Quelles entreprises investissent en France ?

par Sarah Guillou

Au moment où l’investissement est devenu l’objet prioritaire de l’Union européenne, du FMI et de la France, à l’heure où le gouvernement français s’apprête à légiférer pour relancer l’investissement des entreprises, il est urgent de s’interroger sur les acteurs de l’investissement en capital physique en France[1].

Les investissements matériels du secteur marchand en France sont concentrés dans certains secteurs : manufacturier, commerce, transport, immobilier, information et communication, production d’électricité et de gaz. Ces « gros contributeurs » totalisaient 72% de l’investissement corporel en 1997, ils en totalisent 70% en 2011. Cette stabilité temporelle cache deux évolutions majeures : les secteurs manufacturier et de l’immobilier ont vu leur contribution à l’investissement se modifier profondément. Le recul de la part du manufacturier dans le PIB s’est traduit par une baisse de la part des investissements en machines et outils. Or, ce type d’investissement comprend notamment les investissements de robotisation et d’informatisation qui sont un important vecteur d’accroissement de la productivité. Ce recul n’a pas été compensé par l’investissement du secteur de l’information et communication qui investit aussi beaucoup en machines-outils.

Le dynamisme du secteur immobilier et des prix de la construction a gonflé la part de l’investissement en construction. Il est notamment remarquable que l’augmentation des prix de la construction ait capturé une part importante des dépenses d’investissement en capital des entreprises détournant ainsi le capital financier des destinations productives. Si le dynamisme des investissements en construction a bien influencé positivement l’évolution des investissements en actifs physiques, il est surtout explicatif de la dynamique de l’investissement du secteur immobilier. Le prix de la construction n’a pas diminué depuis la crise, mais les volumes investis ont fortement baissé.

La résilience du taux d’investissement des entreprises non-financières françaises s’explique en partie par les investissements en construction mais cela est surtout vrai pour le secteur immobilier et le secteur des transports.

Les taux d’investissement les plus élevés proviennent des plus grandes entreprises et de celles dont les taux de marge sont les plus élevés. Par ailleurs, le taux d’investissement est positivement corrélé avec le taux d’endettement, le statut d’exportateur, l’intensité d’exportation et l’intensité de R&D. En revanche, les indicateurs de capital humain comme la productivité du travail ou le salaire horaire moyen sont plutôt corrélés négativement avec le taux d’investissement.

La poursuite de la désindustrialisation et les délocalisations de la production manufacturière pourraient accélérer le recul de l’investissement en machines-outils-équipement. Le développement des TIC, et donc du secteur de l’information et des communications, pourrait compenser le déclin du secteur manufacturier. Si une source de l’amélioration de la productivité se situe dans l’investissement en machines-outils, le maintien d’une forte activité dans le secteur manufacturier et du secteur de l’information et des communications est impératif.

 

 


[1] La Note de l’OFCE n° 50 du 22 avril 2015 se propose de caractériser les secteurs et les entreprises qui investissent en France.

 




France : la reprise, enfin !

par Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro

Les perspectives 2015-2016 pour l’économie française de l’OFCE sont disponibles.

Jamais depuis le début de la crise des subprime l’économie française n’avait connu un contexte aussi favorable à l’enclenchement d’une reprise. La chute des prix du pétrole, la politique volontariste et innovante de la BCE, le ralentissement de la consolidation budgétaire en France et dans la zone euro, la montée en charge du CICE et la mise en place du Pacte de responsabilité (représentant un transfert fiscal vers les entreprises de 23 milliards d’euros en 2015 et près de 33 en 2016) sont autant d’éléments permettant de l’affirmer. Les principaux freins qui ont pesé sur l’activité française ces quatre dernières années (austérité budgétaire sur-calibrée, euro fort, conditions financières tendues, prix du pétrole élevé) devraient être levés en 2015 et 2016, libérant ainsi une croissance jusque-là étouffée. La politique de l’offre impulsée par le gouvernement, dont les résultats se font attendre sur l’activité, gagnerait en efficacité grâce au choc de demande positif provenant de l’extérieur, permettant un rééquilibrage économique qui faisait défaut jusqu’à présent.

L’année 2015 connaîtrait une hausse du PIB de 1,4 % avec une accélération du rythme de croissance au cours de l’année (2 % en glissement annuel). Le second semestre 2015 marquerait le tournant de la reprise avec la hausse du taux d’investissement des entreprises et le début de la décrue du taux de chômage qui finirait l’année à 9,8 % (après 10 % fin 2014). 2016 serait quant à elle l’année de la reprise avec une croissance du PIB de 2,1 %, une hausse de l’investissement productif de 4 % et la création près de 200 000 emplois marchands permettant au taux de chômage d’atteindre 9,5 % à la fin 2016. Dans ce contexte porteur, le déficit public baisserait significativement et s’établirait à 3,1 % du PIB en 2016 (après 3,7 % en 2015).

Evidemment, le déroulement de ce cercle vertueux ne sera rendu possible que si l’environnement macroéconomique reste porteur (pétrole bas, euro compétitif, pas de nouvelles tensions financières dans la zone euro, …) et si le gouvernement se limite aux économies budgétaires annoncées.




A propos du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty

présentation par Gérard Cornilleau

En 2014 l’activité éditoriale en sciences sociales aura été marquée par la publication de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle. Au-delà du succès de librairie mondial, rare pour un ouvrage plutôt difficile et publié originellement en français, le livre de Thomas Piketty a permis de relancer le débat sur la répartition de la richesse et des revenus. Contrairement à l’opinion générale qui veut que la croissance économique gomme les inégalités et débouche à plus ou moins long terme sur une société équilibrée reposant sur une large classe moyenne (hypothèse de Kuznets), Thomas Piketty montre, à partir de données historiques longues et pour partie nouvelles, que la norme est plutôt l’élargissement du fossé entre les plus riches et tous les autres. Les périodes de resserrement apparaissent a contrario liées à des accidents de l’histoire politique et sociale (guerres, renversements idéologiques,…). Dès lors, et à moins qu’un prochain accident ne le contrarie, les sociétés occidentales paraissent condamnées à subir un déséquilibre de plus en plus grand de la répartition des richesses. Pour Piketty, des changements structurels de la fiscalité permettraient de contenir cette dérive insoutenable à long terme.

Il n’est pas étonnant que cette analyse ait renversé la table des idées reçues et provoqué des réactions parfois vives soit de dénégation de la réalité des inégalités, soit de critiques d’une vision trop pessimiste de l’analyse de Thomas Piketty. Il était évident que l’OFCE se devait de participer à ce débat public. Plusieurs chercheurs de l’OFCE ont ainsi contribué en proposant compléments et analyses critiques aux thèses de Thomas Piketty. On trouvera ces contributions dans le dossier publié dans le numéro 137 de la Revue de l’OFCE sur Le capital au XXIe siècle. Elles émanent de Jean-Luc Gaffard qui met l’accent sur les problèmes liés à la nature du capital et aux relations entre sa composante productive, sa rémunération et la régulation de l’ensemble du système qui peuvent modifier les conclusions pessimistes sur le maintien d’un écart durable entre taux de profit et taux de croissance de la production. Guillaume Allègre et Xavier Timbeau cherchent quant à eux à approfondir l’analyse de la nature du capital et ils mettent l’accent sur la montée de la rémunération des droits de propriété qui entraînent l’apparition d’un nouveau type de rentiers de la technologie. Ils analysent aussi la contribution de la richesse immobilière pour conclure comme Thomas Piketty qu’elle participe fortement aux inégalités.

Thomas Piketty a accepté de participer au débat en rédigeant pour la Revue de l’OFCE, une réponse qui précise sa pensée sur un certain nombre de points comme la nature hybride du capital qui mêle capital productif, richesse immobilière ou droits de propriété intellectuels dont le rendement relève plus d’un processus de construction sociale que d’une simple relation technique entre capital et production.

Le présent dossier répond à l’engagement de l’OFCE d’animer un débat scientifique sur les questions majeures en économie. Nos remerciements vont aux auteurs qui ont participé à sa constitution et à Thomas Piketty qui a joué le jeu de la critique constructive. Nous souhaitons enfin que ce dossier permette aux lecteurs de mieux mesurer les enjeux de la question des inégalités en particulier leur rôle dans la cohésion des sociétés à long terme.




Gaz de schiste : redressement d’un mirage

par Aurélien Saussay

Un rapport mis en ligne le 7 avril par le Le Figaro évalue les gains que l’on pourrait attendre de l’exploitation du gaz de schiste en France : ce document y voit une chance de relance pour l’économie française, ainsi qu’une opportunité de réduire la facture énergétique de la France en substituant une production domestique à nos importations gazières. Les impacts macroéconomiques estimés seraient très importants : dans le scénario « probable », plus de 200 000 emplois seraient ainsi créés, pour 1,7 point de PIB additionnel en moyenne sur une période de 30 ans.

La magnitude de ces chiffres découle directement des hypothèses retenues, en particulier géologiques. Le coût de production et les volumes qui peuvent être extraits d’un gisement de gaz de schiste dépendent de ses caractéristiques physiques (profondeur, perméabilité et ductilité de la roche, etc.). Or, sans procéder à un forage par fracturation expérimental, il est très difficile d’estimer à l’avance l’ensemble de ces paramètres, et donc le coût de production final.

Il est pourtant possible d’observer la distribution de ces paramètres sur le seul territoire qui pratique de manière extensive l’exploitation des gaz de schiste : les Etats-Unis. En examinant les données de production accumulées depuis plus de dix ans au sein des gisements américains, une distribution de coûts de production réalistes peut être modélisée. C’est la démarche adoptée pour développer le modèle SHERPA, décrit dans un document de travail de l’OFCE publié ce jour, Can the U.S. shale revolution be duplicated in Europe?

Depuis le début de l’exploitation des gaz de schiste au début des années 2000, plus de 60 gisements ont été explorés aux Etats-Unis. Mais seuls 30 ont pu être mis en production commercialement, et six d’entre eux représentent plus de 90% de la production américaine totale de gaz de schiste. Si l’on considère des hypothèses géologiques correspondant à la médiane de ces six meilleurs gisements, la VAN de la ressource gazière française ressort alors à 15 milliards d’euros – soit 15 fois inférieure aux 224 milliards d’euros estimés dans le rapport sus-cité. Pour parvenir à ce dernier chiffre, il faut faire l’hypothèse que les coûts de forage et de complétion des puits seront similaires en France et aux Etats-Unis, et surtout que les gisements français sont tous comparables au meilleur champ américain, le Haynesville – dont les caractéristiques sont exceptionnelles : la production moyenne de gaz par puits y est près de quatre fois supérieure à la moyenne des cinq autres principaux gisements. S’il est bien entendu impossible d’exclure a priori cette dernière hypothèse, elle reste toutefois très peu probable.

Cette incertitude souligne la nécessité de pratiquer des forages expérimentaux afin de se prémunir contre des scénarios trop optimistes. Le cas de la Pologne est instructif : les projections de l’Agence d’information sur l’énergie américaine (EIA) promettaient de très larges réserves de gaz de schiste à ce pays très dépendant des importations de gaz russes. Le gouvernement, soucieux de renforcer son indépendance énergétique, avait donc souhaité favoriser au plus vite la production domestique, offrant jusqu’au tiers de son territoire en concession d’exploitation. Les premiers forages furent décevants : il s’est avéré que les roches du gisement polonais contenaient trop d’argile, ce qui les rendait trop ductiles et empêchait la bonne fracturation de la roche – étape indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, quelle que soit la technologie retenue. Après expérimentation, les importantes réserves polonaises, annoncées comme étant les premières d’Europe, se sont révélées inexploitables.

Ce type d’évaluation doit toutefois être réalisé dans un cadre public et transparent. Les prospecteurs professionnels, dont l’activité principale est d’estimer la réalité géologique d’un gisement d’hydrocarbures annoncé sur le papier, ont en effet intérêt à surestimer les évaluations réalisées avant forage pour vendre leur service. Un exemple étranger permet à nouveau de mesurer l’étendue du problème : en mai 2014, l’EIA a annoncé qu’elle réduisait de 96% son estimation du volume de pétrole de schiste exploitable dans le gisement américain du Monterey, considéré jusqu’alors comme l’un des plus prometteurs. Après examen, il est apparu que la première estimation, réalisée deux ans plus tôt, était entièrement fondée sur les calculs de prospecteurs privés indépendants, sans intervention du service fédéral de l’US Geological Survey.

Afin d’obtenir une évaluation réaliste de la ressource de gaz de schiste française, il est donc nécessaire de procéder à des forages expérimentaux effectués par un organisme public, dont les résultats et la méthodologie seraient totalement transparents. Seule une telle démarche pourra éviter à l’avenir des scénarios excessivement optimistes et garantir l’objectivité des évaluations.




Érosion du tissu productif en France : causes et remèdes

Xavier Ragot, Président de l’OFCE et CNRS

La désindustrialisation de la France, et plus généralement les difficultés des secteurs exposés à la concurrence internationale, révèlent des tendances œuvrant en France et en Europe depuis plus de dix ans. En effet, si le moment proprement financier de la crise commençant en 2007 est le résultat de l’explosion de la bulle immobilière américaine, l’ampleur de son impact sur l’économie européenne ne peut se comprendre que par des fragilités auparavant ignorées.

Dans « Érosion du tissu productif en France : Causes et remèdes », Document de travail de l’OFCE n°2015-04, écrit avec Michel Aglietta, nous proposons une synthèse des facteurs à la fois macroéconomiques et microéconomiques de cette dérive productive. Cette synthèse est nécessaire. En effet, avant de proposer des changements de politique pour la France, il convient de construire un diagnostic cohérent sur les grandes tendances des échanges internationaux mais aussi sur la réalité du tissu productif français.

Les divergences européennes

Le point de départ est l’étonnante divergence européenne. Les deux plus grands pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont connu une divergence inédite depuis le milieu des années 1990.  Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 en France alors qu’ils sont restés stables en Allemagne, avec deux conséquences négatives côté français : un coût de la vie élevé pour les salariés et un investissement immobilier des entreprises en chute libre. Les salaires allemands sont aujourd’hui 20% plus bas que les salaires français du fait de la modération salariale instaurée outre-Rhin afin d’y gérer les conséquences de la réunification. Enfin, jusqu’à la crise, les taux d’intérêt réels de court terme (qui tiennent compte des écarts d’inflation) ont été plus faibles en France ou en Espagne d’environ 1 point de pourcentage par rapport à l’Allemagne. Ce changement du prix des facteurs de production (taux d’intérêt réel plus élevés et salaires plus bas en Allemagne par rapport à la France) n’a pas entraîné une substitution plus importante du capital au travail en France. Le taux d’investissement diffère peu entre la France et l’Allemagne, et il est plutôt stable dans les deux pays. De plus, d’autres indicateurs, comme le nombre de robots, indiquent au contraire la moindre modernisation du tissu productif français. Ainsi, ces changements dans le prix des facteurs ne se sont pas traduits par un ajustement des tissus productifs, mais par une divergence insoutenable des balances courantes.

Les balances courantes sont des notions essentielles pour mesurer les déséquilibres européens. Une balance courante positive signifie qu’un pays prête au reste du monde, alors qu’une balance courante négative signifie qu’un pays s’endette auprès du reste du monde. Alors que les règles européennes ont orienté le regard vers le seul déficit public, la bonne mesure de l’endettement d’un pays est la balance courante, somme des endettements public et privé. Selon cette mesure, la balance courante de l’Allemagne est l’une des plus positives du monde et elle prête donc massivement aux autres pays. Si l’on assiste depuis trois ans à une réduction des différences entre les balances courantes européennes, celle-ci est plus le résultat de la contraction de l’activité du fait des mesures d’austérité que de la modernisation du tissu productif des pays avec des balances courantes négatives. Le cadre européen d’analyse des déséquilibres macroéconomiques comporte certes de nombreux indicateurs, parmi lesquels la balance courante. Cependant, la multiplicité des indicateurs donne de fait un rôle essentiel aux objectifs chiffrés de déficit public. Ainsi, bien que le cadre de surveillance européen semble très général dans son appréciation des déséquilibres économiques, c’est bien le seul aspect budgétaire de court terme qui domine l’analyse. Rappelons que la dette publique de l’Espagne publique était de moins de 40% du PIB en 2007, et à plus de 90% du PIB en 2013. Ainsi, les dettes publiques faibles ne sont pas une condition suffisante pour la stabilité macroéconomique, comme des dettes publiques temporairement élevées ne sont pas forcément le signe de problèmes structurels.

La fragilité du tissu productif en France

En ce sens, les données d’entreprises permettent de mieux comprendre l’évolution de l’économie française. Certes, les entreprises françaises ont connu une baisse du taux de marge, mais celle-ci concerne surtout les secteurs exposés à la concurrence internationale. Ensuite, la rentabilité des entreprises (qui finance le paiement des dividendes, des intérêts et contribue en partie à l’investissement) a baissé, passant de 6,2% en 2000 à moins de 5% en 2012. En dépit de cette baisse, le taux d’investissement s’est maintenu dans toutes les catégories d’entreprises sur la période, financé partiellement par l’épargne des entreprises, dont le taux s’est réduit de 16% en 2000 à 13% en 2012. Le résultat est une hausse considérable de l’endettement des entreprises, sans que cela ne se traduise à ce jour par une hausse du coût de la dette, du fait de la baisse des taux d’intérêt. Ces éléments ne peuvent que susciter des inquiétudes sur la santé de notre tissu productif: les entreprises françaises ont réagi aux difficultés économiques, non par l’innovation, mais par une financiarisation du bilan et l’accroissement de l’endettement.

Vers une gouvernance partenariale

L’innovation, l’investissement, la montée en gamme des entreprises en France comme ailleurs exige un effort de long terme, seul compatible avec un processus de reconvergence en Europe. Il ne s’agit pas de maximiser les rendements financiers à court terme, par des distributions excessives de dividendes par exemple, mais au contraire d’investir sur des horizons habituellement considérés comme (trop) longs par les entreprises. De ce fait, une évolution de la gouvernance des entreprises vers un modèle plus partenarial et patient permettant d’investir dans les compétences et qualifications des salariés, dans les actifs intangibles, dans les nouvelles technologies, constitue une condition nécessaire de l’amélioration du tissu productif français. Le dialogue social ne concerne pas seulement la répartition du revenu et la réforme de la fiscalité, c’est aussi la condition, au sein des entreprises, de la mobilisation des seules richesses productives, que sont les hommes et les femmes qui s’investissent dans leur travail.

 




A propos de la loi Macron

par Henri Sterdyniak

La Loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » n’est certainement pas la « loi du siècle ». C’est un ensemble disparate d’environ 240 articles, d’importance très diverse. Ce n’est ni le « grand tournant libéral », ni la mise en œuvre d’une stratégie française originale. Elle pose cependant des questions intéressantes quant à la stratégie économique de la France et quant à la méthode de travail législatif.

La dernière Note de l’OFCE (n° 43 du 13 mars 2015) examine ses principales dispositions qui oscillent entre le libéralisme (il faut laisser jouer la concurrence et le marché), le social-libéralisme (il faut protéger certaines catégories de la population), l’interventionnisme économique (l’Etat doit réguler le fonctionnement des marchés), la social-démocratie (les partenaires sociaux doivent jouer un rôle important) sans qu’une orientation bien définie l’emporte. C’est un texte de compromis qui, logiquement, ne peut vraiment satisfaire personne.

Selon nous, malgré son titre, la loi comporte peu de dispositifs directement favorables à l’activité, peu de mesures favorables à l’industrie, au Made in France, à la rénovation urbaine, à celle de l’habitat, à la production de biens durables et recyclables, à une plus grande participation des salariés aux décisions prises dans leur entreprise. Elle s’inscrit dans le mythe de l’économie portée par les starts-up innovantes en oubliant la nécessité du renouveau productif et de la transition écologique.




Chômage et emploi des femmes: de moindres inégalités?

par Françoise Milewski

La dégradation du marché du travail a touché différemment les femmes et les hommes depuis le début de la crise. Les évolutions récentes montrent que les formes des ajustements diffèrent. Les inégalités de sexe produisent des évolutions différenciées de l’emploi et du chômage, qui conduisent en retour à des formes spécifiques d’inégalités.

Depuis le printemps 2008, les demandes d’emploi de catégorie A[1] se sont accrues pour les hommes et les femmes, mais bien davantage pour les premiers (93% contre 60%). L’évolution a été plus heurtée pour les hommes, au fil des cycles de l’activité industrielle et des politiques publiques, en particulier des mesures de chômage partiel.

Les demandeurs d’emploi sont plus nombreux que les demandeuses d’emploi depuis novembre 2008. En décembre 2014, les hommes constituaient 52,9% des demandes d’emploi. Mais cette répartition est proche des parts respectives dans la population active et dans l’emploi. C’est la situation antérieure qui était anormale : les femmes, minoritaires sur le marché du travail étaient majoritaires dans le chômage de catégorie A.

Cependant, les demandes d’emploi en activité réduite[2], c’est-à-dire les chômeurs ayant un emploi à temps partiel mais inscrits à Pôle emploi car désirant travailler davantage, sont surtout des femmes (55,4%), une proportion sans grande variation par rapport au début de la crise. Et les femmes restent surreprésentées dans la catégorie B, en activité réduite de courte durée. La hausse des demandes d’emploi en activité réduite a été plus tardive et moins heurtée que celle de la catégorie A. Elle fut aussi moins différenciée selon les sexes.

Au total, si l’on prend en compte les demandes d’emploi des catégories A, B et C, les demandeurs d’emploi sont très légèrement plus nombreux que les demandeuses d’emploi depuis l’été 2014 (50,2% en décembre 2014). C’est une nouvelle caractéristique du marché du travail (graphique 1).

Cette caractéristique est vraie pour les moins de 25 ans et les 25 à 49 ans. En revanche, les femmes de plus de 50 ans demeurent plus nombreuses au chômage que les hommes, du fait d’un niveau important des demandes d’emploi en activité réduite.

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Les effets de la non-mixité des métiers et des secteurs d’emploi

Les évolutions de l’emploi expliquent ces tendances. Les femmes travaillent surtout dans le tertiaire, les hommes davantage dans l’industrie et le bâtiment. Or les plus fortes destructions d’emploi se sont produites dans l’industrie et le bâtiment. Le tertiaire – traditionnellement moins cyclique – a peu supprimé d’emplois, et en a même créés certaines années (de 2010 à 2012, puis en 2014) si l’on réaffecte l’intérim aux secteurs utilisateurs. Ces créations ont été de faible ampleur, mais l’emploi des femmes a moins souffert de la crise, en tout cas différemment. Il a reculé en 2009, s’est ensuite un peu accru, puis stabilisé. C’est certes une rupture de tendance au regard du rythme de croissance des années 1980, 1990 et 2000, mais la différence avec l’emploi des hommes est manifeste : celui-ci s’est nettement replié en 2009, puis de nouveau en 2012 et 2013. Les années 1980 et 1990 étaient déjà des années défavorables pour l’emploi des hommes.

La non-mixité des métiers résulte d’une formation scolaire et professionnelle sexuée et la produit en retour. Elle explique le fait que les débouchés sectoriels diffèrent à ce point. Les emplois de services, en particulier à la personne, sont l’apanage des femmes, dont les compétences, censées être « innées », les conduisent à faire dans la sphère marchande ce qu’elles font déjà dans la sphère familiale : soigner, éduquer, s’occuper des autres, nettoyer.

Ainsi, les inégalités dans l’orientation professionnelle ont une contrepartie « positive » en emploi, du moins si l’on s’en tient au nombre d’emplois. Mais la mauvaise qualité de certains emplois et leur sous-valorisation en découlent aussi.

Une évolution des taux d’emploi plus favorable aux femmes

La mise en relation des taux d’activité et d’emploi avec les taux de chômage (au sens du BIT[3]) permet de préciser à la fois les écarts entre les femmes et les hommes et les profondes différences selon les âges.

Tous âges confondus, les femmes ont accru leur taux d’activité sur la période 2008-2014 (de 2,3 points). Leur taux d’emploi a baissé entre 2008 et 2010 puis s’est redressé ensuite, dépassant son niveau d’avant-crise. Le taux de chômage s’est donc fortement accru dans la première période de la crise, puis s’est stabilisé, avant de progresser à nouveau depuis le début de 2012, la hausse du taux d’emploi restant inférieure à celle du taux d’activité. Le taux d’emploi à temps complet a d’abord baissé puis s’est stabilisé, tandis que le taux d’emploi à temps partiel a un peu progressé. La part du temps partiel dans l’emploi est un peu supérieure à celle du début de 2008, mais seulement d’1 point.

Pour les hommes, le taux d’activité s’est très faiblement accru (+ 0,6 point) et le taux d’emploi a significativement baissé (- 2,1 points), d’où la hausse plus importante du taux de chômage. La baisse du taux d’emploi des hommes vient essentiellement de celle du taux d’emploi à temps complet. Le niveau du taux d’emploi à temps partiel étant encore très faible, sa progression a peu d’impact sur l’ensemble. La part du temps partiel dans l’emploi des hommes passe cependant de 5,5% au printemps 2008 à 8% au troisième trimestre 2014.

Ainsi, les taux d’emploi en équivalent-temps-plein divergent : celui des hommes recule sur toute la période tandis que celui des femmes, après un repli au début de la crise, se redresse modérément mais continûment depuis (graphique 2).

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Le halo autour du chômage[4] s’est accru, tout particulièrement chez les hommes (+ 37,4% contre + 8,8%), mais les femmes demeurent surreprésentées (56,9% du total fin 2014).

Ces évolutions moyennes recouvrent cependant des évolutions très différenciées selon les âges. La stabilisation du taux d’activité des hommes résulte d’une baisse tant pour les jeunes que pour les 25-49 ans et d’une hausse pour les plus de 50 ans. Mais la hausse du taux d’emploi des seniors est insuffisante pour compenser le repli des autres catégories. Pour les femmes, seul le taux d’activité des 15-24 ans recule, et la hausse du taux d’emploi des plus de 50 ans compense la baisse du taux pour les jeunes et celle, modérée des 25-49 ans.

Les salarié-e-s âgé-e-s particulièrement touché-e-s

L’activité, l’emploi et le chômage des seniors sont atypiques car cette tranche d’âge a été fragilisée par les effets des reports de l’âge de la retraite. Les évolutions des taux de chômage par sexe sont parallèles et les niveaux proches. La hausse des taux d’activité est forte depuis 2009 : pour les hommes, elle intervient après une longue période de repli jusqu’en 1995, une remontée ensuite du fait de la réforme des retraites de 1993, puis de nouveau un repli (modéré) entre 2003 et 2008. La remontée depuis 2009 s’est essoufflée en 2013 et 2014 (du fait des mesures de cessation d’activité à 60 ans pour carrière longue, qui concernent en pratique surtout les hommes). Pour les femmes, la hausse est continue depuis 1990 : après un palier entre 2005 et 2008, la hausse s’est accélérée, sans le tassement en fin de période constaté pour les hommes. Cette hausse plus régulière pour les femmes répercute la montée des taux d’activité des jeunes générations dans les décennies précédentes. La hausse des taux d’emploi ayant été moindre que celle des taux d’activité, le chômage s’est accru pour les deux sexes. La difficulté de retrouver un emploi a aussi gonflé les taux d’emploi à temps partiel, tout particulièrement pour les femmes. La part du temps partiel dans l’emploi atteint 10,2% pour les hommes en fin de période (mais nettement en deçà encore de celle des femmes : 33,4%).

Le taux de chômage des 25-49 ans s’est accru pour les deux sexes, surtout pour les hommes, d’où la convergence du niveau des taux depuis la fin de 2012. Pourtant, le taux d’activité des hommes a un peu baissé depuis le début de la crise, à l’inverse de celui des femmes qui s’est stabilisé en moyenne sur la période. Le recul des taux d’emploi est très marqué pour les hommes (- 5,2 points), moins ample pour les femmes (- 1,7 point). C’est également le cas pour les taux d’emploi à temps complet. La part du temps partiel dans l’emploi des hommes augmente un peu mais reste très faible (à peine plus de 5%) et elle se stabilise pour les femmes. L’évolution des taux d’emploi en équivalent-temps-plein diffère sensiblement : baisse marquée pour les hommes, faible baisse pour les femmes. La dégradation du volume d’emploi concerne donc particulièrement les hommes. Mais les niveaux restent encore très différents.

Les jeunes femmes tirent moins bien parti de leur formation

C’est dès le début des années 2000 que les taux de chômage des hommes et femmes de moins de 25 ans se sont rejoints, à l’inverse des autres tranches d’âge. Depuis, les évolutions ont été proches. Les taux d’activité diffèrent significativement, en niveau : celui des femmes demeure de 7 points environ inférieur à celui des hommes. Le recul des taux d’activité depuis le début de la crise est uniforme, tout comme celui des taux d’emploi. Faute de pouvoir trouver un emploi, les jeunes prolongent leurs formations.

C’est le taux d’emploi à temps complet qui a le plus baissé, en particulier pour les jeunes hommes. Le taux d’emploi à temps partiel n’a pas compensé ce repli : il est resté stable pour les hommes, sauf depuis la fin de 2012, où il s’accroît un peu, et il a diminué pour les femmes (mais modérément).

Il est frappant de constater que même pour cette tranche d’âge, la différence de niveau entre les taux d’emploi à temps partiel est importante (de l’ordre de 4 points). Les tâches parentales ne peuvent pourtant pas être invoquées ! C’est donc du côté des types d’emplois selon les métiers et les secteurs d’activité que la cause est à rechercher. La part du temps partiel dans l’emploi des femmes atteint presque 35% en fin de période, contre 17% pour les hommes. Celle-ci est cependant en hausse marquée depuis six trimestres. Il est encore trop tôt pour affirmer qu’il s’agit d’une rupture de tendance, la crise conduisant les jeunes hommes à accepter des emplois qu’ils n’acceptaient pas antérieurement, ou bien qu’ils s’orienteraient davantage vers les secteurs tertiaires, moins touchés.

Le niveau de la formation est à l’avantage des femmes. Or il est manifeste, d’une part, que le diplôme protège du chômage et de la crise (les plus forts taux de chômage étant ceux des non ou peu qualifié-e-s), d’autre part que les filles réussissent mieux à l’école et sortent en moyenne plus diplômées du système scolaire. Comment alors comprendre que le taux de chômage soit équivalent entre les sexes ? Une étude de l’INSEE sur les débuts de carrière avait été menée en 2010, sur la période 1984 à 2008[5]. Elle montrait que les femmes étaient nettement plus au chômage que les hommes au cours des cinq premières années de vie active au début des années 1980, mais que l’écart avait diminué et que les taux de chômage s’étaient rejoints en 2002. En 2007 et 2008, le taux de chômage des femmes était même devenu plus faible que celui des hommes en début de carrière, grâce à l’élévation de leur niveau de formation. A niveau de formation identique, les jeunes hommes s’inséraient mieux, le plus souvent : le taux de chômage des jeunes femmes restait plus élevé et leurs salaires inférieurs, du fait des spécialités de formation choisies. L’INSEE estimait qu’à diplôme, spécialité et durée d’insertion identiques, elles avaient un risque de chômage supérieur de 7% à celui des hommes, au cours des premières années de vie active.

Qu’en est-il depuis la crise ? Le CEREQ mène des enquêtes d’insertion sur le devenir des jeunes sortis du système éducatif. La dernière de ces « Enquêtes générations » a été faite en 2013 sur la génération 2010[6]. Elle montre la dégradation due à la crise et la très forte différenciation selon le niveau de diplôme. En 2013, trois ans après leur sortie du système éducatif, 22 % des jeunes étaient encore en recherche d’emploi. C’est le niveau le plus haut jamais observé dans les enquêtes du CEREQ. La hausse, par rapport à la génération 2004, est de 16 points pour les non-diplômé-e-s, de 3 points pour les diplômé-e-s du supérieur long.

Les femmes, plus diplômées, résistent mieux à la crise. Pour la génération 2010 (à l’inverse de la génération 2004), le taux d’emploi des hommes diminue pour s’aligner sur celui des femmes et le taux de chômage des femmes est inférieur à celui des hommes. Les jeunes hommes sont davantage confrontés au chômage de longue durée. Cet avantage relatif des femmes est dû à leur meilleur niveau d’étude, dont la progression est supérieure à celle des hommes.

Mais les inégalités sur le marché du travail, en défaveur des femmes, subsistent : à niveau de diplôme comparable, quel qu’il soit (des non-diplômés au niveau Bac+5, sauf au niveau doctorat), le taux de chômage des femmes est supérieur à celui des hommes (graphique 3). Ainsi, le moindre chômage des femmes est seulement dû à leur niveau de formation plus élevé et celui-ci n’exerce pas son plein effet.

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Une recomposition des inégalités

Les inégalités entre les femmes et les hommes se recomposent mais demeurent. Le chômage des femmes s’est moins accru dans la crise que celui des hommes. Cela est dû, en premier lieu, à la répartition sectorielle de leurs emplois (surtout dans le tertiaire) et à la non-mixité des métiers. En second lieu, l’élévation du niveau de formation moyen permet aux femmes de mieux résister à la crise, mais avec une ampleur plus faible que ce qu’elle devrait être. Il ne suffit donc pas de patienter pour que le temps produise son effet : même dans les jeunes générations, les discriminations perdurent à l’embauche et dans les premières années de vie active. A moins qu’il faille attendre le moment (hypothétique et guère souhaitable) où des générations de femmes très qualifiées côtoieront des générations d’hommes non qualifiés pour que les inégalités sur le marché du travail s’atténuent…

C’est aussi du côté de la qualité de l’emploi que se situe l’enjeu : le temps partiel se développe parmi les hommes, en particulier les plus âgés et les plus jeunes, mais demeure surtout répandu parmi les femmes, sur lesquelles repose l’essentiel des tâches parentales. Mais le temps partiel est aussi plus fréquent parmi les femmes de moins de 25 ans, qui y sont encore peu confrontées.

Les emplois de services, en particulier à la personne, offrent des débouchés aux moins qualifiées, mais souvent à temps partiel. Faut-il y voir une plus grande acceptation des « mauvais » emplois par les femmes ?

C’est donc bien une recomposition qui s’opère : les femmes élèvent leur niveau de formation et celles qui ont une qualification élevée, de plus en plus nombreuses, s’insèrent sur le marché du travail de façon stable. Cependant, elles tirent moins bien parti de leur formation, non seulement en termes de salaires et de déroulement de carrière, mais aussi dès leur entrée dans la vie active, y compris en termes d’emploi et de chômage. Les moins qualifiées d’entre elles sont particulièrement pénalisées et forment l’essentiel de la précarité, qui s’étend. La déréglementation du marché du travail tend à amplifier les inégalités en contraignant les plus fragiles sur le marché du travail à accepter des emplois à temps partiel à horaires réduits mais de grande amplitude. Il ne suffit donc pas d’attendre pour que les inégalités disparaissent ou même s’atténuent.

 


[1] Catégorie A : demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi, sans emploi, tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi.

[2] Demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi, tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une activité réduite courte (78 heures ou moins au cours du mois) pour la catégorie B, ou une activité réduite longue (plus de 78 heures au cours du mois) pour la catégorie C.

[3] Un chômeur au sens du Bureau international du travail (BIT) est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) qui n’a pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, au cours de la semaine donnée, est disponible pour travailler dans les deux semaines et a entrepris des démarches  actives de recherche d’emploi dans le mois précédent (ou a trouvé un emploi qui commence dans les trois mois). Le taux de chômage est le rapport entre le nombre de chômeurs et le nombre de personnes en activité (en emploi ou au chômage).

[4] Le halo autour du chômage regroupe les personnes qui n’ont pas d’emploi et qui souhaitent travailler, mais qui ne sont pas considérées comme chômeurs selon les normes du BIT car elles ne sont pas disponibles pour travailler dans les deux semaines et/ou ne recherchent pas d’emploi.

[5] « Femmes et hommes en début de carrière. Les femmes commencent à tirer profit de leur réussite scolaire », Alice Mainguené et Daniel Martinelli, Insee Première, n° 1284, février 2010,

http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1284.

[6] « Face à la crise, le fossé se creuse entre niveaux de diplôme », Christophe Barret, Florence Ryk, Noémie Volle, Bref CEREQ n° 319, mars 2014, http://www.cereq.fr/index.php/publications/Bref/Enquete-2013-aupres-de-la-Generation-2010-Face-a-la-crise-le-fosse-se-creuse-entre-niveaux-de-diplome.




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




Pauvreté et exclusion sociale en Europe : où en est-on ?

par Sandrine Levasseur

En mars 2010, l’UE s’est fixée pour objectif à l’horizon 2020 de réduire de 20 millions, par rapport à 2008, le nombre des personnes en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale, soit un objectif de 97,5 millions de personnes « pauvres » pour 2020. Malheureusement, du fait de la crise, cet objectif ne sera pas atteint. Les derniers chiffres disponibles montrent qu’en 2013, l’UE comprenait 122,6 millions de personnes pauvres ou en exclusion sociale. Étonnamment, l’incapacité de l’UE à respecter l’objectif fixé par l’initiative Europe 2020 sera principalement le fait des pays de l’UE-15, soit pour l’essentiel des pays dit « avancés » au regard de leur développement économique[1]. En effet, si les tendances observées depuis une dizaine d’années se confirment, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) continueront à enregistrer une baisse du nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale. Comment expliquer que les pays de l’UE-15 réalisent d’aussi mauvaises performances en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ? Il est important d’avoir en tête que les meilleures performances des PECO se retrouvent aussi lorsque l’on considère les autres indicateurs d’inégalités de revenus à l’intérieur des pays (e.g. le coefficient de Gini, le ratio de revenus des 20% les plus riches sur celui des 20% les moins riches). Ce n’est donc pas seulement l’évolution de la statistique relative à la pauvreté et à l’exclusion sociale  dans l’UE-15 qui est inquiétante, c’est l’ensemble des statistiques relatives aux conditions de vie et aux inégalités de revenus.

Risque de pauvreté et exclusion sociale : de quoi parle-t-on précisément?

En matière de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale, l’initiative Europe 2020 s’intéresse à trois types de population : les personnes en risque de pauvreté, les personnes en privation matérielle sévère et les personnes à faible intensité de travail[2]. Une personne appartenant à plusieurs types de population ne sera comptabilisée qu’une seule fois.

Selon l’initiative Europe 2020, une personne présente un risque de pauvreté dès lors que son revenu disponible est inférieur à 60% du revenu médian observé au niveau national, le revenu médian étant le niveau de revenu en dessous duquel se trouve le revenu de 50 % de la population nationale (i.e. 50 % de la population a donc un revenu au dessus du revenu médian). Puisque le revenu médian de référence est calculé au niveau national, cela signifie par exemple qu’un individu roumain au seuil du revenu médian dispose d’un revenu bien inférieur à celui d’un individu français, lui-même au seuil du revenu médian : le revenu médian roumain est ainsi cinq fois plus faible que le revenu médian français en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire lorsque que l’on tient compte des différences de prix entre pays[3]. L’indicateur de risque de pauvreté retenu par l’initiative Europe 2020 est donc une mesure des inégalités de revenu entre individus à l’intérieur des pays, et non entre pays.

Précisons que le revenu disponible est considéré en équivalent-adulte, c’est-à-dire que les revenus ont été au préalable comptabilisés au niveau du ménage et que des poids ont été assignés à chacun des membres (1 pour le premier adulte ; 0,5 pour le second et chaque personne de plus de 14 ans ; 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans). Précisons aussi que les revenus disponibles dont il est question ici s’entendent après transferts sociaux, soit après perception des allocations, indemnités et pensions. Autrement dit, ils s’entendent après sollicitation du système social national. En outre, le seuil retenu pour définir le seuil de risque de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian) vise à rendre compte de situations autres que celle de grande pauvreté : il s’agit aussi de tenir compte des personnes ayant des difficultés à satisfaire leurs besoins basiques. À titre illustratif, le seuil de risque de pauvreté à 60 % du revenu médian était en France de 12 569 euros annuels en 2013 (soit 1 047 euros mensuels). Le concept de privation matérielle va raffiner la définition des besoins basiques insatisfaits.

Les personnes en privation matérielle sévère sont les personnes dont les conditions de vie sont contraintes par un manque de ressources et font face à au moins quatre privations matérielles parmi les neuf suivantes : l’incapacité 1) à payer son loyer ou ses factures (eau, gaz, électricité, téléphone) ; 2) à chauffer correctement son logement ; 3) à faire face à des dépenses imprévues ; 4) à manger chaque jour une portion protéinée (viande, poisson ou équivalent) ; 5) à s’offrir une semaine de vacances hors du domicile ; 6) à posséder une voiture ; 7) une machine à laver le linge ; 8) une télévision couleur ; 9) un téléphone.

Les personnes vivant dans un foyer à faible intensité de travail sont celles qui sont âgées de 0 à 59 ans et vivent dans un foyer où les adultes (âgés de 18 à 59 ans) ont travaillé moins de 20 % de leur capacité potentielle au cours de l’année passée.

Selon les dernières statistiques disponibles (tableau 1), quelques 122,6 millions de personnes dans l’UE-28 appartenaient à au moins l’un de ces trois types de population en 2013, soit près d’une personne sur quatre (un peu plus de 24 %).

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Une évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale entre l’UE-15 et les PECO

Si un peu plus de 30 % de la population des PECO est « pauvre » ou en exclusion sociale (contre 22,6 % dans l’UE-15), le fait marquant est que le nombre de pauvres et d’exclus sociaux est en diminution dans les PECO depuis 10 ans tandis qu’il a augmenté dans l’UE-15, surtout depuis le début de la crise (tableau 1).

Au cours des dix dernières années, le nombre de pauvres et d’exclus sociaux a baissé dans presque tous les PECO (à l’exception de la Hongrie et de la Slovénie) et il a augmenté dans presque tous les pays de l’UE-15 (à l’exception de la Belgique, des Pays Bas et de la Finlande). En 10 ans, les PECO ont ainsi enregistré une baisse de 11,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux. De son côté, l’UE-15 a enregistré un supplément de 8,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux, dont 85 % depuis 2009. C’est donc la crise qui a été très dommageable à l’UE-15 en matière de pauvreté et d’exclusion sociale. Les PECO ont, somme toute, bien résisté : un certain nombre d’entre eux ont continué à enregistrer une diminution de leur nombre de pauvres et d’exclus sociaux.

Comment expliquer cette évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale ?

Le premier facteur qui explique l’évolution contrastée de la pauvreté entre l’UE-15 et les PECO est le contexte économique globalement plus favorable à l’Est de l’Europe qu’à l’Ouest, y compris pendant la période de crise.

En effet, le taux de croissance moyen du PIB sur les dix dernières années (de 2004 à 2013) a été de 3,2 % dans les PECO contre 0,8 % dans l’UE-15. Les PECO, touchés par la crise, ont malgré tout enregistré une croissance annuelle moyenne de 0,7 % sur la période 2009-2013 (contre -0,1 % dans l’UE-15). L’observation des taux de chômage et d’emploi durant la crise montre une évolution plus favorable des marchés du travail dans les PECO relativement à l’UE-15 (tableau 2).

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Dès lors, le risque de pauvreté avant transferts sociaux a continué à régresser dans les PECO tandis qu’à partir de 2009, il a augmenté dans l’UE-15 (Tableau 3). De ce fait, la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (dans la population totale du pays) avant transferts est devenue dans les PECO inférieure à celle observée dans l’UE-15. La crise a donc eu un effet direct (i.e. avant redistribution) différencié sur les inégalités de revenus à l’intérieur des pays : à l’Est, les inégalités de revenus ont baissé, tandis qu’à l’Ouest elles ont augmenté.

La sollicitation des systèmes sociaux dans les pays de l’UE-15 a cependant eu pour effet de renverser (ou d’atténuer) les différences de taux de pauvreté après transferts (Tableau 3). En 2013, le taux de pauvreté après transferts s’établissait à 16,5 % dans l’UE-15 contre 17,2 % dans les PECO (15,4 % si on exclut la Bulgarie et la Roumanie). Le coefficient de Gini, lequel constitue une mesure plus habituelle des inégalités de revenus à l’intérieur des pays, confirme aussi que, dorénavant, les inégalités de revenus sont plus élevées dans l’UE-15 que dans les PECO[4].

Notons que l’intensité de la redistribution (en points de % ou en taux) a été plus forte dans l’UE-15 que dans les PECO durant la crise. Pour autant, en évolution temporelle, le taux de redistribution a diminué à l’Est comme à l’Ouest à partir de 2009. Avant-crise, le système social permettait de réduire de 37,3 % le nombre de personnes au seuil de pauvreté et en exclusion sociale dans l’UE-15 ; pendant la crise, ce taux est passé à 36,8 %. Dans les PECO, la baisse du taux de redistribution a même été encore plus forte, de l’ordre de 3,7 points de %. A titre illustratif, si les taux de redistribution de la période pré-crise avaient été maintenus durant la période de crise, c’est quelque 1,4 million de personnes supplémentaires qui seraient sorties du risque de pauvreté durant la période de crise (0,5 million dans l’UE-15 et 0,9 million dans les PECO).

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Cela nous amène au second facteur explicatif. Les consolidations budgétaires réalisées dans un grand nombre de pays de l’UE en vue de satisfaire le Pacte de stabilité et de croissance et/ou les marchés financiers sont-elles responsables de l’augmentation des personnes en risque de pauvreté après transferts que l’on constate dans l’UE-15 ? Ont-t-elles pu constituer un frein à la baisse des taux de pauvreté observée dans les PECO qui, si oui, aurait été encore plus forte ?

La littérature empirique sur la question est plutôt clairement tranchée : elle montre que les inégalités de revenu à l’intérieur des pays augmentent durant les périodes de consolidation budgétaire[5] (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Mulas-Granados, 2003 ; Woo et al., 2013 ). Parmi les instruments de la consolidation budgétaire (i.e. baisse des dépenses publiques, augmentation des recettes fiscales), ce serait tout particulièrement les coupes dans les dépenses qui augmenteraient les inégalités de revenu (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Bastagli et al., 2012 ; Woo et al., 2013). Les consolidations budgétaires réalisées après l’occurrence d’une crise bancaire auraient un effet négatif sur les inégalités de revenus beaucoup plus fort que les consolidations budgétaires réalisées en dehors d’une crise bancaire (Agnello et Sousa, 2012). Les petites consolidations (i.e. celles inférieures à une baisse du déficit public de 1 point de PIB) auraient un effet négatif sur les inégalités plus fort que les grosses consolidations budgétaires (Agnello et Sousa, 2012).

Si l’on croit les résultats de cette (encore petite) littérature, les consolidations budgétaires de ces dernières années n’auraient pas suivi le timing idéal : elles auraient été mises en place trop tôt au regard de l’occurrence de la crise. Elles n’auraient pas non plus été de taille optimale : insuffisantes pour résorber substantiellement le déficit public tout en étant très coûteuses en termes d’augmentation des inégalités de revenus entre les individus. S’il est difficile de se forger une opinion ferme et définitive sur le lien entre consolidations budgétaires et inégalités de revenus (et donc pauvreté) à partir d’une littérature peu abondante, les études citées précédemment présentent un intérêt : elles interpellent quant aux effets possiblement néfastes des politiques d’austérité mises en place ces dernières années.


[1] L’initiative Europe 2020 spécifie des objectifs de réduction de pauvreté et d’exclusion sociale par pays. Ici, nous nous intéressons essentiellement aux évolutions différenciées entre deux zones : l’UE-15 et les PECO.

[2] Voir l’article de Maître, Nolan et Whelan (2014) pour une analyse critique très fouillée des critères statistiques de la pauvreté et de l’exclusion.

[3] En euros courants, la différence de revenu est encore plus forte : elle s’élevait à 90 % en 2013. A cette date, le revenu médian français était de 20 949 euros annuels (et celui observé en Roumanie de 2 071 euros).

[4] La différence (en la faveur des PECO) est d’autant plus marquée que la Bulgarie et la Roumanie sont exclues : le coefficient de Gini après transferts est alors de 0,291 contre 0,306 pour l’UE-15. Le coefficient de Gini peut prendre une valeur entre 0 et 1. Plus le coefficient tend vers 1, plus une petite part de la population détient une part importante des revenus. A la limite, le coefficient vaut 1, c’est-à-dire qu’un individu détient tous les revenus.

[5] Du fait du mode de calcul du seuil de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian), une augmentation de la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté correspond bien à une augmentation des inégalités de revenu entre les individus.




Les étudiants peuvent-ils objectivement évaluer la qualité d’un enseignement ?

par Anne Boring, OFCE-PRESAGE-Sciences Po et LEDa-DIAL, www.anneboring.com.

L’auteure présentera ses travaux au Symposium international – Les biais de Genre dans la gouvernance et l’évaluation de la Recherche  organisé par EGERA, Effective Gender Equality in Research and the Academia, qui se déroulera le 23 février 2015 à Sciences Po, dans les locaux du CERI, Paris.

Les universités anglo-saxonnes s’appuient largement sur les évaluations des enseignements par les étudiants pour mesurer la qualité d’un enseignement. Elles font l’hypothèse que les étudiants seraient les mieux placés pour juger de la qualité d’un enseignement dans la mesure où ils observent les enseignants à longueur de cours. Les évaluations ont généralement deux finalités. D’une part, elles sont utilisées comme outil de pilotage pédagogique pour les enseignants eux-mêmes, en leur fournissant des suggestions pour améliorer leur enseignement ; d’autre part, ces évaluations sont aussi souvent utilisées par l’administration pour ses décisions de promotion ou de prolongation de contrats d’enseignements. Les évaluations ont alors un objectif incitatif : elles encourageraient les enseignants à donner le meilleur d’eux-mêmes afin d’être reconduits le semestre suivant ou d’obtenir des promotions.

En France, la pratique des évaluations des enseignements est encore peu répandue, mais de nombreux établissements d’enseignement supérieur envisagent de la mettre en place. Certains établissements privés l’utilisent déjà dans leur politique de recrutement ou de prolongement de contrats de vacation d’enseignement. Les établissements publics, quant à eux, ne peuvent utiliser les évaluations des enseignements que pour aider l’enseignant à améliorer ses pratiques pédagogiques. En effet, les établissements publics sont dans l’obligation de respecter la directive du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, qui précise que les « résultats de l’évaluation » ne peuvent être communiqués « qu’à l’enseignant concerné, et non au responsable pédagogique ou au directeur de la composante »[1]. Cette directive confirme une décision du Conseil d’Etat, datant de 1997, qui indique que la procédure d’évaluation des enseignements « tend seulement à permettre aux enseignants d’avoir une meilleure connaissance de la façon dont les éléments pédagogiques de leurs enseignements sont appréciés par les étudiants » et « qu’elle ne comporte ni n’implique aucune incidence sur les prérogatives ou la carrière des enseignants ». Ainsi, seul l’enseignant intéressé peut avoir « connaissance des éléments de cette forme de l’évaluation »[2].

Que l’utilisation finale de cet outil de pilotage soit l’amélioration de la pédagogie ou la gestion des équipes, les universités doivent s’assurer que l’évaluation par les étudiants soit une mesure objective de la qualité d’un enseignement. Pour cela, elles doivent vérifier au moins trois conditions. Il est nécessaire :

1)      que les étudiants sachent mesurer la qualité d’un enseignement, c’est-à-dire qu’ils soient en mesure d’établir les critères qui définissent la qualité d’un enseignement et de juger l’enseignant selon ces critères ;

2)      que les étudiants ne soient pas biaisés dans leurs jugements et appréciations ;

3)      que les enseignants ne puissent pas adopter de comportements stratégiques pour obtenir de bonnes évaluations ; autrement dit que l’objectif d’obtenir de bonnes évaluations pour un enseignant n’induise pas de comportement pouvant porter préjudice à la qualité de l’enseignement.

Les étudiants savent-ils juger de la qualité d’un enseignement ? (Condition 1)

Quel enseignant n’a pas assisté à une discussion entre collègues où chacun défendait sa propre méthode pédagogique comme étant « la meilleure » ? Ces discussions portent généralement sur le contenu des enseignements, la façon de transmettre ce contenu, ainsi que sur les différentes approches concernant les modalités de contrôle des connaissances des étudiants. Déterminer les critères qui définissent un enseignement de qualité n’est pas chose aisée et les professionnels ne sont pas d’accord entre eux. Pourtant le système des évaluations suppose que les élèves soient au moins en partie en mesure de le faire.

Selon les étudiants, quels sont les critères importants pour déterminer de la qualité d’un enseignement ? La littérature suggère qu’un critère essentiel du point de vue des étudiants est l’extraversion et le dynamisme de l’enseignant, c’est-à-dire sa capacité à capter l’attention (e.g. Radmacher et Martin, 2001). Plusieurs travaux de recherche tendent à confirmer que les étudiants semblent juger en premier lieu la façon dont un enseignement est dispensé, plutôt que la qualité pédagogique ou le contenu même de l’enseignement.

L’effet « Dr. Fox » (Naftulin, Ware et Donnelly, 1973) fait par exemple référence à des enseignants sympathiques qui peuvent obtenir de bonnes évaluations en donnant l’impression d’être compétents, sans pour autant enseigner un contenu pertinent ou de bonne qualité. Dans cette expérience bien connue aux Etats-Unis, des chercheurs ont embauché un acteur pour donner un cours sur un sujet fictif. Le cours comportait de nombreux néologismes et contre-sens et l’idée des trois chercheurs qui ont embauché l’acteur était de déterminer si les personnes assistant à ce cours étaient en mesure de les détecter, sans être aveuglées par l’aplomb, l’assurance et l’autorité académique affichée de l’enseignant (il était en effet présenté avec un faux cv : une panoplie complète de faux diplômes prestigieux et de faux articles de recherche). A la fin de l’enseignement, les personnes ayant assisté au cours du Dr. Myron Fox ont évalué positivement son enseignement. L’expérience montre d’une part que la perception que les étudiants ont de l’autorité académique d’un enseignant compte et, d’autre part, que les étudiants ne sont pas toujours capables de juger du contenu d’un enseignement.

Selon Carrell et West (2010) aussi, la perception que les étudiants ont de la qualité d’un enseignement n’est pas forcément corrélée avec la qualité réelle de cet enseignement, lorsque celle-ci est mesurée par la réussite à long terme. Ces auteurs montrent que les évaluations sont positivement corrélées avec la réussite à court terme des étudiants, mais peu corrélées avec la réussite à plus long terme. Leurs résultats laissent penser que les enseignants dont les techniques pédagogiques favorisent le bachotage peuvent être mieux évalués que des enseignants favorisant des techniques pédagogiques plus exigeantes et difficiles mais incitant davantage à l’apprentissage d’un savoir de longue durée. En effet, les élèves sont souvent d’abord préoccupés par leur réussite à l’examen final, plutôt que par l’utilité future des connaissances acquises au cours du semestre. Or, une université devrait créer des incitations pour que les enseignants utilisent des méthodes pédagogiques permettant l’apprentissage de long terme, méthodes qui ne semblent pas toujours être récompensées par les étudiants dans leurs évaluations.

Les jugements des étudiants sur la qualité d’un enseignant sont-ils non-biaisés  ? (Condition 2)

L’évaluation des compétences peut être sujette à des biais de la part des évaluateurs. La littérature en psychologie sociale, notamment, suggère qu’il est plus difficile pour une personne issue d’une minorité d’être perçue comme étant compétente (quand bien même elle le serait), alors qu’il est plus difficile pour une personne issue de la majorité d’être perçue comme étant incompétente (quand bien même elle le serait). Les effets de stéréotypes et de doubles standards d’évaluation s’appliquent dès qu’il s’agit de déterminer de la compétence individuelle (e.g. Basow, Phelan et Capotosto, 2006 ; Foschi, 2000). Leur impact peut avoir des conséquences particulièrement négatives pour certaines minorités, notamment pour les femmes enseignantes à l’université qui restent minoritaires.

Une étude[3] sur les évaluations d’étudiants de première année d’un établissement français d’enseignement supérieur montre que les étudiants appliquent bien des stéréotypes de genre dans la manière dont ils évaluent leurs enseignants. Les résultats de l’analyse économétrique montrent que les étudiants garçons tendent à mieux évaluer les enseignants hommes que femmes. Les enseignants hommes bénéficient en moyenne d’un biais favorable de la part d’étudiants garçons sur la quasi-totalité des dimensions de l’enseignement, en particulier la qualité de l’animation, la capacité à être en lien avec l’actualité et la participation au développement intellectuel de l’étudiant. Les filles ont aussi tendance à évaluer les hommes plus favorablement sur ces critères, mais accordent des évaluations plus favorables aux femmes sur d’autres dimensions de l’enseignement, notamment la préparation et l’organisation des séances, l’utilité des supports pédagogiques, la clarté des critères d’évaluation et la pertinence des commentaires de correction. Les biais des réponses des étudiants garçons et filles en faveur des hommes sur les critères liés à l’animation du cours notamment génèrent des scores de satisfaction globale plus élevés pour les enseignants masculins. Or, d’autres mesures de la qualité des enseignements (telle que la réussite aux examens) tendent à montrer que les enseignements dispensés par des femmes sont d’aussi bonne qualité que ceux dispensés par des hommes. De plus, certaines tâches d’enseignement davantage valorisées chez les enseignantes (uniquement par les étudiantes) tendent à être chronophages. Les enseignantes se retrouvent ainsi avec moins de temps pour d’autres activités professionnelles, telles que les activités de recherche par exemple.

Les enseignants adoptent-ils des comportements stratégiques au détriment de la qualité de l’enseignement ? (Condition 3)

Enfin, plusieurs études montrent que des enseignants peuvent adopter des comportements stratégiques pour améliorer leurs évaluations. En effet, avec l’introduction des évaluations, les enseignants se trouvent confrontés au problème de l’agent multitâche (Holmstrom et Milgrom, 1991 ; Neal, 2013) : ils doivent bien enseigner, tout en obtenant de bonnes évaluations, objectifs qui ne sont pas nécessairement compatibles comme le montrent Carrell et West (2010). Les deux comportements stratégiques étudiés dans la littérature sont la capacité de démagogie d’un enseignant (cf. l’effet Dr. Fox), d’une part, et la notation généreuse des travaux des étudiants, d’autre part. Bien qu’il n’existe pas de consensus quant au lien causal entre bonnes notes données par des enseignants et bonnes évaluations données par les étudiants, il est en revanche démontré que les deux sont corrélées (e.g. Isely et Singh, 2005).

Conclusion

Les évaluations par les étudiants ne semblent pas satisfaire les trois conditions de mesure objective de la qualité d’un enseignement. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si la nature même de l’activité d’enseignement peut être mesurée objectivement. Faut-il pour autant ne pas mettre en place des systèmes d’évaluation des enseignements par les étudiants ? Les évaluations peuvent être utiles, mais elles doivent être interprétées avec précaution, en étant prises pour ce qu’elles sont plus probablement : une mesure du plaisir que les étudiants ont à aller en cours plutôt qu’une mesure unique et objective de la qualité globale d’un enseignement. Le plaisir qu’un étudiant ressent à aller en cours n’est qu’un ingrédient parmi d’autres d’un enseignement de qualité. Il faut par ailleurs veiller à prendre en compte et à corriger les biais que les étudiants peuvent exprimer dans ces évaluations, en pondérant les critères d’évaluation de manière à ne pas décourager ou pénaliser injustement certaines catégories d’enseignants, notamment les femmes qui obtiendraient de moins bonnes évaluations uniquement du fait de stéréotypes de genre.

This project has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

Bibliographie

Basow, S. A., Phelan, J. E., & Capotosto, L. (2006). Gender patterns in college students’ choices of their best and worst professors. Psychology of Women Quarterly, 30(1), 25-35.

Carrell, S. E., & West, J. E. (2010). Does Professor Quality Matter? Evidence from Random Assignment of Students to Professors. Journal of Political Economy, 118(3), 409-432.

Foschi, M. (2000). Double standards for competence: Theory and research. Annual Review of Sociology, 21-42.

Holmstrom, B., & Milgrom, P. (1991). Multitask principal-agent analyses: Incentive contracts, asset ownership, and job design. Journal of Law, Economics, & Organization, 24-52.

Isely, P., & Singh, H. (2005). Do higher grades lead to favorable student evaluations?. The Journal of Economic Education, 36(1), 29-42.

Naftulin, D. H., Ware Jr, J. E., & Donnelly, F. A. (1973). The Doctor Fox lecture: A paradigm of educational seduction. Academic Medicine, 48(7), 630-635.

Neal, D. (2013). The consequences of using one assessment system to pursue two objectives. The Journal of Economic Education, 44(4), 339-352.

Radmacher, S. A., & Martin, D. J. (2001). Identifying significant predictors of student evaluations of faculty through hierarchical regression analysis. The Journal of Psychology, 135(3), 259-268.

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The project EGERA has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

 

 


[1] http://www.sauvonsluniversite.com/IMG/pdf/annexe_2.pdf

[2] http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do;jsessionid=82259E9F48498C78A1DE5D39FA492F2B.tpdjo02v_3?oldAction=rechExpJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000007971674&fastReqId=2009366756&fastPos=1.

[3] Etude effectuée dans le cadre du programme de recherche européen EGERA : Boring, A. (2015). Gender Biases in Student Evaluations of Teachers (document de travail OFCE en préparation).