Croissance au quatrième trimestre 2013, mais …

Par Hervé Péléraux

Selon l’indicateur avancé de l’OFCE, l’économie française a dû progresser de +0,5 % au quatrième trimestre 2013. Ce résultat attendu traduit l’amélioration des enquêtes de conjoncture, notable depuis environ un an. Marque-t-il pour autant le retour du PIB sur un sentier de croissance durablement plus élevé ? Il est encore trop tôt pour le dire.

L’amélioration des enquêtes de conjoncture a d’abord préfiguré l’interruption de la seconde récession intervenue au cours du premier semestre 2011. Les comptes nationaux ont ensuite validé le signal émis par les enquêtes, avec une reprise de la croissance au deuxième trimestre 2013 de +0,6 % (tableau). Le PIB s’est certes à nouveau replié au troisième trimestre (-0,1 %), mais en moyenne, sur les deux derniers trimestres, la croissance s’est établie à environ +0,2 % par trimestre, rythme de croissance encore très modéré mais positif.

Dans le même temps, l’indicateur avancé, qui vise à traduire, par une estimation de la croissance du PIB à très court terme, l’information conjoncturelle contenue dans les enquêtes, témoignait aussi d’un lent redressement de l’activité : en moyenne sur les deux derniers trimestres, la croissance est estimée à +0,1 %, chiffre un peu inférieur à l’évaluation des comptes nationaux.

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Depuis quelques mois, la progression non démentie de la confiance des agents privés a rehaussé les perspectives pour la fin de l’année 2013 : le débat s’oriente désormais vers la possibilité pour l’économie française de franchir un point de retournement à la hausse et pour la croissance de s’établir durablement à un rythme supérieur à son taux de croissance de long terme (+0,35 % par trimestre).

Conformément à l’expérience passée, lorsque l’indicateur a lancé des signaux avant-coureurs de retournement du cycle conjoncturel, le signal envoyé pour le quatrième trimestre 2013 pose le jalon d’un franchissement du taux de croissance de long terme de l’économie française (graphique). Ce signal est fragile : les informations encore très partielles sur le premier trimestre 2014, à savoir les enquêtes de conjoncture de janvier, laissent attendre une rechute du taux de croissance sous le potentiel. L’éventualité d’une vraie reprise, durable, à même de créer des emplois et d’inverser la courbe du chômage, est donc encore très incertaine.

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Note sur l’indicateur avancé :

L’indicateur avancé vise à prévoir le taux de croissance trimestriel du PIB français deux trimestres au-delà des dernières données disponibles. Les composantes de l’indicateur sont sélectionnées parmi les données d’enquêtes, séries rapidement disponibles et non révisées. La sélection des séries est menée sur une base économétrique en partant des enquêtes de conjoncture réalisées dans les différents secteurs productifs (industrie, construction, services, commerce de détail) et auprès des consommateurs. Deux séries liées à l’environnement international sont également significatives, le taux de croissance du taux de change réel de l’euro contre le dollar et le taux de croissance réel du prix du pétrole.

Certaines des composantes sont avancées d’au moins deux trimestres et peuvent être utilisées comme telles pour prévoir la croissance du PIB. Les autres sont coïncidentes, ou ne sont pas suffisamment avancées pour effectuer une prévision à deux trimestres. Ces séries doivent être prévues, mais sur un horizon de court terme qui n’excède jamais quatre mois.

L’indicateur avancé est calculé au début de chaque mois, peu après la publication des enquêtes auprès des entreprises et des ménages.

 




Pourquoi pas le dimanche : mais à quels prix ?

par Gérard Cornilleau

A propos de l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche, un aspect de la question n’a jamais été évoqué. Il concerne pourtant la majorité des clients qui font leurs achats en semaine, dans la journée. Si les magasins ouvrent leurs portes tardivement et en dehors des jours traditionnellement ouvrés, cela entraîne un surcoût salarial et une baisse des coûts de structure. Le surcoût est lié à la compensation salariale qui doit être accordée aux salariés qui acceptent de travailler en dehors des heures habituelles. Il n’y a aujourd’hui plus aucun doute sur cette nécessaire compensation. Les discussions en cours entre les syndicats et les enseignes déboucheront certainement sur une hausse de cette compensation avec sans doute un salaire double pour les travailleurs du dimanche. Ceux du soir, après 21 heures, seront également compensés. Sans cela il est vraisemblable que le nombre de « volontaires » se réduirait drastiquement. Personne ne songe d’autre part à contester qu’il s’agit d’une compensation « juste »[1]. La baisse des coûts de structure (liée en particulier à l’allongement de la durée d’utilisation du capital) devrait s’accompagner d’une redistribution de l’activité entre les commerces de proximité et les grandes surfaces : comme il n’est pas raisonnable de tabler sur une hausse du volume des ventes[2], l’extension des horaires devrait renforcer le mouvement de concentration commerciale avec moins de magasins ouverts plus longtemps. Du point de vue du bien-être, cette évolution serait favorable à ceux qui souhaitent et qui peuvent s’approvisionner en dehors des heures et jours habituels et défavorable à tous ceux qui préfèrent – ou qui ont du mal, comme les plus âgés – à se passer d’un service de proximité à taille humaine.

La question de la compensation des clients « perdants », ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures traditionnelles et dans des magasins plus éloignés, se pose donc. Il n’est pas acceptable que faute de discrimination par les prix, ceux-ci subventionnent les clients qui exigent d’être servis la nuit ou le dimanche. Une telle situation de subvention implicite n’est d’ailleurs pas justifiée du strict point de vue économique : pour que les choix des consommateurs ne soient pas biaisés, ils doivent supporter le coût du service qu’ils demandent. Autrement dit les consommateurs du dimanche et de la nuit doivent payer le juste prix du service qu’ils utilisent. Celui-ci ne doit pas être porté à la charge des autres consommateurs[3]. Heureusement, il existe une solution simple à ce problème : majorer d’un coefficient fixe obligatoire toutes les factures des achats réalisés après 21 heures ou le dimanche[4]. Dès lors les consommateurs pourront choisir librement d’acheter aux heures habituelles au tarif courant ou en dehors de ces heures au tarif majoré. Pour déterminer le montant de la majoration, des travaux statistiques fins sont nécessaires, mais il est possible de fournir un ordre de grandeur : les marges commerciales étant voisines de 1/3 et la masse salariale représentant environ 60 % du coût du service commercial, une majoration minimale de l’ordre de 15 % est nécessaire pour tenir compte du doublement des salaires le dimanche et après 21h. En outre, pour compenser la perte de bien-être potentielle liée à l’impact des achats hors heures habituelles sur les structures commerciales, un coefficient de 20 % semble raisonnable. Dès lors que les clients des magasins payent le service supplémentaire qu’ils demandent en achetant le dimanche ou le soir, il serait possible d’accepter le libre choix de l’ouverture par les commerçants, sous la même condition qu’aujourd’hui de compensation salariale et de vérification du caractère « volontaire » du travail hors normes horaires habituelles. Selon la réaction de la clientèle à cette discrimination par les prix, les magasins choisiront d’ouvrir ou pas sur une base rationnelle, sans pénaliser ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures habituelles.

Cette solution est extrêmement facile à appliquer puisqu’il suffit d’une très légère modification du code des programmes de caisse des magasins. La vérification de son application est également très simple. Elle est compatible avec une plus grande liberté du commerce et une juste compensation pour les salariés. Il reste que l’on pourra toujours lui opposer qu’elle va dans le sens d’une cassure des temps sociaux qui ne peut être évitée que par une réglementation contraignante. Il me semble qu’elle pourrait cependant être expérimentée pour mesurer précisément le besoin d’ouverture des commerces en dehors des heures « normales » : si avec une facture majorée de 20 %, les clients sont toujours aussi nombreux, c’est que le besoin d’élargissement des plages horaires est important. Dans le cas contraire, on en reviendra sans doute à une situation plus satisfaisante dans laquelle quelques magasins (ou parties de magasins) pourront ouvrir pour satisfaire une demande marginale, l’essentiel du commerce, et donc du temps de travail, restant concentré sur la semaine et dans les plages horaires habituelles.

 


[1] De nombreuses professions appliquent des tarifs majorés le dimanche sans que personne ne conteste la légitimité de cette pratique. C’est le cas en particulier des professions médicales. Si à l’avenir le dimanche devenait un jour « banal », les majorations de tarif du dimanche pourraient être remises en cause y compris pour ces professions. Par contre les majorations pour le travail de nuit continueraient à être justifiées par l’effet très négatif sur la santé.

[2]Voir la contribution de Xavier Timbeau (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/jamais-le-dimanche/)

[3] D’ores et déjà les magasins ouverts le dimanche et la nuit, comme les épiciers dépanneurs de quartier, pratiquent des prix très supérieurs à la moyenne, ce qui permet d’éviter une trop forte subvention des clients « hors normes ». Les prix supérieurs de ces commerces sont facilement acceptés parce qu’ils correspondent à un service particulier. Mais dans l’hypothèse d’une levée générale de la réglementation des horaires d’ouverture, il est peu probable que les magasins des circuits traditionnels introduisent spontanément une discrimination par les prix.

[4] Cette majoration n’est pas un impôt. La recette associée constituerait un revenu pour le magasin qui serait fortement incité par la concurrence à baisser l’ensemble de ses prix.




Révision du potentiel de croissance : l’impact sur les déficits

par Hervé Péléraux

Les finances publiques meurtries par la Grande Récession

Au sortir de la Grande Récession de 2008/09, le problème des finances publiques auquel allaient devoir face les gouvernements était en apparence simple, sa solution mise en avant aussi. Le jeu des stabilisateurs automatiques ainsi que les plans de relance mis en place pour contrer la récession de 2008/09 ont fortement creusé les déficits publics. Cette situation, dictée par l’urgence, était acceptable à court terme mais ne l’était pas à plus longue échéance. Elle appelait logiquement un redressement des comptes publics pour résorber les déficits et stopper la progression de l’endettement. La rigueur budgétaire à marche forcée, conduite sous les injonctions de la Commission européenne, a donc été l’instrument de politique économique activé par la quasi-totalité des pays de la zone euro.

L’opportunité de cette stratégie qui a été engagée pour résoudre le problème de départ, celui de déficits excessifs en zone euro, doit cependant être discutée. Elle dépendait du diagnostic macroéconomique fait au sortir de la récession de 2008/09 qui conditionnait l’évaluation de la capacité de rebond spontané des économies. Car de cette capacité de rebond dépendait la fraction du déficit public à même de pouvoir se résorber spontanément par la reprise de la croissance.

Une partie des déficits pouvait se résorber d’elle-même

Le déficit public hors charge d’intérêts, ou déficit primaire, peut être subdivisé en deux composantes, une composante conjoncturelle et une composante structurelle. La composante conjoncturelle résulte des déviations cycliques du PIB autour de son potentiel, c’est-à-dire le niveau de PIB réalisable sans tensions inflationnistes avec les facteurs de production disponibles : en phase de ralentissement du PIB par rapport à sa croissance potentielle, et donc de creusement de l’écart de production, les recettes fiscales ralentissent et les dépenses publiques, notamment sociales, accélèrent. Il s’en suit un creusement spontané du déficit. Ce mécanisme d’autocorrection est dénommé « stabilisateurs automatiques » dans la théorie économique. L’autre composante du déficit est déduite de la précédente comme complémentaire du déficit total : c’est la composante délibérée, celle qui résulte de l’action de la politique économique. Discrétionnaire, cette composante ne peut être éliminée qu’en mettant en œuvre une politique symétrique à celle qui l’a fait naître, c’est-à-dire en conduisant une politique de rigueur. Elle a naturellement pour effet de freiner la reprise, mais la politique expansionniste menée durant la phase précédente a eu pour conséquence de soutenir l’activité. La politique budgétaire est ainsi un instrument de lissage du cycle économique.

La partie spontanée du déficit apparue à la suite de la récession de 2008/09 était appelée à se résorber automatiquement une fois la croissance revenue. Seule l’élimination de la composante discrétionnaire justifiait une politique restrictive. L’ampleur de l’effort à engager pour y parvenir renvoyait alors à la mesure de l’amplitude de l’écart de production qui conditionnait l’estimation du déficit conjoncturel et par déduction, celle du déficit délibéré.

De l’effet de la conjoncture sur l’évaluation du potentiel

La mesure du potentiel de production, dont découle le calcul de l’écart de production, est évidemment centrale si l’on veut calibrer au plus juste la restriction budgétaire nécessaire à l’élimination de la fraction du déficit qui ne peut l’être spontanément par la croissance. Mais les décideurs se heurtent ici à une difficulté majeure, celle du caractère non observable du potentiel qui, par conséquent, doit être estimé. Ici, les estimations sont loin de faire l’unanimité entre les économistes. De surcroît, au sein d’une même institution, les révisions périodiques peuvent être importantes, ce qui modifie le diagnostic porté et les mesures à mettre en place si cette institution a en charge la définition de normes contraignantes de politique budgétaire, comme c’est le cas de la Commission européenne (CE).

L’examen des révisions de la croissance potentielle calculée par la CE montre l’incertitude de cette estimation (voir dernière partie ci-dessous). Elle paraît en outre dépendre de la croissance courante, ce qui est pour le moins paradoxal pour l’estimation d’une fonction d’offre qui dépend de paramètres de long terme de l’économie comme la croissance de la population active, de la productivité et du stock de capital. Que la trajectoire de ces paramètres d’offre s’infléchisse un peu au gré des à-coups conjoncturels est justifiable, notamment au travers de l’investissement qui véhicule le progrès technique et assure la croissance du capital ou des pertes de capital humain générées par le chômage de longue durée. Mais que l’incorporation dans les estimations d’un phénomène conjoncturel, certes hors normes comme la récession de 2008/09, conduise à des révisions de la croissance potentielle de l’ordre de celle constatée entre le printemps 2008 et le printemps 2009 pose question. D’autant que ces révisions ont aussi affecté les années antérieures à la récession qui n’étaient pas concernées par la modification des conditions de l’accumulation. Par la suite, le redémarrage de la croissance en 2010 a conduit à des révisions de la croissance potentielle dans l’autre sens, y compris pour les années antérieures à la récession. Enfin, le retournement conjoncturel de 2011 a entraîné une nouvelle séquence de révisions, à nouveau à la baisse.

La rigueur auto entretenue

De cet affaissement de la croissance potentielle a résulté d’amples révisions à la baisse de l’écart de production estimé (graphique). Elles ne sont pas neutres pour calibrer la politique de consolidation budgétaire. Car à déficit donné, l’estimation d’un écart de production de -2 % par exemple pour 2010, contre près de -6 % sous l’hypothèse d’une poursuite de la trajectoire du PIB potentiel estimé avant la récession, accroissait la part du déficit structurel perçu et appelait une rigueur accrue. C’est bien ce qui est advenu en 2010 quand les plans de relance ont fait place à des plans de restriction budgétaire drastiques. Généralisés à l’ensemble des pays membres, ils ont cassé net la reprise naissante et ont précipité la zone euro dans une nouvelle récession.

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La trop grande sensibilité de l’estimation de la croissance potentielle à la croissance courante a précipité l’engagement des politiques de rigueur en zone euro et a, par la suite, poussé à l’accentuation de la restriction budgétaire. Car cette dernière, en déprimant l’activité, a stimulé les facteurs d’affaissement de l’offre par la destruction de capital, par le freinage de l’investissement et par la déqualification de l’offre de travail. Les capacités de rebond spontané des économies s’en sont trouvées amputées, ce qui ne pouvait conduire qu’à une augmentation de la part du déficit structurel dans le déficit total, et, finalement, à la nécessité d’accentuer la rigueur.

La purge budgétaire a donc entraîné une deuxième récession qui a invalidé les objectifs de réduction des déficits fixés au départ car les stabilisateurs automatiques ont à nouveau creusé la composante conjoncturelle des déficits. La rigueur, mal calibrée, était contre-productive et ne pouvait donc pas aboutir à l’objectif initial d’une réduction rapide des déficits. Les résultats obtenus sont loin d’avoir été à la hauteur des sacrifices consentis par les économies européennes.

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L’estimation du PIB potentiel de la zone euro par la Commission européenne

La récession de 2008/09 a conduit la Commission européenne à réviser assez nettement son estimation du potentiel de croissance des pays membres. Pour la zone euro dans son ensemble, le processus de révision a débuté entre le printemps 2008 et le printemps 2009, quand les effets de la crise financière se sont matérialisés sur l’activité réelle : l’entrée en récession de la zone euro au quatrième trimestre 2008 est associée à de fortes révisions à la baisse de la croissance potentielle pour les années 2008 et 2009, de -0,7 et -1,2 point respectivement (tableau). On constatera aussi des révisions sensibles relativement aux années plus anciennes, de -0,3 à -0,5 point pour les années 2004 à 2007. En revanche, aucune révision majeure n’apparaît entre les estimations du printemps 2009 et du printemps 2010, malgré le creusement du glissement annuel du PIB, signe que la modification du paysage conjoncturel avait déjà été intégrée dans les estimations.

Les révisions de la croissance potentielle ne se sont pas effectuées seulement à la baisse, mais également à la hausse quand la croissance a redémarré après la récession. Ainsi, entre le printemps 2010 et le printemps 2011, les révisions se sont-elles étalées de +0,1 à +0,3 point et ont concerné également les années lointaines. Enfin, une nouvelle séquence de révisions en baisse est intervenue avec le deuxième retournement conjoncturel en 2011. Les années antérieures à 2008 ont été peu modifiées, mais elles s’inscrivent dans un intervalle plus large pour les années 2008 à 2013, de -0,2 à -0,8 point, ce qui pour l’année 2012 revient à une division par deux et demi du rythme de croissance potentielle.

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L’effet de la croissance courante sur l’estimation de la croissance potentielle par la Commission européenne est ainsi évident. Il en résulte une forte variabilité de la croissance potentielle et donc des révisions importantes de l’écart de production, ce qui affecte les décisions de politique économique puisque le solde structurel dépend de cette évaluation.




Le projet Barnier de réglementation bancaire : pourquoi tant de courroux ?

par Jean-Paul Pollin (Université d’Orléans) et Jean-Luc Gaffard

Cette fois la démonstration est faite et elle est irréfutable : la réaction des « autorités » françaises au projet de réforme structurelle du secteur bancaire en Europe prouve que leur loi dite de « séparation des activités bancaires » n’était qu’un faux semblant ou une mystification visant à contrer par avance les initiatives de la Commission européenne en ce domaine (voir le Blog de l’OFCE). Par la même occasion il s’agissait de renier en douceur le discours du Bourget dont le passage le plus marquant était la dénonciation de la finance comme l’ « ennemi invisible », suivie de la promesse d’une mise à distance de la banque commerciale par rapport à la banque de marché (la banque de financement et d’investissement, BFI). A l’époque, cette déclaration avait été très bien reçue. Parce que les excentricités en tous genres de la finance dérégulée étaient tenues, à juste titre, pour responsables de la « Grande Récession », et parce qu’on jugeait nécessaire d’empêcher que les jeux prédateurs et déstabilisants des marchés financiers ne reviennent polluer les activités traditionnelles de crédit et de gestion des moyens de paiements, dont l’incidence sur l’économie est importante et durable.

Mais ces ambitions ont été enterrées quelques mois plus tard  par une loi qui ne sépare à peu près rien, comme les banquiers eux-mêmes en ont convenu : la quasi-totalité des activités de marché restent donc étroitement liées aux opérations de banque commerciale qui servent à les conforter. Durant la discussion de cette loi, un des arguments invoqués pour la défense de sa frilosité consistait à dire qu’il ne fallait pas mettre notre système bancaire en désavantage comparatif par rapport aux établissements anglo-saxons. Des députés, notamment Madame Karine Berger, rapporteure de la loi, faisaient semblant de croire que le gouvernement anglais n’oserait jamais, afin de préserver la City, mettre en application les recommandations du rapport Vickers, qui préconisait un découpage rigoureux des activités. Il est donc assez curieux d’observer qu’aujourd’hui le Royaume-Uni a effectivement légiféré dans le sens préconisé, résistant à la pression des lobbys financiers ; tandis que le gouvernement français, non seulement a capitulé devant « l’ennemi invisible », mais bataille maintenant contre un projet moins strict que celui adopté outre-Manche.

C’est ainsi que le Ministre de l’Economie a fait part de son courroux (cf. Le Monde 30 janvier 2014 et Le Monde du 5 février 2014) au Commissaire européen Michel Barnier, dont le tort est de proposer un texte qui entend suivre les conclusions du rapport Liikanen ainsi que les recommandations d’un rapport du Parlement européen voté en juillet dernier à une large majorité. Or ce texte n’a rien de bouleversant : il se borne à interdire le trading pour compte propre (de façon directe ou indirectement par le biais d’exposition à des entités le pratiquant) et à imposer une séparation des activités de marchés (à l’exception notamment des transactions sur titres publics) aux établissements pour lesquels ces activités atteignent une certaine taille en valeur absolue et/ou relative (en pourcentage du bilan). Ce qui ne devrait toucher qu’une trentaine de banques européennes dont, il est vrai, les quatre plus grands groupes français. En définitive, la France est devenue un des adversaires les plus résolus d’une réforme qui faisait l’objet, il y a moins de deux ans, d’une des principales promesses de campagne du Président élu.

Tout aussi choquante est l’intervention incongrue du Gouverneur de la Banque de France, Monsieur Noyer, qui s’est cru autorisé à traiter d’irresponsable le projet de Monsieur Barnier et à affirmer qu’il était contraire aux intérêts de l’économie européenne. Il est en effet assez inconvenant de taxer d’irresponsabilité le Commissaire européen qui a fait preuve dans ce dossier de beaucoup de prudence. Indirectement ce reproche s’adresse aussi au Groupe de travail présidé par le Gouverneur de la Banque de Finlande et composé de personnalités (dont Monsieur Louis Gallois) dont on dira, par égard à Monsieur Noyer, qu’elles ne sont pas moins compétentes ni moins au fait des intérêts européens que lui-même. Leur rapport est en réalité aussi sérieux dans ses analyses que pondéré dans ses conclusions. C’est même l’exemple d’un travail bien documenté, argumenté et non partisan, dont l’administration, et en particulier celle de la Banque de France, pourrait s’inspirer. Or le projet de Monsieur Barnier reprend largement les propositions de ce rapport, en laissant même des marges d’appréciation plus importantes au superviseur sur l’opportunité de la séparation des principales activités de marché, à l’exception du trading pour compte propre. Ce qui ne devrait pas déplaire à Monsieur Noyer.

Il est par ailleurs infondé de prétendre que le projet Barnier pourrait affecter négativement le financement des économies européennes et leur porter tort. Personne ne peut sérieusement croire que ce financement ne peut être effectué de façon efficiente que par des banques universelles. D’autant que l’on s’est complu ces derniers temps à rappeler l’importance du crédit bancaire dans les économies d’Europe continentale. En fait, ce qui inquiète Monsieur Noyer (comme d’ailleurs Monsieur Mestrallet, Président de Paris Europlace), c’est l’avenir des opérations de marché, et plus précisément la place que les banques françaises pourront y prendre. Mais le principe de séparation n’implique évidemment pas la disparition des banques de financement et d’investissement. Ce qu’il faut expliquer c’est donc pourquoi, selon lui, la BFI, pour être compétitive ne doit pas être séparée de la banque commerciale, y compris par filialisation :

  • – Est-ce parce que cela permet de réaliser d’éventuelles économies d’envergure ? L’existence de synergies entre des activités de natures différentes n’est pas avérée, mais en admettant qu’elle le soit , la filialisation devrait les préserver. Par exemple, les informations utiles aussi bien au financement de marché qu’au financement par crédit bancaire d’une entreprise peuvent circuler aisément entre les entités séparées d’un groupe bancaire. Plus généralement, pour commercialiser un ensemble de services jugés complémentaires par la clientèle, il n’est pas besoin de les produire dans une même entité.
  • – Est-ce parce que l’existence de subventions croisées entre activités aide à constituer un modèle plus rentable ou plus solide ? Mais alors cela signifie que la force de la banque universelle réside dans la violation des règles de concurrence. Ce qui est naturellement inacceptable et il faut rappeler que l’efficience ne se définit pas par le prix moins élevé de tel ou tel produit ou service mais par le « juste prix » de chacun d’entre eux. Le subventionnement d’opérations de marché par la banque commerciale peut se traduire par une prise de risque excessive, l’inverse tout autant. En ce sens, si la séparation engendre une différenciation des ratings, entre les entités du groupe, ceci devrait profiter à la banque commerciale et donc au coût du crédit. En revanche, il se peut que cela renchérisse le coût des opérations de marché et donc réduise le niveau des transactions. Mais est- il raisonnable de manipuler les prix relatifs des services financiers pour stimuler l’activité sur les places financières européennes ?
  • – Est-ce parce que la possibilité de transférer des liquidités ou des fonds propres entre activités permet aussi de rendre la banque plus stable et de réduire ses coûts de fonctionnement ? Mais cet effet rejoint en partie ce qui vient d’être dit sur la concurrence et l’efficience puisqu’il suppose que les prix de transfert soient différents des prix de marché. Surtout il est susceptible de mettre en danger la banque commerciale lorsque des pertes ou des situations d’illiquidité surviennent sur les marchés. La protection des activités de crédit et de gestion des moyens de paiement ne serait plus alors garantie. La diminution des fonds propres de la banque commerciale pourrait contraindre la distribution du crédit ; l’investissement des dépôts dans des opérations de marché pourrait les soumettre à des risques excessifs.
  • – Est-ce enfin parce que la constitution de banques « trop grandes pour faire faillite » et/ou « trop interconnectées pour faire l’objet d’une résolution ordonnée » mettrait à l’abri des champions nationaux ? Mais on aboutirait alors à pérenniser la subvention implicite dont bénéficient ces établissements. Ce qui poserait à nouveau un problème de distorsion de concurrence, inciterait au développement de ces établissements, donc à la concentration du secteur, et continuerait à faire peser un danger sur les finances publiques. Quant à l’enchevêtrement des activités, il interdirait la mise en place d’un mécanisme de résolution crédible. En ce sens la séparation des activités est bien un complément indispensable aux dispositions envisagées dans le cadre de l’Union bancaire européenne.

Il importe vraiment que des réponses précises et cohérentes soient apportées à ce type de question, faute de quoi les protestations françaises resteront inefficaces parce qu’elles apparaîtront fondées sur la seule défense des intérêts des lobbys financiers nationaux. On pensera qu’il s’agit de leur sacrifier l’efficience et la stabilité des systèmes financiers ; ce qui ne va pas dans le sens des intérêts des économies européennes.

De fait, les nombreux arguments, d’origines très diverses (y compris de la part du Secrétariat de l’OCDE dès 2009), en faveur de la séparation, n’ont jamais été réfutées de façon convaincante. Sans y revenir dans le détail (cf. Note de l’OFCE n°36/novembre 2013), il en ressort que cette séparation est la meilleure, sinon la seule, solution aux problèmes à résoudre : la volonté de protéger les activités de banque commerciale qui ont un caractère de service public, d’éviter les distorsions de concurrence, de maîtriser le risque systémique, d’assurer une gouvernance, une gestion et une transparence efficiente des groupes bancaires de grande taille, de garantir leur possible « résolution » ordonnée. Ce qui correspond globalement à la liste explicite des objectifs du projet Barnier.

Dans l’attente de ces explications, les propos du Ministre de l’Economie ainsi que du Gouverneur de la Banque de France ne font que renforcer les suspicions sur de possibles connivences dans notre pays entre une partie de la haute administration des Finances et le secteur bancaire. Par la même occasion elle prouve à quel point l’argument, souvent entendu en France, selon lequel il convient de privilégier la supervision plutôt que la régulation, est plein d’arrière-pensées et vide de toute crédibilité. Car même si la supervision des grandes banques doit être désormais confiée à la Banque centrale européenne, il est bien évident qu’une partie du travail restera effectué à l’échelon national. Et après les déclarations du Gouverneur de La Banque de France, qui est en même temps Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française, qui pourra sérieusement croire que la supervision de nos établissements sera assurée avec la rigueur et l’indépendance nécessaires ?




L’austérité maniaco-dépressive, parlons-en !

Par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

A la suite d’échanges avec nos collègues de la Commission européenne[1], nous revenons sur les causes de la longue période de récession que traverse la zone euro depuis 2009. Nous persistons à penser que l’austérité budgétaire précoce a été une erreur majeure de politique économique et qu’une politique alternative aurait été possible. Les économistes de la Commission européenne continuent pour leur part de soutenir qu’il n’existait pas d’alternative à cette stratégie qu’ils ont préconisée. Ces avis divergents méritent qu’on s’y arrête.

Dans le rapport iAGS 2014 (mais aussi dans le rapport iAGS 2013 ou dans différentes publications de l’OFCE), nous avons développé l’analyse selon laquelle la forte austérité budgétaire entreprise depuis 2010 a prolongé la récession, contribué à la hausse du chômage dans les pays de la zone euro et  nous expose désormais au risque de déflation et à une augmentation de la pauvreté.

Amorcée en 2010 (principalement en Espagne, en Grèce, en Irlande ou au Portugal, l’impulsion budgétaire[2] a été pour la zone euro de -0,3 point de PIB cette année-là), puis accentuée et généralisée en 2011 (impulsion budgétaire de -1,2 point de PIB à l’échelle de la zone euro, voir tableau), renforcée en 2012 (-1,8 point de PIB) et poursuivie en 2013 (-0,9 point de PIB), l’austérité budgétaire devrait persister en 2014 (-0,4 point de PIB). A l’échelle de la zone euro, depuis le début de la crise financière internationale de 2008, et en comptabilisant les plans de relance de l’activité de 2008 et 2009, le cumul des impulsions budgétaires se résume à une politique restrictive de 2,6 points de PIB. Parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, une telle politique explique en (grande) partie la prolongation de la récession en zone euro.

Les multiplicateurs budgétaires synthétisent l’impact d’une politique budgétaire sur l’activité[3]. Ils dépendent de la nature de la politique budgétaire (selon qu’elle porte sur des hausses d’impôts, des baisses de dépenses, en distinguant les dépenses de transfert, de fonctionnement ou d’investissement), des politiques d’accompagnement (principalement de la capacité de la politique monétaire à baisser ses taux directeurs pendant les cures d’austérité), et de l’environnement macroéconomique et financier (notamment du taux de chômage, des politiques budgétaires menées par les partenaires commerciaux, de l’évolution du taux de change et de l’état du système financier).  En temps de crise, les multiplicateurs budgétaires sont beaucoup plus élevés, au moins 1,5 pour le multiplicateur de dépenses de transfert, contre presque 0 à long terme en temps normal. La raison en est assez simple : en temps de crise, la paralysie du secteur bancaire et son incapacité à fournir le crédit nécessaire aux agents économiques pour faire face à la chute de leurs revenus ou à la dégradation de leurs bilans oblige ces derniers à respecter leur contrainte budgétaire, non plus intertemporelle, mais instantanée. L’impossibilité de généraliser des taux d’intérêt nominaux négatifs (la fameuse « Zero Lower Bound ») empêche les banques centrales de stimuler les économies par des baisses supplémentaires de taux d’intérêt, ce qui renforce l’effet multiplicateur pendant une cure d’austérité.
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Si les multiplicateurs budgétaires sont plus élevés en temps de crise, la réduction raisonnée de la dette publique implique le report des politiques budgétaires restrictives. Il faut d’abord sortir de la situation qui provoque la hausse du multiplicateur, et dès que l’on est à nouveau dans une situation « normale », réduire la dette publique par une politique budgétaire restrictive. Ceci est d’autant plus important que la réduction d’activité induite par la politique budgétaire restrictive peut l’emporter sur l’effort budgétaire. Pour une valeur du multiplicateur supérieure à 2, le déficit budgétaire et la dette publique, au lieu de baisser, peuvent continuer de croître malgré l’austérité. Le cas de la Grèce est à ce titre édifiant : malgré des hausses effectives d’impôts et des baisses effectives de dépenses, et malgré une restructuration partielle de sa dette publique, l’Etat grec est confronté à un endettement public qui ne décroît pas, loin de là, au rythme des restrictions budgétaires imposées. La « faute » en revient à la chute abyssale du PIB.

Le débat sur la valeur des multiplicateurs est ancien et a été réactivé dès le début de la crise[4].  Il a connu à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013 une grande publicité puisque le FMI (par la voix d’O. Blanchard et D. Leigh) a interpellé la Commission européenne en montrant que ces deux institutions avaient, depuis 2008, systématiquement sous-estimé l’impact des politiques d’austérité sur les pays de la zone euro. La Commission européenne a recommandé des remèdes qui n’ont pas fonctionné et a appelé à les renforcer à chaque échec. C’est la raison pour laquelle les politiques budgétaires poursuivies en zone euro ont été une erreur d’appréciation considérable et sont la cause principale de la récession prolongée que nous traversons. L’ampleur de cette erreur peut être estimée à presque 3 points de PIB d’activité pour l’année 2013 (ou presque 3 points de chômage) : si l’austérité avait été reportée à des temps plus favorables, on aurait atteint le même ratio de dette par rapport au PIB à l’horizon imposé par les traités (en 2032), mais en bénéficiant d’un surcroît d’activité. Le coût de l’austérité depuis 2011 est ainsi de presque 500 milliards d’euros (le cumul de ce qui a été perdu en 2011, 2012 et 2013). Les presque 3 points de chômage supplémentaires en zone euro sont aujourd’hui ce qui nous expose au risque d’une déflation dont il sera très difficile de sortir.

Bien qu’elle suive ces débats sur la valeur du multiplicateur, la Commission européenne (et dans une certaine mesure le FMI) a développé une autre analyse pour justifier le choix de politique économique de la zone euro. Cette analyse conclut que les multiplicateurs budgétaires sont pour la zone euro et pour la zone euro seulement, négatifs en temps de crise. Suivant cette analyse, l’austérité aurait réduit le chômage. Pour aboutir à ce qui nous semble être un paradoxe, il faut accepter un contrefactuel particulier (ce qui se serait passé si l’on n’avait pas mené des politiques d’austérité). Par exemple, dans le cas de l’Espagne, sans efforts budgétaires précoces, les marchés financiers auraient menacé de ne plus prêter pour financer la dette publique espagnole. La hausse des taux d’intérêt exigés par les marchés financiers à l’Espagne aurait alors obligé son gouvernement à une restriction budgétaire brutale ; le secteur bancaire n’aurait pas résisté à l’effondrement de la valeur des actifs obligataires de l’Etat espagnol et le renchérissement du coût du crédit, dû à une fragmentation des marchés financiers en Europe, aurait provoqué en Espagne une crise sans commune mesure avec celle qu’elle a connue. Dans ce schéma d’analyse, l’austérité préconisée n’est pas le fruit d’un aveuglement dogmatique mais l’aveu d’une absence de choix. Il n’y aurait pas d’autre solution, et dans tous les cas, le report de l’austérité n’était pas une option crédible.

Accepter ce contrefactuel de la Commission européenne revient à accepter l’idée selon laquelle les multiplicateurs budgétaires sont négatifs. Cela revient aussi à accepter l’idée d’une domination de la finance sur l’économie ou, du moins, que le jugement sur la soutenabilité de la dette publique doit être confié aux marchés financiers. Toujours selon ce contrefactuel, une austérité précoce et franche permettrait de regagner la confiance des marchés et, en conséquence, éviterait la dépression profonde. En comparaison d’une situation de report de l’austérité, la récession induite par la restriction budgétaire précoce et franche donnerait lieu à moins de chômage et à plus d’activité. Cette thèse du contrefactuel nous a été ainsi opposée dans un séminaire de discussion du rapport iAGS 2014 organisé par la Commission européenne (DGECFIN), le 23 janvier 2014. Des simulations présentées à cette occasion illustraient le propos et concluaient que la politique d’austérité menée avait été profitable pour la zone euro, justifiant a posteriori la politique suivie. L’effort accompli a permis de mettre un terme à la crise des dettes souveraines en zone euro, condition préalable pour espérer sortir un jour de la dépression amorcée en 2008.

Dans le rapport iAGS 2014, rendu public en novembre 2013, nous répondions (par anticipation) à cette objection à partir d’une analyse très différente : l’austérité massive n’a pas permis de sortir de la récession, contrairement à ce qui avait été anticipé par la Commission européenne à l’issue de ses différents exercices de prévision. L’annonce des plans d’austérité en 2009, leur mise en place en 2010 ou leur renforcement en 2011 n’ont jamais convaincu les marchés financiers et n’ont pas empêché l’Espagne ou l’Italie d’avoir à faire face à des taux souverains de plus en plus élevés. La Grèce, qui a effectué une restriction budgétaire sans précédent, a projeté son économie dans une dépression bien plus profonde que la Grande Dépression, sans rassurer qui que ce soit. Les acteurs des marchés financiers comme tous les autres observateurs avisés ont bien compris que le remède de cheval ne pouvait que tuer le malade avant de le guérir. La poursuite de déficits publics élevés est en grande partie due à un effondrement de l’activité. La panique des marchés financiers face à une dette incontrôlée accentue la spirale de l’effondrement en augmentant la charge d’intérêt.

La solution ne consiste pas à préconiser plus d’austérité, mais à briser le lien entre la dégradation de la situation budgétaire et la hausse des taux d’intérêt souverains. Il faut rassurer les épargnants sur le fait que le défaut de paiement n’aura pas lieu et que l’Etat est crédible quant au remboursement de sa dette. S’il faut pour cela reporter le remboursement de la dette à plus tard, et si l’Etat est crédible dans ce report, alors, le report est la meilleure solution.

Pour assurer cette crédibilité, l’intervention de la Banque centrale européenne durant l’été 2012, la mise en marche du projet d’union bancaire, l’annonce du dispositif d’intervention illimitée de la BCE sous l’appellation d’OMT (Creel et Timbeau (2012)), conditionnelle à un programme de stabilisation budgétaire, ont été cruciales. Ces éléments ont convaincu les marchés, presque immédiatement, malgré leur flou institutionnel (notamment sur l’union bancaire et la situation des banques espagnoles, ou sur le jugement de la Cour constitutionnelle allemande à propos du montage européen), et bien que l’OMT ne soit qu’une option n’ayant jamais été mise en œuvre (en particulier, on ne sait pas ce que serait un programme de stabilisation des finances publiques conditionnant l’intervention de la BCE). En outre, au cours de l’année 2013, la Commission européenne a négocié avec certains Etats membres (Cochard et Schweisguth (2013)) des reports de l’ajustement budgétaire. Ce premier pas timide vers les solutions proposées dans les deux rapports iAGS a rencontré l’assentiment des marchés financiers sous la forme d’une détente des écarts de taux souverains en zone euro.

Contrairement à notre analyse, le contrefactuel envisagé par la Commission européenne, qui nie la possibilité d’une alternative, s’inscrit dans un cadre institutionnel[5] inchangé. Pourquoi prétendre que la stratégie macroéconomique doit être strictement conditionnée aux contraintes institutionnelles ? S’il faut faire des compromis institutionnels pour permettre une meilleure orientation des politiques économiques et parvenir in fine à une meilleure solution en termes d’emploi et de croissance, alors il faut suivre cette stratégie. Parce qu’elle n’interroge pas les règles du jeu en termes politiques, la Commission ne peut que se soumettre aux impératifs de rigueur. Cette forme d’entêtement apolitique aura été une erreur et, sans le moment « politique » de la BCE, la Commission nous conduisait dans une impasse. La mutualisation implicite des dettes publiques, concrétisée par l’engagement de la BCE à prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir l’euro (le « Draghi put »), ont modifié le lien entre dette publique et taux d’intérêt souverains pour chaque pays de la zone euro. Il est toujours possible d’affirmer que la BCE n’aurait jamais pris cet engagement si les pays n’avaient pas engagé la consolidation à marche forcée. Mais un tel argument n’empêche pas de discuter du prix à payer pour que le compromis institutionnel soit mis en place. Les multiplicateurs budgétaires sont bien positifs (et largement) et la bonne politique était bien le report de l’austérité. Il y avait une alternative et la politique poursuivie a été une erreur. C’est peut-être l’ampleur de cette erreur qui la rend difficile à reconnaître.

 


[1] Nous tenons à remercier Marco Buti pour son invitation à présenter le rapport iAGS 2014, ainsi que pour ses suggestions, et Emmanuelle Maincent, Alessandro Turrini et Jan in’t Veld pour leurs commentaires.

[2] L’impulsion budgétaire mesure l’orientation restrictive ou expansionniste de la politique budgétaire. Elle est calculée comme la variation du solde structurel primaire.

[3] Ainsi, pour un multiplicateur de 1,5, une restriction budgétaire de 1 milliard d’euros réduit l’activité de 1,5 milliard d’euros.

[4] Voir Heyer (2012) pour une revue récente de la littérature.

[5] Le cadre institutionnel est ici entendu au sens-large. Il ne s’agit pas seulement des institutions en charge des décisions de politique économique mais également des règles adoptées par ces institutions. L’OMT est un exemple de changement de règle adopté par une institution. Le renforcement des règles budgétaires est un autre facteur de changement de cadre institutionnel.




Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire

par Céline Antonin, Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

Sous l’impulsion du Commissaire européen Michel Barnier, la Commission européenne a proposé le 29 janvier 2014 un nouveau règlement visant à limiter et encadrer la pratique d’activités de marché pour les banques de taille systémique, c’est-à-dire les fameuses “too big to fail“.

Réglementer les activités pour compte propre : un besoin né de la crise

En raison de la responsabilité particulière des banques dans la crise économique et financière de 2008, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger une réglementation plus stricte des activités financières des banques. Cette exigence a donné naissance à deux approches, l’interdiction ou la séparation.

Aux Etats-Unis, la “Volker rule“, adoptée fin 2013, interdit aux banques toutes les activités de marché pour compte propre ainsi que les prises de participation supérieures à 3% dans les hedge funds. Cependant, les banques peuvent maintenir leurs activités de tenue de marché et  de couverture. Bien évidemment, cette règle n’interdit pas aux banques d’investir leurs fonds propres dans des actifs financiers (actions, obligations publiques et privées). L’objectif de la règle est d’éviter que la banque ne spécule contre ses clients et de limiter au maximum l’utilisation des effets de levier qui ont coûté très cher au système financier (la banque utilisant l’argent de ses clients pour spéculer pour son compte propre).

L’approche européenne est basée sur le Rapport Vickers (2011) pour le Royaume-Uni et le Rapport Liikanen (2012) pour l’Union européenne. Ces rapports préconisent une certaine séparation entre l’activité bancaire classique pour compte de tiers (gestion de l’épargne, offre de crédits, opérations simples de couverture) et les activités de marché pour compte propre ou comportant des risques importants, mais les activités peuvent être maintenues dans un holding commun. Le Rapport Vickers propose d’isoler les activités de banque classique dans une structure séparée. Au contraire, selon le Rapport Liikanen, ce sont  les activités pour compte propre et les activités financières importantes qui doivent être isolées dans une entité juridique distincte.

L’idée de séparer les activités bancaires n’est pas nouvelle. Par le passé, de nombreux pays ont eu recours à des lois de séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires (Glass Steagall Act en 1933 aux États-Unis, loi bancaire de 1945 en France) avant de les supprimer dans les années 1980, convaincus de la supériorité du modèle de « banque universelle », qui permet à une même banque d’offrir toute la gamme des services financiers aux particuliers (crédits, dépôts, placements financiers simples ou complexes) et surtout aux entreprises (crédits, couvertures, émissions de titres, tenues du marché des titres). La crise a montré deux défauts du modèle : les pertes réalisées par le banquier sur ses activités en compte propre ou sur ses activités du marché lui font perdre des fonds propres, remettent en cause ses activités de crédit et obligent les Etats à venir à son secours pour éviter un asséchement du crédit bancaire. La banque universelle, assurée d’être secourue par l’Etat, assise sur une masse de dépôts, manque de vigilance sur ses activités pour compte propre (comme l’ont montré les affaires Kerviel, Picano-Nacci, Dexia).

Un projet de règlement européen ambitieux

Ce projet de réforme bancaire intervient dans une situation déjà compliquée pour plusieurs raisons :

1)      La réglementation Bâle 3, en cours d’adoption, impose déjà des règles très strictes sur la qualité des contreparties des fonds propres. Les activités spéculatives doivent être couvertes par des fonds propres importants.

2)      L’Union bancaire, en cours d’élaboration, prévoit qu’en cas de crise, les créanciers et les titulaires de dépôts importants pourraient être mis à contribution pour sauver la banque (principe de bail in) en cas de faillite, de sorte que les contribuables ne seraient pas mis à contribution (fin du bail out). Mais des doutes existent sur la crédibilité de ce mécanisme qui risque d’entraîner un effet domino en cas de faillite d’une banque systémique.

3)      Certains pays européens ont devancé la réforme en adoptant dès 2013 soit une loi de séparation (en France et en Allemagne), soit une loi d’interdiction (Belgique). Au Royaume-Uni, une loi de séparation inspirée du Rapport Vickers (2011) devrait être adoptée au Parlement début 2014.

Le projet de règlement présenté le 29 janvier dernier est plus exigeant que le Rapport Liikanen. Comme la « Volker rule » américaine, il interdit la spéculation pour compte propre via l’achat d’instruments financiers et de matières premières, ainsi que l’investissement dans les hedge funds (ce qui permet d’empêcher les banques de contourner la régulation en prêtant aux hedge funds tout en détenant des parts importantes de ces hedge funds, profitant ainsi de leur effet de levier).

Par ailleurs, en sus de cette interdiction, le législateur européen se donne la possibilité d’imposer une séparation dans une filiale autonome pour les opérations qui seraient jugées trop risquées, c’est-à-dire qui entraîneraient des prises de position trop importantes. Le but est de remédier à la porosité de la frontière entre trading pour compte propre et compte de tiers, les banquiers pouvant prendre des risques pour eux-mêmes en ne couvrant pas les positions demandées par leurs clients. Avec ce nouveau règlement, le législateur espère alors qu’en cas de crise bancaire, le soutien public apporté aux banques ne se fera qu’au profit des déposants, et non des banquiers, et par conséquent avec un coût global plus réduit.

Par rapport à la règlementation française, ce projet de règlement est plus contraignant que la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013. En effet, la loi française prévoit seulement le cantonnement juridique de certaines activités en compte propre et des activités à fort effet de levier dans une filiale financée de manière autonome ; l’interdiction stricte ne concerne que les activités de trading haute fréquence et la spéculation sur les dérivés de matières premières agricoles. La loi française permet de nombreuses exceptions : fourniture de services aux clients, activité de tenue de marché, gestion de trésorerie, opérations d’investissement ou de couverture par l’établissement de ses propres risques. Dans le projet de règlement, en revanche, l’interdiction est plus large puisqu’elle concerne tout le trading en compte propre. De plus, le projet de règlement interdit l’investissement dans les hedge funds, alors que la loi française l’autorise à condition que ces activités soient cantonnées.

Le projet de règlement ne concerne toutefois que les banques de taille systémique, soit une trentaine sur les 8 000 que compte l’Union européenne, représentant 65 % des actifs bancaires européens. Il ne sera pas discuté avant l’élection du nouveau Parlement et la mise en place d’une nouvelle Commission.

Une réforme qui ne fait pas consensus

La réforme proposée par Michel Barnier a déjà suscité de fortes critiques de certains pays membres et des milieux bancaires. Certaines expriment le reproche d’intervenir dans un domaine où il n’est pas compétent, ce qui montre bien la complexité actuelle de la législation du système bancaire européen.

La France, l’Allemagne, la Belgique peuvent lui dire : « De quoi vous mêlez-vous ? Nous avons déjà fait notre réforme bancaire ». Mais la logique de l’Union bancaire est que les mêmes lois s’appliquent partout. Ces pays ont choisi de faire une réforme bancaire a minima pour préempter le contenu de la loi européenne. Ce n’est guère un comportement acceptable au niveau européen. Reste cependant le cas du Royaume-Uni (auquel le projet Barnier ouvre une porte de sortie : le règlement ne s’appliquerait pas aux pays dont la législation serait plus contraignante).

L’Union bancaire prévoit que c’est la BCE qui supervise les grandes banques européennes et que c’est l’Agence Bancaire Européenne qui fixe les réglementations et les règles de la supervision. On peut donc reprocher à la Commission d’intervenir dans un domaine qui n’est plus le sien. En sens inverse, la crise a bien montré que les affaires bancaires ne concernaient pas que les banques. Il est légitime que les instances politiques (Commission, Conseil, Parlement) interviennent en la matière.

Le projet rencontre deux reproches contradictoires. L’un est de ne pas organiser une véritable séparation des banques de détail et des banques de marché. Dans cette optique, les banques de détail se seraient vues confier des missions précises (collecte et gestion des dépôts, gestion de l’épargne liquide et de l’épargne sans risque, crédits aux collectivités locales, aux ménages et aux entreprises) ; elles n’auraient pas eu le droit de se livrer à des activités spéculatives ou à des activités de marché et de prêter aux spéculateurs (fonds spéculatifs, montage d’opération LBO). Ces banques auraient totalement bénéficié de la garantie publique. En revanche, des banques de marché ou des banques d’affaires se seraient livrées sans garantie publique aux interventions sur les marchés et aux opérations de haut-de-bilan. Comme ces opérations sont risquées, l’absence de garantie publique les aurait conduites à devoir immobiliser beaucoup de fonds propres, à supporter un coût élevé pour attirer des capitaux. Ceci aurait réduit la rentabilité et donc le développement des activités de couverture comme des activités spéculatives. Une entreprise qui aurait eu besoin d’une opération de couverture aurait dû la faire effectuer par une banque de marché et non par sa banque ordinaire, donc à un coût plus élevé. En sens inverse, ceci aurait réduit le risque que les banques entraînent leurs clients (banques ou entreprises) dans des placements ou des opérations risquées. Cette réforme aurait fortement accru la transparence des activités financières, au prix d’une réduction de l’importance des banques et des marchés financiers. Michel Barnier n’a pas osé aller jusqu’au bout de la logique de séparation. Il reste dans la logique des banques universelles qui utilisent leur taille massive en tant que banques de dépôt pour fournir des services d’intermédiaires financiers à leurs clients (émission de titres, couverture de risques, placement sur les marchés, …), pour intervenir sur les marchés (tenue des marchés de changes, de titres publics ou privés), pour garantir des activités spéculatives.

A contrario, la réforme se heurte à une vive opposition des milieux bancaires qui auraient préféré le statu quo. Ainsi, Christian Noyer, membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, a-t-il jugé ces propositions « irresponsables », comme si la BCE avait fait preuve de responsabilité avant 2007 en ne mettant pas en garde contre le développement incontrôlé des activités financières des banques.

La Fédération bancaire européenne (FBE) comme la Fédération bancaire française (FBF) demandent à ce que le modèle de banque universelle soit préservé. Les banques critiquent l’obligation de filialiser les opérations de tenue de marché (y compris pour les dettes des entreprises). Selon la FBF, ce règlement « conduirait à un renchérissement considérable de cette opération », ce « qui aurait un impact négatif sur le coût de financement des dettes des entreprises et des services de couvertures de leurs risques ». Toutefois, cette obligation pourrait être levée si les banques prouvent que leurs interventions sur les marchés ne leur font prendre aucun risque. Ainsi, les banques pourraient continuer à jouer un rôle de teneur de marché à condition de se fixer des limites strictes quant à leurs positions propres ; elles pourraient fournir des opérations de couverture simples, en se couvrant elles-mêmes.

Un quatrième pilier pour l’Union bancaire ?

Certes, les banques européennes ont raison de faire remarquer que cette réforme s’ajoute à la mise en place du MSU (Mécanisme de surveillance unique), du MRU (Mécanisme de résolution unique), de l’opération d’évaluation des banques par la BCE (lancée en novembre 2013). L’ensemble manque de cohésion ; un calendrier raisonné aurait dû être mis en place.

Cependant, la séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise l’Union bancaire et ses trois piliers (MSU, MRU et garantie des dépôts). Ainsi, ce projet contribue-t-il à la convergence réglementaire bancaire, tant d’un point de vue fonctionnel que prudentiel. La mise en place d’un cadre homogène simplifie le contrôle du superviseur européen dans le cadre du MSU (la BCE devra contrôler les activités normales des banques et veiller à ce que les activités spéculatives ne les perturbent pas). La séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise le MRU ; il n’y aura plus de banque trop grosse pour être mise en faillite, les pertes des banques de marché ne se répercuteront pas sur les activités de crédit des banques de dépôt et ne seront pas prises en charge par le contribuable. En réduisant les risques de faillite des banques de dépôt, il diminue le risque de mise en œuvre d’un plan de sauvetage coûteux pour les épargnants (bail-in) comme celui de l’activation de la garantie des dépôts. En ce sens, ce projet de règlement apparaît comme le quatrième pilier de l’Union bancaire.

Pour en savoir plus :

Antonin C. et V .Touzé V. (2013), Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ?, Blog de l’OFCE, 22 février 2013.

Avaro M. et H. Sterdyniak H. (2012), L’union bancaire : une solution à la crise de l’euro ?, Blog de l’OFCE, 12 septembre 2012.

Gaffard J.-L. et J.-P. Pollin (2013), La séparation des activités bancaires est-elle inutile?, Blog de l’OFCE, 19 novembre 2013.

 




Procédure de déficit excessif : que doit faire la Croatie ?

par Sandrine Levasseur

Que faire pour assainir les finances publiques lorsque tout (ou presque tout) semble déjà avoir été fait en matière de baisses des dépenses et de hausses d’impôts? Depuis la mi-novembre 2013, c’est ce problème délicat que le gouvernement de la Croatie tente de résoudre après qu’une procédure pour déficit excessif (PDE) a été lancée contre le pays. En quelques mots : la PDE signifie que le déficit public de la Croatie dépasse aujourd’hui les 3% du PIB, que le dépassement n’est ni exceptionnel ni temporaire et que, de ce fait, le gouvernement croate se doit de prendre des mesures afin de respecter à terme la fameuse norme des « 3 % ».

Le 28 Janvier 2014 constitue une nouvelle étape pour le gouvernement croate puisque le Conseil de l’UE lui proposera un délai afin de faire repasser son déficit en dessous des 3% du PIB ainsi que des montants annuels moyens de réduction du déficit sur la période. En outre, le Conseil de l’UE invitera officiellement le gouvernement croate à proposer des mesures concrètes afin de réduire son déficit public à moins de 3 % du PIB.

Le problème auquel est confronté le gouvernement croate n’est pas simple car les mesures proposées ne doivent pas davantage mettre à mal l’économie du pays. Actuellement, la reprise en Croatie est timide et encore très incertaine. Le taux de chômage se situe à un niveau élevé (16,5% de la population active). Le pays est l’un des membres les plus pauvres de l’UE : son PIB par tête équivaut à 62 % de celui de l’UE-28.

Le Briefing Paper n°6 présente une liste de mesures qu’un pays de l’UE sous PDE peut envisager lorsqu’il se trouve dans la nécessité d’assainir ses finances publiques. Pour chaque mesure, nous présentons tout d’abord, dans des termes généraux, les principaux arguments en faveur  et contre. Puis, nous discutons de la pertinence de chaque mesure pour la Croatie. Cette liste de mesures est appropriée pour tout type de pays de l’UE, qu’il soit avancé dans son processus de développement ou moins avancé. Plus généralement, cette liste peut être utilisée pour tout pays confronté à un problème de finances publiques et dans la nécessité d’y apporter une solution.

Dans le cas de la Croatie, trois mesures (sur sept) nous semblent particulièrement pertinentes :

– les concessions de services publics;

– la privatisation de certaines entreprises publiques ;

– une meilleure collecte de l’impôt.

A l’opposé, des mesures telles que la baisse des salaires dans le secteur public ou celle des taux d’imposition sur les sociétés ne nous semblent pas appropriées pour assainir les finances publiques de la Croatie.

Revenons sur les mesures que nous préconisons. Les deux premières mesures sont liées à la nécessité de restructurer les entreprises publiques, celles dont la gestion est inefficace[1]. Notamment, les entreprises publiques qui ne sont ni des monopoles naturels, ni d’une importance stratégique (par exemple dans les secteurs du tourisme et de l’agriculture) pourraient être privatisées. La privatisation des autres entreprises publiques devrait être envisagée avec davantage de prudence, mais pas exclue. La Croatie est le premier pays à adhérer à l’UE avec une part d’entreprises publiques aussi élevée (25%). A long terme, les privatisations stimuleront la croissance économique du pays. A court terme, cependant, des coûts en termes de licenciements ne peuvent être exclus du processus de restructurations.

Les concessions de services publics sont une autre façon de restructurer les entreprises publiques inefficaces. L’impact sur les finances publiques en est, toutefois, très différent. Les contrats de concession de services constituent une source régulière de revenus pour le gouvernement (par le biais des redevances de concessions) et/ou d’économies (par la baisse des subventions gouvernementales). En revanche, les privatisations procurent des fonds disponibles immédiatement, et potentiellement, d’un montant important.

Recommander une restructuration des entreprises publiques en Croatie n’est pas une nouveauté. A plusieurs reprises, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et la Commission européenne ont déclaré que le processus des privatisations ou des concessions de services devrait être accéléré. Actuellement, le gouvernement croate participe activement à l’accélération du processus, en particulier pour les concessions de services. Parmi les concessions récentes, citons l’aéroport de Zagreb et le port de Rijeka tandis que le gouvernement a ouvert la procédure d’appels d’offre pour les autoroutes croates et l’île de Brijuni.

Les citoyens croates sont loin d’être tous favorables au processus de restructuration. Sans aucun doute, la communication auprès du grand public doit être améliorée. Notamment, les autorités budgétaires doivent expliquer ce qu’elles font, pourquoi elles le font, et quels seront à long terme les avantages de leurs actions. Sinon, les privatisations et concessions de services continueront d’être perçues comme des cadeaux au secteur privé. Enfin, le processus de restructuration doit impérativement être contrôlé pour éviter des abus et conflits d’intérêts. Cela signifie donc aussi qu’une lutte active contre la corruption soit menée[2].

Une meilleure collecte de l’impôt est la troisième mesure que nous préconisons en vue de réduire le déficit public de la Croatie. Selon l’Institut des finances publiques, les recettes fiscales non perçues en Croatie s’élèvent (en cumul) à 40 milliards de kunas (ou 5,2 milliards d’euros), ce qui représente plus de deux fois le déficit public prévu pour 2014 (19,3 milliards de kunas). Si le gouvernement pouvait en collecter ne serait-ce qu’une partie, cela aiderait à renflouer les finances publiques… En Croatie, améliorer la collecte de l’impôt signifie plusieurs choses étroitement liées: lutter contre l’économie souterraine (puisque les revenus non déclarés sont des revenus non taxés), poursuivre judiciairement la fraude fiscale (sinon, les lois et procédures ne sont d’aucune utilité). Là encore, améliorer la collecte de l’impôt signifie lutter contre la corruption.

Plus de détails peuvent être trouvés à l’adresse: http://www.ofce.sciences-po.fr/en/publications-en/briefing.php

 


[1] On pourra consulter Cuckovic, Jurlin et Vuckovic (2011) pour une évaluation des services publics croates.

[2] La corruption est, de fait, un problème endémique en Croatie. Voir Antonin et Levasseur (2012).




Fusionner RSA-activité et PPE ?

par Guillaume Allègre

Suite à la remise du rapport d’évaluation de la mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, le premier ministre a réaffirmé la volonté du gouvernement de fusionner RSA-activité et PPE.

Comme les auteurs du rapport le rappellent, en 2014, les dépenses publiques consacrées à ces deux mesures vont diminuer pour la quatrième année consécutive pour atteindre 3,9 milliards d’euros (contre 4,5 en 2009). Ceci est dû au gel de la PPE. Au départ, celui-ci était justifié par la mise en place du RSA-activité : le financement de la lutte contre la pauvreté laborieuse a bien pesé de façon disproportionnée sur les classes populaires, bénéficiaires de la PPE, comme nous le dénoncions dès 2008 (« Faut-il sacrifier la prime pour l’emploi sur l’autel du revenu de solidarité active ? ») puis de nouveau en 2011 ( «Les échecs du RSA » ). Dans un deuxième temps, le gel de la PPE a pu être justifié par celui, simultané, de l’impôt sur le revenu (IR) : il n’est pas illégitime que toutes les catégories participent, selon leurs moyens, à la réduction des déficits publics. Toutefois, sous fond de discours sur le « ras-le-bol fiscal », le gouvernement a renoncé au gel du barème de l’IR sans toucher à celui de la PPE, qui pourtant est un crédit venant se déduire de l’IR. Ceci pourrait être lié à la volonté de diminuer le nombre de perdants faisant suite à une réforme visant à fusionner RSA-activité et PPE.

En effet, comme le souligne la note de l’OFCE n°33 parue en septembre 2013, RSA-activité et PPE sont des dispositifs très différents (le RSA-activité est une prestation sociale familialisée tandis que la PPE est un crédit d’impôt individualisé), s’adressant à des publics différents. Une fusion à crédits constants ferait nécessairement des perdants pour un avantage très incertain, la prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue ne répondant pas aux principales critiques adressées au RSA-activité et à la PPE.

Une autre stratégie est possible. Concernant la PPE, elle consiste à supprimer cet instrument, à augmenter le Smic d’autant et à réduire les cotisations patronales de façon à ne pas augmenter le coût du travail. Le bénéfice serait alors directement sous forme de salaire et non, avec un délai d’un an, sous forme de crédit d’impôt comme aujourd’hui.

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Pour en savoir plus : Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

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L’instabilité financière nuit-elle réellement aux performances économiques ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

Quel lien pouvons-nous établir entre le degré de financiarisation des économies (entendu comme le ratio des crédits accordés aux agents privés sur le PIB), l’instabilité financière et les performances économiques (généralement le PIB par habitant) dans l’Union européenne (UE) ? C’est à cette question que nous entendons apporter des éléments de réponse à travers les résultats tirés d’un récent document de travail[1].

Dans la littérature économique, deux grandes visions s’affrontent. D’un côté, une optique héritée de Schumpeter rappelle la nécessité pour les entrepreneurs d’accéder à des sources de crédit afin de financer leurs innovations. Le secteur financier est dès lors perçu comme un préalable à l’activité innovatrice et comme un facilitateur des performances économiques. D’un autre côté, le développement financier est vu comme le résultat ou la conséquence du développement économique. Ce dernier implique une demande accrue de services financiers de la part des ménages et des entreprises. Il existe donc une source d’endogénéité dans les liens entre développement financier et économique puisque l’un est susceptible d’entraîner l’autre, et vice versa.

Jusqu’à récemment, les analyses tentant de départager et de quantifier ces causalités montraient un lien positif et significatif allant du degré de financiarisation des économies aux performances économiques (Ang, 2008). La crise financière internationale est cependant venue relativiser ces conclusions. En particulier, Arcand et al. (2012) montrent que les effets d’une financiarisation accrue deviennent négatifs au-delà d’un certain seuil[2]. La relation entre financiarisation et performance économique peut être représentée par une courbe en cloche : positive au début puis, à partir de seuils oscillant entre 80 et 100% du ratio crédits/PIB, progressivement nulle voire négative.

Contrairement à d’autres travaux qui incluent des pays avancés et des pays émergents, voire en développement, notre étude se focalise sur les Etats membres de l’UE de 1998 à 2011. L’intérêt de cet échantillon est que nous incluons uniquement des économies dont les systèmes financiers sont développés, ou pour le moins, avancés dans leur niveau de développement[3]. Par ailleurs, il s’agit d’un espace politique relativement homogène qui autorise la mise en place de régulations financières communes. Nous reprenons la méthodologie de Beck & Levine (2004) qui, à l’aide d’un panel et de variables instrumentales, permet de résoudre les problèmes d’endogénéité évoqués précédemment. Les performances économiques sont expliquées par les variables usuelles de la théorie de la croissance endogène, à savoir le PIB par tête initial, l’accumulation du capital humain à travers la moyenne des années d’enseignement, les dépenses publiques, l’ouverture commerciale et l’inflation. De plus, nous incluons les variables de financiarisation précédemment évoquées. Nous montrons ainsi que, contrairement aux résultats usuels de la littérature, le degré de financiarisation des économies n’a pas d’effets positifs sur les performances économiques mesurées par le PIB par tête, la consommation des ménages, l’investissement des entreprises ou encore le revenu disponible. Dans la plupart des cas, l’effet de la financiarisation n’est pas différent de zéro, et quand il l’est, le coefficient a un signe négatif. Difficile alors de prétendre que développement financier et économique vont de pair dans ces économies !

De plus, nous avons inclus dans ces estimations différentes variables quantifiant l’instabilité financière afin de vérifier si les résultats précédemment évoqués ne provenaient pas uniquement des effets de la crise. Ces variables d’instabilité financière (Z-score[4], CISS[5], taux de créances douteuses, volatilité des indices boursiers et un indice reflétant les caractéristiques microéconomiques des banques européennes) apparaissent la plupart du temps comme ayant un impact significatif et négatif sur les performances économiques. Parallèlement, les variables mesurant le degré de financiarisation des économies n’ont pas d’effets manifestes sur les performances.

Ces différents résultats suggèrent qu’il est certainement illusoire d’attendre un impact positif d’un accroissement supplémentaire du degré de financiarisation des économies européennes. Il est vraisemblable que les systèmes bancaires et financiers européens ont atteint une taille critique au-delà de laquelle aucune amélioration des performances économiques ne saurait être attendue. Au contraire, des effets négatifs sont susceptibles de se faire sentir du fait d’un excès d’instabilité financière que participerait à engendrer un secteur financier devenu trop grand et dont les innovations sont insuffisamment ou mal réglementées.

Les conclusions de cette étude suggèrent plusieurs recommandations de politique économique. L‘argument des lobbys bancaires selon lequel réglementer leur taille aurait un impact négatif sur la croissance n’est absolument pas étayé par nos résultats, bien au contraire. De plus, nous montrons que l’instabilité financière est coûteuse. Il est important de la prévenir. Cela passe très certainement par une meilleure définition des normes micro- et macroprudentielles et une supervision effective des banques européennes. L’union bancaire, en cours d’avènement, le permettra-t-elle ? Nombreux sont ceux qui en doutent, tels des économistes de Bruegel, du Financial Times ou de l’OFCE.

 

 

 


[1] Creel Jérôme, Paul Hubert et Fabien Labondance, Financial stability and economic performance, Document de travail de l’OFCE, 2013-24. Cette étude a bénéficié d’un financement au titre du 7e PCRD de l’Union européenne (2007-2013) n°266800 (FESSUD).

[2] Nous évoquions ce travail dans un précédent post.

[3] Au-delà du ratio des crédits accordés aux agents privés sur le PIB, le degré de financiarisation est également appréhendé par le turnover ratio qui permet de mesurer le degré de liquidité des marchés financiers. Il s’agit du rapport de la valeur totale des actions échangées sur la capitalisation totale.

[4] Indice mesurant la stabilité des banques via leur profitabilité, le ratio de capital et la volatilité de leur résultat net.

[5] Indice de risque systémique calculé par la BCE et englobant cinq composantes des systèmes financiers: le secteur bancaire, celui des institutions financières non bancaires, les marchés monétaires, les marchés des titres (actions et obligations) et les marchés des changes.




Ce que cache la baisse du taux de chômage américain

par Christine Rifflart

Malgré la nouvelle décrue du taux de chômage en décembre, les données du Bureau of Labor Statistics publiées la semaine dernière confirment paradoxalement la mauvaise santé du marché du travail américain. Le taux de chômage américain a baissé de 0,3 point par rapport à novembre (-1,2 point par rapport à décembre 2012) pour terminer l’année à 6,7 %. Il a ainsi perdu 3,3 points depuis son plus haut historique d’octobre 2009 et se rapproche de plus en plus du taux de chômage non inflationniste défini par l’OCDE à 6,1 % depuis 2010. Pourtant ces résultats sont loin de refléter un raffermissement de l’emploi. Ils masquent plutôt une nouvelle dégradation de la situation.

Si le taux de chômage est l’indicateur standard pour synthétiser le degré de tensions sur le marché du travail, l’analyse peut également s’appréhender au travers de deux autres indicateurs que sont le taux d’emploi et le taux d’activité de la population et qui, dans le cas américain, donnent une toute autre vision de la situation sur le marché du travail (graphique).

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Ainsi, après avoir baissé de près de 5 points en 2008 et 2009, le taux d’emploi reste constant depuis 4 ans, au niveau du début des années 1980 (soit 58,6 % après un maximum à 63,4 % à la fin 2006). Dès lors, la baisse du taux de chômage reflète la décrue du taux d’activité et les chiffres du mois de décembre confirment cette tendance. Sur la période 2010-2013, ce dernier a perdu un peu plus de 2 points pour revenir fin décembre à son plus bas niveau depuis 1978 (62,8 % après un maximum à 66,4 % à la fin 2006).

Ces mauvaises performances s’expliquent par l’insuffisance des créations d’emplois dont l’effet est triple. Malgré une croissance positive du PIB – qui tranche avec la récession de la zone euro –, la demande est loin d’être suffisante pour rassurer les entreprises et redynamiser le marché du travail. Après quatre années de reprise, l’emploi n’a toujours pas retrouvé à la fin 2013 son niveau d’avant-crise. Les créations nettes d’emplois salariés dans le secteur privé sont même insuffisantes pour absorber l’augmentation démographique de la population en âge de travailler. Résultat : le taux d’emploi ne se redresse pas, il reste à son niveau plancher.

Par ailleurs, la difficulté à trouver un emploi favorise la sortie, ou retarde l’entrée ou le retour d’une partie de cette population en âge de travailler sur le marché du travail. Cet effet, connu en économie, est qualifié d’effet de flexion : les jeunes sont incités à étudier plus longtemps, les femmes à rester à leur domicile après avoir élevé leurs enfants, et des chômeurs découragés cessent de chercher un emploi. Or, malgré la reprise de la croissance économique et des créations d’emploi, cet effet de flexion a continué de jouer à plein en 2013. Car si la baisse du taux d’activité s’était infléchie en 2011 et 2012 – la croissance de la population active était redevenue positive mais restait inférieure à celle de la population en âge de travailler –, elle s’est accélérée en 2013 avec le repli de la population active. Durant le second semestre 2013, 885 000 personnes se sont en effet détournées du marché du travail, en raison notamment du durcissement du contexte économique et social.

La réticence des entreprises à réembaucher s’inscrit dans un contexte économique particulièrement tendu. Le choc fiscal du début de l’année 2013 a pesé sur l’activité : la croissance du PIB est passée de 2,8 % en 2012 à 1,8 % environ attendu pour 2013. Cet ajustement budgétaire va encore se durcir en 2014. Au-delà des coupes drastiques (liées aux séquestrations[1]) dans les dépenses de l’Etat, un certain nombre de mesures exceptionnelles mises en place depuis 2008-2009, destinées aux ménages les plus pauvres et aux chômeurs de longue durée (3,9 millions sur 10,4 millions de chômeurs) arrivent à leur terme et ne sont pas reconduites. Selon les estimations du CPBB, 1,3 million de chômeurs, qui avaient épuisé leur droit aux allocations de base (sur 26 semaines) et qui bénéficiaient d’une extension exceptionnelle, se trouvent sans ressources depuis le 1er janvier 2014 du fait du non renouvellement de la mesure, et presque 5 millions de chômeurs devraient être concernés d’ici à la fin de l’année.

Dès lors, le risque est que cette situation place un nombre croissant de personnes en situation de pauvreté. Selon le Census Bureau, le taux de pauvreté se situe depuis 2010 à 15 %. Or, toujours selon le CBPP, les allocations chômage auraient évité à 1,7 million de personnes de sombrer dans la pauvreté. La fragilisation de la situation des chômeurs de long terme et le désengagement d’une partie de la population du marché du travail sont bien les conséquences directes d’un marché du travail atone, ce que ne reflète pas la baisse ininterrompue du taux de chômage.

 


[1] Voir Le casse-tête budgétaire américain du 9 décembre 2013.