dans le haut de la distribution, où les bailleurs sont sur-représentés et les locataires du parc privé peu présents, l’impact est largement positif (Graphique). Si, une fois encore, les résultats de ces simulations sont à prendre avec précaution[2], ils illustrent l’enjeu redistributif de l’arbitrage politique concernant les revalorisations de loyers.

Quelle(s) réponse(s) à l’augmentation attendue des loyers ?

Face à la hausse attendue des loyers en fin d’année (et en début d’année prochaine), la ministre en charge du logement a déclaré : « Face à l’inflation, nous protégeons les Français avec le ‘bouclier loyers’ qui plafonne pendant un an leur augmentation maximum à 3,5 % contre plus de 5 % d’ici à la fin de l’année si nous n’agissons pas. Dans le même temps, nous revalorisons dès juillet les APL de 3,5% ». Cette réponse est-elle suffisante ?

En théorie, la réponse apportée par le gouvernement permettrait de protéger les locataires les plus modestes tout en évitant de trop pénaliser les bailleurs. Les locataires non bénéficiaires des aides au logement verraient certes leur loyer augmenter mais moins qu’anticipé. Dans les faits, du fait de l’importante déconnexion entre les loyers pris en compte pour le calcul des aides personnelles au logement et les loyers réellement acquittés par les locataires, après versement des aides, la revalorisation des plafonds de 3,5% ne compense pas intégralement les potentielles augmentations de loyers à venir, même plafonnées.

Selon nos estimations, une augmentation de 3,5% du loyer des allocataires d’aides personnelles au logement représenterait une augmentation de l’ordre 1,2 milliard d’euros du total des loyers versés dont seuls 810 millions seraient couverts par l’augmentation du plafond des APL. Néanmoins, la mesure d’augmentation des APL, très ciblée sur les ménages les plus modestes, permettrait de protéger ces ménages des augmentations de loyers à venir (Graphique 2a et 2b).

Au total, selon nos estimations, la « sous-revalorisation des loyers » se traduirait par un manque à gagner de l’ordre de 1,1 milliard d’euros pour l’ensemble des bailleurs (privé et sociaux). L’augmentation de 3,5% pèserait elle pour 2,6 milliards d’euros sur le reste à vivre des ménages locataires, cette baisse du reste à vivre étant compensée partiellement par l’État à travers l’augmentation de 810 millions d’euros des aides personnelles au logement.


[1] Le Bayon Sabine, Pierre Madec et Christine Rifflart, « L’encadrement des loyers : quels effets en attendre ? », Revue de l’OFCE, vol. 1, n° 8, 2012, pp. 103-124.

[2] Ils ne constituent pas une prévision de l’impact redistributif d’une indexation des loyers sur l’IRL, du fait notamment des hypothèses explicitées précédemment.




Pouvoir d’achat : faut-il une revalorisation « accélérée » des prestations sociales ?

par Pierre Madec

En 2015, le calcul de la revalorisation des prestations sociales (pensions de retraites, allocations familiales, minima sociaux, …) a été modifié. Les prestations sociales étaient jusqu’alors revalorisées soit en janvier (pensions de retraite) soit en avril (autres prestations sociales hors APL), sur la base d’une prévision d’inflation avec un correctif possible en fin d’année en cas d’inflation plus élevée. Désormais, les prestations sociales sont revalorisées le 1er avril, à l’exception des retraites qui sont revalorisées le 1er janvier, sur la base de l’évolution moyenne annuelle de l’indice des prix à la consommation (hors tabac) observée au cours des 12 derniers mois.



Sur la base de ce mode d’indexation, les pensions de retraite ont été revalorisées de 1,1% au 1er janvier (évolution moyenne sur 12 mois de l’indice des prix hors tabac observé entre novembre 2020 et octobre 2021) et les autres prestations sociales de 1,8% au 1er avril 2022 (évolution moyenne sur 12 mois de l’indice des prix hors tabac observée entre février 2021 et janvier 2022) alors même qu’en avril 2022, le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation s’élevait à 4,8% … Ce décalage entre la revalorisation à partir de l’inflation moyenne passée et la hausse de l’inflation en cours a de fait généré une perte de pouvoir d’achat importante des prestations sociales pour les ménages allocataires au cours des derniers mois.

À l’aide de l’enquête Budget des familles de l’Insee[1] et sur la base de notre prévision d’inflation pour les trois prochains trimestres, nous estimons la contribution des revalorisations des prestations à la baisse du pouvoir d’achat pour 2022, par décile de niveau de vie (Graphique 1)  :  en moyenne sur l’année, les ménages du premier décile de niveau de vie (les 10% les plus modestes) devraient connaître une baisse de leur pouvoir d’achat de 2% par rapport à 2021 du seul fait de la méthode d’indexation des prestations sociales[2]. La faible hausse des pensions de retraite en 2022 liée au calcul de revalorisation en début d’année amputerait jusqu’à 1,8% le pouvoir d’achat des ménages appartenant au quatrième décile de niveau de vie.

Conscient des enjeux, le gouvernement prévoit d’accélérer le calendrier habituel et
propose une revalorisation « exceptionnelle » des prestations sociales en juillet 2022 pour
contrer les effets décrits précédemment. Selon les déclarations récentes de la Première
ministre, les pensions de retraite et les autres prestations sociales devraient être revalorisées de 4 % en juillet 2022. Selon nos estimations et sous l’hypothèse de notre prévision de prix jusqu’à la fin de l’année, cette revalorisation permettrait d’améliorer légèrement le pouvoir d’achat des 10 % des ménages les plus modestes (+0,2 %). Cette revalorisation exceptionnelle ne permettrait pas de compenser totalement les pertes de pouvoir d’achat subies par les ménages retraités, plus présents dans le haut de la distribution de niveau de vie, mais leurs pertes potentielles devraient être très limitées et sans commune mesure avec celles prévues hors revalorisation (graphique 2).


[1] Pour plus de détails voir « Hausse de prix à la consommation : au mois de mars près d’un quart des ménages ont perdu du pouvoir d’achat malgré les dispositifs mis en place », Raul Sampognaro, Blog de l’OFCE, avril 2022.

[2] Ne sont ici pas prises en compte les évolutions possibles des autres revenus (salaires, revenus du patrimoine, …).




Seuil de richesse : une avancée nécessaire mais encore insuffisante

par Pierre Madec et Muriel Pucci-Porte

Le 1er juin dernier, l’Observatoire des inégalités publiait son « Rapport sur les riches en France ». Au-delà des discussions instructives sur les composantes de la richesse (patrimoine, conditions de vie, …), les auteurs fixent un « seuil de richesse », se voulant le pendant du seuil de pauvreté, et tentent ainsi de quantifier à la fois le nombre de « riches » en France et l’évolution de ce dernier[1].

Nous ne reviendrons pas ici sur la pertinence du niveau du seuil retenu mais tenterons plutôt d’éclairer (brièvement) le débat d’une part sur la nécessité de fixer un seuil de richesse et d’autre part sur les limites de l’indicateur adopté.



Chaque année, l’Insee publie à la fois le taux de pauvreté monétaire pour l’année N-2 mais aussi une estimation avancée (nowcasting) du taux de pauvreté monétaire pour l’année N-1. Le taux de pauvreté monétaire retenu dans ces études est la part des individus vivant dans un ménage dont le niveau de vie[2] est inférieur au seuil de pauvreté, lequel est fixé à 60% du niveau de vie médian (celui qui partage la population en deux).

Par symétrie, l’Observatoire des inégalités a fixé le seuil de richesse à deux fois le niveau de vie médian. Pour rappel, l’Observatoire des inégalités n’est pas le seul à s’interroger sur ces questions et à fixer un seuil tentant d’isoler les ménages les plus riches. En 2017, l’Insee fixait un « seuil d’aisance » à 1,8 fois le niveau de vie médian[3].

Seuil de richesse : quel intérêt ?

Les publications annuelles sur le taux de pauvreté monétaire et son évolution observée ou estimée donnent une mesure de l’impact sur la pauvreté des évolutions des revenus primaires d’une part et des réformes socio-fiscales d’autre part. Elles permettent donc d’estimer, par exemple, l’effet d’une baisse du chômage sur l’évolution de la pauvreté monétaire. Elles permettent également de mesurer l’impact de la baisse ou la hausse de telle ou telle prestation sur la part des individus vivant sous le seuil de pauvreté. En dépit des limites de cet indicateur, la fixation d’un seuil de pauvreté et l’analyse de l’évolution du nombre de personnes pauvres a donc un intérêt pour le pilotage des politiques économiques. Il y a fort à parier que l’élaboration d’un « seuil de richesse » ait un intérêt similaire. Il permettrait en effet de suivre l’impact de l’évolution des revenus primaires et des réformes (fiscales en particulier) sur le nombre de « riches ».

À l’heure actuelle, il existe déjà des indicateurs de suivi du niveau et de la composition du revenu des ménages les plus aisés. L’analyse des 20 %, 10 %, 5 %, 1 % ou encore 0,1 % des individus aux plus hauts niveaux de vie répond en partie aux besoins décrits précédemment. Néanmoins ces indicateurs ont une limite essentielle : ils ne permettent pas de « suivre » l’évolution du nombre des personnes « riches » : les 10% des plus riches seront toujours 10%. À l’opposé, la part des ménages au-dessus d’un seuil de richesse a lui vocation à évoluer au gré des évolutions socioéconomiques et c’est l’analyse de cette évolution qui a un intérêt particulier. Tout comme on analyse combien de ménages sortent de la pauvreté grâce au système redistributif, nous pourrions analyser combien de ménages « sortent » de la richesse du fait de la fiscalité, entrent ou sortent de la richesse à la suite d’une réforme…

Seuil de richesse : quelles limites ?

Par nature, un seuil est discutable et arbitraire. Celui visant à quantifier la richesse l’est d’autant plus qu’il est bien compliqué de borner celle-ci. L’écart de niveau de vie entre les ménages vivant sous le seuil de pauvreté et ceux vivant au niveau du seuil est en théorie inférieur à deux (écart entre le RSA et le seuil de pauvreté). À l’inverse, l’écart de niveau de vie entre les ménages vivant au-dessus du seuil de richesse n’a pas de limite supérieure.

Dans les faits, les situations de « richesse » dissimulent beaucoup d’hétérogénéités. En outre, comme le souligne l’Observatoire des inégalités, la définition d’un seuil à comparer au seul revenu disponible ne saurait être suffisant à l’analyse de la « richesse ». Les questions relatives au patrimoine sont déterminantes. En outre, à l’image des enjeux autour de l’intensité de la pauvreté, le suivi de l’intensité de la richesse, c’est-à-dire de savoir « à quel point les riches sont riches », apporterait beaucoup au débat, notamment lorsqu’il s’agit de comparaisons internationales.

Enfin, tout comme il existe aujourd’hui des indicateurs de pauvreté non monétaire qui rendent compte de privations ou de difficultés subies par les ménages à bas revenu (ressources insuffisantes, retards de paiement, restrictions de consommation, difficultés liées au logement), il pourrait exister un (ou plusieurs) indicateur(s) de richesse non monétaire témoignant de la qualité de vie des plus aisés (voyages, consommation de biens de luxe, possession de plusieurs logements…).

Il est intéressant de rappeler que la pauvreté non monétaire ne recoupe que partiellement la pauvreté monétaire. Ainsi, en 2019, en France métropolitaine, on constate que 13,6% de la population est pauvre au sens monétaire et 13,1 % l’est au sens non monétaire (selon l’indicateur européen de pauvreté non monétaire (la privation matérielle et sociale), mais seulement 5,7 % l’est selon les deux critères à la fois[4]. Cette non concordance tient au fait que le seuil de pauvreté monétaire ne dépend ni du lieu de vie, qui détermine notamment l’accès aux services publics, le coût du transport et celui des loisirs, ni du statut d’occupation du logement (propriétaire, accédant à la propriété, locataire du parc privé ou en HLM) qui détermine le coût du logement. Mais à composition familiale et revenu disponible similaires, les conditions de vie sont différentes quand on est locataire du parc privé à Paris ou propriétaire à la campagne, et selon les cas, le seuil de revenu disponible en deçà duquel les privations commencent à se faire ressentir diffère.

Le seuil de richesse retenu par l’Observatoire des inégalités étant construit symétriquement au seuil de pauvreté, il en partage les lacunes : avec un niveau de vie égal au seuil on n’a pas la même qualité de vie et les mêmes possibilités de financer des vacances, des loisirs etc… quand on est locataire du parc privé à Paris ou propriétaire à la campagne, quand on est actif ou retraité. Cela tient au fait que le budget nécessaire pour couvrir les besoins élémentaires diffère selon les cas.

Illustration : des inégalités importantes entre statut d’occupation et territoire.

En France, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES[5]) a fait évaluer le revenu nécessaire pour vivre décemment, sans contrainte, et participer à la vie sociale (un minimum de sorties, de loisirs et de vacances notamment). Ces budgets de référence ont été construits à partir de « paniers de biens et services » définis par des groupes de consensus formés de citoyens. Pour le rapport Onpes 2020-2021 (à paraître), ces budgets de référence ont ensuite été valorisés par des experts (Credoc et Ires) aux prix de 2018. Ils ont été définis pour des ménages vivant en zone rurale, dans les villes moyennes et dans la métropole du Grand-Paris, pour des personnes seules et des couples sans enfant, retraités ou actifs, et pour des familles monoparentales ou couples avec deux enfants dont les parents sont actifs.

Ces budgets permettent de donner une valeur monétaire aux besoins spécifiques des ménages directement comparables grâce à leur revenu disponible. On peut considérer qu’être riche, au sens budgétaire, c’est avoir un revenu disponible significativement plus élevé que ce budget décent. La différence entre le revenu et le budget décent est alors un indicateur des marges dont dispose le ménage pour financer des vacances supplémentaires (au-delà de celles prévues dans les budgets), des biens de meilleure qualité ou en plus grande quantité que pour une vie décente.

Compte tenu des différences de coût de la vie sur le territoire et selon le statut d’occupation du logement, les personnes vivant au seuil de richesse tel qu’il est défini par l’Observatoire des inégalités, ne sont pas toutes à la même distance de leur budget décent (Graphique).

Pour des ménages vivant en zone rurale ou dans une ville moyenne, les célibataires et les couples (avec ou sans enfant) dont le revenu est égal au seuil de richesse perçoivent environ 2,85 fois le montant de leur budget décent. À ce même niveau de revenu, ils ont moins de budget excédentaire lorsqu’ils sont locataires du parc privé (2,3 à 2,6 fois le budget décent). Pour les familles monoparentales avec 2 enfants vivant en zone rurale ou dans une ville moyenne, les ménages ont moins de deux fois leur budget décent, sauf quand ils sont propriétaires dans une ville moyenne. Dans la métropole du Grand-Paris, seuls les couples avec 2 enfants et propriétaires de leur logement disposent d’un excédent de budget conséquent avec 2,7 fois le budget décent. Les autres propriétaires perçoivent environ 2,2 fois leur budget décent s’ils sont célibataires ou en couple sans enfant et seulement 1,9 fois leur budget décent s’ils sont parents isolés avec deux enfants âgés de 2 et 10 ans. Les locataires du parc privé dans la métropole du Grand-Paris dont le revenu est égal au seuil de richesse sont ceux qui ont le moins d’excédent et, en particulier, les célibataires n’ont que 1,65 fois leur budget décent et les parents isolés seulement 1,4 fois.

Cette illustration montre à quel point la prise en compte des disparités de coûts de la vie peut influer non seulement sur la perception mais également sur la réalité de la richesse. Bien que la fixation d’un seuil de richesse soit, sur le principe, à même d’apporter de nouveaux éléments à l’analyse de la distribution des revenus en France, il semble donc nécessaire d’aller plus loin. Bien évidemment, cette assertion s’applique tout autant à la mesure de la pauvreté.


[1] Indépendamment de la fixation du seuil, sujet à débat, Pierre Madec a contribué au rapport de l’Observatoire des inégalités en estimant l’évolution du « nombre de riches » en France en mobilisant les Enquêtes Revenus fiscaux et sociaux de l’Insee. Il n’est néanmoins nullement tributaire du contenu du rapport dont il partage tout de même nombre de ses conclusions.

[2] Dans le langage statistique et économique, l’expression « niveau de vie » renvoie à un indicateur construit pour chaque ménage en divisant son revenu disponible par le nombre d’unités de consommation vivant à l’intérieur du ménage afin de rendre comparables des ménages de taille et de composition différentes.

[3] « Les ménages médians : fortement hétérogènes en matière de patrimoine en dépit d’un niveau de vie comparable », Insee Référence, novembre 2017.

[4] Insee Focus, n° 245, septembre 2021. Les indicateurs définissent comme pauvres au sens non monétaire des personnes cumulant plusieurs difficultés ou privations dans une liste : 8 difficultés parmi 27 pour la pauvreté en conditions de vie, 3 parmi 9 pour la privation matérielle et 5 parmi 13 pour la privation matérielle et sociale. La liste exhaustive des items pour chacun des indicateurs y est indiquée.

[5] En 2019, l’ONPES a été fusionné avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) dont les auteurs sont tous les deux membres du conseil scientifique.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 4 du 8 avril 2022

La décolonisation numérique de l’Europe

Intervenants : Brunessen BERTRAND (Chaire DataGouv, Université de Rennes 1), Julien NOCETTI (Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan & GEODE), Pierre NORO (Learning Planet Institute de l’Université Paris Cité)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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La perspective géostratégique : hiérarchiser les niveaux de dépendance numérique de l’Europe

Julien Nocetti, chercheur à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan et à GEODE, souligne que la notion de souveraineté numérique n’est pas appréhendée de la même manière selon les différents acteurs européens. La montée en puissance de la notion de souveraineté numérique peut se dater à partir des révélations d’Edward Snowden en 2013 sur les activités de surveillance et d’espionnage d’Internet et des réseaux de téléphonie mobile opérées par les Etats-Unis via la NSA (National Security Agency), ainsi que la prise de conscience de l’ampleur du pouvoir des plateformes numériques américaines sur les sociétés européennes. En Occident, le thème est dans un premier temps principalement porté par les parlementaires et les entrepreneurs du numérique, beaucoup moins par les gouvernements. Quant aux régimes autoritaires, ils ont pensé de longue date la souveraineté numérique sous le prisme du contrôle de l’information. Il s’agit là d’un biais que nos démocraties européennes doivent bien se garder d’adopter en matière de respect de la vie privée et de tyrannie de la transparence en ligne, au risque d’un certain alignement des pratiques numériques entre démocraties et régimes autoritaires.



La souveraineté numérique européenne correspond à l’idée de projeter l’UE en tant qu’acteur du numérique dans les différentes enceintes internationales. Les Etats membres de l’UE ont désormais bien conscience de l’effet de grignotage ou de dépeçage de leurs prérogatives étatiques produit par la puissance des géants du numériques américains (« GAFAM »), acteurs privés régis par le droit étasunien, et chinois (« BATX »). La souveraineté numérique européenne diffère en cela de l’acception américaine des enjeux du numérique, davantage appréhendés à travers le prisme de la sécurité nationale et des intérêts nationaux, et non de la souveraineté. Cette opposition conceptuelle du sujet entre Européens et Américains se révèle particulièrement dans la difficulté des Européens à penser le phénomène de déspatialisation des relations internationales, avec une grande difficulté à juridiciser cette déspatialisation, quand les Etats-Unis ont été très prompts à comprendre et s’adapter à cette nouvelle donne : en compensant la perte en contrôle effectif de l’espace par le déploiement d’un pouvoir déterritorialisé (la « maîtrise des signes hors sol du pouvoir »).

Il faut relever une évolution significative de la compréhension du numérique en Europe, entre 2010 et aujourd’hui. Il y a dix ans, la question était de savoir qui contrôlait Internet. Aujourd’hui, avec l’extension exponentielle du champ du numérique, l’attention se focalise sur la maîtrise des technologies émergentes critiques (5G, IA, quantique, approvisionnement en semi-conducteurs, maîtrise d’algorithmes sensibles), avec en arrière-fond constant la dimension de l’autonomie stratégique numérique, véritable « buzz word » qui s’est répandu au sein de la bulle bruxelloise. Les Etats membres du Nord et de la baltique ont une approche plus prosaïque du sujet, avec l’enjeu de maintenir une capacité d’action européenne dans ces domaines et d’identifier les dépendances numériques les plus critiques (les semi-conducteur), ce qui suppose être en mesure de hiérarchiser les niveaux de dépendance (et de dépasser ainsi une approche trop strictement centrée sur l’idée de « décolonisation numérique »). Car le débat européen, spécifiquement en France, peut avoir tendance à se focaliser de manière obsessionnelle sur les GAFAM[1], sans percevoir toute la complexité du sujet.

La perspective juridique : du marché unique du numérique à la transition numérique

Brunessen Bertrand, professeure de droit public et titulaire de la Chaire DataGouv à l’Université de Rennes 1, expose l’évolution du sujet du point de vue du droit européen. Pendant longtemps, le prisme a été celui du marché unique du numérique avec la question de l’adaptation des législations européennes à l’économie numérique. Un changement notable a lieu à partir de 2020 et la nouvelle Commission Von der Leyen qui substitue le paradigme de la transition numérique à celui du marché unique du numérique. L’Europe prend conscience de son retard, possiblement irrattrapable, en matière numérique et en fait alors un axe prioritaire et structurant de sa politique. On assiste aujourd’hui à un déblocage des compétences européennes. La pandémie du Covid-19 a précipité l’expansion des usages numériques comme des cyberattaques. Dans un laps de temps record, l’UE s’est dotée en matière de numérique d’une constellation normative (régulation des plateformes, des services numériques et des données, intelligence artificielle, droits et principes du numérique), d’une « boussole numérique », d’une politique budgétaire et d’un début de politique industrielle. L’UE cherche un modèle qui se distingue du modèle américain et du modèle chinois : un modèle fermement arrimé aux droits et aux valeurs européennes. On passe d’un objectif très économique à une véritable politique publique européenne du numérique.

Sur le plan de la base juridique, en l’absence de véritable transfert de compétence des États membres à l’UE en matière de numérique (sauf en matière de protection des données à caractère personnel), l’UE mobilise un ensemble très varié de dispositions des traités. Par exemple, l’UE peut aborder le numérique via sa compétence en matière de recherche et développement technologique et de l’espace (Article 4 § 3 TFUE)[2]. Plus généralement, l’UE instrumentalise la notion de marché intérieur au travers de la notion de marché unique du numérique. La base juridique semble fragile, mais la démarche générale est cohérente.

Sur le plan de relance européen, celui-ci affirme très fortement l’ambition de souveraineté numérique européenne qui se décline dans les dimensions du marché intérieur, de la politique de défense, de la politique économique et commerciale, de la politique industrielle, et de la défense des valeurs européennes. Chez les juristes, l’idée n’est plus taboue (même s’il n’est pas question de souveraineté au sens strict). Il s’agit bien de rendre aux États leur souveraineté dans l’espace numérique (selon une logique d’« empowerment » des États). Cette prise de conscience politique de grande difficulté à exister seul dans le cyberespace a permis de débloquer l’européanisation du secteur numérique, à la base très national et malgré un contexte de montée des populismes et de sentiment anti-européen.

La stratégie normative de l’UE dans le numérique s’appuie aujourd’hui sur une ambition juridique forte, avec la mobilisation d’outils d’extraterritorialité. 2020 est marqué par un foisonnement de productions institutionnelles et juridiques : livre blanc sur l’intelligence artificielle, stratégie numérique, stratégie sur les données, Digital Market Act, plan pour l’éducation numérique, actions dans les secteurs des fintechs et de la cybersécurité. L’UE démontre ainsi un fort tropisme juridique avec l’instrumentalisation du droit du marché intérieur et la revendication des principes et des valeurs consacrées dans les traités européens. L’enjeu est d’adapter sur le plan légistique les ambitions politiques, avec l’objectif de présenter une grande loi européenne par grand sujet numérique, et d’avoir ainsi une législation européenne identifiable dans le monde entier, comme emblème ou porte-drapeau, comme façon d’être au monde, en assumant l’extraterritorialité des lois européennes (pour l’accès au marché intérieur européen). L’UE semble ainsi esquisser les contours d’une diplomatie numérique qui assume un certain unilatéralisme en la matière, en jouant sur le « Brussels effect » (l’effet d’entrainement de la régulation européenne au niveau mondial).

La confiance numérique est une autre dimension essentielle du sujet, avec les conditions d’utilisation et d’appropriation du numérique par les usages. L’UE travaille sur les questions d’intermédiaires de confiance, de création d’une identité européenne sécurisée, ainsi que sur la cybersécurité et les certifications numériques.

Un dernier aspect du sujet est la défense, avec l’accent mis sur le double usage civil et militaire des technologies numériques. Lancé en 2021 et doté de 7,9 Md€ (pour la période 2021-2027), le Fonds européen de défense (FED) intègre ainsi une stratégie d’articulation entre les enjeux de défense et les enjeux technologiques numériques, avec une attention accrue aux chaines de valeurs européennes entre défense et innovations technologiques critiques. Il a vocation à soutenir les projets de synergie entre industries civiles, spatiales et de défense. Dans cette même logique, il est à noter que la « Boussole stratégique » européenne[3] accorde une place importance à la cyberdéfense.

La perspective décoloniale : sortir l’Europe de sa dépendance épistémologique

Pierre Noro, du Learning Planet Institute de l’Université Paris Cité et ancien coordinateur de la chaire « Digital, Gouvernance et Souveraineté » à Sciences Po, après avoir nuancé l’expression de « colonisation numérique », affirme néanmoins la pertinence de la pensée décoloniale pour penser la dépendance européenne en matière de numérique. Outre sa dépendance aux outils numériques, l’Europe est confrontée à une dépendance épistémologique. Ses besoins numériques ne sont pas définis en fonction des besoins européens, mais selon les outils numériques américains existants (prenons l’exemple de l’attribution à Microsoft de l’hébergement de la base de données médicales de l’État français, sans appel d’offre et donc sans définition des besoins). Cette dépendance épistémologique se nourrit du phénomène de pantouflage, avec des aller-retours de hauts fonctionnaires et de décideurs politiques français entre la sphère étatique et les grandes entreprises du numérique et les cabinets de conseil privé. Les GAFAM sont ainsi en mesure d’imposer à l’Europe un « impérialisme des besoins » qu’ils sont à même de définir selon leurs propres intérêts stratégiques. L’Europe connaît ainsi une « dépossession de ses propres besoins numériques ». Par exemple, il est impossible en France de contester la stratégie nationale de déploiement de la 5G, alors que la couverture Internet à haut débit est supérieure en France par rapport à celle des États-Unis. Le metaverse de Facebook est également un besoin qui n’est pas validé par les utilisateurs (mais avant tout un besoin des entreprises).

L’impérialisme numérique va plus loin puisqu’il produit une désappropriation des futurs en déterminant par lui-même les futurs possibles, rendant alors difficile d’ancrer le numérique dans les valeurs et les besoins européens. Par exemple, en France, l’enjeu du cloud souverain débouche systématiquement sur l’idée de créer des GAFAM à la française, sans même questionner la pertinence en France et en Europe du modèle des GAFAM américain (et alors que les États-Unis eux-mêmes questionnent aujourd’hui le modèle des GAFAM). N’est-ce pas en effet un combat perdu d’avance que de créer des copies européennes (en open source) des GAFAM et autres applis américaines ? Mais pour sortir de la dépendance épistémologique européenne, il est impératif de se détacher des discours de l’urgence, et de ramener la marge au centre, en pensant les usages numériques davantage en termes de convivialité. L’Europe y parvient par le droit, en jouant de sa puissance de marché et de l’affirmation de l’extraterritorialité du droit européen (exemple du Règlement général sur la protection des données et ses effets sur les politiques de cookies).

De même, l’Europe est capable de porter des projets comme GAIX-X relatif au développement d’une infrastructure de données en nuage (même si là encore des GAFAM américains et des BATX chinois font partie du projet), le European Blockchain Services Infrastructure (EBSI) centré sur la souveraineté des utilisateurs, l’identité numérique européenne (avec une réforme du règlement eIDAS) et le Self-sovereign identity (identité numérique contrôlée par les utilisateurs et validée par des certificateurs européens et qui permet de se passer des instruments d’authentification Google).

En adoptant une approche de l’innovation numérique ancrée dans les valeurs européennes, l’Europe n’est pas désarmée (elle n’est pas en situation d’ex-colonie) grâce au droit européen et ses moyens technologiques, à la condition de rompre avec l’injonction de l’urgence et de mettre la marge au centre.

Julien Nocetti juge hypothétique une troisième voie européenne en matière de numérique, entre deux écosystèmes prédateurs (la vision libertarienne américaine et la vision techno-autoritaire chinoise). Certes, le positionnement européen est très marqué par les valeurs européennes, mais est-ce suffisant pour constituer une Europe puissance dans le domaine du numérique ? D’autre part, sur les termes employés, il est également question de protection de la démocratie (Thierry Breton parle de « souveraineté informationnelle » de l’Europe). En relations internationales, il faut faire attention à ne pas emprunter des termes qui ne sont pas les nôtres, mais américains ou chinois. Sur le « Brussels effect » : l’Europe possède en effet une puissance normative, mais avec une limite car le positionnement normatif européen joue un peu le rôle d’arbitre. Or les arbitres en Relations internationales ne gagnent pas. Aux Etats-Unis, on observe une décorrélation entre les actions de régulation interne et le soutien étatique à l’international accordé aux GAFAM.

Brunessen Bertrand revient sur l’enjeu de la blockchain qui sont des anti-plateforme (du fait de la désintermédiation propre à la blockchain). Comment concilier l’industrie du minage (blockchain) et la transition énergétique ? Comment appliquer le RGPD à la blockchain ?

Pierre Noro juge que le positionnement sur les valeurs n’est pas suffisant, mais nécessaire, au risque de courir derrière les États-Unis pris comme référentiel qui n’est pas le nôtre. Ainsi, les tentatives d’entreprises européennes dans le cloud souverain, qui cherchaient à copier les exemples américains, ont fait long feu. En ancrant le numérique européen dans les valeurs et les besoins européens, l’Europe pourrait se retrouver en « avance de phase » dans l’innovation technologique et industrielle numérique. Le problème des Européens est en effet que l’Europe « court mal » dans cette course, alors qu’elle est confrontée à des asymétries budgétaires majeures avec les Américains et les Chinois. Il faut alors chercher des raccourcis, des disruptions, pour être en avance de phase, qui pourraient être trouvés dans l’éthique (avec l’importance commerciale croissante des sujets éthiques dans le numérique), par la création de navigateurs ou d’applications qui respectent des valeurs et/ou qui répondent à l’exigence de sobriété énergétique. D’autre part, pour pallier la faiblesse européenne en matière de capital-risque, l’Europe se doit d’être très offensive en matière d’investissements publics. Or, en France notamment, la doctrine de la commande publique, qui est un levier de soutien financier majeur, est très déficiente, avec des marchés publics destinés à être remportés par des entreprises non-françaises ou non-européennes (label « Cloud de Confiance »). Enfin, la « décolonisation » numérique de l’Europe implique des investissements massifs en infrastructures (comme l’équipement en centres de données).

Maxime Lefebvre, diplomate, souligne que si l’Europe a fait beaucoup de choses en termes de régulation, la question demeure de savoir comment développer des acteurs du numériques européens qui parviennent à la taille critique. Visiblement l’Europe n’arrive pas à rattraper les GAFAM américain. Il faudrait à ce sujet étendre nos discussions avec les entreprises françaises et européennes.

Brunessen Bertrand répond à la question de Jérôme Creel, directeur du département des études de l’OFCE, sur la neutralité de la Commission européenne vis-à-vis des politiques industrielles numériques nationales. La Commission européenne n’est pas vraiment neutre, mais procède par encouragement. Elle déploie un faisceau d’instruments, fait de droit souple, de « bacs à sable » règlementaire et de coordination, en mobilisant ses compétences d’appui pour progressivement européaniser les compétences nationales en matière de numérique. D’autre part, en matière de R&D, l’Europe propose beaucoup de canaux de financement, comme des partenariats public-privé et des entreprises communes dans le quantique ou les semi-conducteurs.

Adeline Wintzer, doctorante au Cevipof, demande s’il existe des outils d’évaluation du niveau des investissements en Europe. Sont-ils suffisants ? Quid d’un protectionnisme européen dans le domaine numérique ? D’autre part, les objectifs commerciaux européens dans le numérique ne semblent pas aussi clairs que ceux des États-Unis et de la Chine.

Sarah Guillou, économiste à l’OFCE, remarque que pour le numérique, et alors que l’objectif de compétitivité est traditionnellement premier dans l’UE, la dimension de souveraineté tend à prendre le pas sur celle de la compétitivité, avec une volonté affichée de financer les investissements nécessaires dans le numériques et des incitations à la digitalisation des États (avec un arbitrage entre se digitaliser rapidement en recourant à des prestataires hors UE ou prendre le temps de construire une politique industrielle numérique européenne).

Julien Nocetti estime que l’emboîtement des ambitions et des projets européens dans le numérique se reflète dans le cadre financier pluriannuel (CFP) avec un changement d’échelle, avec le programme Horizon 2020 qui cible le numérique, le programme Europe numérique, le mécanisme d’interconnexion en Europe et dans le domaine spatial. Il reste que l’Europe est confrontée à une asymétrie majeure sur le plan de l’effort budgétaire consacré à la R&D vis-à-vis des GAFAM (le programme Horizon 2020 équivaut à 2% des investissements R&D de Amazon). Le financement de l’innovation est la grande faiblesse de l’Europe qui dépend très fortement de capital-risqueurs américains ou israéliens, ce qui pénalise l’essor de start-up européennes capables de passer à l’échelle tout en restant européennes. Enfin, il y a un lien entre décolonisation et captation des cerveaux européens, avec la multiplication des laboratoires de recherche américains et chinois en Europe dans des domaines sensibles comme l’IA, le quantique ou les algorithmes. La dimension des ressources humaines est sous-estimée. Elle emporte trois enjeux : 1/ l’enjeu de formation (être en mesure de former nos propres chercheurs et experts), 2/ l’enjeu de retenir ces compétences et 3/ l’enjeu de capter des cerveaux non-européens.

Xavier Ragot, président de l’OFCE, remarque que la question du numérique a fait voler en éclat la pensée de l’intervention publique, avec la difficulté persistante de l’Europe pour la production d’acteurs numériques. Le numérique est un bien d’expérience : le consommateur ne connaît pas la valeur du produit sans l’avoir au préalable essayé, ce qui limite la capacité de la puissance publique d’influer sur les usages des consommateurs (sauf en santé publique). Pour l’Europe, il semble difficile d’aller au-delà d’une articulation fine entre politique de la concurrence et politique d’environnement du financement.

Julien Nocetti juge que l’Europe doit accepter de « perdre du temps », malgré un contexte d’accélération du temps. Il remarque d’autre part que le débat sur le numérique en Allemagne a du mal à comprendre l’approche par la souveraineté : il est davantage question du prisme de l’auto-détermination des individus.


[1] Voir par exemple la tribune du député (Modem) Philippe Latombe, « Face aux agressions des Gafam, l’écosystème tech doit s’unir », La Tribune, 6 avril 2022. Le député y parle de « guerre d’occupation numérique » des GAFAM.

[2] Article 4 § 3 du TFUE : « Dans les domaines de la recherche, du développement technologique et de l’espace, l’Union dispose d’une compétence pour mener des actions, notamment pour définir et mettre en œuvre des programmes, sans que l’exercice de cette compétence ne puisse avoir pour effet d’empêcher les États membres d’exercer la leur. » L’UE peut également mobiliser ses compétences en matière de politique industrielle (art. 173 TFUE), de politique de la concurrence (art. 101 et 109 TFUE), de politique commerciale (art. 206 et 207 TFUE), de réseaux transeuropéens (art. 170 et 172 TFUE), de recherche et développement technologique et d’espace (art. 179 et 190 TFUE), de politique énergétique (art. 194 TFUE), de rapprochement des législations dans le but d’améliorer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur (art. 114 TFUE), de libre circulation des marchandises (art. 26 et 28 à 37 TFUE), de libre circulation des personnes, des services et des capitaux (art. 45 et 66 TFUE), d’éducation, de formation professionnelle, de jeunesse et de sport (art. 165 et 166 TFUE), et de culture (art. 167 TFUE).

[3] Adoptée le 21 mars 2022, la Boussole stratégique dote l’UE d’un plan d’action pour renforcer la politique de sécurité et de défense de l’UE d’ici à 2030.




Le mystère autour de l’emploi s’épaissit

par Magali Dauvin et Eric Heyer

Le 9 juin, l’Insee publiait les chiffres détaillés de l’emploi salarié au premier trimestre 2022. En glissement sur un an, dans le privé, celui-ci a progressé de 3,6 %, soit une augmentation de 725 000 salariés de plus fin mars 2022 par rapport à la même période de l’année précédente[1]. De fortes révisions accompagnent la sortie de ces statistiques puisque la précédente édition, celle du 6 mai 2022, indiquait une augmentation de seulement 2,9 % sur la même période, soit de 577 000 salariés. En écart par rapport à la fin d’année 2019, cela correspond à une révision à hauteur de 262 000 emplois salariés de plus dans le privé fin mars 2022 (Graphique 1). Parmi les différentes raisons justifiant ces écarts de niveaux, une partie s’explique par la meilleure prise en compte du recours à l’alternance. D’après l’Insee, la révision opérée conduit à ajouter 240 000 emplois salariés créés entre fin 2019 et fin 2021. Finalement, l’emploi salarié total a augmenté de 750 000 dont 20 % s’explique par l’alternance, en particulier en apprentissage. Ce dynamisme de l’emploi, dont une partie est à mettre au profit de la réforme de l’apprentissage et de la mise en place d’une  prime exceptionnelle de 8 000 € pour l’embauche d’un apprenti, avait bien été évoqué dans le Policy brief n° 103  ou plus récemment dans nos prévisions, mais il avait été sous-estimé.



Cela pose la question du niveau de productivité dans l’économie et de la trajectoire de l’emploi dans les trimestres à venir. Au déficit persistant de la productivité observé au dernier trimestre 2021,[2] les révisions à la baisse de la valeur ajoutée dans la dernière publication des comptes trimestriels du 30 mai et à la hausse des chiffres de l’emploi salarié révisés viennent l’étioler d’autant plus. Avec les dernières données disponibles, nous l’évaluons, au premier trimestre 2022, en recul de 2,5 % par salarié (resp. 1 % par heure travaillée) par rapport à son niveau d’avant-crise.

Dans le Policy brief n° 103, revenant sur le marché du travail pendant le quinquennat du Président Macron, nous avions réalisé une évaluation du volume horaire travaillé auquel nous aurions pu nous attendre dans les trimestres qui ont suivi la crise de la Covid-19, compte tenu de l’évolution observée de l’activité et de la tendance de productivité dans chacun des secteurs de l’économie française, et nous l’avions comparée au volume effectivement observé jusqu’à fin 2021. Ici, nous prolongeons la méthode employée précédemment au premier trimestre 2022 et l’illustrons par les points noirs du Graphique 2.

Concentrons-nous d’abord sur la partie gauche du Graphique 2, l’estimation est cohérente avec les comptes trimestriels publiés le 31 mai 2022 mais avant la révision des données d’emploi. Notre modèle aurait prévu pour le premier trimestre 2022 un volume horaire plus bas qu’avant la crise (-1,4%, somme des deux barres jaunes). À durée du travail inchangée par rapport au dernier trimestre 2019, cela aurait concerné près de 370 000 emplois salariés. Toutefois, selon les données de l’Insee d’alors, le volume d’heures travaillées totales était supérieur à son niveau d’avant-crise, de 0,3%. Le dispositif d’activité partielle, fonctionnant toujours au début de 2022[3], permettait d’ajuster le volume horaire en grande partie par la durée du travail plutôt que sur le niveau d’emploi. L’ajustement de la durée du travail – correspondant à 380 000 salariés – était accompagné de créations d’emplois salariés d’environ 455 000 au premier trimestre 2022. Ainsi, cet écart entre le volume horaire travaillé et celui prévu équivalait à une rétention de main-d’œuvre de près de 445 000 salariés en France (Tableau 1).[4],[5]

Les dernières données d’emploi salarié indiquent désormais un volume horaire supérieur à son niveau d’avant-crise à hauteur de 1,2% contre une baisse de 1,7% dictée par le modèle. Cela représente une rétention de volume horaire de 2,9%, qui après avoir pris en compte les 240 000 apprentis supplémentaires comptabilisés dans l’emploi salarié entre fin 2019 et fin 2021, correspond à une rétention de main-d’œuvre de 530 000 emplois salariés.

Plusieurs pistes peuvent expliquer un tel niveau de rétention. Tout d’abord, les aides distribuées aux entreprises depuis la crise de la Covid-19 ont pu maintenir artificiellement certaines d’entre elles en activité (« Entreprises zombies ») alors même qu’elles auraient dû faire faillite. Ce phénomène qui s’observe notamment dans la moindre défaillance du nombre d’entreprises en 2020 et 2021 par rapport aux années précédentes peut expliquer une partie de cette baisse de productivité du travail. Ensuite, la baisse de la productivité observée peut s’expliquer par le comportement des entreprises. En particulier, l’application des mesures prophylactiques a pu nécessiter davantage d’heures travaillées relativement au niveau d’activité. Le télétravail contraint depuis deux années peut également avoir érodé la productivité. La hausse du taux d’absentéisme engendrée par celle du taux d’incidence ou par la fermeture des écoles peut également expliquer cette rétention. Enfin, l’anticipation d’une reprise illustrée par des carnets de commandes fournis tendrait à inciter les employeurs à conserver leurs effectifs afin d’éviter les coûts liés à la recherche de nouveaux candidats une fois les problèmes d’approvisionnement réglés. Ce comportement peut se trouver exacerbé dans un contexte où le nombre d’entreprises déclarant souffrir de pénuries de main-d’œuvre a retrouvé son niveau haut de 2019 quand il ne l’a pas encore dépassé.

S’il est encore trop tôt pour évaluer précisément l’incidence de ces différentes pistes sur le comportement passé des entreprises en matière d’emploi, il nous semble en revanche très probable que dans un futur proche, les entreprises tenteront de regagner une partie des pertes observées de productivité, rendant alors la croissance à venir moins riche en emplois et la baisse du chômage plus hypothétique (Voir nos dernières prévisions dans le Policy brief 107 du 6 juin 2022).


[1] Nous rappelons que les données d’emploi dans les comptes nationaux trimestriels de l’Insee sont des moyennes trimestrielles tandis que les estimations d’emploi sont des statistiques de fin de trimestre.

[2] La productivité par salarié (resp. horaire), calculée d’après la première version des comptes trimestriels publiée le 29 avril 2022, était en recul de 0,9 point (resp. au même niveau) par rapport à son niveau d’avant-crise.

[3] 290 000 salariés étaient encore placés en activité partielle en mars 2022 (Source : Acemo-Covid, Dares).

[4] Le Policy Brief n°103 revient sur les raisons pouvant expliquer une telle rétention de main-d’œuvre ainsi que les limites de notre analyse.

[5] La rétention est obtenue par le calcul suivant : |-370 000 – (455 000 – 380 000) |= 445 000.




L’AIECE souligne les risques entourant les prévisions européennes au printemps 2022

par Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) ont tenu leur réunion de printemps à Kiel (Allemagne) les 12 et 13 mai derniers. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par Analytics CCIS (Ljubljana, Slovénie) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report, Spring meeting, 2022). Nous présentons dans ce billet les points marquants abordés lors de cette réunion, soit les chocs qui frappent l’économie mondiale et les économies européennes depuis plusieurs mois et rendent les perspectives de croissance à court terme particulièrement incertaines.



La conjoncture au printemps 2022

Après le choc de la pandémie de Covid-19 survenu au début de l’année 2020, les économies européennes étaient engagées sur le chemin de la reprise en 2021. Une suite de chocs a cependant fragilisé cette reprise : arrivée des variants Delta puis Omicron qui ont freiné la levée des contraintes sanitaires en 2021, hausse des prix des matières premières amorcée dès l’été 2021, intensification des difficultés d’approvisionnement, notamment pour les biens produits en Chine et en Asie du Sud-Est.  À partir de la fin février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, aux conséquences dramatiques en termes de vies humaines perdues ou bouleversées et de destructions matérielles en Ukraine, a aussi un coût économique pour les pays européens en contribuant à l’augmentation des prix des matières premières énergétiques et alimentaires, en accroissant les risques de pénuries de ces biens et en renforçant les difficultés d’approvisionnement qui étaient déjà élevées.

Ces différents chocs ont conduit au fil des mois les économistes à réviser à la baisse leurs prévisions pour 2022. C’est notamment le cas du FMI et de la Commission européenne (tableau). Selon les instituts de l’AIECE, la croissance mondiale serait de 3,7 % en 2022. Cette prévision médiane, qui résulte de prévisions publiées pour la plupart entre la mi-mars et la mi-avril, est en ligne avec la prévision publiée en avril par le FMI (Perspectives de l’économie mondiale). Le 16 mai, la Commission européenne a révisé sa prévision de croissance mondiale à 3,2 % pour 2022, soit un point de moins que dans sa prévision d’octobre 2021 (European Economic Forecast, Spring 2022), tandis qu’elle abaissait sa prévision de croissance pour la zone euro de 1,7 point, à 2,7 % seulement pour 2022. Cette prévision, plus récente, intègre davantage les effets de la guerre en Ukraine. De ce point de vue, certaines des prévisions des instituts de l’AIECE accusent un retard, avec une croissance médiane de la zone euro prévue à 3,2 % pour 2022 (comprise entre 4,1 % et 1,6 %). Le FMI et la Commission européenne ont par ailleurs jusqu’à présent peu révisé leurs prévisions pour 2023, et les instituts de l’AIECE ont une prévision médiane qui en est proche (3,5 % pour la croissance mondiale, 2,5 % pour celle de la zone euro).

Mais l’intensité des incertitudes géopolitiques rend le chiffrage de prévisions plus incertain qu’habituellement. L’essentiel des discussions de la réunion de l’AIECE a d’ailleurs porté sur les freins à la reprise dans la situation actuelle et non sur les scénarios pour 2023. C’est aussi l’approche retenue par l’OFCE, dans « L’Economie mondiale sous le(s) choc(s) », OFCE, Policy brief n° 106, mai 2022.

Commerce mondial de marchandises

Selon les données du World Trade Monitor (WTM) du CPB (membre de l’AIECE), comparé au niveau de la fin 2019, le commerce mondial de marchandises en volume était supérieur de près de 10 % au premier trimestre 2022, les exportations chinoises étant supérieures de 20 %, tandis que les exportations des États-Unis et de la zone euro avaient à peine retrouvé leur niveau antérieur. Du côté des importations, sur la même période, les États-Unis arrivaient en tête, avec des importations supérieures de 18 % à leur niveau d’avant-crise, suivis des pays d’Asie avancés (+ 12 %) et émergents (+16 %) hors Chine et Japon. Les importations chinoises n’étaient supérieures que de 6 %, comme celles de la zone euro. La phase de rattrapage du commerce mondial est cependant passée, les chiffres de mars signalant une stabilisation du commerce mondial.

Les instituts de l’AIECE ont pointé les facteurs de ralentissement du commerce mondial au cours des derniers mois. Tout d’abord, les incertitudes autour de la poursuite de la croissance en Chine, du fait de l’arrivée du variant Omicron et des mesures de restriction des activités qui s’en sont suivies dans le cadre de la stratégie zéro-Covid : confinements de villes et régions industrielles et portuaires (Shenzhen à la mi-mars, pour une semaine, Shanghai en avril), qui ont un rôle prépondérant dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les indicateurs mensuels des directeurs d’achat (PMI) connaissent depuis le début de l’année des évolutions opposées entre d’une part la zone euro et les États-Unis, où ils ont continué à s’améliorer au premier trimestre tandis qu’ils ont commencé à se dégrader en Chine en mars et plus encore en avril. La composante du PMI chinois sur les ‘délais de livraison’ s’est particulièrement dégradée laissant augurer de nouvelles tensions sur les chaînes d’approvisionnement alors que l’indice mondial de tensions sur les chaînes de production était en léger repli en mars, à partir d’un niveau élevé (Global supply chain pressure index). Cet indice s’est légèrement tendu en mai.

Vincent Stamer, de l’IfW de Kiel a présenté les derniers résultats du « Kiel Trade Indicator », un indicateur de commerce mondial mis au point en 2021. Cet indicateur a pour originalité d’évaluer les flux mensuels récents bilatéraux d’importations et d’exportations de marchandises entre 75 pays, sur la base des déplacements observés des porte-conteneurs. L’indicateur est mis à jour deux fois par mois (autour du 5 et du 20). Dans sa version publiée le 20 mai, l’indicateur estime que le commerce mondial a baissé de 0,2 % en mai, dont une baisse de 4,1 % des importations chinoises et une hausse de 1,9 % des exportations chinoises ; les importations des États-Unis auraient été stables tandis que les exportations auraient baissé de 0,4 % ; les importations comme les exportations de la zone euro auraient légèrement baissé. Cet indicateur a pour objectif d’estimer deux mois supplémentaires par rapport à l’indicateur de commerce mondial du CPB (WTM) dont la dernière valeur porte sur mars, dans la publication du 24 mai. Il sera intéressant de suivre les estimations de ce nouvel indicateur et d’observer si elles permettent effectivement d’anticiper l’évolution des flux de commerce de marchandises établies sur la base de données douanières.

Par ailleurs, les instituts ont noté que, contrairement aux flux de marchandises, le commerce mondial de services n’avait pas rattrapé son niveau d’avant-crise au quatrième trimestre 2021, du fait des séquelles des contraintes sanitaires imposées au plus fort de la pandémie. Cependant, les données de l’OMC indiquent un net redémarrage du commerce mondial des services au cours de l’année 2021, le poste ‘voyage’ affichant une hausse de près de 70 % en glissement sur un an au quatrième trimestre 2021 et le poste ‘transport’ une hausse de près de 45 %.

Prix du pétrole et des matières premières

Le prix du baril de Brent a dépassé 100 dollars à la fin février et fluctue depuis autour de 110 dollars. Selon la médiane de la prévision des instituts de l’AIECE, le prix serait de 98 dollars au quatrième trimestre 2022 et retrouverait un niveau de 83 dollars au quatrième trimestre 2023. Les instituts ont discuté les conséquences de la hausse du prix du pétrole et des matières premières sur le pouvoir d’achat des ménages et les coûts des entreprises en Europe. Plusieurs instituts ont indiqué que les prix du pétrole devront être durablement supérieurs à 100 dollars si l’UE souhaite respecter ses engagements de neutralité carbone en 2050 et de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030.

Trois des instituts allemands présents lors de la réunion de l’AIECE (IfW de Kiel, Institut de Halle et DIW Berlin) ont présenté leur estimation de l’impact qu’aurait sur l’économie allemande un arrêt total d’importations d’énergie en provenance de Russie (surtout du gaz, mais aussi du pétrole), publiée dans leur prévision commune d’avril ( Joint Economic Forecast Spring 2022: From Pandemic to Energy Crisis – Economy and Politics under Permanent Stress). Dans leur scénario central, les instituts allemands prévoient une croissance de 2,7 % en 2022 (contre 4,8 % il y a six mois, revue à la baisse principalement sous l’effet de la guerre en Ukraine), mais de 1,9 % seulement dans le scénario d’embargo. En 2023, la croissance allemande serait de 3,1 % dans le scénario central mais en chute de 2,2 % dans le scénario d’embargo. L’impact sur le taux de croissance allemand serait donc de -0,8 % cette année, mais de -5,3 % l’an prochain, soit 6 % sur le niveau du PIB.

Situation conjoncturelle européenne

Les instituts de l’AIECE ont souligné les caractéristiques très inhabituelles de la sortie de crise de la Covid-19, avec des taux de chômage faibles, des difficultés de recrutement généralisées, des difficultés d’approvisionnement et une accélération de l’inflation, difficultés amplifiées par la guerre en Ukraine. Les instituts allemands ont mis en avant les difficultés d’approvisionnement de l’industrie allemande, en particulier dans l’industrie automobile, fortement dépendante de composants importés (de Chine, d’Asie du Sud-Est et d’Europe centrale et orientale).

La Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ont commencé à relever leurs taux directeurs pour freiner l’inflation et éviter l’enclenchement d’une boucle prix-salaires, alors que la hausse des prix des matières premières, envisagée comme temporaire avant le début de la guerre en Ukraine, apparaît désormais plus durable. La BCE se distingue par son attentisme et pourrait ne commencer à augmenter son taux directeur qu’à partir de juillet 2022. Les instituts ont débattu de la difficulté de remonter les taux d’intérêt lors d’un choc d’offre, de parvenir à ramener l’inflation vers la cible de 2 % sans briser la reprise qui restait fragile en zone euro et alors que la guerre en Ukraine constitue un nouveau choc. La diversité des réponses nationales face à la hausse des prix de l’énergie complique la conduite de la politique monétaire à l’échelle de la zone euro, les taux d’inflation connaissant des accélérations plus ou moins fortes selon les mesures prises au niveau national (hausses passées de TVA en Allemagne, bouclier tarifaire sur l’énergie en France). Il n’y a pas de consensus parmi les instituts sur la politique monétaire qui devrait être conduite dans la zone euro ce printemps. Alors que l’inflation est largement supérieure à la cible de 2 %, 44 % des instituts considéraient dans leurs réponses aux questionnaires pour le rapport général que la BCE ne devrait durcir sa politique monétaire que si la hausse des prix des matières premières se diffusait au reste de l’économie, 33 % pensant que la BCE devrait agir dès à présent et 22 % qu’elle devrait attendre jusqu’à la fin 2022. Lors de la réunion, plusieurs instituts ont mentionné le risque immobilier que pourrait entraîner une remontée des taux d’intérêt (dont la Suède et les Pays-Bas).

La hausse des prix des matières premières et plus généralement celle de l’inflation (qui a atteint 7,4 % en avril 2022 en zone euro, allant de 5,4 % en France à 19,1% en Estonie) conduisent à des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages. Les instituts ont rappelé que, les taux d’épargne des ménages restant plus élevés qu’avant la crise (11,4 % en moyenne dans la zone euro, contre 8,3 % en 2019), les ménages pourraient puiser dans cette épargne pour amortir l’effet de la perte de pouvoir d’achat sur leur consommation.  Cependant, la perte de pouvoir d’achat frappant surtout les ménages les plus pauvres (aux taux d’épargne les plus faibles), la nécessité de mesures de soutien budgétaire a été soulignée. La moitié des instituts considère que la politique budgétaire de leur pays sera plutôt expansionniste en 2022 et que cela est adapté à la situation conjoncturelle tandis que l’autre moitié estime que la politique budgétaire sera neutre ou légèrement restrictive, ce qu’ils jugent en général aussi adapté aux situations des pays concernés. Dans sa prévision publiée le 16 mai, la Commission européenne estime que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,6 point cette année et de 0,8 point l’an prochain, ce qui semble plus restrictif que suggéré par les instituts de l’AIECE. Il convient cependant de préciser que la Commission européenne ne prend en compte que les mesures déjà votées alors qu’il est probable que des mesures de soutien supplémentaires aux ménages et aux entreprises soient votées dans de nombreux pays de l’UE à partir de ce printemps. On ajoutera aussi que la Commission vient de repousser le retour des règles budgétaires au-delà de 2023, ce qui pourrait permettre aux pays de soutenir leur économie alors que les perspectives de croissance sont régulièrement revues à la baisse.

Pour conclure, la guerre en Ukraine et les problèmes de rupture des chaînes d’approvisionnement ont dominé les discussions lors de la réunion de printemps de l’AIECE. Les prévisions à l’horizon 2023 sont entourées d’incertitudes exceptionnellement élevées. Les risques mentionnés à court terme par les instituts de l’AIECE sont principalement à la baisse et pour les plus importants, par ordre décroissant : hausse des prix des matières premières, incertitudes géopolitiques et accélération de l’inflation. Les instituts de l’AIECE considèrent que la guerre en Ukraine aura un impact négatif sur la croissance de l’UE jusqu’à la fin 2022 (pour un peu moins de la moitié d’entre eux), voire jusqu’à la fin 2023 (un peu plus de la moitié). Les risques mentionnés à la hausse sont ceux d’une demande mondiale plus forte que prévue, associée avant tout à un arrêt plus rapide de la guerre en Ukraine et d’une demande intérieure plus soutenue dans l’UE ; ce ne sont pas les plus probables à ce jour.




Hommage à Jean-Paul Fitoussi par Jacques Le Cacheux

Jacques Le Cacheux, Professeur d’économie à l’UPPA/TREE, à l’École nationale des Ponts et Chaussées (Ponts-ParisTech), à Sciences Po et Paris I-Sorbonne

Au service de la démocratie et de la justice

Imaginez : dans les Arènes de Vérone bondées, ce 8 octobre 2012 vers 22 h., à peine le grand rocker italien Adriano Celentano, immensément populaire dans son pays depuis les années 1960, a-t-il conclu la première partie de son concert, retransmis en direct par la RAI, à l’entracte, on installe sur scène un bar et quelques chaises ; Celentano s’assied à une table de bistrot à côté de Jean-Paul Fitoussi, à qui il pose, en italien, des questions sur la crise économique[1]. Qui d’autre que Jean-Paul aurait accepté ce défi ? Bien sûr, l’Italie était sa patrie de cœur et, sans y être une star à l’égal de Celentano, il y était très connu et reconnu, comme en témoignent les hommages qui lui ont été rendus au-delà des Alpes.



Cette anecdote est comme une synthèse, la quintessence des qualités, humaines et intellectuelles, et des talents de Jean-Paul Fitoussi : l’intérêt pour l’analyse, surtout de ce qui ne marche pas dans l’économie et dans l’Union européenne ; la pédagogie, cette volonté d’expliquer, de transmettre, et celle d’animer ainsi le débat démocratique. Lui, l’ami de certains des plus grands économistes de notre temps – Kenneth Arrow, qui présidait l’Association internationale de sciences économiques quand Jean-Paul Fitoussi en devint, en 1984, le secrétaire général ;Edmund Phelps, avec il écrivit, en 1986, un livre marquant sur la dépression européenne, dont il prononça l’éloge lors de la remise d’un doctorat honoris causa à Sciences Po et entretint, jusqu’à sa disparition, une grande amitié ; Joseph Stiglitz, son complice dans la quête d’une meilleure métrique du bien-être et de la soutenabilité, lui aussi fait docteur honoris causa à Sciences Po avec un éloge de Jean-Paul Fitoussi ; mais aussi Robert Solow, Amartya Sen, et tant d’autres[2] –, était aussi à l’aise dans les cénacles académiques qu’à la chaire d’un amphithéâtre universitaire ou sur un plateau de télévision.

Au long d’une carrière académique riche et variée, de l’Université de Strasbourg à l’Institut universitaire européen de Florence, puis à Sciences Po et à l’OFCE, enfin à l’université LUISS de Rome, Jean-Paul Fitoussi a beaucoup enseigné, participé à de nombreux colloques et débats, et énormément publié. Bâtisseur, il a été à l’origine du BETA de Strasbourg qui fête cette année ses cinquante ans, a contribué au développement du Département d’économie de l’IUE de Florence, a créé le Département des études de l’OFCE avant de devenir le président de cette institution, a donné de l’envergure à l’Association internationale de sciences économiques qui somnolait un peu avant son arrivée, a créé le Département d’économie de Sciences Po, a lancé avec Joe Stiglitz au sein de l’OCDE un forum sur la mesure en économie. Et de manière plus ponctuelle, son entregent et son pouvoir de conviction lui ont permis de mettre sur pied des groupes d’experts économistes pour répondre à des questions de politique économique : pour analyser les politiques de l’Union européenne, il créa, à l’OFCE, le Groupe international de politique économique (Anthony Atkinson, Olivier Blanchard, John Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund Phelps, Robert Solow) ; pour aider à comprendre le fonctionnement et l’état de l’économie soviétique sous la perestroika de Gorbachev et orienter la transition vers la démocratie sociale et l’économie de marché, il monta, en quelques jours, une équipe d’économistes au service de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), qui n’était alors qu’à l’état embryonnaire, se rendant à Moscou à plusieurs reprises en 1989 et 1990[3] ; et en janvier 2008, après avoir proposé à Nicolas Sarkozy de lancer une réflexion sur la mesure des performances économiques et du progrès social, pour éclairer la question du choix des indicateurs et de la mesure en économie, il réunit, avec la complicité de Joseph Stiglitz et Amartya Sen, une prestigieuse commission d’experts (Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009).

Revenir ici sur toutes ses contributions à l’analyse économique et au débat public serait impossible. Les ouvrages publiés en son honneur (Velupillai,ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015) contiennent des bibliographies quasi exhaustives et les différents hommages qui lui ont été rendus ont déjà mis en exergue nombre des aspects les plus importants de sa production intellectuelle.

Mais parce qu’il a été membre de mon jury de thèse à l’IUE de Florence, qu’il m’a recruté au Département des études de l’OFCE, dont il m’a confié la direction lorsqu’il devint, en 1990, président de l’OFCE, qu’il me permit de prendre sa suite pour professer le grand cours de politique économique de Sciences Po, et parce que nous avons échangé et travaillé ensemble pendant plus de trente ans, qu’il me soit permis d’insister sur quelques traits. Sa foi en la démocratie et en la justice sociale était inébranlable[4], et il était convaincu de l’importance du débat et de la puissance des mots bien choisis et des arguments bien étayés[5]. Keynésien revendiqué, il l’était en économie, mais aussi dans son éclectisme et dans son action dans la société : pas seulement le keynésianisme économique, mais la présence dans l’arène politique et la participation active à l’élaboration des politiques économiques et sociales ; pas seulement l’idée que l’économie de marché est intrinsèquement instable, mais la conviction que son fonctionnement doit être contrebalancé et corrigé par celui de la démocratie ; enfin la pratique d’une réflexion économique et sociale dépassant le cadre disciplinaire étroit de l’analyse économique pour se frotter à la philosophie, à la sociologie, à toutes les sciences sociales, à la littérature.

Son dernier ouvrage (Fitoussi, 2021) témoigne de cette préoccupation essentielle. Il y dénonce la novlangue qui, à l’instar de la prophétique dystopie d’Orwell, gangrène partout la communication politique. Pas uniquement dans les dictatures et les démocraties « illibérales », mais aussi chez nous, dans l’Union européenne, le projet politique pour lequel Jean-Paul Fitoussi éprouvait un attachement fort, dans lequel il plaçait ses espoirs de progrès, sur lequel il a tant écrit, se montrant à son égard ambitieux et exigeant, comme on doit l’être avec ce à quoi l’on tient vraiment.

Références bibliographiques

EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991, A Study of the Soviet Economy.

Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009, La mesure de la performance économique et du progrès social, La Documentation française : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/094000427.pdf

Fitoussi, Jean-Paul, 1995, Le Débat interdit : Monnaie, Europe et pauvreté, Arléa.

Fitoussi Jean-Paul, 2002, « Démocratie et mondialisation », Revue de l’OFCE, hors-série, mars.

Fitoussi, Jean-Paul, 2004, La Démocratie et le marché, Grasset.

Fitoussi Jean-Paul, 2013, Le Théorème du lampadaire, Les Liens qui libèrent.

Fitoussi Jean-Paul, 2021, Comme on nous parle. L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Les Liens qui libèrent.

Fitoussi Jean-Paul et Edmund Phelps, 1988, The Slump in Europe: Reconstructing Open Maroeconomics, Basil Blackwell.

Fitoussi Jean-Paul et Pierre Rosanvallon, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Le Seuil.

Laurent Eloi et Jacques Le Cacheux, eds., 2015, Fruitful economics. Essays in honor of and by Jean-Paul Fitoussi, Palgrave MacMillan.

Velupillai Kumaraswamy, ed., 2004, ed., Macroeconomic theory and economic policy, Essays in Honor of Jean-Paul Fitoussi, Routledge.


[1] La captation vidéo est accessible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0MXsYrw5OZQ.

[2] Deux ouvrages d’hommage à Jean-Paul Fitoussi contiennent des tributs et contributions de nombre de ses éminents collègues : Velupillai, ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015.

[3] L’équipe d’économistes réunie sous la bannière de la BERD, qui comprenait notamment Kenneth Arrow et Edmund Phelps, produisit, en collaboration avec les équipes de la Banque mondiale, du FMI et de l’OCDE, une étude très détaillée de l’économie soviétique (EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991). En 1992, Jean-Paul Fitoussi organisait à Moscou le Congrès mondial de l’Association internationale de sciences économiques.

[4] Voir notamment Fitoussi (2004) et Fitoussi et Rosanvallon (1996).

[5] Trois de ses principaux ouvrages en témoignent (Fitoussi, 1996 ; Fitoussi, 2013 ; Fitoussi, 2021), ainsi qu’un article d’une rare profondeur (Fitoussi, 2002).