Existe-t-il de très bons arguments en faveur d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine ?

par Guillaume Allègre

Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz évoque la proposition d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine des plus aisés afin de financer la transition climatique. Cette proposition est précisée dans une tribune du Monde signé par Jean Pisani-Ferry. On peut regretter que le débat suivant la publication de ce rapport ne porte pas principalement sur le climat et qu’il se soit focalisé sur la proposition de prélèvement exceptionnel de 5 % sur le patrimoine financier des plus aisés. Pour autant, et puisque la discussion porte sur l’équité du financement de l’action publique, elle mérite d’être menée jusqu’au bout.



         13. Pour financer la transition, au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l’endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire. Celui-ci pourrait notamment prendre la forme d’un prélèvement exceptionnel, explicitement temporaire et calibré ex ante en fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques, qui pourrait être assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés. Rapport Pisani-Ferry – Mahfouz, Synthèse.

Une proposition de politique publique, normative, n’est pas vraie ou fausse mais convaincante ou non convaincante. Elle peut s’appuyer sur des hypothèses comportementales vraies ou fausses, mais la conclusion porte sur ce que l’on devrait faire et non sur ce qui est, et doit donc convaincre. Idéalement, elle doit convaincre largement les personnes concernées, en l’occurrence dans le cadre fiscal, nous tous, des économistes aux citoyens en passant par le personnel politique. Pour être convaincant, il est nécessaire de montrer et discuter des justifications, expliciter les arbitrages, l’analyse coût-bénéfice, discuter des hypothèses…. La barre est haute car nous ne changeons pas d’avis si facilement, et encore moins en matière fiscale : chacun a son idée sur la meilleure façon de prélever l’impôt.

Quels sont les critères pour juger de propositions normatives découlant d’un modèle économique normatif ? Premièrement les hypothèses doivent être réalistes. Les conclusions normatives ne peuvent être testées, elles découlent des hypothèses de manière logique et donc ne peuvent avoir plus de force que l’hypothèse la plus faible. Deuxièmement, comme il s’agit de convaincre, il est nécessaire de partir d’objectifs sociaux et de valeurs partagés, ou du moins pouvant faire l’objet d’une discussion publique. Il est nécessaire de répondre aux objections : peut-être que le modèle n’est pas assez réaliste ou que d’autres objectifs sociaux ne sont pas pris en compte. Parfois le problème n’est pas ce qui est dans le modèle mais dans ce qui n’y est pas : la discussion doit donc être large et pluraliste. Enfin, les propositions doivent être comparées aux alternatives possibles et il faut pouvoir convaincre que le modèle économique utilisé est le plus adapté pour comparer ces alternatives, c’est-à-dire qu’il modélise l’élément crucial ou les éléments cruciaux.       

Quid de la proposition d’impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus aisés ? Xavier Ragot, cité par Pisani-Ferry, résume l’argument principal :

La fiscalité du capital possède un avantage par rapport à la fiscalité du travail : elle génère des ressources élevées sans désinciter au travail. Bien sûr, l’anticipation d’une fiscalité du capital élevée réduit les incitations à épargner, ce qui réduit les fonds disponibles pour investir. De ce fait, la hausse de la fiscalité du capital non anticipée et transitoire, avec un engagement de l’État à ne pas utiliser cet outil dans le futur, possède l’avantage de générer des ressources sans réduire les incitations à l’épargne, ce qui est un résultat standard (Farhi, 2010). La politique optimale consiste en une hausse de la taxation du capital en une fois pour générer des ressources fiscales égales à la valeur actualisée nette des dépenses d’investissement prévues.

C’est le cœur de l’argument, celui qui mérite d’être discuté. Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz propose de calibrer l’impôt en « fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques ». En pratique, le prélèvement pourrait être de 5% sur le patrimoine financier des 10% les plus aisés, patrimoine financier valorisé dans le rapport à 3 000 milliards d’euros[1], ce qui rapporterait 150 milliards – ou 5 points de Pib – sur les trente ans pendant lesquels le gouvernement s’engagerait à ne pas recourir à un nouveau prélèvement exceptionnel, soit 0,16 point de Pib par an.  Les auteurs préconisent en effet des facilités de paiement sur le paiement qui pourrait être lissé durant une longue période. Ce point n’est pas défini précisément mais a pour objet de contourner les difficultés de liquidité afin que les propriétaires ne soient pas obligés de vendre pour payer l’impôt[2].

Il existe des objections qui méritent discussion :

  • Le prélèvement unique exceptionnel ne respecte pas le principe d’égalité devant l’impôt. Il traite le patrimoine financier et foncier de façon différente. Il faudrait le justifier vis-à-vis des objectifs poursuivis. Le rapport évoque l’idée qu’« une part du patrimoine immobilier tend à être dévalorisée par le changement climatique et que les dépenses d’atténuation pèsent sur les propriétaires »[3] mais ce n’est pas très convaincant : l’impact du changement climatique sur les actifs sera hétérogène à l’intérieur de chaque classe d’actifs. La valorisation d’une maison en bord de mer pourra se déprécier si elle est victime d’érosion, ou s’apprécier si le climat est apprécié pour sa fraicheur. En termes financiers, l’impact ne sera pas le même si l’on détient des actifs fossiles ou renouvelables. Si l’idée est de taxer les gagnants alors il faut attendre de connaître qui seront les gagnants et imposer toutes les plus-values réelles. Un financement par la dette peut alors se justifier par l’attente des informations pertinentes.  Le prélèvement ne respecte pas non plus l’équité intertemporelle devant l’impôt : pourquoi exonérer les patrimoines de demain ? La proposition implique que l’imposition soit explicitement temporaire, le gouvernement s’engageant à ne plus y recourir. Le rapport propose aussi des facilités de paiement. Dans 10 ans, une personne qui avait un actif fossile en 2023 continuerait alors de payer la contribution, alors que l’actif n’a plus de valeur, tandis que le milliardaire de 2033, qui profite éventuellement du changement climatique, n’en paierait pas ? Un impôt annuel sur le patrimoine semble préférable de ce point de vue :
  • Le prélèvement doit être non-anticipé, pour que tout ou partie des patrimoines ne soit pas transféré à Bruxelles ou Genève. Cela pose un problème démocratique car il nécessite un élément de surprise, peu compatible avec l’idée de consentement à l’impôt. Evidemment, en cas d’extrême urgence, comme une tentative d’invasion militaire par un pays étranger, il est parfois nécessaire d’agir en urgence, mais cela ne semble pas être le cas ici, notamment en regard des montants : 5 points de Pib sur trente ans alors que la France a ajouté 20 points de Pib d’endettement lors de la crise Covid. Même si l’investissement a un caractère d’urgence, il semble préférable de prendre quelques mois pour délibérer sur la manière la plus équitable de le financer collectivement ;
  • Le caractère exceptionnel doit être crédible : pour que le prélèvement soit sans effet sur l’épargne, le gouvernement doit s’engager de façon crédible à ne pas recourir de nouveau à un prélèvement exceptionnel. Pour cela, le rapport propose de calibrer le prélèvement sur « le coût anticipé de la transition ». Toutefois il existe des incertitudes importantes sur ce coût, que l’on découvre petit à petit. De plus, il existe d’autres chocs sur l’économie (pandémie, guerres, dégâts environnementaux…) qui arrivent régulièrement de manière non anticipée. Si le gouvernement prélève de façon exceptionnelle aujourd’hui, des acteurs économiques rationnels anticiperaient que la probabilité qu’il prélève de façon exceptionnelle demain est non-nulle, ce qui réduit l’épargne, et surtout accroît l’incitation à placer son épargne dans un pays n’ayant jamais pratiqué de prélèvement exceptionnel et donc plus crédible de ce point de vue. Les raisons pour prélever de nouveau ne manquent pas, la première étant un coût initial de la transition climatique qui pourrait être sous-estimé. Dans ce cas, le gouvernement se retrouve dans les mêmes circonstances qui l’ont amené à un premier prélèvement exceptionnel, d’autant plus si les agents économiques n’ont pas réagi la première fois. Il serait alors tout à fait rationnel pour ce gouvernement d’effectuer un second prélèvement exceptionnel, puis un troisième si nécessaire et tant que les acteurs économiques ne réagissent pas. Mais il est probable à ce point que les acteurs économiques finissent par réagir et de fait qu’ils réagissent dès le départ. L’analyse économique, y compris néo-classique en anticipation rationnelle, souligne depuis longtemps les problèmes de cohérence intertemporelle : le résultat d’optimalité d’une contribution exceptionnelle n’est de fait pas si standard ;
  • Si on ajoute d’autres objectifs aux pouvoirs publics, dont l’égalité, pourquoi se limiter à 5% du patrimoine financier des plus aisés ? Pourquoi pas 49%, avec montée proportionnelle de l’État dans le capital des entreprises[4] ? Cela permettrait à l’État de participer à leurs bénéfices sans avoir à prélever d’impôt sur les sociétés. Cette semi-expropriation exceptionnelle permettrait ainsi de réduire les impôts et donc les distorsions ! Cela réduirait les inégalités de patrimoine et de revenus et permettrait d’augmenter l’épargne : sans IS, le rendement de l’épargne restante serait plus élevé ; de plus les propriétaires expropriés auraient une épargne plus faible et donc une incitation importante à la reconstituer. Ce résultat est cohérent avec les hypothèses prises pour justifier le prélèvement exceptionnel, et d’autant plus cohérent que plus l’État prélève dès le départ, plus il est crédible qu’il ne prenne pas plus par la suite. La question du réalisme d’un tel modèle mérite cependant d’être débattue[5].

La littérature en fiscalité optimale n’a jusqu’ici pas produit de consensus sur la façon d’imposer le patrimoine (revenus et stock). Il existe néanmoins de bonnes raisons de l’imposer :

  • D’un point de vue éthique, le capital (stock mais surtout revenus) augmente la faculté contributive de ses détenteurs. Du point de vue de la juste contribution aux charges publiques, on peut également souligner que les avantages des dépenses en termes de protection des droits de propriété (police, justice, armée, stabilité financière) bénéficient aux individus ou foyers de façon proportionnelle à leur patrimoine, ce qui de ce point de vue justifie une imposition du stock de patrimoine. D’un point de vue méritocratique, on peut vouloir traiter les revenus du travail et les revenus hérités de façon différente. Si les droits de succession sont impopulaires, l’impôt sur le patrimoine peut s’y substituer ;
  • D’un point de vue comportemental, l’imposition du patrimoine se justifie par le fait que des revenus du travail peuvent être convertis en revenus du patrimoine par les indépendants et actionnaires majoritaires d’entreprises. De plus, ces revenus du travail peuvent être convertis en revenus non imposables du patrimoine via les bénéfices non distribués (voir IPP, 2023 : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? »). De plus, taxer le stock de patrimoine plutôt que les revenus réduit les désincitations (argument d’Allais).

À l’heure actuelle, le principal argument contre la taxation du patrimoine est sa forte mobilité, ce qui explique la baisse continue de l’impôt sur les sociétés (peut-être stoppée par un accord international ?).

Dans ce contexte, y-a-t-il de meilleures alternatives à un prélèvement exceptionnel sur les patrimoines financiers des plus aisés ? Au-delà de la fiscalité optimale, que nous apprennent les débats sur les bonnes pratiques en matière fiscale ? Pendant longtemps, l’économie politique a réfléchi sur la fiscalité en termes de maximes ou principes. Par exemple, dans Richesse des nations (1776), Smith propose les maximes suivantes :

  • « Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. »
  • « La taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. »
  • « Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les moins gênants pour le contribuable. »
  • « Tout impôt doit être conçu de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au-delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État. »

Selon ces critères, d’autres modes de financement, plus convaincants, peuvent être proposés.

Que faire face au financement de la transition climatique ?

Au premier ordre, un besoin de financement supplémentaire de 5 milliards par an est très faible par rapport aux 1 500 milliards de dépenses publiques en 2022. Ces 0,3% ne constituent pas un choc et peuvent être financés selon les mêmes critères que les autres dépenses publiques.

Les pouvoirs publics peuvent également choisir de cibler le capital des ménages pour des raisons d’acceptabilité politique de la transition et en présence de justifications plurielles de l’imposition. Les impôts annuels ― cohérents dans le temps ― à taux faibles et assiettes larges, et multiples assiettes (revenus, stock, transmission) sont préférables. À jugements relatifs sur l’équité de ces impôts constants, et étant donné que le rendement budgétaire des impôts reposant sur le patrimoine des ménages est de 80 milliards en 2016 (Cour des comptes), une augmentation de 6% des taux permet de financer les montants évoqués.

Il est néanmoins possible de faire mieux si les impôts actuels ne sont pas jugés équitables ou si l’objectif est de cibler les gagnants et d’épargner les perdants du « choc climatique ». Afin de mieux respecter l’équité horizontale, nous avons ainsi plaidé pour l’imposition de l’ensemble des plus-values (réelles) réalisées, immobilières et financières, aujourd’hui largement exonérées ou effacées lors des transmissions (voir Allègre, Plane, Timbeau, 2012 : Réformer la fiscalité du patrimoine ? ; Allègre, 2022 : Repenser la fiscalité lors de l’héritage ; Le Monde, 2023 : « Transition écologique : « Il n’y a pas d’instrument fiscal miracle qui allie à lui seul rendement, réduction des inégalités et de la pollution»).

Un impôt sur les plus-values réelles permettrait de faire contribuer davantage les gagnants, et de faire contribuer le foncier à la hauteur du financier. Par rapport à un impôt annuel sur le patrimoine, auquel il pourrait se rajouter, il ne pose pas de problème de liquidité puisque les propriétaires viennent de vendre et peuvent donc supporter le taux du prélèvement forfaitaire unique (30 %). Cet impôt s’appliquerait à toutes les plus-values réelles, en tenant compte de l’inflation, et serait reporté en cas de réinvestissement immobilier pour ne pas désinciter à la mobilité. Les plus-values tiendraient également compte des frais de rénovation, notamment thermique, ce qui serait incitatif. Elles ne seraient plus effacées lors des successions, et l’impôt pourrait même être payé à cette occasion sur les plus-values latentes – ou reportées (jamais effacées) dans des circonstances particulières à définir (transmission d’une entreprise familiale[6]). Le montant à attendre d’une telle imposition dépend des circonstances futures mais pourrait rapporter, en brut, entre 1 et 2 points de produit intérieur brut chaque année, si on prend comme référence l’évolution des patrimoines des dix ou vingt dernières années, et selon le coût (à court-terme) des reports d’imposition lors des transmissions.


[1] Selon le rapport : « L’actif financier net des ménages était de 4 700 milliards d’euros en 2021, dont 3 000 milliards pour les 10 % les mieux dotés. Un prélèvement forfaitaire exceptionnel de 5 %, dans une fenêtre de trente ans, rapporterait donc 150 milliards, soit un peu plus de 5 points de PIB au total. Sources : Banque de France pour le montant du patrimoine des ménages ; Insee pour leur répartition. »

[2] Certains ménages pourraient en effet ne pas être en mesure de faire face à un prélèvement unique à hauteur de 5 % de leur patrimoine financier. Il y a donc un risque de liquidité. L’étalement du prélèvement sur plusieurs d’année permet donc d’éviter cet écueil.

[3] p. 120.

[4] De même que de nombreux pays ont déjà pratiqué la nationalisation-expropriation (partielle ou totale) des entreprises étrangères.

[5] Montrer qu’avec les mêmes hypothèses, on peut arriver à des conclusions que les auteurs ne défendent pas n’est pas une invitation à discuter du calibrage du modèle, c’est un raisonnement par l’absurde visant à disqualifier le modèle.

[6] Aujourd’hui les systèmes d’abattement ou d’exonération incitent à la détention potentiellement inefficiente d’actifs afin de bénéficier d’une exonération d’impôt sur des plus-values (qui constituent des revenus réels). Un tel système pose ainsi des problèmes à la fois du point de vue de l’efficacité et du point de vue de l’équité.




Pour ouvrir le débat : dix observations à propos du rapport “Les incidences économiques de l’action pour le climat”

par Jean-Luc Gaffard [1]

Introduction Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat [2] propose une approche des problèmes posés par la transition écologique étayée sur un ensemble de réflexions et d’analyses qui a le mérite de formuler un scénario argumenté, clair et cohérent pouvant servir de guide à la politique économique. Le propos qui suit est d’ouvrir le débat sur les choix assumés dans le rapport, en tout premier lieu celui de plaider pour un rythme accéléré d’une transition qui, de ce fait, a immédiatement un coût élevé et doit être pilotée par l’État. Si une telle accélération devait provoquer des destructions excessives et cumulatives, le problème pourrait se poser dans des termes différents car il faudrait concilier le temps propre en l’occurrence du changement climatique avec celui des mutations des structures productives et des habitudes de consommation, ce qui aurait pour effet de mettre au centre du jeu le comportement des entreprises et des institutions financières en présence d’irréversibilité et d’incertitude.



1. Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat énonce trois propositions. Une mutation rapide du tissu productif est nécessaire pour répondre à l’ampleur du changement climatique. Elle doit résulter de choix publics au contraire de ce qui s’est produit dans le cas des mutations énergétiques précédentes qui étaient longues à prendre place et relevaient du choix des entreprises guidé par les forces du marché. Le montant considérable des investissements publics requis devra être financé par la dette publique ou la fiscalité.

Première observation. Le scénario que ces propositions décrivent n’est confronté à aucun autre, au motif d’être compatible avec le scénario national bas carbone et de répondre à l’urgence climatique qui prime sur toute autre considération et devient l’unique objectif. Il a une dimension essentiellement macroéconomique et ne retient pour engager la transition climatique que la seule action publique dont l’efficacité est subordonnée à la capacité du gouvernement de s’en donner les moyens. Le propos de ce qui suit est d’en établir certaines limites.

2. Le discours repose sur la modélisation de trajectoires optimales qui répondent à des objectifs techniques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il est avant tout question de remplacer un capital « brun » par un capital « vert », un capital « carboné » par un capital « décarboné », au terme d’une phase de transition au cours de laquelle il faut s’attendre à un ralentissement temporaire des gains de productivité et de la croissance.

Deuxième observation. Le changement relève d’un mécanisme de substitution de capital physique à des ressources fossiles sous l’influence du progrès technique, un mécanisme qui était déjà celui retenu en réponse au défi de la finitude du stock de ces ressources sur laquelle alertait le Rapport du Club de Rome paru en 1972[3]. Pourtant, ce n’est pas d’une simple substitution de facteurs dont le résultat serait connu dont il s’agit, mais d’une substitution de processus. À l’irréversibilité qui tient à l’épuisement des stocks de ressources primaires (et à l’accumulation du stock de carbone) s’ajoute celle liée à la non-transférabilité de nombre d’équipements et de qualifications[4]. Une capacité de production ancienne doit être détruite et une nouvelle doit être construite. Un tel processus de destruction créatrice (au sens de Schumpeter de rupture d’un équilibre), non seulement prend du temps, mais s’inscrit également dans un contexte où à l’irréversibilité des décisions d’investissement vient s’ajouter une incertitude relative à l’information sur les technologies et les préférences futures. Les déséquilibres peuvent perdurer voire s’amplifier. De telle sorte qu’il est difficile de s’abstraire de la question de la viabilité du sentier suivi comme conséquence de ce qui est une véritable révolution industrielle.

3. Sans nier la possibilité de survenance de déséquilibres notamment sous la forme de chômage et d’inflation, l’analyse présente des changements économiques définis par des nouvelles technologies et de nouvelles préférences. Seule est alors débattue la question du rythme du changement dont la réponse est dans les mains des pouvoirs publics et dont il est recommandé l’accélération.

Troisième observation. Cette analyse mise sur la connaissance par les décideurs publics des technologies et des préférences, y compris à moyen terme. Or les facteurs d’incertitude y compris d’ordre géopolitique restent considérables. Une transition brutale et rapide pourrait alors se traduire par des destructions répétées d’actifs physiques et humains liées à des bifurcations successives dues à des erreurs d’anticipation notamment sur la nature des technologies avec comme conséquence possible des difficultés rencontrées par les entreprises une hausse du taux de chômage et des baisses de revenus qui menaceraient la viabilité de la transition.

En arrière-plan des déséquilibres sectoriels (entre offre et demande), se profilent des distorsions dans la structure temporelle du tissu productif, entre construction et utilisation de capacités de production, qui tiennent à ce que les investissements coûtent avant de rapporter un revenu avec comme conséquence que les ressources libérées, qu’il s’agisse de ressources financières ou de ressources humaines (les qualifications) sont insuffisantes au regard des besoins des nouvelles activités. Le revenu global, le niveau global de l’emploi et les gains de productivité s’en trouvent affectés négativement[5].

Les déséquilibres sectoriels induisent des réactions le plus souvent asymétriques – prix et salaires étant plus flexibles à la hausse qu’à la baisse – avec pour effet d’une variance accrue une augmentation simultanée du taux d’inflation et du taux de chômage[6]. Ces phénomènes traduisent la dépendance de sentier qui lie le nouveau à l’ancien. L’amplification de l’un ou de l’autre est d’autant moins exclue que les déséquilibres sont fortement accrus d’entrée de jeu du fait d’une transformation trop brutale et trop rapide de l’appareil productif.

4. La mutation est assimilée à un choc d’offre auquel doit répondre un changement des préférences impulsé par des incitations notamment sous la forme de subventions publiques. Le bien-être reste implicitement établi en relation avec les fonctions d’utilité individuelles et renvoie à ce que devrait être la société au terme de la transition. Dès lors, se posent, uniquement, deux questions : celle d’une mesure de l’utilité qui inclurait des aspects non monétaires, hors des aspects environnementaux, et celle de l’existence de biais cognitifs, qui appellerait l’introduction de correctifs.

Quatrième observation. Le bien-être n’est pas mis en rapport avec les changements intervenus dans les conditions de production et de répartition, et donc avec les déséquilibres qui surgissent en cours de route comme conséquence de ces changements[7]. Rien n’est dit de la façon dont l’évolution des montants et de la structure des revenus influence les préférences, qu’il s’agisse des effets sur la taille des marchés ou des effets d’hystérèse sur les choix individuels. Des préférences existent initialement, de nouvelles préférences définies a priori répondent à l’urgence écologique, ce qui se passe en cours de route est supposé n’avoir aucun effet sur le point d’arrivée. La théorie économique « ordinaire » du bien-être est sauve puisque, in fine, production et répartition reflèteront les préférences retenues d’emblée comme optimales (par la collectivité) au regard de la contrainte environnementale. Il est pourtant difficile de négliger aussi bien l’influence en cours de route sur la production de l’évolution des volumes et de la structure de la demande que l’inertie des habitudes de consommation. De là, sans doute, la nécessité d’éviter des ruptures trop brutales du côté de la production et leurs effets destructifs.

5. La transition a des effets sur les inégalités attribués dans le rapport, non aux différences de revenus, mais à d’autres dimensions de la différenciation entre les ménages que sont le type de logement ou le type de lieu de résidence, ce qui implique d’établir des règles de redistribution sur d’autres critères que les critères de revenu. Il est avant tout question de partage équitable des sacrifices à l’aide de dispositifs conditionnels de soutien public particulièrement délicats à mettre en œuvre.

Cinquième observation. Les différences de sacrifice entre ménages, qui ne sont pas directement attribuées aux écarts de revenus, leur sont souvent corrélées. En outre, la répartition primaire des revenus liée à la qualité des emplois et aux niveaux de salaire n’est pas prise en considération alors que la transition appelle une restructuration du tissu productif et une recomposition des métiers dont il faudrait considérer les effets précisément sur la qualité des emplois et les niveaux de salaires au lieu de tout miser sur la redistribution bien que cela reste difficilement modélisable.

6. Le financement public de la transition repose sur un redéploiement des dépenses publiques, principalement les dépenses fiscales, un endettement public accru et un alourdissement de la fiscalité. Le redéploiement des dépenses dont le potentiel est significatif n’est pas jugé suffisant à lui seul. L’endettement est jugé souhaitable tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, mais cette possibilité est frappée d’incertitude. Une hausse temporaire des prélèvements obligatoires, en l’occurrence sur le patrimoine financier, est recommandée.

Sixième observation. Chacune de ces modalités de financement soulève des difficultés. Un redéploiement brutal et rapide ne peut que mettre en difficulté des entreprises, faute pour elles d’avoir le temps nécessaire pour s’adapter, et déstabiliser les recettes fiscales. Un alourdissement de la dette publique est d’autant plus difficilement envisageable que le taux de croissance pourrait être trop faible. Opérer une substitution entre « bonne » et « mauvaise » dette est d’autant plus délicat à mettre en œuvre qu’il est difficile de les distinguer notamment si l’on reconnaît la nécessité des dettes consenties pour faire face aux chutes de revenus et d’emploi nées de la transition. Reste effectivement la hausse des prélèvements obligatoires sur le patrimoine financier dont on voit, cependant, mal comment elle pourrait être non anticipée et surtout en quoi son caractère temporaire serait crédible et préviendrait tout changement de comportement des détenteurs de capitaux dans un contexte de forte volatilité avec possibilité de fuite des capitaux et de chute des cours.

Il pourrait, en revanche, être opportun de reprendre la question du financement de la transition en rappelant que les investissements dans de nouvelles activités peuvent être financés à partir des profits réalisés dans les anciennes activités autrement que par la taxation des unes et les subventions aux autres. Le revenu de l’exploitation des ressources pétrolières doit pouvoir aider au financement des investissements dans les énergies renouvelables comme le fait TotalEnergies en dédiant 25% de ses investissements au renouvelables à partir de ses revenus pétroliers et gaziers, de même que la vente de véhicules thermiques doit pouvoir aider au financement des investissements dans les véhicules électriques. Ce n’est pas, alors, une affaire de dette ou de fiscalité publiques, mais une affaire de gestion financière des entreprises impliquant leurs relations avec les détenteurs de capitaux dont la patience devrait aider à rendre viable la transition. D’autant que la demande de pétrole ou celle de véhicules thermiques, pour reprendre ces exemples, ne diminuent pas pour la simple raison que l’offre en est restreinte. Il faudrait plutôt s’attendre, dans ce cas de figure, à une hausse des prix et des pertes de pouvoir d’achat.

7. La transition climatique est présentée comme une composante significative du retour de l’inflation à court terme et comme un facteur de réduction de sa volatilité à long terme. Non sans faire état de difficultés à moyen terme, liées notamment aux tensions sur les marchés de matériaux critiques, qui seraient toutefois progressivement absorbées. Ce à quoi s’ajoutent les tensions suscitées par ce qui est présenté comme un choc d’offre négatif à court ou moyen terme (une hausse des coûts) et plus généralement comme des frictions jugées peu alarmantes. Dans cette perspective, la politique monétaire n’est retenue que comme un outil indirect de la transition climatique et doit finalement n’avoir d’autre objectif que la stabilité des prix. Il n’est plus question d’assouplissement quantitatif « vert », seule est débattue la question de la cible d’inflation à retenir avec comme seule conclusion la nécessité d’agir avec doigté sur les taux d’intérêt.

Septième observation. La politique monétaire est censée devoir poursuivre une cible qui recouvre un ensemble de prix d’équilibre incluant les taxes à commencer par la taxe carbone. La seule vraie préoccupation reste, dans cette approche, de casser les anticipations d’inflation. Les comportements des entreprises en matière de production, d’emploi et d’investissement face aux déséquilibres ne sont pas évoqués ou, plus précisément, sont supposés répondre mécaniquement à la contrainte monétaire. Il est, pourtant, intéressant de noter que l’un des rares passages du rapport où il est question des entreprises est celui dans lequel est mentionnée une étude de la Banque de France qui conduit celle-ci à retenir comme seul scénario vertueux en termes d’inflation celui dans lequel la transition serait pilotée par l’investissement privé qui permettrait d’augmenter l’offre à hauteur de la demande et donnerait lieu à des gains de productivité. Si tel est vraiment le cas, il est difficile de réduire le contrôle de l’inflation à celui du taux d’intérêt et de ne pas envisager plus avant le fonctionnement des marchés du crédit. Cela signifie d’accepter des tensions inflationnistes dès lors qu’elles résultent d’investissements « verts » qui ont un coût avant de produire des revenus. Cela signifie aussi de prendre garde à des risques de déflations non maîtrisables. Autant d’objectifs qui requièrent d’associer à la politique monétaire des mesures visant à la réorganisation du système financier de façon à privilégier des engagements à long terme.

8. La question européenne et celle des relations internationales sont principalement abordées dans le rapport sous l’angle des stratégies mises en œuvre par les différents ensembles géopolitiques. La tarification du carbone est au cœur de la stratégie de l’Union Européenne. Elle est présentée comme celle qui a la faveur des économistes parce qu’elle repose sur le signal-prix, procure des recettes qui peuvent être redistribuées, et garantit l’efficience des choix individuels des entreprises et des ménages. Les subventions à destination des entreprises pour stimuler la production d’énergie verte, les véhicules électriques ou à hydrogène et l’industrie verte sont privilégiées par la stratégie américaine avec l’adoption de l’Inflation Reduction Act. Leur montant n’est pas fixé a priori : il dépend de la demande et non d’enveloppes budgétaires préalablement arrêtées. Le financement prévu repose sur la fixation d’un taux de taxation plancher du profit des sociétés (15%) et la diminution du prix des médicaments, donc des profits de l’industrie pharmaceutique : ni l’une, ni l’autre de ces mesures ne relève d’une taxation du capital.  Les subventions aux entreprises sont également privilégiées par la stratégie chinoise. Les différences de prix moyen du carbone entre ces entités reflètent ces différences de stratégie.

Huitième observation. Si le risque encouru par les pays de l’Union Européenne de perte de compétitivité conduisant à une désindustrialisation est mentionné, aucune discussion n’est engagée sur ce qui la distingue vraiment des autres ensembles. Ce qui est considéré comme ayant la faveur des économistes repose sur des éléments de doctrine pour le moins fragiles. La stratégie préconisée dans le rapport allie le rôle du marché, réduit au mécanisme des prix, à des investissements publics massifs. La stratégie américaine s’appuie sur l’initiative des entreprises, sous condition pour elles de conduire des choix innovateurs. Ce qui les distingue est que l’une mise tout sur l’action publique, l’autre reconnaît aux entreprises (non au seul jeu des prix sur des marchés concurrentiels) une place déterminante.

9. Le choix explicite d’une croissance « verte » repose sur l’idée que la productivité est une donnée purement technique, dont les variations reflètent l’évolution des parts respectives de technologies « brunes » et technologies « vertes ». Ainsi diminue-t-elle au début de la transition en raison de l’avantage en termes de coût acquis par les technologies « brunes » avant d’augmenter à mesure que les technologies « vertes » sont davantage demandées et mises en œuvre et que s’installe le nouvel équilibre.

Neuvième observation. La transition écologique est un bouleversement d’une telle ampleur qu’il échappe à une approche en termes d’équilibre. La productivité mesurée le long du sentier de transition ne reflète pas seulement les techniques mises en œuvre. Elle reflète aussi les défauts de coordination (la persistance des déséquilibres et les différences de temporalité des évolutions du produit et de l’emploi), qui explique ce que l’on appelle le paradoxe de la productivité. Il suffit pour que la productivité baisse que le produit diminue plus vite que l’emploi, ce qui peut survenir y compris si le plein emploi devait être maintenu par une baisse des salaires[8]

Le sujet est, certes, celui de l’aptitude de l’économie engagée dans la transition écologique à retrouver un taux de croissance suffisamment élevé en contrepartie de l’endettement nécessaire, mais surtout son aptitude à maîtriser des fluctuations, que l’on ne peut pas assimiler à des soubresauts, pendant la période de convergence vers un taux de croissance de la productivité préalablement déterminé. Le sujet n’est pas de réaliser un équilibre qui serait aussi un optimum, mais de s’assurer de la viabilité d’une évolution hors de l’équilibre dans un contexte d’incertitude radicale. Le contrôle des fluctuations nées des ruptures des modes de production et de consommation procède, non seulement d’interventions publiques globales, mais aussi de la façon dont sont organisés les entreprises et les marchés. Ces modes d’organisation doivent être définis en rapport avec l’exigence de viabilité globale de l’économie, autrement dit en établissant un fondement macroéconomique des comportements microéconomiques, ce qui n’est autre qu’une invitation à considérer la structure des agrégats y compris leur dimension institutionnelle et organisationnelle.

10. L’analyse des incidences économiques de l’action pour le climat s’inscrit dans une démarche suivant laquelle l’offre commande la demande tout en faisant de la production le décalque de technologies et de préférences préalablement déterminées en relation avec des contraintes physiques (climatiques) elles-mêmes assimilées à des données objectives. Ce qui fait sa « nouveauté » est que le choix des technologies et des préférences devient une affaire collective, entendez par là publique.

Dixième observation. Deux visions de la production s’opposent : une vision ex post et une vision ex ante, qui commandent la démarche d’analyse des phénomènes de transition[9]. L’analyse économique de la transition écologique communément retenue relève de la première catégorie. La production est vue comme finalement adaptée à des technologies et des préférences « vertes » données. Certes, les anciens équipements et les anciennes qualifications doivent être remplacés. Cela crée des déséquilibres, mais ceux-ci sont jugés temporaires (transitoires). Seule est considérée la vitesse du changement que l’on entend aligner sur la vitesse du changement climatique. Le temps dans sa complexité n’est pas considéré si l’on entend par là l’articulation entre l’irréversibilité des investissements en capital physique comme en capital humain et l’incertitude qui pèse à la fois sur les technologies et les préférences. Or dans un tel contexte, imposer un rythme élevé de changement augmente les coûts immédiats, qu’il s’agisse des coûts financiers ou des coûts humains, et rompt sur le papier les liens entre le passé et le futur à commencer par les liens financiers. Cela a une double conséquence : d’une part, le comportement de l’entreprise est ignoré parce qu’il est présumé, à juste titre, être marqué par une certaine inertie, d’autre part, le recours à l’État (aux finances et aux contraintes publiques) est privilégié.

Une vision ex ante de la production identifie celle-ci à un processus dont le point d’arrivée est, par nature, inconnu. Il en est ainsi des technologies et des préférences qui se construisent en chemin. Le propos est alors d’analyser l’articulation entre les différentes formes productives qui doivent se succéder au cours du temps, c’est-à-dire l’articulation entre la destruction et la création de ressources productives, entre construction et utilisation de capacités de production. Cela signifie reconnaître l’existence d’effets d’hystérèse inséparables de l’irruption de la nouveauté, notamment l’influence récurrente du chômage et des chutes de revenus sur les capacités d’apprentissage ainsi que sur la formation des préférences. Le problème n’est plus d’adopter une configuration du système productif et de choisir le rythme de cette adoption. Il est de s’assurer de la viabilité d’un processus endogène de création (d’apprentissage par essais et erreurs). Le rythme de l’utilisation des ressources « ne dépend pas principalement d’une décision exogène, disons de politique économique, mais des structures industrielles, technologique et de consommation »[10]. Le nœud du problème réside dans les contraintes réelles et financières qui résultent de la spécificité des ressources existantes et structurent ce processus. Il existe une double inertie : celle des capacités de production et celle des habitudes de consommation qui, les unes comme les autres, s’inscrivent dans un temps historique. « Ces différents temps propres imposent un délai aux mutations structurelles – et nul doute que toute utilisation d’une ressource nouvelle, que toute innovation technologique détermine à des degrés divers une mutation structurelle. Le non-respect de ce délai (…) produit – quelles que peu importantes qu’elles soient relativement au débat sur la finitude du monde – des crises économiques. L’émergence simultanée de l’inflation et du chômage peut en effet être rigoureusement expliquée en termes d’évolution structurelle et d’asymétrie »[11]

Dans ce contexte, les mécanismes de financement jouent un rôle central. L’objectif est, pour les entreprises, de disposer de ressources financières dans les montants et aux moments requis. Il est alors difficile d’ignorer que les ressources financières internes sont le produit des activités anciennes et que les ressources externes dépendent du degré de patience des financeurs.

Conclusion. L’enjeu de ces observations est d’identifier les menaces qui pèsent sur la viabilité d’une économie soumise à des changements structurels et qui ne peuvent pas être écartées au motif qu’elles seraient temporaires en se réclamant d’un principe de convergence vers un hypothétique équilibre de long terme. L’enjeu est, consécutivement, de mettre l’accent sur les modes de coordination qui ne relèvent pas que de l’État ou du marché, des politiques macroéconomiques, budgétaire ou monétaire, ou du mécanisme des prix, mais aussi de l’organisation des entreprises et du système financier. C’est à ce dernier chantier, d’ordre institutionnel et politique, auquel il importe de s’attaquer.

Création de ressources, spécificité de ces ressources, apprentissage en cours de route caractérisent le processus de développement et correspondent à une nouvelle façon de concevoir et de percevoir la production et l’environnement. L’environnement est internalisé : ce n’est plus, seulement une contrainte, il devient un objectif et une opportunité.

Le propos n’est pas de nier l’urgence climatique, mais de s’assurer de la viabilité économique et sociale de la transition qui passe par des adaptations graduelles. Une coordination intertemporelle efficace requiert des acteurs qui la conduisent d’être en mesure de planifier leur activité à long terme, à commencer par les entreprises. Ce ne peut être obtenu autrement que grâce à des modes de gouvernance des entreprises et une organisation de la finance adaptés à cette exigence. Le droit économique, en tant que droit des rapports économiques, doit ici être mobilisé en complément de l’analyse économique[12]. Il s’agit de concevoir un mode expérimental de gouvernance qui repose sur l’articulation entre elles des actions conduites par les différentes parties prenantes aux questions environnementales et permet d’échapper au tout État comme au tout marché, à l’exclusivité de la réglementation publique ou de la taxation. Il s’agit d’établir les conditions organisationnelles, ayant trait aussi bien au contrats de travail qu’aux contrats de financement, d’un choix écologique commun des différents acteurs, non de précipiter le mouvement sous l’injonction d’incitations par le canal de la réglementation ou des prix. Il s’agit de permettre à tous les acteurs de s’engager de manière crédible dans des investissements à long terme. Tel est le sens que l’on peut ou doit donner à une planification écologique.

La contradiction irréductible entre la préservation des éléments naturels et la croissance économique est une dimension aujourd’hui essentielle de ce que Mireille Delmas-Marty[13] dénomme les vents contraires qu’il s’agit de concilier en tentant de stabiliser plutôt que d’immobiliser. C’est pourquoi il faut se garder d’une solution simple consistant à faire confiance à la seule intervention publique ou au jeu des seules forces du marché et se préoccuper des conditions de la création et du développement des entreprises capables d’internaliser dans leurs stratégies les objectifs environnementaux. La transition écologique entre dans ces changements structurels qui émaillent l’évolution des économies de marché confrontées à une instabilité intrinsèque tout en étant capables de résilience dès lors que sont mises en œuvre des mécanismes de régulation au niveau macroéconomique mais aussi à celui de l’organisation des entreprises[14].


[1] Je remercie François Geerolf, Mathieu Plane, Xavier Ragot et Christine Rifflart pour leurs commentaires. Je reste seul responsable du contenu de ce billet.

[2] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, Rapport à la Première Ministre, France Stratégie, mai 2023.

[3] Voir Meadows D. H. et alii, 1972, The Limits to Growth, New-York, Universe Book; et pour la critique Solow R. M., 1974, « The Economics of Resources or the Resource of Economics », Richard Ely Lecture, American Economic Review, mai, pp. 1-14.

[4] Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press. Chapter 9; Georgescu-Roegen N., 1976, Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press, p. 3-36.

[5] Hicks J. R., 1973), Capital and Time, Oxford, Clarendon Press ; Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press; Gaffard J-L, Amendola M., et Saraceno F. « Le temps retrouvé de l’économie » Odile Jacob, 2020.

[6] Fitoussi J-P., 1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[7] Les limites de la théorie « ordinaire » du bien-être sont énoncées par l’un de ses principaux contributeurs, John Hicks. Voir Hicks J. R., 1981), « A Manifesto », in Wealth and Welfare, Collected Essays on Economic Theory vol. 1, Oxford, Blackwell.

[8] Amendola M., Gaffard J-L., Saraceno F., 2005, « Technical Progress, Accumulation of Capital and Financial Constraints: Is the Productivity Paradox Really a Paradox? », Structural Change and Economic Dynamics, n° 16, pp. 243-261.

[9] Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press.

[10] Cohendet P., Fitoussi J-P., Héraud J-A., 1979), Ressources naturelles et irréversibilité, Revue d’Économie Politique, vol. 89, n° 3, p. 386.

[11] Cohendet et alii, Ibid. Le lien établi entre inflation, chômage et évolution structurelle renvoie à Fitoussi J-P, 1972), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[12] Voir Gaffard J-L et Martin G. J., 2023), Droit et économie de la transition écologique – Regards croisés, Paris, Mare & Martin, à paraître octobre.

[13] Delmas-Marty M., 2019), Sortir du pot au noir, l’humanisme juridique comme boussole, Paris, Buchet-Chastel.

[14] Voir Gaffard J-L., 2023, Instabilité et résilience des économies de marché, Paris, Classiques Garnier.