La Grèce sur la corde raide

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot

Ce texte résumé l’étude spéciale : « La Grèce sur la corde raide ».

Depuis le début de l’année 2015, une forte pression s’exerce sur le nouveau gouvernement grec. Alors qu’il est en pleine négociation en vue d’une restructuration de sa dette, il doit faire face à une succession d’échéances de remboursement. Le 12 mai 2015, 750 millions d’euros ont pu être remboursés au FMI en puisant sur les réserves internationales du pays, signe que les contraintes de liquidité deviennent de plus en plus prégnantes comme l’atteste la lettre envoyé par A. Tsipras à C. Lagarde quelques jours avant l’échéance. Le répit sera de courte durée : en juin, le pays doit encore rembourser au FMI un total de 1,5 milliard d’euros. Ces deux premières échéances ne sont qu’un prélude au « mur de la dette » auquel devra faire face le gouvernement pendant l’été puisqu’il devra honorer un remboursement de 6,5 milliards d’euros à la BCE.

Jusqu’à présent, la Grèce a payé en dépit des difficultés et de la suspension du programme d’aide négocié avec les institutions (ex-troïka). Ainsi les 7,2 milliards d’euros de déboursements sont bloqués depuis février 2015 et la Grèce doit trouver un accord avec l’ex-troïka avant le 30 juin si elle veut pouvoir bénéficier de cette manne financière, faute de quoi les échéances auprès de la BCE et du FMI conduiraient la Grèce au défaut de paiement.

Outre les remboursements extérieurs de la Grèce, le pays doit également honorer ses dépenses courantes (salaires des fonctionnaires, pensions de retraite). Or, les nouvelles sur le front budgétaire ne sont pas très encourageantes (voir State Budget Execution Monthly Bulletin, March 2015) : sur les trois premiers mois de l’année, les recettes courantes sont inférieures de près de 600 millions d’euros aux projections. Seule l’utilisation de fonds européens préalablement versés, combinée à la baisse comptable des dépenses (qui sont inférieures de 1,5 milliard d’euros aux prévisions) ont permis au gouvernement grec de dégager un excédent de 1,7 milliard d’euros et d’honorer ses échéances. Ainsi, par des opérations comptables, le gouvernement grec a vraisemblablement transféré sa dette soit vers des organismes publics soit vers ses fournisseurs, confirmant ainsi le fort poids des contraintes de liquidité qui pèsent sur l’État. Les données préliminaires à l’issue du mois d’avril (à prendre avec prudence car elles ne sont ni définitives ni consolidées pour l’ensemble des administrations publiques) semblent néanmoins nuancer le constat. Fin avril, les rentrées fiscales auraient retrouvé leur niveau attendu, mais la capacité du gouvernement à générer les liquidités pour éviter le défaut de paiement s’expliquerait par un coup de frein sur la dépense publique à travers les opérations comptables décrites ci-dessus. Ces manipulations comptables ne sont que des mesures d’urgence et il est grand temps, 6 ans après le déclenchement de la crise grecque, de mettre fin au psychodrame et de trouver enfin une solution pérenne aux problèmes budgétaires de la Grèce.

Notre étude « la Grèce : sur la corde raide » s’interroge sur la meilleure solution pour résoudre durablement la crise de l’endettement en Grèce et les potentielles conséquences d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Nous concluons que le scénario le plus raisonnable est celui d’une restructuration avec réduction significative de la valeur présente de la dette publique (qui serait portée à 100 % du PIB grec). Lui seul permet de diminuer sensiblement la probabilité de sortie de l’euro, ce qui est non seulement dans l’intérêt de la Grèce mais également de la zone euro dans son ensemble. En outre, ce scénario diminuerait l’ampleur de la dévaluation interne nécessaire pour stabiliser la position extérieure grecque.

Si l’Eurogroupe refusait la restructuration de la dette grecque, un nouveau programme d’aide devrait alors être accordé afin d’interrompre la crise de confiance en cours et d’assurer le financement des besoins de trésorerie de l’État grec au cours des prochaines années. D’après nos calculs, cette solution nécessiterait un troisième plan d’aide autour de 95 milliards d’euros et son succès resterait tributaire des surplus budgétaires primaires conséquents (de l’ordre de 4 à 5% du PIB grec) que la Grèce devra produire au cours des prochaines décennies. L’expérience historique montre que le maintien d’un tel surplus pendant une période aussi longue ne peut pas être garanti, du fait des contraintes politiques, rendant un tel engagement peu crédible. Ainsi, un nouveau programme d’aide ne permettrait pas d’éliminer le risque d’une nouvelle crise de financement de l’État grec au cours des années à venir.

Pour le dire autrement, le remboursement intégral de la dette grecque repose sur la fiction d’un excédent budgétaire maintenu pendant plusieurs décennies. Se résoudre à la sortie de la Grèce de la zone euro induirait une perte significative de la créance que le monde (principalement l’Europe) détient à la fois sur le secteur public grec (250 milliards d’euros) et sur le secteur privé (également de l’ordre de 250 milliards d’euros). À cette perte facile à quantifier s’ajouteraient les conséquences financières, économiques, politiques et géopolitiques de la sortie de la Grèce de la zone euro ou de l’Union Européenne. Le choix peut paraître facile, puisqu’un abandon de 200 milliards d’euros de créances sur l’État grec permettrait de sortir une bonne fois pour toute du psychodrame. Reste que l’impasse politique est grande et qu’il est difficile d’abandonner 200 milliards d’euros sans de très fortes contreparties et sans évoquer la question de l’aléa moral, qui peut notamment pousser d’autres pays de la zone euro à demander des restructurations d’ampleur de leur dette publique.




L’ « alignement des planètes » n’a pas toujours été favorable aux pays de la zone euro

par Eric Heyer et Raul Sampognaro

 En 2015, les économies de la zone euro vont bénéficier d’un « alignement des planètes » favorable (euro et prix du pétrole en baisse, relâchement des contraintes financières qui pèsent sur l’économie) qui devrait enclencher un cercle vertueux de leur croissance. Au cours des quatre dernières années (2011-2014), un « alignement planétaire » s’était également produit mais avec une orientation diamétralement opposée.  Au cours de cette période, l’euro et le prix du pétrole étaient en hausse et les conditions de financement ainsi que l’orientation budgétaire étaient très fortement restrictives.

Dans un article récent, nous proposons une évaluation de l’impact depuis 2011 de ces quatre facteurs sur les performances économiques de six grands pays développés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis).

Il ressort de notre analyse que le cumul de ces chocs explique une grande part des écarts de croissance entre les grandes économies européennes et les États-Unis enregistrés au cours de la période 2011-2014. Une part non-négligeable de cet écart de performance s’expliquerait notamment par le choix divergent de stratégies de politiques économiques, avec notamment un policy mix qui a été nettement plus contraignant en zone euro qu’outre-Atlantique. En particulier, l’ajustement budgétaire a été très fort dans les pays soumis aux tensions sur leur dette souveraine, comme l’Espagne et l’Italie. En outre, les effets des tensions sur les dettes souveraines ont été démultipliés par la fragmentation financière qui s’est traduite par une dégradation des conditions de financement du secteur privé alors que les mesures d’assouplissement quantitatif mises en œuvre par la Fed et la Banque d’Angleterre ont permis de préserver les conditions de financement dans ces pays. Ainsi, il aura fallu attendre le discours de M. Draghi de juillet 2012 et l’annonce du programme OMT en septembre 2012 pour que l’action de la BCE permette d’atténuer ces tensions financières. Si les évolutions des taux de change ont plutôt soutenu l’activité en zone euro sur l’ensemble de la période 2011-2014, leur contribution a été dépendante du type d’intégration des différents pays aux flux des échanges commerciaux mondiaux[1] et à l’ampleur de la politique de désinflation salariale, particulièrement prononcée en Espagne. Enfin, la hausse du prix du pétrole a pesé sur la croissance européenne alors que ses effets ont été moindres aux États-Unis, qui ont bénéficié de la rentabilisation de l’exploitation du pétrole de schiste.

Les pertes cumulées de PIB sont très importantes en Espagne (-10 points entre 2011 et 2014), en Italie (-7,5 points) et en France (-5 points) et de façon plus modérée au Royaume-Uni (-3 points) et en Allemagne (-2,5 points). En revanche, depuis 2011, le cumul des chocs a eu un impact nul sur la croissance aux États-Unis, suggérant que la croissance américaine a été en ligne avec sa croissance spontanée[2] (graphique 1).

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Ainsi, en l’absence de ces chocs, la croissance spontanée aurait pu s’établir en Europe au-delà du rythme de la croissance potentielle, comme aux États-Unis (graphique 2). Cela aurait permis une convergence durable du PIB vers son niveau potentiel, la réduction des déséquilibres sur le marché du travail, la normalisation de l’utilisation de l’appareil productif et le redressement des comptes publics, tout particulièrement dans les pays de la zone euro.

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Accéder à la version complète de notre étude.

 


[1] Les effets de ces chocs de compétitivité sont différents selon les pays du fait des différences d’élasticité du commerce extérieur, mais aussi des variations selon les pays du degré d’exposition au commerce et à la concurrence intra/extra zone euro . Pour plus de détails se référer à Ducoudré et Heyer (2014).

[2] La croissance spontanée d’une économie résulte de sa croissance potentielle de long terme (qui dépend des facteurs structurels qui déterminent notamment la dynamique de la productivité globale des facteurs et de la population active) et du rythme de fermeture de l’output gap, creusé dans la plupart des pays par la crise de 2008-2009 qui dépend de la capacité d’une économie à absorber les chocs subis.




A new economic world. Measuring well-being and sustainability in the 21st century

Éloi Laurent and Jacques Le CacheuxUn nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction: Measuring the possibles

“Let no one ignorant of geometry enter here!”

Inscription over the doors of Plato’s Academy in Athens

 

We live under the reign of gross domestic product (GDP) – 2014 marked its seventieth anniversary. Created by the American economist Simon Kuznets at the dawn of the 1930s, GDP was adopted as an international standard for sovereign accounting at the conference held by the WW2 Allies in July 1944 in the small town of Bretton Woods, in the middle of nowhere. GDP is used to measure monetizable market activities and is the benchmark of economic growth and living standards, and as such over the decades it has become the ultimate measure of nations’ success – precise, robust and comparable.

But GDP, like the conventional economic indicators for which it is the standard bearer, is very rapidly losing its relevance in the early 21st century, for three basic reasons. First, economic growth, which was so strong in the initial post-war decades (1945-1975), is gradually fading in the developed countries, rendering its pursuit an increasingly vain hope for public policy. Second, objective and subjective well-being – that is to say, what makes life worth living – is increasingly disconnected from economic growth. Finally, GDP tells us nothing about environmental sustainability, that is, the compatibility of our well-being today with the long-term health of the ecosystems on which that ultimately depends – even though this is certainly the major challenge facing our century.

For these three reasons, all over the world growing numbers of researchers [1] and policy makers are recognizing that the standard economic indicators that still guide public debate are in fact misleading compasses that distort our horizons. In contrast, by trying to measure well-being, an effort is now underway to identify the real determinants of human prosperity, going beyond material conditions like national output and personal income. By bringing together the elements required for sustainability (that is to say, dynamic well-being), they are undertaking the even more difficult task of understanding the conditions required for human development to go forward and sustain itself over time, under increasingly powerful ecological constraints.

This effort at understanding is important for two main reasons: because non-measurability leads to invisibility (what is not counted does not count); and because, conversely, measuring means governing: our indicators determine our policies, and rarely for the better. Opening up the range of human well-being means finding ways to overcome short-sighted trade-offs between economic, social and environmental factors. And situating human development within the framework of sustainable development will avoid blind destruction. But how do we take the full measure of our new economic world?

Let’s start from the current situation: economic growth as measured by GDP seems, despite a few ups and downs, to have run its course since about 2000 in France, in Europe, and in quite a few developed countries and even emerging countries. A debate has recently arisen, kicked off, as is common, in the US, about the causes of this stagnation. As far back as the early 1990s hypotheses were advanced for this (the structural weakening of innovation; economic policy mistakes with lasting effects; impoverishing globalization; job-destroying automation), and there have been more or less alarmist predictions about the tragic fate of the West in a world it no longer dominates as it once did. Though these debates are somewhat interesting, they fail to address the core issue: whether or not economic growth returns, it is not synonymous with people’s welfare or social sustainability.

Strictly speaking, economic growth has returned in Europe and even more so in the United States since 2010. It is resulting in an “invisible recovery” for the population, whose daily reality is light years away from the official optimism. The gap between policy makers and their constituents about the real state of the economy is so gaping that it now seems as if there are two parallel universes that are unaware of each other. In Europe, sluggish growth barely masks a harsh social regression, especially in France, where living standards are inexorably declining, reversing a trend that is over forty years old. In the US, once deflated of finance and income inequality, the wondrous but very recent economic expansion has brought nothing for 99% of the population. The Wealth of Nations, alongside the poverty of the people…

On the other hand, the collapse of economic wealth, however significant, cannot express the brutality of the civilizational destruction being inflicted on Greece, in the context of the European crisis, in the name of “fiscal discipline”[2].

In the meantime, there is a lack of general awareness that every day climate change, the loss of biodiversity and deteriorating ecosystems are undermining not only our own future quality of life, but also that of those who will follow us.

For all these reasons, we already know that the “return to growth” being announced in France for 2015 and 2016 will disappointment expectations. The point is not therefore to attempt to force the pace by feeding an ailing boiler with, if need be, the wood that makes up our ship, but to equip ourselves with a reliable compass to avoid a shipwreck and to navigate as smoothly as possible on the seas of the new economic world.

the rest of the introduction can be read [in French] on the Odile Jacob website: http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] In the French-speaking world, we salute the pioneering and stimulating work of Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey and Isabelle Cassiers, who for many years have identified and written accurately about the limitations of GDP and the narrow horizons set by economic growth.

[2] While GDP has fallen by 25% in Greece since 2009, the decline in health indicators (lower life expectancy, increasing number of suicides, rising infant mortality, the financial strangulation of the public health care system, etc.) is much more worrying for the future of the Greek people.




Un nouveau monde économique. Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle

Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction : La mesure des possibles

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.

 

Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années  1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique  et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.

Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e  siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence  un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques.  Ensuite,  le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté  de la croissance économique.  Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme  des écosystèmes dont il dépend  en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.

Pour ces trois raisons, partout dans le monde,  des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre  croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment  de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre  à quelles conditions le développement humain  peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.

Cet effort de compréhension  importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité  induit  l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent  nos politiques, rarement pour le meilleur.  Ouvrir l’éventail du bien-être humain,  c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle.  Mais comment prendre la pleine  mesure de notre nouveau monde économique ?

Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée  par le PIB paraît, à quelques  soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France,  en Europe  et dans bon nombre de pays développés et même  émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment  ouvert sur les causes de cette atrophie.  On  y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique  aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde  qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.

À vrai dire, la croissance économique  est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement  béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement.  En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment  en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis,  une  fois déflatée de la finance  et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique  se révèle nulle  pour 99 % de la population.  Richesse  des nations, pauvreté des habitants…

À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique,  aussi important  soit-il, ne  peut  traduire  la brutalité  de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce,  dans le contexte de la crise européenne,  au nom de la « discipline budgétaire  »[2].

Et pendant ce temps-là, le changement  climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.

Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une  attente  déçue.  L’enjeu n’est donc  pas de tenter  de forcer l’allure en alimentant  une  chaudière  poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…

…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.

[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.




Elections britanniques : questions de frontières (2/2)

Par Catherine Mathieu

David Cameron a placé l’économie au premier plan de sa campagne électorale, faisant des bonnes performances de l’économie britannique une carte maîtresse du programme des Conservateurs (voir « Le Royaume-Uni à l’approche des élections… »). Mais, selon les sondages, au soir du 7 mai, aucun parti ne sera en mesure de gouverner seul. Alors qu’en 2010, l’incertitude était de savoir si les Libéraux-Démocrates choisiraient de s’allier avec les Conservateurs ou avec les Travaillistes, cette fois l’incertitude est encore plus grande, car plusieurs partis sont susceptibles de jouer les arbitres. Les Libéraux-Démocrates ont en effet perdu en popularité depuis cinq ans de participation au gouvernement et recueillent moins de 10 % des intentions de vote, derrière le parti nationaliste UKIP (environ 12 % d’intentions de vote), partisan de la sortie du Royaume-Uni de l’UE et arrivé en tête lors des dernières élections européennes. Face à la montée de l’euroscepticisme, notamment dans les rangs des Conservateurs, David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE d’ici la fin 2017, s’il redevenait premier ministre en 2015. De leur côté, si les Travaillistes sont en mesure de former un gouvernement de coalition, ils pourraient s’allier avec le SNP, parti national écossais. Mais les Travaillistes excluent cette possibilité, face aux attaques de David Cameron, qui agite l’épouvantail d’une fragmentation du Royaume-Uni auprès d’un électorat anglais, à peine remis de sa frayeur de risquer de voir l’Ecosse devenir indépendante lors du référendum de septembre 2014. Les Travaillistes bénéficieraient néanmoins du soutien du SNP et pourraient former une coalition avec les Libéraux-Démocrates. Ceux-ci ont tracé plusieurs lignes rouges pour envisager d’entrer dans un gouvernement de coalition : moins d’austérité budgétaire s’ils s’allient avec les Conservateurs, davantage de rigueur budgétaire s’ils s’allient aux Travaillistes, sauf en matière d’éducation où les Libéraux-Démocrates souhaitent davantage de moyens que les deux grands partis.

Programmes économiques et sociaux des grands partis : ressemblances, nuances…

Les Conservateurs se félicitent du rebond de la croissance et de l’emploi, et d’avoir divisé par deux le déficit public rapporté au PIB. Ils estiment avoir « remis la maison en ordre » et souhaitent continuer à « réparer le toit tant qu’il fait beau ». Ils disent vouloir que cela profite à chacun. Ainsi, ils veulent augmenter les dépenses du système de santé (NHS), maintenir les dépenses d’éducation, augmenter le nombre de places dans l’université. Ils s’engagent à maintenir la hausse des pensions de retraite au minimum de 2,5 % par an. Ils réaliseront d’importants investissements publics en matière de transport. Ils n’augmenteront pas la TVA, l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales. Par contre, ils diminueront encore le plafond des revenus d’assistance pour que « le travail paie ».

Les Conservateurs veulent développer l’apprentissage, favoriser l’entreprise, encadrer le droit de grève, réduire la paperasserie, mettre les handicapés au travail. Ils souhaitent contrôler et réduire l’immigration en provenance de l’UE (ramenant celle-ci à « des dizaines de milliers » par an au lieu « de centaines de milliers » actuellement). Les droits aux prestations sociales seront réduits (il faudra avoir résidé dans le pays depuis au moins quatre ans pour avoir droit au crédit d’impôt et aux allocations familiales ; les logements sociaux seront réservés aux citoyens britanniques). Ils veulent fournir de l’énergie à bas prix aux ménages en développant les économies d’énergie, les énergies renouvelables, mais surtout le nucléaire.

Ils se donnent l’objectif d’amener le déficit public à un léger excédent (0,2 point de PIB) en 2018/2019.  Ceci par des baisses de dépenses publiques, de dépenses sociales et la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale (remise en cause du statut des non-domiciliés, taxation des firmes multinationales).

Pour les Travaillistes, « le Royaume-Uni ne réussit que lorsque les travailleurs réussissent ». Il faut un renouveau national pour que « l’économie travaille pour les travailleurs ». Les Travaillistes dénoncent le développement des inégalités, celui des emplois précaires et la baisse du pouvoir d’achat des familles de travailleurs.

Mais les Travaillistes proclament, eux-aussi, leur volonté de réduire le déficit public chaque année. Leur objectif est de ramener le déficit courant (hors investissement) à l’équilibre en 2018-19, ce qui se traduirait en fait par un déficit public de 1,4 % du PIB. L’objectif est moins ambitieux que celui des Conservateurs et serait obtenu en partie par des hausses d’impôts. Le taux d’imposition marginal maximum de l’impôt sur le revenu (IR) serait remonté de 45% à 50%. Un impôt serait introduit sur les manoirs (les propriétés valant plus de 2 millions de livres). Les Travaillistes s’engagent à maintenir le taux d’imposition des sociétés (IS) au niveau le plus bas des pays du G7. Le taux de l’IS, abaissé à 20 % en avril, serait cependant augmenté d’un point. La taxe sur les banques serait augmentée (900 millions attendus). Les Travaillistes souhaitent réinstaurer un premier taux d’imposition sur le revenu à 10 %, financé par la suppression de l’abattement pour les couples mariés. Ils souhaitent supprimer la très impopulaire taxe sur les chambres vacantes (bedroom tax). Comme les Conservateurs, ils supprimeraient les avantages fiscaux des non-domiciliés.

Les Travaillistes veulent cependant réduire les dépenses publiques, sauf en matière de santé, d’éducation et de coopération internationale. Ils proposent d’augmenter les moyens du NHS pour réduire les délais d’attente. Ils s’engagent à augmenter le salaire minimum horaire à 8 £ en 2019 (le niveau actuel étant de 6,5 £ et devant augmenter à 6,7 £ en octobre 2015). Ils proposent de réglementer les contrats zéro-heure (du moins pour les salariés qui ont travaillé de façon régulière pendant plus de 12 semaines). Par contre, ils ne remettent pas en cause le plafond sur les revenus d’assistance. Les Travaillistes proposent eux-aussi de contrôler l’immigration et de limiter le droit des immigrés aux prestations sociales (il faudra avoir résidé au moins deux ans sur le territoire national). Ils veulent mettre en place une stratégie industrielle pour développer l’économie verte. Ils proposent de réduire le poids des actionnaires dans la direction des entreprises et de créer une Banque Britannique d’Investissement pour aider le financement des petites entreprises.

Les Libéraux-Démocrates proposent une « économie plus forte, une société plus juste ». Ils veulent faire du Royaume-Uni le pays leader en matière des technologies du futur. Eux aussi veulent augmenter les dépenses de santé et d’éducation. Eux aussi veulent augmenter les possibilités de garde d’enfant et de congé parental. Surtout, ils veulent développer la fiscalité verte et engager la transition énergétique. Ils visent l’équilibre du budget courant comme les Travaillistes, mais celui-ci interviendrait un an plus tôt (2017-2018). Cet équilibre serait obtenu par des baisses limitées des dépenses, mais aussi par des hausses d’impôts sur les plus riches, sur les banques, les grandes entreprises et la pollution et par la lutte contre l’optimisation fiscale. Eux aussi proposent la taxe sur les manoirs.

… et de nombreuses inconnues

L’IFS (Institute for Fiscal Studies) vient de publier deux notes : « Post-election Austerity : Parties’ Plans Compared », IFS Briefing Note BN 170, 22 avril, « Taxes and Benefits: The parties’ Plans », IFS Briefing note BN 172, 28 avril. Dans ces notes, l’IFS tente d’estimer les mesures proposées mais souligne le manque de détail des différents programmes. Les Conservateurs envisagent davantage de baisses de dépenses, tandis que les Travaillistes et les Libéraux-Démocrates envisagent une réduction moins rapide des déficits et donc de la dette publique. Le déficit public passerait de 5 % du PIB en 2014-15 à 0,6% en 2017-18 pour les Conservateurs, à 1,1 % pour les Libéraux-Démocrates, 2% pour les Travaillistes, 2,5% pour le SNP. La dette publique baisserait de 80 % du PIB en 2014-15 à 72 % en 2019-20 selon les projets des Conservateurs, contre 75 % pour les Libéraux-Démocrates, 77 % pour les Travaillistes et 78% pour le SNP. Les trois partis annoncent qu’ils poursuivront l’objectif de réduction du déficit public, sans détailler précisément comment ils le feraient. En particulier, les Conservateurs n’augmentent pas les impôts ; ils devraient baisser de 18% les dépenses des secteurs non-sauvegardés, c’est-à-dire défense, transport, assistance, justice. Ils n’explicitent pas comment ils feraient de fortes économies sur les dépenses sociales hors retraite et NHS. A la fin avril, les Libéraux-Démocrates ont fait surgir dans le débat l’idée selon laquelle les Conservateurs envisageraient de diminuer les allocations familiales, ce que David Cameron dément avoir l’intention de faire, mais à quelques jours du scrutin le soupçon demeure. Tous les partis s’engagent à ne pas augmenter les taux principaux de TVA, de l’impôt sur le revenu ou des cotisations maladie, mais tous escomptent de fortes recettes de la lutte contre l’optimisation fiscale.

Ecosse-Europe : les deux enjeux de ces élections

Deux problématiques font l’originalité de ce vote et amènent une configuration politique spécifique. D’une part, le Parti National Ecossais (SNP) continue à prôner l’indépendance de l’Ecosse, malgré le résultat du référendum de septembre 2014 (55 % de non). Parti de centre gauche, au pouvoir actuellement à Edimbourg, il pourrait obtenir 55 des 59 sièges écossais au détriment des travaillistes et être le parti pivot de la future majorité. Il demande la tenue d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, mais aussi la fin des politiques d’austérité en matière de dépenses publiques et sociales.

L’UKIP milite en faveur d’une sortie du Royaume-Uni de l’UE. David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie avant la fin 2017 si les Conservateurs l’emportent. En tout état de cause, David Cameron s’oppose à toute extension des pouvoirs de l’Europe en matière économique et politique ; l’Europe doit avant tout être un marché unique qu’il faut libéraliser au maximum ; il refuse toute régulation européenne en matière de services financiers, toute solidarité entre pays, toute augmentation du budget européen, et toute augmentation de la contribution britannique (I won’t pay that bill). Il souhaite que le Royaume-Uni ait la possibilité de limiter les droits sociaux des immigrés de l’UE, ce qui sera le principal point de négociation des Conservateurs pour un maintien du Royaume-Uni dans l’UE.  David Cameron ne se prononcera pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE que si ces demandes sont prises en compte. Les Travaillistes dénoncent la perte d’influence du Royaume-Uni en Europe causée par son isolationnisme mais ils réclament aussi moins d’Europe : le Royaume-Uni doit rester libre de fixer sa politique d’immigration et sa politique sociale. Selon Gordon Brown, quitter l’UE transformerait le Royaume-Uni en « nouvelle Corée du Nord », sans alliés et sans influence. Les Travaillistes n’organiseront un référendum que si l’Europe voulait imposer au Royaume-Uni des mesures inacceptables. Les Libéraux-Démocrates sont très attachés à l’Europe. Ils veulent y défendre les entreprises, le Traité de libre-échange transatlantique, supprimer les institutions inutiles, comme le Conseil européen économique et social, et les sessions du Parlement à Strasbourg. Ils veulent maintenir la liberté de circulation en Europe mais réduire les droits des immigrés aux prestations. Ils voteront non au référendum sur la sortie de l’UE. Actuellement, 35 % des britanniques voteraient pour la sortie de l’UE et 57 % contre (mais 38 % veulent y rester tout en réduisant les pouvoirs de l’UE). Les grandes entreprises et plus encore la City souhaitent rester au sein d’un grand marché. Comme cela fut le cas lors du référendum écossais, certaines (par exemple, HSBC[1]) menacent de déménager leur siège social si le Royaume-Uni sort de l’UE. Le maintien dans l’UE est aussi souhaité par la partie la plus riche et la mieux formée de la population.

Ainsi, l’évolution économique et politique du Royaume-Uni est aujourd’hui soumise à trois incertitudes : le risque de l’absence d’une majorité nette à Westminster, le retour du débat écossais et le débat sur la sortie de l’Union européenne.

 

 


[1] Mais HSBC met aussi en cause l’alourdissement de la fiscalité portant sur les banques et la régulation inspirée par le rapport Vickers qui obligerait à sanctuariser les activités des banques de dépôts.




Le Royaume-Uni à l’approche des élections : l’économie, carte maîtresse de David Cameron (1/2)

Par Catherine Mathieu

Au Royaume-Uni, à l’approche des élections générales qui auront lieu le 7 mai 2015, le suspense est tel que les bookmakers donnent le Parti conservateur vainqueur des élections et  Ed Miliband, le leader du Parti travailliste, comme prochain Premier ministre ! Non seulement le Parti travailliste et le Parti conservateur restent au coude à coude dans les sondages mais, avec des intentions de vote fluctuant entre 30 et 35 % depuis de nombreux mois, aucun des deux partis ne semble en passe d’obtenir une majorité suffisante pour gouverner seul.David Cameron, Premier ministre et leader des Conservateurs, a placé l’économie britannique au cœur de la campagne électorale. Il faut dire que les chiffres semblent plutôt flatteurs pour le gouvernement sortant : croissance, emploi, chômage, réduction des déficits publics… même si certaines faiblesses, moins visibles, de l’économie britannique demeurent.

Un bilan macroéconomique flatteur  

Avec une croissance de 2,8 %, le Royaume-Uni est en tête du palmarès de la croissance des pays du G7 en 2014 (juste devant le Canada, 2,5 % et les Etats-Unis, 2,4 %). Depuis deux ans, l’économie britannique s’est engagée sur le chemin de la reprise, la croissance ayant accéléré de 0,4 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2012 à 3 % au quatrième trimestre 2014. Cette reprise contraste avec celles des grandes économies de la zone euro : faible reprise en Allemagne (respectivement 1,5 % après 0,4 %), croissance atone en France (0,4 % seulement, contre 0,3 % en 2012), tandis que l’Italie reste en récession (-0,5 % après -2,3 %).

A la fin de 2014, le PIB britannique se situait ainsi 5 % au-dessus de son niveau d’avant crise (i.e. du premier trimestre 2008), du fait d’une forte reprise dans les services, particulièrement spectaculaire dans les services aux entreprises (dont la valeur ajoutée (VA) est 20 % au-dessus de son niveau d’avant crise et qui représentent 12 % de la VA), du bon maintien de l’activité dans les domaines de la santé (VA 20 % au-dessus du niveau du début de 2008 ; 7 % de la VA) et dans les services immobiliers (VA 17 % au-dessus du niveau d’avant crise ; 11 % de la valeur ajoutée).

Selon les premières estimations publiées par l’ONS le 28 avril, le PIB n’aurait cependant augmenté que de 0,3 % au premier trimestre 2015, au lieu de 0,6 % lors des trimestres précédents. Certes, cette première estimation est susceptible d’être révisée (à la hausse comme à la baisse, seule la moitié des données portant sur l’ensemble trimestre est connue lors de la première estimation), mais le ralentissement de la croissance à quelques jours des élections tombe mal pour le gouvernement sortant…

Un taux de chômage fortement réduit …

Autre point fort du bilan macro-économique à l’approche des élections : le taux de chômage est en baisse continue depuis la fin 2011 et n’était plus que de 5,6 % (au sens du BIT) en février 2015, contre 8,4 % à la fin 2011. Ce taux est l’un des plus bas de l’UE, certes derrière l’Allemagne (4,8 % seulement), mais loin devant la France (10,6 %) et l’Italie (12,6 %). Si le taux de chômage n’a pas encore rejoint son niveau d’avant crise (5,2 %), il en est désormais proche. Depuis 2011, le nombre d’emplois a augmenté de 1,5 millions au Royaume-Uni, et David Cameron ne se prive pas de brandir ce succès du Royaume-Uni devenu « l’usine à emplois de l’Europe », créant davantage d’emplois à lui seul que le reste de l’Europe ! [1]

Derrière cette forte hausse de l’emploi se trouvent cependant de nombreuses zones d’ombre et des bémols…. D’une part, la nature des emplois créés : 1/3 des créations d’emplois au cours de cette reprise sont des entrepreneurs individuels, qui représentant désormais 15 % de l’emploi total. En période de crise, la hausse du nombre d’entrepreneurs individuels reflète généralement du chômage caché, même si selon une étude récente de la Banque d’Angleterre,[2] la hausse serait largement tendancielle. La question du développement des contrats dits ‘zéro-heures’, qui sont des contrats sans nombre d’heures garanti, a fait irruption dans les débats. Jusqu’en 2013, ce type de contrat ne faisait pas l’objet d’un suivi statistique, mais selon les enquêtes récemment publiées par l’ONS, 697 000 ménages étaient concernés par ce type de contrat (soit 2,3 % de l’emploi) au quatrième trimestre 2014, contre 586 000 (1,9 % de l’emploi) un an plus tôt : soit une hausse de 111 000 personnes tandis que l’emploi total augmentait de 600 000 sur la période : les contrats zéro-heures ne concerneraient donc qu’une partie relativement faible des emplois créés.

Les créations d’emplois observées depuis 2011 ont pour corollaire de faibles gains de productivité. L’économie britannique a recommencé à créer des emplois dès le début de la reprise, alors que la productivité avait fortement chuté lors de la crise. Les entreprises ont gardé davantage de salariés en poste qu’elles le faisaient habituellement en période de crise, mais en contrepartie les hausses de salaires ont été réduites. La productivité britannique reste aujourd’hui très inférieure à son niveau d’avant crise. L’économie britannique gardera-t-elle durablement un modèle de croissance basé sur une faible productivité et de faibles salaires ? Il est trop tôt pour pouvoir le dire, mais c’est un sujet en arrière fond de la campagne électorale.

Une inflation tombée au plus bas

L’inflation, mesurée selon l’indice des prix à la consommation harmonisé, est tombée en février 2015 à 0 % seulement en glissement annuel, contre 1,9 % à la fin de 2012. Cette décélération s’explique par la baisse des prix de l’énergie, mais, depuis la fin 2012, l’inflation sous-jacente ralentit aussi : de 1,9 % à la fin 2012 à de 1,2 % en février 2015. La question des risques inflationnistes fait l’objet de débats au sein du Comité de politique monétaire depuis de nombreux mois : croissance et faible taux de chômage étant potentiellement annonciateurs de tensions inflationnistes à brève échéance, si l’on estime que l’économie est redevenue proche du plein emploi. Mais, de fait, le ralentissement continu de l’inflation depuis 2012, sur fond de faibles hausses des salaires, d’appréciation de la livre et des baisses des prix de l’énergie, éloigne la perspective d’une accélération de l’inflation à court terme. Pour l’instant les membres du Comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre votent unanimement pour un statu quo.

Les taux d’intérêt à long terme sur la dette publique restent à des niveaux faibles, ce qui était un des objectifs martelés par les Conservateurs lors de la campagne de 2010. De fait, les taux britanniques connaissent des évolutions proches de celles des taux américains, en ligne avec des perspectives de croissance similaires.

Malgré ce bilan, plutôt bon, l’économie britannique n’en demeure pas moins fragile.

Les fragilités de l’économie britannique à moyen terme

Un endettement des ménages qui reste élevé

L’endettement  des ménages avait atteint un niveau record avant la crise de 2007, représentant alors 160 % de leurs revenus annuels. Depuis, les ménages ont commencé à se désendetter, et ramené leur ratio d’endettement à 136 % à la fin 2014, ce qui reste encore bien supérieur aux 100 % des années 1990. Le désendettement des ménages réduit leur vulnérabilité en cas de nouveau ralentissement économique ou de chute des prix des actifs (notamment immobiliers), mais cela a aussi pour effet de freiner la demande intérieure privée, alors que le taux d’épargne des ménages reste faible (de l’ordre de 6 %),  la croissance des salaires nominaux et réels modérés. Le rééquilibrage de la demande intérieure doit se poursuivre, notamment en termes d’investissement des entreprises.

L’investissement des entreprises en cours de rattrapage

L’investissement des entreprises était structurellement faible dans les années 2000 au Royaume-Uni. Mais depuis 5 ans, la reprise s’est enclenchée et le taux d’investissement en volume se rapproche désormais de son niveau du début des années 2000. Ce redémarrage de l’investissement est évidemment une bonne nouvelle pour l’appareil productif britannique.  Mais le solde extérieur reste toujours déficitaire, signe que le Royaume-Uni peine à regagner en compétitivité, du moins pour ce qui concerne les échanges de marchandises. Le déficit commercial s’est stabilisé autour de 7 points de PIB en 2014, étant cependant pour partie compensé par un excédent croissant des services (5 points de PIB fin 2014), signe que l’économie britannique garde une bonne spécialisation en matière de services. Cependant, le déficit de la balance courante a atteint, compte-tenu de solde des revenus[3], un déficit courant de 5,5 points du PIB, ce qui est élevé.

Le bilan en trompe-l’œil des finances publiques

En 2010, les Conservateurs avaient fait campagne en reprochant au précédent gouvernement d’avoir laissé monter les déficits lors de la crise. Leur programme comprenait un plan d’austérité budgétaire de grande ampleur, correspondant à l’archétype des plans du FMI : 80 % de baisses de dépenses et 20 % de hausses de recettes, sur un horizon de 5 ans. En fait, le gouvernement a commencé à son arrivée par augmenter le taux de TVA, ce qui a en 2010-2011 interrompu la reprise ; il a réduit les dépenses, tout en préservant le système de santé public (NHS) auquel les Britanniques sont attachés, ainsi que les retraites publiques, faibles au Royaume-Uni, mais dont le gouvernement a décidé de fixer la revalorisation sur l’inflation ou les salaires (en retenant la plus forte des deux variations, avec un minimum garanti de 2,5 %).

Cinq ans plus tard, David Cameron met en avant le « succès » de son gouvernement, qui a divisé le déficit public par 2, en points de PIB, ramenant le ratio de 10 % en 2010 à 5,2 % en 2014. Mais, au regard des ambitions initiales du gouvernement, ce n’est en fait qu’un demi-succès : le premier budget présenté en juin 2010 visait un déficit public de 2,2 % du PIB seulement en 2014. La baisse des dépenses publiques rapportée au PIB initialement prévue s’est bien réalisée, mais les recettes ont progressé nettement moins que prévu (ce qui s’explique en partie par la faiblesse des revenus des ménages).

Si l’austérité a été globalement moins forte qu’annoncé, dans le budget de mars 2015, le gouvernement annonce de fortes baisses de dépenses publiques à l’horizon 2019, ce qui les  ferait passer de 40 % du PIB actuellement à 36 % du PIB seulement, soit l’un des ratios de dépenses publiques les plus faibles depuis l’après-guerre (graphique). La baisse des dépenses publiques permettrait seule de ramener le déficit public à l’équilibre, sans hausse sensible des prélèvements : ceci représenterait des coupes budgétaires de grande ampleur, dont les composantes ne sont pas détaillées, et que l’on a du mal à imaginer ne pas concerner à un moment ou un autre les dépenses de santé ou de retraite, ce que jusqu’ici le gouvernement a soigneusement évité de faire…

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[1]We are the jobs factory of Europe; we’re creating more jobs here than the rest of Europe put together’ (discours du 19 janvier 2015).

[2] Self-employment: what can we learn from recent developments? Quarterly Bulletin, 2015Q1.

[3] Mais le déficit du solde des revenus d’investissements directs (2 points de PIB) est sans doute gonflé par les bonnes performances des entreprises étrangères installées au Royaume-Uni relativement aux entreprises britanniques installées à l’étranger.




Le problème de l’investissement français n’est pas quantitatif

par Sarah Guillou

L’investissement est devenu l’objet prioritaire des politiques européenne et française. Sa relance est devenue même urgente pour le gouvernement qui, en ce début de printemps 2015, souhaite accélérer l’investissement productif. L’investissement est à la fois un acte économique qui dessine la trajectoire de croissance de l’économie et un signal majeur de la vitalité des entreprises pour pérenniser leur capital productif ou l’accroître. Créer un environnement économique favorable à l’investissement doit être une priorité des politiques économiques. Encourager une augmentation des investissements des entreprises dans un contexte de faible croissance est fortement souhaitable. Mais pour bien cibler cet encouragement, il faut faire le bon diagnostic sur la nature de la faiblesse de l’investissement des entreprises françaises : il est moins quantitatif que qualitatif.

A bien y regarder, le comportement d’investissement des entreprises françaises ne montre un recul marqué ni relativement au début des années 2000, ni relativement aux autres économies partenaires. Le taux d’investissement est l’un des plus élevé de la zone euro (graphique).

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Ce qui conduit à une situation assez énigmatique : la désindustrialisation, les pertes de parts de marché à l’exportation, la baisse des taux de marge, la décroissance de la productivité, le positionnement technologique en recul sont autant de signes des difficultés des entreprises françaises. Mais cela est concomitant avec le maintien de l’investissement qui ne souffre pas d’un décrochage majeur par rapport à ses partenaires.[1]

Les hypothèses avancées pour comprendre cette énigme sont au nombre de quatre: 1°) les investissements de remplacement/renouvellement sont dominants et le capital productif français est obsolète; 2°) les investissements ne sont assez pas productifs, la part des investissements en construction est trop importante relativement aux investissements en machines-outils et robots ; 3°) les investissements se substituent au facteur travail en France en raison de la baisse continue du coût du capital relativement au coût du travail ; 4°) ce qui compte pour la compétitivité c’est l’investissement dans les actifs intangibles et c’est là que le bât blesse pour les entreprises françaises.

Ces hypothèses sont discutées dans la Note de l’OFCE, n° 51 du 30 avril 2015 pour apprécier leur poids explicatif respectif.

Au final, les quatre hypothèses concourent à expliquer la résilience de l’investissement en parallèle avec la fragilité des indicateurs de performance des entreprises françaises. On ne peut donc justifier simplement des mesures en faveur de l’investissement par des arguments catastrophistes sur son niveau. L’investissement est une variable qui mérite toutes les attentions. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas son niveau qui pose problème (étant donné la faible croissance), c’est sa qualité et sa répartition. Si le renouvellement a jusqu’à présent constitué le motif principal, il importe de cibler les investissements qui augmenteront le capital productif et donc l’intensité capitalistique de l’entreprise. Le recul des investissements en construction est en marche mais la « ré-industrialisation » qui relancerait les investissements en machines-outils et en R&D n’est pas  encore nettement sur les rails.

La politique de soutien à l’investissement énoncée le 8 avril 2015 semble s’orienter vers une différenciation des investissements selon leur nature afin de cibler précisément les investissements productifs, et le gouvernement a établi une liste très précise qui cherche à évincer les investissements de renouvellement (Bulletin Officiel du 25 Avril 2015).[2]

Les difficultés à apprécier l’efficacité de telles mesures de soutien reposent sur la confusion entre la cause et la conséquence : un investissement dynamique est un signal positif de croissance de l’économie, il en est aussi la cause. Le processus d’investissement est un cercle vertueux mais la porte d’entrée d’un cercle en mouvement n’est pas toujours là où on l’attend. Il est possible d’accélérer l’amortissement du capital par des règles comptables et ainsi d’accélérer le renouvellement. Il est beaucoup plus difficile de provoquer une croissance des investissements nets du remplacement du capital existant car ce type d’investissement répond avant tout à l’anticipation de l’augmentation de la demande.

Le souhait du gouvernement d’entrer dans le cercle vertueux de l’investissement pour en accélérer la rotation repose sur l’hypothèse que les entreprises ont des investissements productifs en attente et que cet attentisme est causé par la faiblesse de leurs marges après impôt. D’où l’idée d’accorder un énième crédit d’impôt aux entreprises après le CIR, le CICE et les autres niches fiscales. Le taux d’imposition effectif français va devenir de plus en plus compétitif ! Mais quelle est la part des entreprises qui entre dans cette configuration ?

Par ailleurs, cette politique comporte des risques d’échec non négligeables : si l’augmentation des investissements en équipements robotiques se traduit par une diminution du facteur travail donc de l’emploi , si la demande en biens d’équipement est satisfaite par l’étranger (on aurait aimé que l’Allemagne se lance dans un tel soutien à l’investissement privé), si les entreprises réalisent par anticipation des investissements qu’elles auraient de toute façon réalisés, si l’avantage fiscal précipite des investissements de capacité sans l’assurance d’une augmentation des carnets de commande, alors le soutien à l’investissement de 2,5 milliards sur 5 ans ne créera pas le surcroît de croissance escomptée.

Le pari le plus risqué reste celui de l’emploi. Si on augmente l’investissement net du renouvellement, on augmente la part du capital dans l’entreprise. Si la valeur ajoutée reste constante, le maintien des marges ne peut se faire qu’avec une baisse des salaires ou de l’emploi. Pour que l’emploi augmente, il faut soit que la demande qui s’adresse à l’entreprise croisse à qualité de ses produits constants, et/ou que l’investissement se traduise par une amélioration de sa compétitivité hors-prix de façon à capturer des parts de marché nouvelles. Mais, ces résultats ne se produiront qu’à moyen terme.

Le gouvernement dépasse ce raisonnement primaire en pariant sur une complémentarité entre les investissements de robotisation et de mécanisation et le travail qualifié. Michaels et Graetz (2015) ont montré, en utilisant des données pour 17 pays et 14 industries, que l’intensité de robotisation se traduit par une hausse de la productivité et des salaires mais sans provoquer, globalement, de diminution du nombre d’heures travaillées. Cependant, l’introduction des robots dans les entreprises aurait un impact négatif sur le travail non-qualifié ou moyennement qualifié. Il faut donc que les travailleurs soient prêts en termes de qualification à participer et à accompagner cette intensification technologique et capitalistique et non à la subir. Ce qui compte donc pour que naissent des gains de productivité, c’est la nature des investissements et la complémentarité entre le travail et le capital.

 

 


[1] Ces constats sont corroborés par diverses notes récentes sur l’investissement : INSEE (2013), Observatoire du financement des Entreprises (2014), France Stratégie (2014).

[2] La mesure met en place un suramortissement de 40% permettant aux entreprises d’amortir les investissements à hauteur de 140% de leur valeur. Cinq catégories d’investissements productifs sont éligibles et devront être réalisés entre le 15 avril 2015 et le 14 avril 2016. Cette mesure induit une baisse de l’impôt sur les sociétés en conséquence d’une déduction supplémentaire liée au suramortissement.




L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste

par Aurélien Saussay (@aureliensaussay)

Le Bureau of Economic Analysis vient de livrer son estimation de la croissance américaine au premier trimestre 2015 : à 0,2% en rythme annualisé, ce chiffre est très en-deçà du consensus des principaux instituts américains qui s’accordaient sur une prévision légèrement supérieure à 1% – bien loin déjà des 3% encore espérés début mars.

S’il est encore trop tôt pour connaître les raisons exactes de ce coup d’arrêt, un facteur semble devoir émerger : aux États-Unis, la « révolution » du pétrole de schiste semble au bord de l’implosion.  La baisse brutale des cours du brut au deuxième semestre 2014 a provoqué un effondrement de l’activité extractive : le nombre de foreuses pétrolières en activité aux États-Unis a chuté de 56% de novembre 2014 à avril 2015, pour revenir à son niveau d’octobre 2010 (voir graphique). La rapidité de ce ralentissement souligne la fragilité du boom du pétrole de schiste, et sa dépendance à un prix du baril élevé.

 

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Compte tenu de la durée de vie très brève des puits de pétrole de schiste, inférieure à 2 ans, cette baisse brutale du rythme de forage devrait se traduire par une chute tout aussi rapide de la production dans les mois qui viennent : de fait, l’Agence pour l’Information sur l’Energie américaine (US. EIA) a prévu pour le mois de mai une diminution de la production de pétrole de schiste, pour la première fois depuis le début de leur exploitation en 2010.

Cette contraction rapide de l’industrie du pétrole de schiste pourrait avoir des conséquences significatives sur l’économie américaine. Son impact macroéconomique se décline en deux composantes principales : l’activité de forage et de complétion des puits, et les gains de balance commerciale réalisés grâce à la substitution d’une production domestique à du pétrole importé.

En 2013, le secteur de l’extraction d’hydrocarbures et de services miniers associés représentait 2,1% de l’économie américaine, contre 1,6% quatre ans plus tôt. Au premier ordre, la baisse du rythme de forage pourrait donc amputer la croissance américaine de 0,3 point de PIB. L’indicateur manufacturier de la FED illustre déjà ce repli : l’activité de l’industrie américaine y ressort en baisse de 1% en rythme annualisé au premier trimestre 2015, une première depuis le second trimestre 2009. Le secteur minier apparaît comme le premier contributeur à cette contraction, avec une chute d’activité de 4% au cours du trimestre.
Ce chiffre néglige toutefois l’effet d’entraînement du secteur sur le reste de l’économie – qui dépasse le seul impact sur les industries en amont : par exemple, dans les zones concernées, l’exploitation du pétrole de schiste s’est accompagnée d’un boom immobilier, rendu nécessaire par l’afflux de travailleurs sur les gisements. À titre d’illustration, le Texas et le Dakota du Nord, Etats qui concentrent 90% de la production totale de pétrole de schiste, ont contribué à plus de 23% de la croissance américaine de 2010 à 2013, quand ils ne représentaient que 8% de l’économie du pays en 2010. L’impact négatif de l’effondrement de l’industrie pétrolière pourrait donc être plus important que la seule taille du secteur pétrolier pourrait le laisser supposer.

L’augmentation de la production américaine de plus 4 millions de barils par jour a par ailleurs permis en 2014 une amélioration de la balance commerciale, pour une contribution de 0,7 point de croissance additionnel. Si la réduction du nombre de forages est suivie d’une baisse de la production équivalente dès le deuxième semestre, et que le prix du baril reste autour de 60 dollars, la production domestique américaine ne contribuerait plus qu’à hauteur de 0,2 point, soit 0,5 point de PIB de moins qu’en 2014.

Enfin, l’exploitation rapide des gisements de pétrole de schiste a principalement été le fait de producteurs dits indépendants, focalisés sur cette activité, et donc particulièrement vulnérables à la volatilité des cours internationaux. Cette exploitation étant très intensive en capital, les indépendants ont eu recours à la dette obligataire pour financer leurs opérations – pour un montant total de 285 milliards de dollars au 1er mars 2015, dont 119 milliards d’obligations à rendement élevé (high-yield)[1]. L’impact de la chute du prix du baril est particulièrement important sur ce dernier segment : la part des obligations  « junk  bonds » est passée de 1,6% en mars 2014 à 42% en mars 2015[2] – soit 50 milliards de dollars. Il est à noter que cette augmentation résulte principalement de la dégradation des obligations existantes, même si de nouvelles émissions obligataires y ont également contribué. Ce mouvement,  s’il se poursuit, pourrait conduire à une crise sur le segment high-yield du marché obligataire américain, ce qui viendrait dégrader les conditions de financement des entreprises américaines alors même que la Fed souhaite entamer cette année un resserrement de sa politique monétaire.

L’implosion de l’industrie du pétrole de schiste va constituer un test pour la solidité de la reprise aux Etats-Unis : si celle-ci s’avère plus fragile qu’anticipée, le choc du ralentissement brutal de l’exploitation du pétrole de schiste pourrait être suffisant pour ramener l’économie américaine à la quasi-stagnation en 2015.

 


[1] Yozzo & Carroll, 2015, « The New Energy Crisis: Too Much of a Good Thing (Debt, That Is) », American Bankruptcy Institute Journal.

[2] Source: Standard & Poor’s.




La reprise qui s’annonce

par le Département Analyse et Prévisions, sous la direction de Eric Heyer et de Xavier Timbeau

Ce texte résume les Perspectives économiques 2015-2016 de l’OFCE pour la zone euro et le reste du monde.

Alors que la zone euro était jusqu’à présent restée à l’écart de la reprise mondiale, la conjonction de facteurs favorables (baisse du prix du pétrole et dépréciation de l’euro) permettront l’enclenchement d’une dynamique de croissance plus soutenue et partagée par l’ensemble des pays de l’Union. Ces facteurs interviennent au moment où la consolidation budgétaire, massive et synchronisée, qui avait poussé la zone euro à nouveau en récession en 2011, s’atténue. Les freins à la croissance se lèvent progressivement si bien qu’en 2015 et 2016 le PIB devrait progresser de respectivement 1,6 % et de 2 %, ce qui permettra une réduction du chômage de 0,5 point par an. La zone euro serait donc cette fois-ci engagée sur la voie de la reprise. Pourtant, avec un taux de chômage de 10,5 % à la fin 2016, la situation sociale resterait précaire et la menace déflationniste serait encore présente.

Le choc de demande attendu

Après l’épisode de soutien à la croissance par des politiques budgétaires expansionnistes pendant la Grande Récession de 2008-2009, les pays de la zone euro ont rapidement inversé l’orientation de la politique budgétaire qui est devenue restrictive. Si les Etats-Unis ont également fait le choix de la réduction des déficits budgétaires, les effets de la consolidation y furent moindres. D’une part, le choc de demande négatif à l’échelle de la zone euro fut amplifié par la synchronisation de l’épisode de consolidation. D’autre part, dans un contexte d’endettement public croissant, l’absence de solidarité budgétaire entre les pays a ouvert la brèche aux attaques spéculatives, ce qui a poussé les taux souverains, puis les taux bancaires ou de marché aux agents non-financiers, à la hausse. La zone euro fut ainsi plongée dans une nouvelle récession à partir de 2011 alors que la dynamique de croissance se poursuivait globalement dans les autres pays avancés (graphique). Cet épisode de consolidation et de tensions financières a pris fin progressivement. En juillet 2012, la BCE prenait l’engagement de soutenir l’euro ; l’austérité budgétaire a été atténuée en 2014 et les Etats membres se sont entendus sur un projet d’Union bancaire qui a officiellement débuté en novembre 2014 avec les nouveaux pouvoirs en matière de supervision bancaire confiés à la BCE. Il ne manquait donc à la zone euro qu’une étincelle qui permettrait l’allumage du moteur de la croissance. Le transfert de pouvoir d’achat aux ménages opéré par la baisse du prix du pétrole – de l’ordre d’un point de PIB si la baisse du prix du pétrole se maintient jusqu’en octobre 2015 – représente ce choc de demande positif, qui plus est sans conséquence budgétaire. Le seul coût induit par ce choc résulte de la baisse de revenu dans les pays producteurs de pétrole qui les conduira à moins importer dans les trimestres à venir.

A ce choc de demande interne, s’ajoutera dans la zone euro un choc de demande externe. L’annonce d’un plan d’assouplissement quantitatif dans la zone euro constitue en effet le deuxième facteur accélérateur de croissance. Ce plan, par lequel la BCE devrait acheter pour plus de 1 000 milliards d’euros de titres, au rythme de 60 milliards par mois jusqu’en septembre 2016, va amplifier la baisse des taux souverains mais surtout provoquer une réallocation des portefeuilles d’actifs et faire (encore) baisser l’euro. Les investisseurs, à la recherche d’un rendement plus élevé, vont se reporter sur les titres émis en dollars et ce d’autant plus que la perspective d’un resserrement monétaire graduel aux Etats-Unis améliore les perspectives de rendement outre-Atlantique. La hausse du dollar entraînera avec elle celle des monnaies des pays asiatiques, ce qui renforcera l’avantage compétitif de la zone euro, au détriment cette fois-ci des Etats-Unis et de certains pays émergents. Il est cependant peu probable que la fragilité induite par le contre-choc pétrolier et par la baisse de l’euro dans ces pays et dans les pays producteurs de pétrole ne remette en cause les effets positifs attendus dans la zone euro. Au contraire, ils seront aussi les vecteurs d’un rééquilibrage de la croissance dont avait besoin la zone euro.

Le bouclage de ce scénario de croissance viendra de l’investissement. L’anticipation d’une demande accrue lèvera les dernières réticences au lancement de projets d’investissement dans un contexte où les conditions de financement sont, dans l’ensemble, très favorables et en très nette amélioration dans les pays où les contraintes de crédit avaient fortement pesé sur la croissance.

Le cercle vertueux de la croissance va donc pouvoir s’enclencher. Tous les signaux devraient passer au vert : amélioration du pouvoir d’achat des ménages par l’effet pétrole, gain de compétitivité par la baisse de l’euro, accélération de l’investissement et in fine de la croissance et de l’emploi.

Une reprise fragile ?

Si les éléments qui soutiennent la croissance de la zone euro ne sont pas de simples hypothèses sur le futur mais résultent bien de facteurs tangibles dont les effets vont se faire sentir progressivement, il n’en demeure pas moins qu’ils sont en partie fragiles. Ainsi, la baisse du prix du baril de pétrole n’est sans doute pas pérenne. Le prix d’équilibre du baril de pétrole se situe plus près de 100 dollars que de 50 dollars et, à terme, il faut s’attendre à une remontée des prix de l’énergie : ce qui joue positivement aujourd’hui pourrait interrompre le mouvement de reprise demain. La baisse de l’euro semble plus durable ; elle devrait se prolonger au moins jusqu’à la fin de l’assouplissement quantitatif de la BCE annoncée au plus tôt en septembre 2016. L’euro ne devrait cependant pas baisser en-deçà de 0,95 dollar pour un euro. Les délais de transmission des variations de taux de change aux volumes échangés permettront toutefois à la zone euro de profiter en 2016 d’un gain de compétitivité.

Il faut également souligner qu’un scénario de sortie de la Grèce de la zone euro pourrait aussi mettre un coup d’arrêt à la reprise naissante. Les pare-feux mis en place au niveau européen pour réduire ce risque devrait limiter la contagion, du moins tant que le risque politique n’a pas pris corps. Il sera difficile en effet à la BCE de soutenir un pays dans lequel un parti plaidant explicitement pour la sortie de la zone euro est aux portes du pouvoir. La contagion que l’on croit éteinte pourrait alors se rallumer et rouvrir la crise des dettes souveraines en zone euro.

Enfin, les contraintes du Pacte de stabilité ont été décalées, de façon à laisser plus de temps aux Etats membres, et en particulier la France, pour revenir vers la cible de 3 %. Elles ne sont donc pas levées et devraient prochainement se renforcer dès lors qu’il s’agira d’évaluer les efforts budgétaires faits par les pays pour réduire leur dette.

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La stabilité des prix entraîne-t-elle la stabilité financière?

par Paul Hubert et Francesco Saraceno (@fsaraceno)

Paul Krugman soulève une question très importante concernant l’impact de la politique monétaire sur la stabilité financière. Son point de départ est l’observation bien connue que, contrairement aux prédictions de certains, une politique monétaire expansionniste n’a pas créé d’inflation lors de la crise actuelle. Il poursuit son argumentation en faisant valoir qu’une politique monétaire plus restrictive ne garantit pas non plus la stabilité financière. Si la Fed devait revenir à une règle de Taylor plus standard, la stabilité financière ne suivrait pas mécaniquement. Comme Krugman le remarque justement, “Cette règle a été conçue pour produire une inflation stable ; ce serait un miracle, un bienfait des dieux, si cette règle se trouvait être aussi exactement ce dont nous avons besoin pour éviter les bulles.”

Krugman, en fait, prend position contre l’opinion commune (conventional wisdom), répandue autant dans les cercles universitaires que dans les banques centrales, qu’il existe un lien entre stabilité financière et stabilité des prix, de sorte qu’une cible d’inflation plus ou moins souple permet généralement à la banque centrale de contenir aussi l’instabilité financière.

La crise financière mondiale est un exemple frappant de l’erreur de ce conventional wisdom : l’instabilité financière s’est bel et bien construite dans une période de grande stabilité des prix. Une analyse récente de Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Francesco Saraceno montre que la crise n’est pas une exception et qu’au cours des dernières décennies, aux États-Unis et dans la zone euro, le lien entre stabilité des prix et stabilité financière est non seulement ambigu mais aussi instable dans le temps comme le montre le graphique ci-dessous.

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Nous souscrivons donc à l’avis de Krugman : le ciblage d’inflation est largement insuffisant et la stabilité financière devrait être atteinte via une combinaison de politiques macro et micro-prudentielle. Dans un autre travail, Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance soutiennent que la BCE devrait être dotée d’un triple mandat, de stabilité financière et macroéconomique, en plus de la stabilité des prix. En outre, ils font valoir que la BCE devrait se voir accordée les instruments lui permettant de poursuivre efficacement ces trois (et parfois contradictoires) objectifs.