L’éternel débat sur le « modèle » allemand

image_pdfimage_print

par Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon

Le modèle économique et social allemand suscite bien souvent les passions dans le débat économique français. Les regards portés sur notre voisin oscillent entre une vision panégyrique et la critique d’un modèle supposé mercantiliste qui conduirait l’Europe à l’abîme. Mais qu’est-ce qu’un modèle économique et social ? Il s’agit d’une notion complexe qui ne peut se réduire à quelques chiffres ou quelques décisions de politiques économiques. Un modèle est la résultante d’institutions, d’une histoire économique et sociale. Dans un ouvrage paru récemment, nous proposons une analyse des évolutions récentes et des transformations qu’a connues l’Allemagne au cours des dernières décennies. Comprendre la situation présente et les positions allemandes dans le débat de politique économique nécessite un examen de l’histoire économique et sociale récente, des contraintes auxquelles le pays a fait face et des défis qui émergent pour demain. Notre objectif est d’améliorer notre compréhension du modèle allemand en insistant notamment sur les similitudes et les différences de ce modèle avec celui de la France. Et puisque notre voisin tient une place importante dans le débat public, il nous semble nécessaire non pas de réfléchir à la transposition de telle ou telle réforme, de reproduire telle ou telle caractéristique, mais d’expliciter l’inhérente complexité d’un pays. C’est la condition indispensable pour éclairer le débat politique, économique et social.

Notre analyse rappelle que la position de l’Allemagne au sein de l’Europe n’a pas toujours été favorable. L’économie allemande fut en effet fragilisée par trois changements majeurs – les politiques de désinflation compétitive menées en Europe à partir des années 1980, la réunification et la mondialisation – qui se sont traduits par une détérioration relative de la position de l’Allemagne, qui fut alors qualifiée d’homme malade de l’Europe à la fin des années 1990. C’est dans ce contexte très particulier que fut adopté l’Agenda 2010. Mais si la vague de réformes qui l’ont accompagné témoigne bien d’une rupture, celle-ci est probablement plus politique qu’économique. Bien que le retour de la croissance et la réduction du taux de chômage coïncident avec l’adoption des réformes, l’amélioration des performances économiques est avant tout liée à la mutation opérée au sein du modèle avant la mise en œuvre de ces réformes. Il en a résulté une modération salariale de long terme facilitée par l’autonomie des partenaires sociaux en matière de conditions de travail. En outre, cette mutation est intervenue dans un contexte marqué par une demande accrue de la part des pays émergents dont les entreprises allemandes ont sans doute mieux tiré profit que leurs homologues européennes. Enfin, les ressorts de l’industrie et de la compétitivité de l’Allemagne s’appuient également sur une forte dimension microéconomique liée à un tissu productif dont la gouvernance est orientée vers le long terme et qui contribue à faire de l’Allemagne une hyperpuissance économique. Ce mouvement s’est toutefois accompagné, voire a bénéficié, d’une montée des inégalités sans précédent dans le pays. Dix ans après les réformes Hartz du marché du travail, le débat porte sur la nécessité de renforcer l’État social, comme l’illustre l’adoption, en juillet 2014, de la loi sur le salaire minimum qui constitue une autre forme de rupture dans un pays profondément attaché à l’autonomie des partenaires sociaux en matière de détermination des conditions de travail. Au-delà, le débat sur l’Etat social doit permettre de créer ou recréer des espaces de solidarité entre les gagnants et les perdants de l’hyper puissance industrielle et exportatrice allemande, héritée des transformations de ces deux dernières décennies.