Espérance de vie en France : durée allongée ou retraite anticipée ?

par Éloi Laurent

La vigueur du débat actuel autour de la réforme des retraites tient à la centralité de deux réalités imbriquées de la vie sociale : le travail et la santé. La prise en compte de cette seconde réalité est ainsi déterminante pour apprécier le caractère juste ou injuste des amendements proposés au contrat social intergénérationnel qui structure la société française depuis l’après-Seconde Guerre mondiale et, par contrecoup, le caractère légitime ou non des mobilisations sociales qu’ils suscitent.



La publication dans ce contexte par l’INSEE de son bilan démographique pour l’année 2022 est riche d’enseignements. Le principal d’entre eux tient à la régression de l’espérance de vie depuis que la dernière réforme des retraites a été votée (2014) : l’espérance de vie des femmes à la naissance a davantage baissé entre 2014 et 2022 que n’a très légèrement augmentée celle des hommes (graphique), cette évolution à la baisse étant encore plus marquée pour l’espérance de vie à 60 ans[1]. Cette dynamique baissière sur une période de presque dix ans contraste avec toutes les évolutions précédentes sur un pas de temps équivalent (l’espérance de vie à la naissance a crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période 1946 à 2014).

Deux questions se posent alors : comment expliquer ce retrait de l’espérance de vie ? Peut-on anticiper qu’il se poursuive à l’avenir ?

Sur le premier point, deux années sont particulièrement notables dans la quasi-décennie écoulée depuis le vote de la réforme de 2014 : l’année 2015 et l’année 2020. En 2015, pour la première fois depuis 1970, on mesure un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, que l’on attribue à une épidémie de grippe particulièrement sévère qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (0,6) et en Allemagne (0,5), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France enregistre alors une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes.

Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France : 0,5 pour les femmes et 0,6 pour les hommes. Mais contrairement à la perception commune, l’espérance de vie n’a pas repris depuis lors son inexorable ascension : elle a plutôt trouvé une nouvelle trajectoire diminuée[2].

L’année 2022 est remarquable à cet égard : 667 000 personnes sont alors décédées en France, « seulement 2 000 de moins qu’en 2020 » note l’INSEE. De fait, la décomposition des décès de l’année 2022 est particulièrement intrigante quand on la compare à la dernière année normale disponible (2019) : « + 29 000 dus au vieillissement et à la hausse de la population, – 21 000 dus à la tendance à la baisse des quotients de mortalité[3] et + 46 000 d’écart entre les décès attendus et observés. ».

Les deux premiers phénomènes jouent en sens inverse et résultent en une hausse nette de 8 000 décès. La hausse structurelle des décès en France (prévue, compréhensible et explicable), engagée depuis 2005, n’en demeure pas moins impressionnante : en 2022 ne demeurent plus que 56 000 unités ou 8% d’écart entre le nombre de naissances et le nombre de décès en France, un écart extrêmement ténu entre les dynamiques de vie et de mort sans équivalent depuis 70 ans.

Restent les 46 000 décès dits « excédentaires » qui tirent l’espérance de vie vers le bas, décès supérieurs en 2022 à ceux de 2021, pourtant année marquée plus fortement par la pandémie de Covid-19. Ce chiffre témoigne avant tout de la combinaison de la violence des épisodes caniculaires de l’été 2022 (qui ont emporté près de 11 000 vies) et de la queue de comète de la pandémie de Covid-19. Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel : l’espérance de vie en France est vraisemblablement entrée dans une phase de précarité sous l’impact des chocs écologiques entendus au sens large (chocs viraux, climatiques, etc.).

Cela rend d’autant moins compréhensible que le débat sur la réforme des retraites se tienne à environnement constant – et notamment à climat constant – quand tout indique que la crise climatique et plus généralement écologique sera un facteur déterminant de la santé et donc de la vie en bonne santé après la retraite, en France comme ailleurs sur la planète.


[1] Rappelons qu’il y a deux façons de calculer l’espérance de vie : de façon « verticale » (calcul dont sont issues les données commentées dans ce billet), il s’agit d’une espérance de vie fondée sur les taux de mortalité par âge observés pour une année donnée (on raisonne sur une génération fictive) ; de façon « horizontale » (et également prospective), en calculant l’espérance de vie par génération fondée sur la réalité historique et anticipée des taux de mortalité par âge (sur ce point, l’INSEE prévoit une hausse de l’espérance de vie par génération).

[2] Cette « nouvelle normalité » est encore plus marquée aux États-Unis, pour des raisons différentes. Dit autrement, la sous-mortalité attendue après le choc de 2020 (comme en 2004 après la canicule de 2003) ne s’est pas manifestée en 2021.

[3] Probabilité, pour les personnes survivantes à un âge donné, de décéder avant l’âge suivant (pratiquement, on divise les décès à un âge donné par les survivants à cet âge).




Le Green Deal dans l’agriculture (I):  quelques éléments de cadrage

par Sandrine Levasseur

Lancé en décembre 2019, le Green Deal ou Pacte Vert formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.



L’agriculture est tout à la fois une composante importante et un acteur essentiel de cette transition écologique. Le présent texte, qui s’inscrit en amont d’une conférence-débat organisée par l’OFCE et consacrée au sujet, propose quelques éléments de cadrage sur le Green Deal dans le secteur agricole. Il fournit des points de repères statistiques sur le secteur agricole dans l’UE et sur les objectifs climatiques et environnementaux que le Green Deal lui assigne à l’horizon 2030. Les données reportées sont essentiellement celles de 2020 pour des raisons de disponibilité et de comparabilité. Un autre texte, à l’issue de la conférence, dressera une synthèse des débats sur les grands enjeux relatifs au Green Deal pour le futur de l’agriculture européenne avec un focus particulier sur l’agriculture française.

L’agriculture européenne : valeur ajoutée et emploi

Au cours des trois dernières années, la valeur ajoutée (VA) du secteur agricole de l’UE s’est établie aux alentours des 200 milliards d’euros, soit l’équivalent de 1,3 % du PIB de l’UE (Tableau 1). En termes de richesse produite, la France et l’Italie constituent les deux premières puissances agricoles. Avec l’Espagne, l’Allemagne et les Pays Bas, elles réalisent près de 70 % de la VA agricole de l’UE et, si on y ajoute les deux autres puissances agricoles plus à l’Est de l’UE, la Pologne et la Roumanie, sept pays concentrent presque 80 % de la VA agricole des vingt-sept pays de l’UE.

En termes d’emploi, la concentration est un peu moins forte : les sept pays susmentionnés représentent 73 % de l’emploi agricole au sein de l’UE. Surtout, le poids de l’emploi agricole dans l’emploi total du pays est sans commune mesure entre, d’une part, la Roumanie (14,4 % en 2020) ou la Pologne (9 %) et, d’autre part, l’Allemagne (1,2 %) ou la France (2,6 %). Globalement, l’agriculture employait près de 7,8 millions de personnes au sein de l’UE en 2022, soit un peu plus de 4 % de l’emploi total. Les données relatives au secteur de l’agroalimentaire font état de 4 millions de personnes occupées dans ce secteur. Au total, ce sont donc les pratiques et l’activité d’environ 12 millions de personnes qui seront concernées directement ou indirectement par les évolutions dans l’agriculture du fait du Green Deal[1].

Les émissions de gaz à effet de serre (EGES) dans l’UE : objectifs du Green Deal et état des lieux

Les objectifs du Green Deal : les grands principes

Le Green Deal se fixe pour objectif d’atteindre la neutralité carbone sur le continent européen d’ici 2050, soit l’équilibre entre les émissions humaines des gaz à effet de serre (EGES) et les captures par les puits naturels (océans, sols, végétation). Son objectif intermédiaire prévoit pour l’UE entière une baisse d’au moins 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Ces objectifs s’inscrivent dans les engagements pris en 2015 dans le cadre des accords de Paris visant à limiter les EGES de façon à maintenir le réchauffement climatique sous les 2°C à la fin du siècle.

L’agriculture n’étant pas un secteur soumis au système d’échange des quotas d’émission (SEQE) de l’UE[2], c’est le règlement de la répartition de l’effort (RRE) qui assigne au secteur agricole de chacun des pays un objectif de réduction d’EGES à l’horizon 2030.

Dans ses grandes lignes, le RRE stipule que :

  • l’agriculture de l’UE devra réduire de 40 % ses EGES à l’horizon 2030 par rapport à 2005, conformément à l’objectif révisé de juillet 2021 [3] ;
  • l’effort est réparti entre les pays en fonction de leur richesse (mesurée par le PIB par tête) et adapté en fonction d’une analyse « coût-efficacité ». Concrètement, les pays les plus riches de l’UE se voient assigner des objectifs de réduction des EGES plus élevés que les pays moins riches. L’effort de réduction s’échelonne ainsi entre 10 % (pour la Bulgarie) et 50 % (pour la Suède, le Luxembourg, l’Allemagne, la Finlande et le Danemark). Pour la France, l’effort de réduction des EGES dans l’agriculture sera de 47,5 % à l’horizon 2030 par rapport à 2005 ;
  • les pays disposent de souplesse pour atteindre leurs objectifs. Notamment, un pays dont les EGES de son secteur agricole sont inférieures à son quota peut reporter l’allocation non utilisée sur les années suivantes jusqu’en 2030. Á l’inverse, si ses EGES dépassent le quota, le pays peut emprunter les allocations de l’année suivante.

États des lieux sur les EGES

En 2020, l’UE a émis un total de 3,1 milliards de tonnes équivalents CO2, soit une baisse de 33 % par rapport à 1990 selon les données de l’EEA[4].

Á elle seule, l’agriculture a émis l’équivalent de 382,4 millions de tonnes de CO2 en 2020, soit environ 12 % du total des EGES de l’UE. La réduction des EGES dans le secteur agricole par rapport à 1990 a été de l’ordre de 21%, soit moins soutenue que dans les autres secteurs de l’UE. En fait, depuis 2012, les EGES du secteur agricole ne diminuent plus tandis que celles des autres secteurs ont poursuivi leur tendance baissière (Graphique 1).

Les grands pays agricoles de l’UE sont aussi les grands émetteurs de GES du secteur (Graphique 2). La corrélation entre ces deux variables n’est cependant pas parfaite.  Des pays tels que l’Italie et l’Espagne pèsent d’un poids relativement peu important en termes d’EGES au regard du poids de leur secteur agricole. Á l’inverse, l’Irlande, la Pologne ou encore l’Allemagne émettent beaucoup de GES relativement au poids de leur agriculture. Pour une large part, ces différences de poids s’expliquent par la spécialisation de leur agriculture et notamment par l’importance plus ou moins grande de leur cheptel bovin (voir plus bas).

La fermentation entérique, soit l’émanation de méthane qui résulte de la digestion des ruminants, représente 43 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE tandis que l’exploitation des sols en génère 39 % (Graphique 3). La production d’effluents (essentiellement liés au fumier) contribue grossièrement au reste, soit environ 15 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE.

Les bovins, et tout particulièrement les vaches laitières, sont des sources importantes d’émission de méthane (respectivement 60 et 120 kg/an par animal). Á l’autre extrême, les porcins émettent peu de méthane (1,5 kg/an) et les volailles encore moins (moins de 0,1 kg/an).

Une forte spécialisation en cheptel bovin, comme c’est le cas de la France mais aussi d’un « petit » pays comme l’Irlande, aura donc un impact important en termes d’EGES. Par exemple, l’écart entre la France et l’Allemagne de 10 millions de tonnes d’EGES (en équivalent CO2) liées à la fermentation entérique s’explique par la production en France de 21 millions de bovins (hors vaches laitières) contre « seulement » 11 millions en Allemagne. Le cas irlandais est aussi très illustratif : 11e puissance agricole de l’UE en termes de VA (Graphique 2), l’Irlande est le 6e pays émetteur de GES du secteur agricole en raison d’un élevage bovin important et équivalent à celui de l’Italie, de l’Espagne ou de la Pologne.

Les objectifs de réduction des EGES dans l’agriculture de l’UE à l’horizon 2030

Si les objectifs de réduction des EGES sont respectés, l’agriculture de l’UE émettra au plus 233,4 millions de tonnes de GES en 2030, soit une baisse des EGES de 149 millions de tonnes entre 2020 et 2030. L’agriculture française devra diminuer son émission d’environ 30 millions de tonnes pour émettre au plus 40 millions de tonnes de GES et ceci, au plus tard en 2030 (Tableau 2).

En raison du poids de son agriculture et, en particulier de son importance dans la production de bovins, la France devra contribuer à hauteur de 20 % à la réduction des EGES générées par l’agriculture européenne. Il est intéressant de noter que pour un poids de son agriculture à peu près équivalent, l’Italie émet actuellement moitié moins de GES que la France et contribuera moitié moins à l’objectif de réduction des EGES du secteur agricole européen à l’horizon 2030. 

Les autres objectifs du Green Deal

Outre la réduction des EGES, le Green Deal définit d’autres objectifs interdépendants et complémentaires, notamment au travers de la stratégie From Farm-To-Fork (De la ferme à la fourchette) dite encore F2F et de la stratégie Biodiversité. Elles se traduisent par le respect d’objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que :

– Consacrer a minima 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ;

Diviser par deux le recours et le risque liés aux pesticides et à l’usage des antibiotiques pour l’élevage ;

Réduire de 20 % l’utilisation d’engrais chimiques.

Ces objectifs visent à soutenir les objectifs de réduction des EGES, et plus généralement à accélérer la transition écologique. Pour autant, leur visée est beaucoup plus large puisqu’il s’agit aussi d’améliorer la santé et le bien-être des Européens.

Objectif de terres agricoles consacrées à l’agriculture biologique

En 2020, moins de 10 % des surfaces agricoles de l’UE était couverte par l’agriculture biologique, avec des disparités très marquées selon les pays allant de 25,7 % en Autriche (et 22,4 % en Estonie) à 0,6 % sur l’île de Malte (et 1,5 % en Irlande). En France, la part des surfaces agricole couverte par l’agriculture est de 8,7 %, soit un peu en deçà de la moyenne de l’UE mais avec une dynamique plus soutenue (Graphique 4). La poursuite de cette dynamique n’est cependant pas assurée. Selon certains observateurs, l’agriculture biologique serait, d’une part, concurrencée par d’autres labels à visée environnementale mais moins contraignants et d’autre part, la demande de produits biologiques, qui avait été soutenue en 2020 dans le contexte des confinements liés à la Covid-19, pâtirait maintenant du contexte inflationniste.

Objectifs liés à l’usage des pesticides et des antibiotiques pour l’élevage

Concernant les pesticides, deux objectifs ont précisément été définis : une réduction de 50 % dans l’usage et le risque des pesticides chimiques, d’une part, et une réduction de 50 % dans l’usage des pesticides dangereux, d’autre part. Dans les deux cas, l’horizon pour atteindre les objectifs est 2030 et la moyenne des années 2015-2017 constitue la référence.

La tendance qui se dégage au sein de l’UE est celle d’une réduction dans l’usage (et le risque) de ces deux types de pesticides, mais de façon plus marquée pour les pesticides dangereux (- 26 % par rapport à 2015-2017 ; Tableau 3) que pour les pesticides chimiques (- 14 %). L’agriculture française suit cette tendance à la baisse et ce, de manière encore plus marquée pour l’usage des pesticides chimiques (- 21 % par rapport à 2015-2017). Á l’inverse, des pays comme la Bulgarie, l’Autriche ou encore le Danemark n’ont pas suivi cette tendance baissière pour l’un et/ou l’autre des indicateurs de pesticides. Pour ces pays, les efforts de réduction pour atteindre les objectifs à l’horizon 2030 seront donc conséquents[5].

Par ailleurs, l’usage de certains pesticides, pourtant jugés dangereux et interdits par la Commission européenne, fait l’objet de dérogations de manière récurrente. Ainsi, entre 2019 et 2022, quelques 236 dérogations ont été accordées à des substances « hautement toxiques », dont près de la moitié pour des néonicotinoïdes (les insecticides dits « tueurs d’abeilles »). La Roumanie est le pays qui a le plus bénéficié de dérogations, suivie par la République tchèque, la Finlande et la Pologne.

Concernant l’usage d’antibiotiques à destination des animaux, l’objectif de réduction est de 50 % à l’horizon 2030 par rapport à 2018. Partant de niveaux élevés, voire très élevés, en 2021, certains pays devront faire des efforts importants en vue de réduire les ventes d’antibiotiques à usage vétérinaire à l’horizon 2030 (Tableau 4). C’est notamment le cas de la Bulgarie, de la Hongrie ou encore de la Pologne. Cependant, les exemples de l’Italie ou de l’Espagne montrent qu’il est possible en très peu d’années de réduire les prescriptions et donc les ventes d’antibiotiques, en changeant les pratiques vétérinaires.

Objectifs en matière d’engrais chimiques

En matière d’engrais chimiques (essentiellement, l’azote et le phosphore), l’objectif du Green Deal est de réduire de 50 % la perte en nutriments des sols à l’horizon 2030[6]. Selon la Commission européenne, cet objectif permettra de réduire l’usage des engrais chimiques d’au moins 20 % au même horizon. Á notre connaissance, l’année de référence pour calculer l’objectif n’a pas encore été fixée. En outre, les données d’Eurostat en azote et phosphore devenant très incomplètes à partir de 2015, il n’est pas possible de proposer un bilan exhaustif de l’état d’avancement pour ces objectifs.

Si on se concentre sur les bilans en fertilisation azotée de la France et de l’Allemagne pour lesquels les données sont disponibles sur longue période, la tendance qui se dégage est celle d’une réduction des pertes en éléments nutritifs des sols, la réduction étant plus forte pour l’Allemagne (- 62 % entre 1990 et 2019) qui part cependant d’un montant par hectare de SAU (Surface agricole utile) beaucoup plus élevé que la France (Graphique 5). Globalement, le bilan en fertilisation azotée de la France s’inscrit en deça de ce qui est observé au sein de l’UE.

Conclusion

Le Green Deal dote l’Union européenne d’objectifs importants et ambitieux en matière climatique et environnementale pour tous les secteurs en général et pour l’agriculture en particulier. Une simple introspection des évolutions passées montre que certains objectifs risquent d’être difficilement atteints par tout ou partie des pays de l’UE à l’horizon 2030 sans une modification substantielle des pratiques agricoles, sans innovations techniques et technologiques majeures mais aussi sans changement des comportements alimentaires. Sans tout cela, il sera difficile d’atteindre la neutralité carbone tout en garantissant la sécurité alimentaire de l’Union européenne mais aussi celle de pays tiers dépendant de l’agriculture européenne.


[1] Les données d’emploi du secteur agricole et du secteur agroalimentaire ne sont pas directement comparables. Dans l’agriculture, l’unité est de « 1 000 heures travaillées » par an tandis que dans l’agroalimentaire, il s’agit de personnes occupées (salariés ou non, ne travaillant pas forcément à plein temps). Ces unités de mesure, moins standard que celles d’équivalent plein temps, sont le reflet de la polyactivité assez développée dans l’agriculture et l’agroalimentaire.

[2] Les autres secteurs non concernés par le SEQE, lequel fixe un prix au carbone, sont les bâtiments, le transport routier et le transport maritime intérieur, les déchets et les petites industries.

[3] Le précédent objectif était de 30 %.

[4] Les données sont fournies par l’EEA (European Environment Agency) et republiées par Eurostat. Les données d’émissions sont nettes des recaptures. Elles sont définies en « équivalent CO2 » pour tenir compte du fait que certains gaz ont un effet de serre (autrement dit, un pouvoir réchauffant de l’atmosphère) beaucoup plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2). C’est notamment le cas du méthane qui a un pouvoir réchauffant 25 fois supérieur à celui du CO2. On applique donc aux statistiques d’EGES de méthane un coefficient multiplicateur de 25 de façon à obtenir leur équivalence « carbone » en termes d’émissions.

[5] Les données sont manquantes pour un certain nombre de pays dont la Pologne et l’Espagne, certains pays de l’UE ayant refusé de fournir des données relatives à l’usage des pesticides sur une périodicité annuelle.

[6] La présence d’azote et de phosphore dans le sol est nécessaire à la croissance des végétaux. Cependant, en quantités trop importantes dans le sol, non ingérées, l’azote et le phosphore polluent les eaux et affectent leurs écosystèmes, d’où l’objectif de réduire « la perte en nutriments des sols ».




A-t-on atteint le pic d’inflation dans la zone euro ?

par Christophe Blot

Pour la première fois depuis le mois de juin 2021, l’inflation, mesurée par l’indice des prix à la consommation harmonisé, a baissé dans la zone euro au cours des deux derniers mois. Elle reste toutefois élevée puisque les prix ont augmenté de 9,2 % en glissement annuel en décembre 2022 et de 8,4 % sur l’ensemble de l’année. Aux États-Unis, le mouvement est observé depuis juin 2022 avec un glissement annuel de l’indice des prix à la consommation passé de 9 à 6,4 % en décembre. En moyenne annuelle, l’inflation s’est cependant établie à 8 %, soit 3,3 points au-dessus de celle de 2021. De fait, même s’il peut y avoir des écarts importants entre les pays, notamment dans la zone euro[1], la hausse des prix est un phénomène mondial et l’inflation se situe à des niveaux bien plus élevés que ce qui a été observé en moyenne depuis de nombreuses années. Que peut-on déduire des baisses observées au cours des derniers mois ? Le pic d’inflation a-t-il été atteint ? La réponse à ces questions dépend notamment des facteurs qui ont contribué à l’inflation depuis 2021 et à sa diminution récente. Ce diagnostic n’est pas seulement crucial pour le niveau de vie des ménages, il conditionne également l’orientation de la politique monétaire de la BCE et de la Réserve fédérale pour 2023, puisqu’elles ciblent toutes les deux une inflation de 2 %.



Une baisse de l’inflation liée à celle des prix de l’énergie…

Depuis la fin de l’été 2020, l’inflation dans l’ensemble des pays industrialisés a connu une hausse quasi ininterrompue pour atteindre un niveau qui n’avait pas été observé depuis le début des années 1980. Cette dynamique s’explique par des facteurs d’offre et de demande. Dans un contexte toujours marqué par la situation sanitaire en 2021 et 2022, les capacités de production sont restées contraintes du fait des différentes vagues épidémiques, ce qui a perturbé le fonctionnement du marché du travail et les chaînes d’approvisionnement, notamment du fait de la stratégie chinoise de zéro-Covid. Côté demande, les mesures de soutien au revenu prises pendant les périodes de confinement ont d’abord alimenté l’épargne puis les dépenses de consommation des ménages, particulièrement aux États-Unis. Le rebond de l’inflation fut aussi tiré par celui des prix de l’énergie, amplifié par l’invasion de l’Ukraine par la Russie déclenchant une crise énergétique. Parallèlement, des facteurs climatiques ont également poussé les prix alimentaires à la hausse dont l’augmentation fut à son tour accentuée par le conflit entre deux producteurs importants de céréales[2].

De fait, en octobre 2022, le glissement annuel des prix de l’énergie dans la zone euro s’élevait à plus de 40 % contribuant ainsi pour 4,2 points à l’inflation[3]. En décembre, ces prix progressaient à un rythme moins soutenu : 25,7 % en glissement annuel. L’indice énergie reflète largement les évolutions des prix du pétrole et du gaz sur les marchés. Or, la flambée observée depuis plusieurs mois semble s’inverser. Après avoir atteint un pic à plus 120 dollars mi-juin 2022, le prix du baril du Brent est revenu au niveau observé avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quant au prix du gaz, il a subi un choc inédit mais est également engagée sur une tendance baissière plus récente (graphique 1). Fin août 2022, il atteignait un pic à plus de 310 euros le MegaWatt/heure, soit un niveau 15 fois plus que ce qui était observé en janvier 2021[4]. Ces baisses des prix du pétrole et du gaz expliquent donc la dynamique récente de l’inflation au cours des deux derniers mois. Aux États-Unis, la baisse est intervenue plus tôt en lien avec le prix du pétrole et parce que la hausse du gaz américain a été beaucoup plus modérée[5].

… mais une inflation sous-jacente qui augmente

Cependant, hors énergie, l’inflation ne baisse pas. D’une part, les prix alimentaires en zone euro continuent d’augmenter : 13,6 % en décembre sur l’ensemble de la zone euro, ce qui reflète en partie l’effet des hausses passées des prix de l’énergie sur les coûts. D’autre part, l’inflation sous-jacente, corrigée de l’énergie et des prix alimentaires, est également élevée : 5,2 % en décembre dans la zone euro et 6 % aux États-Unis. De plus, elle continue d’augmenter et contribue de plus en plus à la hausse : 3,5 points en zone euro en décembre 2022 contre 1,9 point un an auparavant (graphique 2)[6]. Cette hausse de l’inflation sous-jacente suggère une diffusion progressive de l’inflation. Le prix de l’énergie affecte directement les coûts de production, ce qui se répercute ensuite sur les prix des biens de consommation et des services hors énergie[7].

Au-delà du choc énergétique, des facteurs d’offre et de demande ont également pu contribuer à la résurgence de l’inflation. Du côté de l’offre, le blocage des chaînes de production mondiale – notamment du fait des confinements locaux imposés en Chine jusqu’à récemment, et les goulots d’étranglement au niveau du transport maritime qui sont apparus en fin d’année 2020 avec la reprise du commerce international – ont provoqué des tensions sur les prix contribuant à la hausse des prix de production et des biens finals. Ces facteurs semblent avoir joué un rôle prédominant en 2021 aux États-Unis comme en zone euro[8]. Côté demande, les politiques monétaires et budgétaires expansionnistes en 2020 et 2021 ont assoupli les conditions de financement et soutenu le revenu des agents économiques. Ces mesures avaient pour objet d’absorber les chocs mais la question de leur calibrage a pu aussi avoir contribué à alimenter l’inflation, en particulier aux États-Unis. Des chercheurs américains ont évalué la contribution des plans de soutien budgétaire (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act et American Rescue Plan) à près de 3 points d’inflation fin 2021 confirmant les craintes d’une surchauffe de l’économie américaine[9]. Une analyse plus récente évaluant uniquement l’effet du plan Biden de mars 2021 estime sa contribution à l’inflation sous-jacente à près de 50 %[10]. Dans la zone euro, le rôle des facteurs de demande est très certainement moindre, notamment parce que les mesures de soutien au revenu des ménages ont été moins importantes qu’outre-Atlantique[11].

La baisse de l’inflation va-t-elle se poursuivre ? Oui très certainement en lien avec les prix de l’énergie. De plus, les facteurs d’offre et de demande qui ont alimenté la hausse des prix devraient également se dissiper. L’indicateur de contraintes sur la production n’est certes pas revenu vers sa moyenne de long terme mais a fortement diminué. Du côté de la demande et de la politique budgétaire, les effets des politiques de soutien mises en place pendant la crise sanitaire se dissipent. Depuis, de nouvelles mesures ont été mises en œuvre dans la zone euro pour amortir le coût de la crise énergétique sur les ménages via des aides ou un blocage des prix. Il n’en demeure pas moins qu’ils devraient subir des pertes de pouvoir d’achat, ce qui pèsera sur la demande[12]. L’inflation reviendra-t-elle pour autant vers 2 % ? C’est peu probable pour l’année 2023. Du côté des prix alimentaires, il n’y aucun signe de détente, ce qui continuera à grever les dépenses des ménages au quotidien. Par ailleurs, une partie du choc inflationniste s’est effectivement diffusée à l’ensemble des prix comme l’indique l’évolution des inflations sous-jacentes[13]. Enfin, la levée progressive des boucliers tarifaires en 2023 et 2024 freinerait la désinflation en étalant dans le temps l’effet du choc énergie sur les ménages. Dans ces conditions, les banques centrales continueront sans aucun doute à augmenter les taux d’intérêt. Elles pourraient néanmoins ralentir le rythme de hausse des taux et les porter à un niveau moins élevé que ce qu’elles auraient pu envisager si l’inflation s’était maintenue à un niveau proche de 10 %.


[1] Selon les chiffres publiés par Eurostat pour le mois de décembre, l’inflation s’élève à plus de 20 % en Lettonie et Lituanie, plus de 10 % en Italie, aux Pays-Bas ou en Autriche. Inversement, elle est de 5,6 % en Espagne et 6,7 % en France. Blot, Creel, Geerolf et Levasseur (2022) analysent cette hétérogénéité des taux d’inflation dans la zone euro et montre qu’elle s’explique largement par les prix de l’énergie et par les taux qui ont été particulièrement élevés dans certaines petites économies de la zone euro, notamment les pays baltes.

[2] Il faut noter également qu’une partie de la hausse des prix alimentaires s’explique par celle des prix de l’énergie.

[3] Aux États-Unis, cette hausse de l’indice énergie a atteint un pic en juin 2022 avec un glissement annuel des prix de 41,5 %, contribuant pour 2,6 points à l’inflation.  Le glissement baisse depuis et s’élève à 7 % en décembre ne contribuant plus que pour 0,5 point à l’inflation totale.

[4] La guerre en Ukraine a fortement contribué à l’envolée du prix du gaz européen mais celui-ci avait déjà fortement augmenté avant son déclenchement puisqu’en janvier 2022, il s’élevait déjà à 84€ le Mégawatt/Heure en moyenne.

[5] Voir « Gaz naturel : pourquoi ça flambe » sur la dimension plus régionale du marché du gaz.

[6] Aux États-Unis, la contribution de l’inflation sous-jacente en décembre 2022 est revenue au même niveau que celle de décembre 2021 (4,6 et 4,5 points respectivement) après être passée par un pic à 5,4 points en octobre 2022.

[7] Les hausses de prix peuvent aussi pousser les salaires à la hausse renforçant la hausse des coûts et des prix par un effet de second tour.

[8] Voir cette analyse qui s’appuie sur l’indicateur de pression sur les chaînes d’approvisionnement.

[9] Voir Jordà, Liu, Necchio et Rivera-Reyes (2022).

[10] Voir Ball, Leigh et Mishra (2022).

[11] Voir Blot C. & M. Plane (2021), « Relance aux États-Unis et en Europe : un océan les sépare », L’Economie politique, n° 3, pp. 73-87.

[12] Voir notre analyse du mois d’octobre 2022 de l’impact du choc énergétique sur la France et les principales économies avancées.

[13] Des indicateurs alternatifs d’inflation sous-jacente calculés pour les États-Unis confirment également le diagnostic d’une augmentation des prix supérieure à 6 %. Voir ici.




La réforme Borne 2023 des retraites : quelques éléments d’analyse

par Vincent Touzé

En 2023, la France s’apprête à adopter une nouvelle réforme visant à restaurer l’équilibre financier du système de retraite. Le gouvernement Borne disposait de trois leviers paramétriques : (i) le taux de cotisation sur les salaires des travailleurs pour accroître les recettes, (ii) le degré de générosité des pensions versées aux retraités pour maîtriser les dépenses, et (iii) l’âge moyen de liquidation. Sans surprise, le gouvernement a annoncé recourir à une augmentation progressive de l’âge de la retraite dès le 1er septembre 2023 et accélérer la loi Touraine de 2014. Pour discuter du bien-fondé d’une telle mesure, plusieurs questions se posent : la réforme est-t-elle urgente ? L’âge est-il le seul paramètre d’ajustement acceptable ? Quels sont les principaux points de vigilance ?



Le mardi 10 janvier 2023, la Première ministre, Elisabeth Borne, a présenté à la presse l’arbitrage retenu par son gouvernement pour restaurer durablement l’équilibre budgétaire du système de retraite. Sans surprise et conformément au programme de la campagne électorale du Président Macron, le choix budgétaire s’est principalement porté vers un relèvement programmé et progressif de l’âge d’ouverture des droits à la retraite (AOD), ce dernier passant de 62 ans actuellement à 64 ans[1] pour la génération 1968 (graphique 1). Cette mesure sera associée à une accélération de la loi Touraine dont l’objectif initial fixait à 43 années cotisées (soit 172 trimestres) le nombre d’années requises pour l’obtention d’un taux plein pour la génération 1973. Avec la réforme Borne, cet objectif serait atteint dès la génération 1965 (graphique 2).

Elle a également confirmé le renforcement de la redistribution sociale via une pension minimum un peu plus généreuse, en augmentant l’actuel minimum contributif. L’objectif recherché par cette mesure sociale est de garantir une pension minimale brute de 85% du SMIC net pour une carrière complète au SMIC. Cela améliorera marginalement la pratique déjà existante qui consiste à garantir une pension de base minimale, éventuellement majorée et qui est versée au prorata de la durée validée par rapport à la durée requise. La question de la rétroactivité aux pensions déjà liquidées reste posée. Le gouvernement reconnaît implicitement une ambition limitée puisqu’il estime le coût budgétaire annuel à environ 700 millions d’euros d’ici 2030.

La première ministre a également annoncé que les nombreux dispositifs dérogatoires, déjà existants et permettant de partir plus tôt ou sans décote pour trimestres manquants, seraient préservés. A priori, seuls les travailleurs qui en sont exclus devraient supporter de plein fouet et progressivement le recul de deux ans de l’âge de la retraite.

Le projet gouvernemental prévoit de réguler l’emploi des seniors dans les entreprises en responsabilisant les employeurs sur ce sujet. Notamment, un projet d’index « senior » mesurant la performance sociale des entreprises pourrait voir le jour. De plus, le cumul emploi-retraite devrait être encouragé via une valorisation des cotisations sous la forme de nouveaux droits à pension.

Ces mesures seront présentées le 23 janvier en conseil des ministres en vue d’un examen par l’Assemblée nationale vers février-mars 2023 puis d’une entrée en vigueur le 1er septembre 2023. La réforme va désormais rentrer dans le temps parlementaire avec de nombreux débats en perspective. L’appréciation du bien-fondé de cette réforme pose plusieurs niveaux d’interrogation.

La réforme est-elle urgente ?

Le dernier rapport du COR (2022) confirme une tendance des précédents : le déficit du système de retraites (graphique 3) devrait progressivement gonfler pour atteindre un déficit compris entre 0,7 et 0,8% du PIB d’ici une dizaine d’années, soit un sous-financement des dépenses de pension de l’ordre de 6%. L’ampleur n’est pas négligeable. Toutefois, les besoins financiers sont d’une ampleur moindre que celle anticipée lors des précédentes réformes[2] car ces dernières ont déjà joué un rôle crucial de rééquilibrage budgétaire. Cette situation budgétaire s’inscrit dans un environnement général particulièrement dégradé des finances publiques en 2022 avec un déficit public d’environ 4,9% du PIB[3] et d’une dette publique d’environ 111% du PIB (OFCE, 2022).

Le gouvernement aurait pu ne prendre aucune mesure, financer le déficit par une émission de dette publique et attendre que la situation budgétaire s’aggrave. Mais deux considérations militent en faveur d’une action précoce. Premièrement, concernant les retraites où les changements paramétriques doivent être anticipés suffisamment à l’avance, il est important d’opérer sur le temps long et donc de mettre en place progressivement les changements. D’après les estimations fournies par le gouvernement, la progressivité des mesures fait que l’équilibre budgétaire ne serait atteint qu’en 2030. Deuxièmement, la procrastination a nécessairement un prisme générationnel puisqu’il appartient alors aux générations suivantes de réformer, cette fois-ci dans l’urgence, et de subir intégralement le poids de la réforme. L’anticipation précoce des problèmes de financement et la mise en place progressive de mesures correctrices peut œuvrer en faveur d’un meilleur partage générationnel.

L’âge est-il le seul paramètre d’ajustement acceptable ?

Le gouvernement dispose d’une large panoplie de paramètres pour maintenir financièrement le système de retraite à flot.

Il aurait pu augmenter le taux de cotisation ou réaffecter des impôts ou des dépenses fiscales dont l’efficacité est sujette à débat (CICE, CIR, exonération de charges).

Augmenter le taux de cotisation est discutable dans un contexte où le taux de prélèvement sur les revenus du travail, en France, est déjà élevé. Certes, ce dernier permet de financer une protection sociale généreuse mais il peut présenter des limites. En effet, user de ce levier confronte nécessairement à la question de la réduction du pouvoir d’achat des salaires en cas de hausse des cotisations salariales, et cette mesure serait d’autant plus délicate dans le contexte inflationniste actuel. Cela pose aussi la question du coût du travail en cas de hausse des cotisations patronales, mesure également un peu plus difficile à adopter dans le contexte actuel de choc sur le prix des matières premières secouant le secteur productif.

Réaffecter des ressources du budget général pour rééquilibrer les comptes de la branche retraite pose la question de la nature des pensions versées. Une première logique du système par répartition veut que les cotisations retraites prélevées sur les salaires financent les pensions contributives, c’est-à-dire celles accordées aux travailleurs sur la base de leurs cotisations passées. Une seconde logique veut que les prestations sociales versées au nom de la solidarité (pension minimum, minimum vieillesse, trimestres assimilés, etc.) soient financées par l’impôt, ce qui peut alors relever du budget général. Il pourrait donc être opportun de distinguer dans les déficits prévisionnels ce qui peut être imputé aux pensions selon leur nature contributive ou solidaire puisque ces deux logiques coexistent.

Le gouvernement aurait également pu réduire la générosité des pensions déjà versées. Dans le contexte inflationniste actuel, le gouvernement aurait pu choisir de sous-indexer fortement les pensions par rapport à l’évolution des prix. Les économies budgétaires n’auraient pas été négligeables. Le choix contraire a été fait puisque depuis le 1er janvier 2022, les pensions de base ont été revalorisées d’environ 6%. Á titre comparatif, l’État a revalorisé de seulement 3,5% le traitement indiciaire des fonctionnaires mais plus fortement le SMIC avec une hausse de 8%. Bien évidemment, la sous-indexation se heurte à la baisse du pouvoir d’achat des pensions et, plus particulièrement, à celle des petites retraites. Pour maintenir le pouvoir d’achat des petites pensions, un rapport publié par Terra Nova a émis, fin décembre, l’idée que la désindexation ne pourrait porter qu’à partir d’un niveau de pension suffisamment élevé. Cette préconisation peut s’apparenter à un recours différencié, déjà pratiqué dans le passé, du taux de CSG qui va d’une exonération à un taux majoré selon le montant de la pension. Cette ligne d’action est une façon de défendre l’idée que la solidarité portée par le système de retraites ne repose pas seulement sur un engagement entre les générations mais également sur un objectif de justice sociale entre retraités.

Finalement, le contrôle de l’âge de liquidation a retenu l’attention du gouvernement. Ce choix n’est pas une surprise puisqu’il figurait dans le programme de campagne électorale du Président Macron. Augmenter l’âge permet d’agir à la fois sur la masse de recettes qui augmente du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps (effet positif sur la taille de la population active) et sur celle des dépenses qui augmentent moins vite car les nouveaux retraités seront moins longtemps à la retraite (accroissement plus faible du nombre de pensionnés). Le contrôle de l’âge de liquidation peut reposer sur une mesure contraignante comme l’âge d’ouverture des droits (AOD) qui interdit de partir avant un âge minimum ou une mesure incitative telle que la durée de cotisation qui permet d’obtenir une surcote pour une liquidation tardive ou une décote pour une liquidation précoce. Le gouvernement Borne a choisi de combiner les deux. Bien évidemment, le recul de l’âge de la retraite est une importante source de préoccupations quant aux conséquences sociales d’un maintien plus long dans l’emploi des seniors.

Augmenter l’âge de la retraite : quels sont les principaux points de vigilance ?

Rallonger la durée d’activité pose un grand nombre d’interrogations sur les conséquences sociales puisque tous les travailleurs ne partent pas au même âge à la retraite (graphique 4). Demander un effort de travail supplémentaire à des travailleurs seniors n’est envisageable que si ces derniers ne sont pas confrontés à des problèmes d’employabilité ou de santé les rendant inaptes à poursuivre leur activité. Un des principaux points du débat devrait s’attarder, en particulier, à identifier la situation des plus fragiles qui pourraient être impactés lourdement par la réforme.

Tout d’abord, les travailleurs potentiellement les plus impactés sont ceux ayant eu des carrières longues, c’est-à-dire, des personnes qui sont entrées très tôt sur le marché du travail, qui ont pu valider des trimestres très jeunes et qui peuvent bénéficier d’un dispositif de retraite anticipée. La loi Woerth de 2010 avait prévu un décalage de deux ans de l’âge minimum pour carrières longues. La première ministre a annoncé que les dispositifs « carrières longues » pour des départs possibles dès 58 ans seront maintenus (143 000 nouveaux retraités en 2020, soit environ 23% des effectifs de nouveaux retraités du secteur privé). Les départs dès 58 ans sont très théoriques puisque le régime des salariés du secteur privé décompte un nombre infime de travailleurs réunissant les conditions requises. En pratique, les départs pour « carrières longues » se font plutôt entre 60 et 62 ans. A priori, ces travailleurs ne devraient donc pas être impactés sauf si le nombre de trimestres requis par ces dispositifs est modifié.

Ensuite, les travailleurs particulièrement fragiles, en raison d’un handicap, d’une invalidité, d’incapacité ou d’inaptitude peuvent actuellement bénéficier d’un dispositif dérogatoire de retraite au titre de l’inaptitude leur permettant de partir sans décote à l’actuel AOD de 62 ans. En 2019, 104 000 individus ont bénéficié de ce dispositif. Quant aux autres dispositifs de retraite anticipée des travailleurs handicapés (retraite dès 55 ans avec 2 231 nouveaux retraités en 2021), pour incapacité permanente (retraite dite « pénibilité 2010 » dès 60 ans avec 3 178 nouveaux retraités en 2021) ou au titre du Compte professionnel de prévention C2P[4] (retraite dite « pénibilité 2014 »), ils permettent de liquider plus tôt. La Première ministre a annoncé que pour l’ensemble de ces dispositifs l’âge dérogatoire d’ouverture des droits n’augmenterait pas. Bien au contraire, elle s’est engagée à un meilleur suivi sanitaire (bilan médical) ainsi qu’à certains assouplissements dans l’attribution de points « pénibilités ».

Pour le secteur public, les fonctionnaires en service actif et les militaires (non-officiers) peuvent partir plus tôt à la retraite, ce qui fait qu’en 2020, près de 39% des fonctionnaires ayant liquidé leur pension étaient âgés de moins 62 ans. Avec la réforme, ils pourront toujours partir plus tôt, mais la réforme devrait conduire à un décalage progressif de deux ans des âges spécifiques d’ouverture des droits propres à chaque statut.

Pour les seniors à la recherche d’un emploi, l’allongement de la durée d’activité est susceptible de se traduire par un allongement de la durée du chômage et donc par un risque du type « moins de retraités, plus de chômeurs ». Les simulations macroéconomiques concluent qu’à court terme, le recul de l’AOD peut conduire à une hausse du chômage du fait de la hausse de la population active sans hausse de l’activité (OFCE, 2021). Se pose alors la question du maintien prolongé des droits pour ces derniers afin d’éviter une entrée en situation de pauvreté. D’après la DARES, en 2021, 6,3% des actifs seniors (55-64 ans) étaient au chômage alors que 7,9% de l’ensemble des actifs se sont déclarés au chômage. Quant aux seniors en emploi, ces derniers pourraient être confrontés à des difficultés accrues de maintien dans leur poste de travail pour des raisons de compétence, d’aptitude physique, voire de santé, ce qui peut conduire à une fréquence plus élevée des arrêts maladies. La perspective d’avoir des travailleurs partant plus tard à la retraite devrait être l’occasion pour les employeurs de mettre en place une gestion à plus long terme des carrières, et en particulier en termes de formation et d’aménagement des postes de travail. La réglementation peut être un instrument pour les responsabiliser face à ces enjeux. Le gouvernement évoque des pistes sur ce sujet et ces dernières semblent, pour l’instant, peu contraignantes.

Selon toute vraisemblance, les seniors qui devraient être les plus impactés sont les travailleurs qui ne bénéficient d’aucun dispositif dérogatoire et qui espéraient prendre leur retraite avant 64 ans. Sur les dix prochaines années, le nombre de travailleurs concernés est potentiellement élevé (en 2020, près de 57% des salariés du secteur privé ont pris leur retraite entre 62 et 64 ans). Typiquement, un travailleur qui avait acquis tous ses droits à 62 ans devra travailler plus longtemps et jusqu’à 2 années supplémentaires pour les générations nées à partir de 1968. Ce raisonnement est toutefois valable à la nuance près que depuis le 1er janvier 2019, la caisse de retraite AGIRC-ARRCO applique une décote de 10% pendant trois ans sur la pension complémentaire en cas de liquidation au taux plein. Pour ne subir aucune décote, le travailleur est fortement encouragé à décaler d’une année son départ. Vu sous cet angle, l’âge minimal d’ouverture des droits à une pension pleine serait de 63 ans et non de 62 ans. La réforme portée par le gouvernement ayant un impact favorable sur le financement de l’AGIRC-ARRCO, il est fort probable que cette décote de 10% soit prochainement abandonnée. Il est raisonnable d’anticiper que de nouveaux travailleurs réuniront les conditions requises de carrières longues entre 62 et 64 ans. Ils seront donc impactés selon le nombre de trimestres supplémentaires nécessaires pour valider une carrière longue après 62 ans. En revanche, d’autres valideront un nombre de trimestres au-delà du niveau requis, et notamment les femmes qui peuvent valider jusqu’à 8 trimestres par enfant, sans pouvoir pour autant bénéficier d’un dispositif dérogatoire[5]. Quoi qu’il arrive, les seniors contraints de partir plus tard à la retraite et qui auront conservé leur emploi, ou à défaut bénéficié d’une période de chômage indemnisé, pourront prétendre à une pension complémentaire plus élevée du fait qu’ils auront accumulé plus de points au moment de la liquidation. On peut toutefois noter une inégalité de traitement des futurs retraités puisque le poids de la pension complémentaire est fonction de la part du salaire au-dessus du plafond. Le gain relatif en pension sera donc d’autant plus fort que le salaire sera élevé.

Quant à la situation des personnes aux carrières incomplètes, elles attendent en général 67 ans pour ne plus subir la décote pour trimestres manquants. La Première ministre a annoncé que cet âge du taux plein automatique ne serait pas remis en question. Pourtant, pour ces futurs retraités, une proratisation accrue est prévue avec l’accélération de l’augmentation de la durée requise : pour la génération 1968, une durée requise de 172 trimestres au lieu de 169 induit automatiquement une baisse de 1,8% de la pension en cas de carrière incomplète. Á titre de comparaison, il est utile de rappeler qu’actuellement les liquidations à 62 ans correspondent souvent à des pensions pour carrières complètes et sont donc associées à des pensions relativement plus élevées, alors qu’à 67 ans, ce sont surtout des liquidations tardives à l’âge du taux plein pour des carrières incomplètes, et donc associées à des petites pensions. Ceux qui prennent leur retraite entre ces deux âges sont souvent des travailleurs avec des carrières longues mais pas suffisamment pour partir dès l’AOD. Ces profils peuvent correspondre à ceux de cadres entrés plus tardivement sur le marché du travail en raison d’études supérieures et qui vont liquider des pensions contributives plus élevées que la moyenne. Pour les plus pauvres, l’âge d’ouverture des droits au minimum vieillesse[6] (961,08 € par mois hors APL pour une personne seule) ne bouge pas et reste fixé à 65 ans avec une dérogation à 62 ans en cas de handicap.

D’après les estimations du gouvernement, environ 30% des gains budgétaires de la réforme seraient réemployés dans les mesures sociales d’accompagnement. De plus, le retour à l’équilibre budgétaire se ferait assez lentement, ce qui pourrait suggérer une transition relativement douce dont les contours exacts mériteraient d’être appréciés par des études d’impact.

Bibliographie

Assemblée nationale, 2022, Loi de financement de la sécurité sociale 2023.

COR, 2022, Evolutions et perspectives des retraites en France, Rapport du 15 septembre 2022.

FIPADDICT, 2022, Une autre réforme des retraites est possible, Terra nova, 22 décembre 2022.

Gouvernement Borne, 2023, Pour nos retraites : justice, d’équilibre et de progrès, Dossier de presse, 10 janvier 2023 : https://www.gouvernement.fr/upload/media/content/0001/05/1548a2feb27d6e5ed4d637eb051bb95daeb2200f.pdf

Laffon P. et D. Le Bayon, 2022, Les départs en retraite au titre de l’inaptitude, Rapport IGAS, octobre.

OFCE, 2021, « Les effets macroéconomiques de leviers possibles de redressement des comptes sociaux », présentation au HCFIPS, avec les contributions de B. Ducoudré et P. Madec.

OFCE, 2022, Perspectives économiques 2022-2023 d’octobre 2022 (sous la direction d’E. Heyer et X. Timbeau), Revue de l’OFCE, n° 178.


[1] Le programme prévoyait un objectif de 65 ans, mais le candidat avait annoncé qu’il n’excluait pas de se limiter à 64 ans.

[2] La réforme Balladur de 1993 s’appuyait sur le Livre blanc sur les retraites (1991, gouvernement Rocard) qui prévoyait en 2010 un sous-financement de 30% des dépenses. Ensuite, les réformes Fillon (2003), Woerth (2010) puis Touraine (2014) ont pu se référer aux rapports du COR qui prévoyaient respectivement, au moment de l’élaboration des projets de réforme, des sous-financements de l’ordre de 14,5%, 8% et 9,5% à un horizon de 20 ans. La comparaison avec la situation actuelle est toutefois à nuancer car ces déficits anticipés prévoyaient également la montée en puissance des régimes d’employeur de la fonction publique, ce qui a conduit, par la suite, l’État a augmenté régulièrement sa contribution d’équilibre.

[3] Pour la seule protection sociale, l’assurance maladie accuserait un déficit de 17,8 milliards d’euros (Loi de financement de la sécurité sociale 2023), soit 0,65 % du PIB.

[4] Le critère de pénibilité a été introduit par la loi Touraine. Depuis le 1er octobre 2017, six risques professionnels sont pris en compte : activités exercées en milieu hyperbare (hautes pressions), les températures extrêmes, le bruit, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif. Un compte professionnel de prévention (C2P) permet à ces salariés de cumuler des points pour pénibilité : 1 point est attribué en cas d’exposition pendant un trimestre à un facteur de pénibilité, 2 points en cas d’exposition à plusieurs facteurs. Le cumul ne peut excéder 100 points. Ces points peuvent être utilisés pour payer une formation, travailler à temps partiel avec maintien de la rémunération ou pour valider des trimestres supplémentaires. L’attribution de 10 points permet de valider 1 trimestre. Ces trimestres comptent comme des trimestres cotisés et permettent d’obtenir plus rapidement une pension pour carrière longue.

[5] Le projet gouvernemental prévoit toutefois d’intégrer les périodes de congé parental, jusqu’à 4 trimestres, pour accéder aux dispositifs carrières longues et aussi dans le calcul de la pension minimum.

[6] En raison d’une reprise possible sur succession des montants versés, le taux de non recours à ce revenu minimum est de 50 %, ce qui est élevé pour une prestation sociale visant à protéger les plus âgés de la pauvreté. Le gouvernement a prévu d’augmenter le seuil de récupération, actuellement de 39 000 euros, à 100 000 euros.




Inégalités des chances au concours externe de l’ENA
Le rôle du genre croisé à l’origine sociale

par Maxime Parodi, Hélène Périvier, Fabrice Larat