Peut-on se relever d’une crise bancaire ? Analyse comparée de l’Irlande et de l’Islande

par Céline Antonin et Christophe Blot

En économie, les miracles s’avèrent parfois être des mirages. L’Islande et l’Irlande en font l’expérience. Ces deux petites économies ouvertes, paradis de la finance libéralisée et dérégulée, havres de croissance au début des années 2000, ont été frappées de plein fouet par la crise financière. La nationalisation quasi-intégrale des systèmes financiers qui en a résulté a pesé sur la dette publique de ces deux pays. Pour endiguer la hausse de la dette et les risques d’insoutenabilité, les gouvernements des deux pays ont, dès 2010, mis en œuvre des plans d’austérité budgétaire, mais avec une différence de taille : l’Irlande appartient à la zone euro, ce qui n’est pas le cas de l’Islande. La dernière Note de l’OFCE (n°25 du 4 février 2013) revient sur la situation financière et macroéconomique récente de ces deux pays afin de montrer dans quelle mesure les divergences de policy-mix peuvent rendre compte de trajectoires de sortie de crise différentes.

Si la crise bancaire islandaise fut amplifiée par une crise de change, la dépréciation de la couronne fut ensuite un facteur de reprise si bien qu’aujourd’hui, la croissance est de retour en Islande. Le PIB a été marqué par une forte volatilité : entre le troisième trimestre 2007 et le deuxième trimestre 2011, le PIB a baissé de plus de 13 % mais il a depuis rebondi de 5,7 %. En Irlande, la volatilité a été moindre et la phase récessive moins longue qu’en Islande (8 trimestres) et de plus faible amplitude (-10,7 %). En revanche, la sortie de crise y est plus timide avec une progression du PIB de seulement 3,4 % depuis fin 2009.

Notre analyse nous conduit à deux conclusions principales : d’une part, la dévaluation interne est moins efficace que la dévaluation externe ; d’autre part, la consolidation budgétaire est moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée de conditions monétaires et d’une politique de change favorables. C’est à la lumière de ces éléments qu’il convient de redéfinir le policy mix optimal en zone euro comme nous le suggérons plus en détail dans le rapport iAGS. Une politique monétaire active est indispensable pour permettre le refinancement de la dette publique Ainsi, la Banque centrale européenne doit intervenir en tant que prêteur en dernier ressort des pays membres. Les pays en situation d’excédents doivent engager des politiques de “reflation” afin de contribuer à résorber les déséquilibres courants. L’ajustement budgétaire doit être assoupli et éventuellement décalé afin de permettre un retour plus rapide de la croissance.

 

 

 




Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage ?

Par Gérard Cornilleau

La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.

En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.

Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.

Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].

Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).

On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.

On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.

L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.


[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic

[2] Hors opérations exceptionnelles

[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .




Quel impact du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ?

par Mathieu Plane

A la suite de la remise au Premier ministre du Rapport Gallois sur le pacte pour la compétitivité de l’industrie française, le gouvernement a décidé  la création du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Partant du constat d’un déficit commercial en hausse  au cours de la dernière décennie, de la forte dégradation des marges des entreprises depuis le début de la crise et d’un chômage grandissant, le gouvernement vise,  par la mise en place du CICE, le redressement de la compétitivité des entreprises françaises et de l’emploi. Selon notre évaluation, réalisée à l’aide du modèle e-mod.fr, détaillée dans un article de la Revue de l’OFCE (n°126-2012), le CICE devrait permettre de créer, cinq ans après sa mise en place, environ 150 000 emplois faisant baisser le taux de chômage de 0,6 point et il générerait un gain de croissance de 0,1 point de PIB en 2018.

Ouvert à toutes les entreprises imposées d’après leur bénéfice réel et soumises à l’impôt sur les sociétés ou à l’impôt sur le revenu, le CICE sera égal à 6 % de la masse salariale, hors cotisations patronales, correspondant aux salaires inférieurs à 2,5 SMIC. Sa montée en charge sera progressive, avec un taux de 4 % en 2013. Les effets sur la trésorerie des entreprises liés au CICE se feront avec un décalage d’un an par rapport à l’exercice de référence, ce qui veut dire que le CICE donnera lieu à un crédit d’impôt sur les bénéfices des sociétés à partir de 2014. En revanche, certaines entreprises pourraient bénéficier dès 2013 d’une avance sur le CICE attendu pour 2014. Le CICE devrait représenter 10 milliards d’euros sur la base de l’exercice 2013, 15 milliards en 2014 et 20 milliards d’euros à partir de 2015. Le financement du CICE reposera pour moitié sur des économies supplémentaires sur les dépenses publiques (10 milliards), dont le détail n’a pas été précisé, et pour moitié sur des recettes fiscales : une hausse du taux de TVA normal et intermédiaire à compter du 1er janvier 2014 (6,4 milliards) et un renforcement de la fiscalité écologique.

Cette réforme s’apparente en partie à une dévaluation fiscale et présente, sous certains aspects, des similitudes avec les mécanismes de la « quasi-TVA sociale » (voir Heyer, Plane Timbeau (2012) « Impact économique de la quasi-TVA sociale ») qui avait été mise en place par le gouvernement Fillon et qui a été supprimée avec le changement de majorité dans le cadre de la seconde Loi de finances rectificatives en juillet 2012.

Selon nos calculs réalisés à partir des DADS 2010, le CICE abaisserait en moyenne de 2,6 % le coût du travail du secteur marchand : l’impact sectoriel le plus fort de la mesure sur le coût du travail serait dans la construction (-3,0 %), l’industrie (-2,8 %) et les services marchands (-2,4 %). L’impact sectoriel final de la mesure dépend à la fois de la baisse du coût du travail et du poids des salaires dans la valeur ajoutée de chaque secteur. Le CICE représenterait 1,8 % de la valeur ajoutée des entreprises industrielles, 1,9 % de la valeur ajoutée de la construction et 1,3 % de celle des services marchands. Globalement, le CICE  pèse pour 1,4 % dans la valeur ajoutée des entreprises du secteur marchand. Selon nos calculs, le montant total du CICE serait de 20 milliards d’euros : 4,4 milliards pour l’industrie, 2,2 milliards pour la construction et 13,4 milliards pour les services marchands. L’industrie récupérerait donc 22 % de l’enveloppe globale, soit plus que son poids dans la valeur ajoutée qui n’est que de 17 %. Si cette mesure a vocation à relancer l’industrie en France, en revanche ce secteur n’est pas le premier bénéficiaire du dispositif en valeur absolue mais reste, avec la construction, celui qui y est relativement le mieux exposé en raison de sa structure salariale. De plus, l’industrie peut bénéficier des effets induits liés à la baisse des prix des consommations intermédiaires conséquente à la diminution des coûts de production dans d’autres secteurs.

Les effets à attendre du CICE sur la croissance et l’emploi sont différents à court et long terme (graphique). Ouvrant des droits en 2014 calculés sur l’exercice de 2013, le CICE aurait des effets positifs dès 2013, d’autant plus que les hausses de prélèvements et la réduction des dépenses publiques ne s’appliqueraient pas avant 2014. L’effet sur la croissance est donc positif en 2013 (+0,2 %) mais les effets sur l’emploi (+23 000 en 2013) sont plus lents en raison des délais d’ajustement de l’emploi à l’activité et de la montée en charge du dispositif.

En revanche, l’impact du CICE est légèrement récessif de 2014 à 2016, la perte de pouvoir d’achat des ménages liée aux hausses d’impôt, et la réduction des dépenses publiques (la consommation des ménages et la demande publique contribuant à -0,2 point de PIB en 2014, puis -0,4 point en 2015 et 2016)  l’emportant sur la baisse des prix et le rétablissement des marges des entreprises. En dehors de la première année, les effets positifs du CICE sur la croissance liés aux transferts de revenus apparaissent lentement, les gains de parts de marché liés à la baisse des prix et à la hausse des marges des entreprises étant dépendants d’une mécanique de moyen-long terme rattachée aux effets d’offre, les effets qui passent par la demande étant plus rapides.

La mise en place du CICE engendre progressivement des gains de parts de marché qui contribuent positivement à l’activité  par le bais de l’amélioration du solde extérieur (0,4 point de PIB en 2015 et 2016), que ce soit par l’augmentation des exportations ou la réduction des importations. A partir de 2017, la contribution du solde extérieur à l’activité est moins positive (0,3 point de PIB) en raison de l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages entraînant une moindre réduction des importations.  Malgré la hausse des marges améliorant la profitabilité du capital, l’investissement productif diminue légèrement en raison de l’effet de substitution entre le travail et le capital et l’effet négatif d’accélérateur lié à la baisse de la demande.

Avec la baisse du coût relatif du travail par rapport à celui du capital, la substitution du travail au capital accroît progressivement l’emploi au détriment de l’investissement, ce qui enrichit le PIB en emploi et réduit les gains de productivité. Par ce mécanisme, l’emploi augmente régulièrement malgré la légère perte d’activité entre 2014 et 2016. Du fait de la hausse de l’emploi et de la baisse du chômage, mais aussi de possibles mesures de compensation salariale dans les entreprises liées à la hausse de la pression fiscale sur les ménages, les salariés regagnent en partie le pouvoir d’achat perdu, par une augmentation des salaires réels. Ce « rattrapage » du pouvoir d’achat permet de générer de la croissance mais limite les effets sur l’emploi et les gains de compétitivité.




La crise de la zone euro est-elle terminée ?*

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Au début de 2013, deux bilans contrastés peuvent être tirés de la crise. D’un côté, l’euro a survécu. Certes, les réactions des institutions européennes et des pays membres ont été lentes et hésitantes ; leurs réticences ont souvent nourri la spéculation. Mais les institutions européennes ont progressivement réussi à mettre en place des mécanismes de solidarité, comme le Fonds européen de stabilité financière puis le Mécanisme européen de stabilité ; elles ont réussi à imposer aux États membres une forte discipline budgétaire (renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, programmes d’ajustement, traité budgétaire).

Les États membres ont accepté de mettre en œuvre des politiques d’austérité et de réformes structurelles. Dès le début de la crise, la BCE a accepté de mettre en place des politiques non-conventionnelles ; elle a soutenu les dettes publiques des pays en difficulté en intervenant sur les marchés secondaires. Puis, elle a pu s’engager à venir en aide sans limite aux pays en difficulté qui mettaient en œuvre des politiques satisfaisantes, ce qui a permis de rassurer les marchés financiers et de faire  baisser les primes de risques.

De l’autre côté, la zone euro est incapable de retrouver une croissance satisfaisante comme de récupérer les neufs points d’activité perdus du fait de la crise. Les pays membres ont été contraints de mettre en œuvre des politiques d’austérité en période de récession. Selon les perspectives de la Commission elle-même, le taux de chômage devrait se maintenir à 11,8 % en 2013. Les déséquilibres entre pays persistent, même s’ils sont quelque peu atténués par la dépression profonde dans laquelle sont plongés les pays du Sud. Les normes rigides et sans fondements économiques imposées aux États membres ne remplacent pas une vraie coordination des politiques économiques. Les solidarités mises en place sont conditionnelles à la perte de toute autonomie et à l’instauration de politiques d’austérité drastiques. À l’avenir, les politiques nationales seront paralysées par les contraintes européennes et les menaces des marchés financiers. L’Europe sociale ne progresse pas ; pire, l’Europe impose aux pays en difficulté de mettre en cause l’universalité de l’assurance-maladie, de réduire les prestations de retraite, de chômage, de famille. La concurrence fiscale persiste ; la crise n’a pas été l’occasion de mettre en cause les paradis fiscaux et l’évasion fiscale. Certes, l’Europe est à la pointe du combat contre le changement climatique, mais elle peine à s’engager résolument dans la transition écologique. De nombreux pays de la zone souffrent d’une désindustrialisation persistante, sans qu’une stratégie européenne de politique industrielle ne soit mise en œuvre. L’Union bancaire va être mise en place, sans que son contenu soit démocratiquement décidé. Les instances européennes persistent dans une stratégie – paralyser les politiques nationales, imposer des réformes structurelles libérales – qui jusqu’à présent n’a pas réussi à impulser la croissance et qui a rendu l’Europe impopulaire. L’Europe manque cruellement d’un projet social fédérateur, d’une stratégie économique et d’un fonctionnement démocratique.

 

* Le lecteur trouvera dans le n° 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE, paru en janvier, des analyses apportant des éclairages contrastés sur les origines de la crise de la zone euro et les stratégies de sortie de crise. Ce numéro réunit douze articles faisant suite à la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne de juin 2012.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).




Espagne : une stratégie perdant-perdant

par Danielle Schweisguth

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne, l’Espagne s’apprête à publier le chiffre de son déficit public pour 2012. Il devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation – mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011 – alors que l’objectif négocié avec la Commission européenne est de 6,3%. Tandis que la détresse sociale est à son comble, seul un retour durable de la croissance permettrait à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Or la politique de rigueur imposée par l’Europe retarde le retour de la croissance économique. Et le niveau du multiplicateur budgétaire espagnol, compris entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations, rend inefficace la politique de restriction budgétaire puisqu’elle ne permet pas de réduire sensiblement le déficit et maintient le pays en récession.

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne – le fameux multiplicateur budgétaire – l’Espagne s’apprête à publier son déficit public pour l’année 2012. Ce dernier devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation, mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011. Si l’on exclut les aides financières versées au secteur bancaire qui ne sont pas prises en compte dans la procédure de déficit excessif, le déficit est réduit à 7% du PIB. Ce chiffre reste au dessus de l’objectif officiel de 6,3%, âprement négocié avec la Commission européenne. Rappelons que jusqu’en septembre 2011, l’objectif initial de déficit pour l’année 2012 était de 4,4% du PIB. Ce n’est qu’après la mauvaise surprise liée à la publication d’un déficit pour l’année 2011 de 8,5% (qui sera plus tard révisé à 9,4%) – largement au-dessus de l’objectif officiel pour 2011 de 6% du PIB – que le gouvernement nouvellement élu de Mariano Rajoy a demandé à la Commission européenne un premier assouplissement. L’objectif bruxellois de déficit a alors été fixé à 5,3% du PIB pour 2012. Puis en juillet 2012, les fortes tensions sur les taux souverains espagnols – ils s’approchaient des 7% – ont conduit le gouvernement à négocier avec la Commission un report de l’objectif de 3% en 2014 et un objectif de déficit de 6,3% du PIB en 2012.

Mais chercher à réduire le déficit public de 2,6 points de PIB alors que le cycle économique est très dégradé s’est avéré une stratégie inefficace et contre-productive. Aussi le résultat n’est pas à la hauteur des efforts engagés, pourtant loués par les autorités européennes à maintes reprises. L’accumulation de plans d’austérité d’ampleur historique pendant trois années consécutives (2010, 2011 et 2012) n’a conduit qu’à une très faible amélioration du solde budgétaire (tableau). Le déficit a été réduit de 3,2 points en trois ans, quand deux années de crise ont suffi pour qu’il se creuse de 13,3 points (de 2007 à 2009). L’impulsion budgétaire a été de -2,2 points de PIB en 2010, de -0,9 point en 2011 et de -3,3 points en 2012, soit 6,4 points de PIB d’efforts budgétaires cumulés (68 milliards d’euros). Mais la crise a précipité l’effondrement du marché immobilier et considérablement fragilisé le système bancaire. Depuis, le pays est plongé dans une profonde récession : le PIB recule de 5,7% depuis le premier trimestre 2008, ce qui le place à un niveau inférieur de 12% par rapport à son niveau potentiel (sous l’hypothèse d’une croissance potentielle de 1,5% par an) et le chômage frappe 26% de la population active et 56% des jeunes.

La dégradation de la situation économique de l’Espagne a fortement pesé sur les rentrées fiscales. Entre 2007 et 2011, les recettes fiscales espagnoles ont connu la chute la plus importante de tous les pays de la zone euro. De 38% du PIB en 2007, elles sont tombées à 32,4% en 2011, malgré les hausses de TVA (2 points en 2010 et 3 points en 2012), l’augmentation des taux d’imposition sur le revenu et la hausse des taxes foncières en 2011. Les hausses d’impôts successives n’ont que faiblement atténué l’effet dépressif de l’effondrement des assiettes fiscales. Les recettes de TVA enregistrent une chute vertigineuse de 41% en termes nominaux entre 2007 et 2012, tout comme l’impôt sur le revenu et la fortune (-45%). En comparaison, la baisse de la pression fiscale en zone euro a été beaucoup plus modeste : de 41,2% du PIB en 2007 à 40,8% en 2011. Enfin, l’envolée du chômage a mis à mal les comptes de la sécurité sociale qui sera déficitaire à hauteur de 1 point de PIB en 2012 pour la première fois de son histoire.

Pour compenser la chute des recettes fiscales, le gouvernement espagnol a dû prendre des mesures drastiques de restriction des dépenses pour tenter de respecter ses engagements : baisse de 5% du salaire des fonctionnaires puis  suppression de leur prime de Noël, gel des embauches dans la fonction publique et passage de la semaine de travail de 35 à 37 heures et demi (sans compensation salariale), passage de 65 à 67 ans de l’âge légal de la retraite et gel des pensions (2010), réduction des indemnités chômage pour les chômeurs de plus de sept mois et baisse des indemnités de licenciement de 45 jours par année d’ancienneté à 33 jours (20 si l’entreprise est déficitaire). Tandis que leur revenu stagnait ou baissait, les ménages espagnols ont été confrontés à une hausse considérable du coût de la vie : hausse de 5 points de la TVA, augmentation des tarifs de l’électricité (28% en deux ans et demi), hausse des taxes sur le tabac et baisse du taux de remboursement des médicaments (les retraités paieront 10% du prix et les actifs entre 40% et 60% selon leur revenu).

La situation sociale en Espagne est très préoccupante. La pauvreté a augmenté (de 23% de la population en 2007 à 27% en 2011 selon Eurostat) ; les ménages ne parvenant pas à payer leurs traites se font expulser de leur logement ; le chômage de longue durée a explosé (9% de la population active) ; les jeunes chômeurs forment une génération sacrifiée et les plus diplômés s’expatrient. La hausse de la TVA en septembre resserre la contrainte budgétaire des ménages : les dépenses alimentaires ont baissé en septembre et en octobre 2012 de respectivement 2,3% et 1,8% en glissement annuel. Par ailleurs le système sanitaire espagnol souffre des coupes budgétaires (-10% en 2012), qui conduisent à la fermeture des services d’urgence la nuit dans des dizaines de municipalités et à l’allongement des listes d’attente pour une intervention chirurgicale (de 50 000 personnes en 2009 à 80 000 en 2012), avec un délai d’attente moyen de près de 5 mois.

La détresse sociale est ainsi à son comble. Le mouvement des indignés a conduit des millions d’Espagnols dans la rue au cours de l’année 2012, dans des manifestations souvent violemment réprimées par les forces anti-émeutes. La région de Catalogne, la plus riche mais aussi la plus endettée d’Espagne, menace de faire sécession, au grand dam du gouvernement espagnol. Le gouvernement catalan a voté le 24 janvier une motion sur la souveraineté de cette région, premier pas d’un processus d’autodétermination qui pourrait déboucher sur un référendum en 2014.

Seul un retour durable de la croissance permettra à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Mais le durcissement des conditions de financement de la dette souveraine espagnole depuis l’été 2012 contraint le gouvernement à renforcer la politique de rigueur, ce qui retarde le retour de la croissance économique. Et la Commission européenne n’accepte de fournir une aide financière à l’Espagne qu’à la condition que celle-ci renonce, au moins partiellement, à sa souveraineté en matière budgétaire, ce à quoi le gouvernement de Mariano Rajoy ne se résigne toujours pas. L’initiative de la Commission européenne, dont les détails seront publiés au printemps, concernant l’exclusion des dépenses d’investissement du calcul du solde public pour les pays proches de l’équilibre budgétaire va dans le bon sens (El Pais). Mais cette règle ne s’appliquerait qu’aux sept pays où le déficit budgétaire est inférieur à 3% du PIB (l’Allemagne, le Luxembourg, la Suède, la Finlande, l’Estonie, la Bulgarie et Malte), laissant de côté les pays où la situation économique est la plus dégradée. La prise de conscience des drames sociaux qui se jouent derrière les médiocres performances économiques devrait conduire à une réflexion plus respectueuse des droits fondamentaux des citoyens européens. Par ailleurs, l’OFCE a montré dans le rapport iAGS 2013 qu’une stratégie de rigueur mesurée (restrictions budgétaires limitées à 0,5 point de PIB chaque année) est plus efficace du double point de vue de la croissance et de la réduction des déficits, pour les pays comme l’Espagne où les multiplicateurs budgétaires sont très élevés (entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations).




Superstars et équité : Let the sky fall

Par Guillaume Allègre

Les acteurs sont-ils trop payés ? La tribune de Vincent Maraval a lancé un débat par essence idéologique… dans le bon sens du terme. Il semble en effet sain que les hauts revenus doivent se justifier en s’appuyant sur une argumentation susceptible de convaincre le plus grand nombre. Les rémunérations ne peuvent être justes que si elles sont publiquement défendables. Dans cet esprit, en s’appuyant sur l’analyse de l’économie des superstars, cette tribune défend l’idée qu’une petite partie des acteurs, et en général des artistes, capte une rente construite collectivement, ce qui justifie une intervention ayant pour objet de réduire les écarts de revenus.

Comment expliquer les énormes revenus de quelques chanteurs ou acteurs tandis que la plupart des artistes ont du mal à vivre de leur activité ? L’effet superstar a été analysé par les économistes depuis un article fondateur de Rosen (The Economics of Superstars). Il est lié à la structure de la demande (de nature grégaire), à la technologie (qui permet la diffusion de la production à faible coût) et à l’environnement juridique (qui permet d’exclure les passagers clandestins). A cela, il faut ajouter que la position particulière des acteurs-vedettes leur permet de capter une grande part d’une rente construite collectivement. Ces aspects justifient une forte redistribution des revenus. La question ne semble pas pouvoir se régler de façon satisfaisante par la fiscalité : un taux d’imposition de 75 %, déjà considéré comme confiscatoire, n’est pas suffisant dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100, sans parler du risque d’exil fiscal. Intervenir directement sur l’environnement institutionnel et sur les rémunérations, pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics, paraît donc légitime.

Est-il juste que les artistes ayant réussi soient soumis, par exemple, à une tranche d’imposition à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, ou est-ce confiscatoire ? Si cette question se pose pour toutes les activités, le spectacle (artistique ou sportif) fait figure de cas d’école car le consentement à payer des spectateurs fait peu de doutes et ne découle pas d’une asymétrie d’information ou d’un problème principal-agent. La question de la rémunération des artistes ne se pose ainsi pas de la même manière que celle, par exemple, des dirigeants d’entreprise qui exercent des activités pour lesquelles il est difficile d’estimer la contribution (ou productivité marginale), et qui peuvent contrôler les comités qui fixent leur rémunération : les bons résultats de l’entreprise sont-ils dus à la chance, au travail du PDG, à toute l’équipe de direction ou à l’effort de tous les salariés ? Le salaire d’un PDG dépend-il de sa contribution ou de son habileté à convaincre le comité de rémunération de sa valeur ? Dans une tribune récente, Galbraith fait ainsi la différence entre le cas de Depardieu et celui des dirigeants d’entreprises[i]. La transparence du milieu du spectacle explique que dans son livre Anarchie, Etat et Utopie, Robert Nozick prenne l’exemple d’une superstar de l’époque, le joueur de basket Wilt Chamberlain (le livre est paru en 1974), pour justifier les très hauts revenus. L’argument est fameux : si un million de personnes sont prêtes à payer 25 centimes supplémentaires pour voir Wilt Chamberlain jouer, et qu’il signe un contrat avec une équipe de basketball lui proposant de lui verser 25 centimes par billet, alors le fait que le revenu de Wilt Chamberlain soit de 250 000 dollars, bien supérieur au revenu médian ou moyen de l’époque, est juste et légitime. Redistribuer ce revenu serait immoral ; il faut respecter les inégalités librement consenties.

Mais comment expliquer le fait que de nombreux individus soient prêts à payer tant pour tel ou tel artiste, et rien pour la plupart des autres ? Pourquoi est-il caractérisé par cet aspect winner-take-all ? Sur d’autres marchés, si un service rendu est perçu d’un peu moins bonne qualité, de nombreux acheteurs sont prêts à l’acheter pour un peu moins cher que le service de qualité et différents niveaux de gamme coexistent. Au contraire, dans le milieu du spectacle, relativement peu de personnes gagnent des sommes astronomiques. Dans un article fondateur, The Economics of Superstars (1981), Rosen explique ce phénomène par la structure de la demande et par la technologie de production. Il suffit que les talents plus faibles soient peu substituables aux talents élevés (les individus préfèrent assister à un très bon spectacle qu’à dix spectacles moyens) et que le coût de production n’augmente pas proportionnellement à la quantité fournie (l’effort est le même que 10 ou 1 000 personnes soient dans l’audience ou achètent le livre). De fait, d’après Rosen, c’est la technologie (notamment la télévision) qui explique la forte augmentation du revenu des superstars. Il conclut son article en ces termes : « quels changements à venir seront forgés par le développement du câble, de la cassette vidéo et de l’ordinateur personnel ? ».

Les hauts revenus des superstars ne sont pas que la conséquence d’un talent légèrement supérieur (comme dans le modèle proposé par Rosen). Les studios ne payent pas que pour le talent inégalable des acteurs de Friends ou de Depardieu dans Astérix et Obélix aux jeux olympiques. Certains acteurs arrivent en fait à capter une rente, construite en partie par eux, mais également par le hasard et le travail hors des lumières des nombreux contributeurs à l’économie du spectacle. Les acteurs de Friends ont pu négocier d’importantes augmentations de salaire au fur et à mesure des renouvellements de la série. Si dans le contrat de la saison 1, chaque acteur était payé 22 500 dollars par épisode, ils ont reçu 75 000 dollars par épisode lors de la saison 3, 100 000 dollars lors de la cinquième, 125 000 dollars lors de la sixième, 750 000 dollars lors des saisons sept et huit et 1 000 000 de dollars pour les deux dernières saisons, soit plus de 40 fois plus que pour la première saison alors que l’audience n’a été multiplié que par 2 entre la première et la dernière saison (source : Wikipédia). Lors de la saison 2, les salaires ont été négociés individuellement mais les acteurs, y compris Jennifer Anniston et David Schwimmer qui avaient négocié des salaires bien supérieurs au reste du groupe, ont vite compris l’intérêt de la négociation collective : si les studios pouvaient éventuellement se passer d’un acteur (en le remplaçant ou en faisant mourir son personnage), ils ne pouvaient pas remplacer toute la troupe. Manifestement, la multiplication par 40 des salaires n’est pas liée à un accroissement exponentiel du talent des acteurs, mais par le fait qu’ils ont pu profiter de l’attachement des spectateurs à la série, attachement qui a été construit par les acteurs, mais également par le travail des scénaristes, des décorateurs, des metteurs en scène lors des premières saisons. Parce qu’ils incarnent la série et ont négocié collectivement, les acteurs de Friends ont réussi à capter à leur profit la rente construite collectivement. De même, si Depardieu a réussi à s’imposer comme figure nationale, c’est en partie par son talent mais également par celui des nombreux metteurs en scène qui ont fait appel à lui (et de leur scénariste, etc.). S’il est difficile d’expliquer le succès de tel ou tel produit culturel, il ne faut pas négliger la part de hasard ou de chance. Ceci est lié à une caractéristique des produits culturels : ils sont généralement plus appréciés lorsque l’expérience est partagée car, comme le souligne André Gunthert, la consommation culturelle n’a de sens que par sa socialisation (conversation, jugement, citation, réemploi). Par conséquent, le succès s’autoalimente, ce qui engendre des phénomènes du type Intouchables ou Bienvenue chez les Chtis dont l’explication dépasse les qualités intrinsèques des films. Si l’on remplace, dans le modèle de Rosen,  le talent par l’audience (les individus préfèrent assister à un spectacle à forte audience qu’à dix spectacles à faibles audiences), un petit avantage initial, qui peut être dû à la chance mais pas seulement, peut se transformer en phénomène par effet boule de neige (Adler, 1985). De plus, le fait que les télévisions demandent des vedettes pour accepter de co-financer les films, comme l’explique Maraval, explique que la célébrité s’auto-renforce et aboutisse à une concentration des revenus par quelques acteurs à forte notoriété. Le petit avantage initial en termes de notoriété n’est pas nécessairement du pur hasard comme on peut le constater en observant le nombre de fils et de fille de dans la profession, enfants de producteurs ou réalisateurs compris. Le vedettariat est aussi une activité où l’on peut profiter d’une notoriété « mal acquise » et où le « buzz négatif » donne de la visibilité.

Pour que l’effet superstar se transforme en hauts revenus, il faut que les artistes puissent exercer leur droit de propriété intellectuelle et exclure les passagers clandestins. Les artistes ont donc besoin d’un environnement juridique qui reconnaisse légalement et fasse respecter leur droit de propriété intellectuelle[ii]. Le fait que les acteurs puissent capter une part importante de la rente est en partie la conséquence de contrats incomplets et d’asymétries dans la législation sur la propriété intellectuelle. Par exemple, la loi californienne interdit les contrats de plus de 7 ans, ce qui explique les sauts de rémunérations des acteurs pour les séries au long cours. Les acteurs peuvent également toujours menacer d’arrêter, ce qui constitue une menace crédible s’ils ont acquis assez de notoriété. Or, les studios ne peuvent pas garder contractuellement les bénéfices anticipés de cette notoriété. Les acteurs bénéficient aussi du fait que d’autres individus ne peuvent pas ou plus faire valoir de droit à la propriété intellectuelle. Les brevets concernant les techniques de diffusions télévisuelles sont, depuis longtemps, dans le domaine public : les droits de propriété industrielle sont beaucoup plus courts (maximum 20 ans) que les droits d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur en France et aux Etats-Unis). Un certain nombre d’idées qui contribuent au succès des produits culturels (film, série, etc.) ne sont pas protégeables: on ne dépose pas une blague, une anecdote, une façon de filmer ou de monter, ni un concept ou une idée de scénario. Le fait que certains acteurs de l’industrie culturelle puissent s’accaparer une rente n’est donc pas qu’une conséquence naturelle des différences de talent ou d’une façon objective de mesurer la contribution de chacun, mais découle en grande partie des règles spécifiques régissant le droit de propriété intellectuelle qui établit ce qui est protégeable ou non et la durée de protection. Il n’est pas du tout évident, par exemple, qu’il faille accorder aux célébrités le droit exclusif d’utiliser commercialement leur image (voir Madow, 1993).

Au-delà de la protection des droits de propriété intellectuelle, l’intervention publique dans le secteur cinématographique peut être considérée comme massive, que ce soit sous forme de subvention ou de réglementation) : quotas d’investissement dans la production et la diffusion d’œuvres cinématographique d’expression originale française pour les chaînes de télévision, régime de l’intermittence dont le déficit est financé par le régime général, incitations fiscales (SOFICA, crédits d’impôt), TVA réduite, aides des collectivités locales (région, département, communes) aux tournages, aux festivals et aux exploitants de salles, et financement du CNC (assis principalement sur les recettes du secteur et en partie redistributif). De plus, Coq et al., 2006 montrent que l’évolution de la réglementation, qui a privilégié l’objectif de défense des parts de marché des films nationaux, plutôt que celui de création pluraliste à l’intérieur du pays, a mené à une concentration plus importante des ressources au profit des films chers, tandis que les obligations qui pèsent sur les chaînes de télévision exacerbent l’effet superstar, les chaînes étant friandes de vedettes.

D’un point de vue économique, deux arguments justifient alors une forte redistribution des revenus des artistes à succès : la captation d’une rente construite par de nombreux individus et la part de hasard (auquel se rajoute le poids de l’intervention publique pour le cinéma). En présence de hasard ou de risque, la redistribution joue un rôle d’assurance, ce qui peut augmenter à la fois l’équité et l’efficacité du système. Du point de vue de l’équité, avant que les gagnants soient révélés, des individus adverses au risque seraient prêts à socialiser les gains risqués. Du point de vue de l’efficacité, un trop fort risque entraîne un sous-investissement de la part d’individus très talentueux mais qui ne veulent pas s’engager dans une activité où il y a trop peu d’élus (et où ils ont trop peu de connections). A la fois du point de vue de l’équité et de l’efficacité, la structure de l’économie du spectacle justifie ainsi une redistribution importante. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes : (1) l’impôt universel couplé à des subventions sectorielles ; (2) l’assurance par exemple via le statut spécifique des intermittents du spectacle ; (3) les salaires minima et/ou maxima, notamment pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics (France Télévision, Conseils Régionaux, etc.[iii]). Les économistes préfèrent en général la voie fiscale ou les assurances sociales aux interventions directes sur les salaires, laissant les marchés fonctionner librement avant de redistribuer les revenus. La voie fiscale permet en outre d’éviter les effets de seuil arbitraires qu’implique la fixation d’un salaire maximum. Toutefois, en pratique, la redistribution fiscale fait face à une limite majeure : une fois que les rémunérations brutes sont fixées par l’interaction entre les forces de marché et l’environnement institutionnel, elles sont généralement considérées comme légitimes ; un taux d’imposition élevé, par exemple 75 %, pourra alors être considéré comme confiscatoire, ou représentant une « charge excessive » pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel dans une décision récente, alors même qu’un tel taux pourrait être nettement insuffisant pour réduire les inégalités dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100. Réduire les inégalités demande alors d’intervenir directement sur l’environnement institutionnel – par exemple en réduisant la durée de la propriété intellectuelle – et sur la fixation des rémunérations, ce qui est d’autant plus légitime dans un secteur subventionné et fortement régulé.

 


[i] « En vérité, le cas de Depardieu est très différent. Son enrichissement a été possible grâce à son talent. Ce n’est pas le cas des dirigeants d’entreprise ! Leurs revenus proviennent de sociétés qui ont gagné de l’argent grâce à un effort collectif ». De notre point de vue, il y a bien captation d’une rente construite collectivement dans les deux cas.

[ii] Dans ce sens, il faut comprendre le libertarisme de Nozick comme le respect absolu des droits de propriétés individuels (qui auraient un caractère naturel). On est loin du libéralisme libertaire qui tente de minimiser les contraintes extérieures, puisqu’une autorité faisant respecter les droits de propriété est ici nécessaire. Cela explique qu’un mélange contradictoire d’appel à la liberté et d’autoritarisme découle de cette doctrine.

[iii] Ainsi que des chaînes privées de télévision en ce qui concerne leurs obligations car elles bénéficient en contrepartie de la gratuité d’utilisation des fréquences hertziennes, ce qui s’apparente à une subvention publique.

 




Répéter

par Jérôme Creel

Dans un très bel ouvrage pour enfants, Claude Ponti dessinait, toutes les deux pages, deux poussins dont l’un disait à l’autre : « Pète et Répète sont dans un bateau. Pète tombe à l’eau. Qui reste-t-il ? » ; alors l’autre poussin de répondre : « Répète », et c’était reparti pour un tour. En fin d’ouvrage, le second poussin, les yeux exorbités, hurlait : « Répète ! » et cela n’en finissait pas. Un peu comme ces analyses sur la croissance économique et les contractions budgétaires où l’on redécouvre presque chaque mois que les contractions budgétaires réduisent la croissance économique ou que la sous-estimation des effets réels de la politique budgétaire engendre des erreurs de prévision.

Dernièrement, et après avoir signé en octobre 2012, un encadré dans les Perspectives économiques 2013, Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI ont publié un document d’appui qui confirme que les erreurs récentes de prévision du FMI s’expliquent par des hypothèses erronées à propos de l’effet multiplicateur. Parce que cet effet a été sous-estimé, notamment en bas de cycle économique, les prévisionnistes du FMI, mais ils ne sont pas les seuls (voir notamment le billet de Bruno Ducoudré), ont sous-estimé les prévisions de croissance : ils n’avaient pas anticipé que les prescriptions de cure d’austérité et leur mise en œuvre auraient autant d’impact négatif sur la consommation des ménages et sur l’investissement des entreprises. La tentative de désendettement des Etats intervenant en pleine période de désendettement des ménages et des entreprises, le piège de la récession allait être difficile à éviter.

Puisqu’il faut répéter, répétons ! « Les-contractions-budgétaires-expansionnistes et Répète sont dans un bateau. Les-contractions-budgétaires-expansionnistes tombent à l’eau. Qui reste-t-il dans le bateau ? Répète ! ». Pour étayer cette courte histoire, on pourra utilement se reporter à la revue de littérature d’Eric Heyer : il y montre, en effet, l’étendue du consensus sur la valeur des multiplicateurs budgétaires, consensus ayant émergé dès 2009, soit en pleine récession et au moment même où des prescriptions de cure d’austérité commençaient à voir le jour. Le billet de Xavier Timbeau montre que l’analyse des restrictions budgétaires en cours étaye une évaluation de la valeur du multiplicateur budgétaire en temps de crise bien plus élevée qu’en temps normal … Quels paradoxes !

Que faire désormais ? Répéter, une fois de plus, que la récession ne peut être une fatalité : comme l’ont souligné Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth en complément du rapport iAGS 2013, il est urgent d’atténuer l’austérité budgétaire dans la zone euro : la croissance européenne mais aussi l’assainissement budgétaire effectif en seraient enfin améliorés.

 




La zone euro en crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 8 juin 2012, s’est tenue à Kiel la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne. Son sujet était : « La zone euro en crise : défis pour la politique monétaire et les politiques budgétaires ». Le numéro 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE publie des versions révisées de douze des communications présentées[2], rassemblées autour de cinq dossiers : déséquilibres de taux de change, indicateurs de la crise de la dette, règles budgétaires, questions bancaires et financières et stratégies de sortie de crise.

L’analyse des origines de la crise de la zone euro et les recommandations de politiques économiques à mener pour sortir la zone euro de la crise font l’objet de grands débats entre économistes dont la Conférence EUROFRAME a donné une illustration. Ainsi, le lecteur verra apparaître au fil des articles plusieurs lignes de fracture :

–         Pour les uns, ce sont les politiques irresponsables des pays du Sud qui sont la cause des déséquilibres : ceux-ci ont laissé se développer des bulles immobilières et salariales tandis que les pays du Nord pratiquaient des politiques vertueuses d’austérité salariale et de réformes structurelles. Les pays du Sud doivent donc adopter la stratégie des pays du Nord et accepter une longue cure d’austérité. Pour les autres, la monnaie unique a permis le développement de déséquilibres jumeaux et opposés : elle a conduit à la sous-évaluation des économies des pays du Nord, ce qui les a autorisés à compenser leurs politiques excessives d’austérité salariale et sociales par des excédents extérieurs excessifs ; elle a autorisé la persistance de déficits extérieurs au Sud ; il en résulte la nécessité d’une convergence contrôlée où la relance au Nord facilite la résorption des déséquilibres extérieurs du Sud.

–         Pour les uns, chaque pays doit mettre en œuvre des politiques alliant une forte réduction des dépenses publiques – afin de résorber les déficits budgétaires et réduire le poids de la dette publique – et des réformes structurelles (libéralisation des marchés des biens et des services, déréglementation du marché du travail) qui en compenseraient l’effet dépressif sur le marché du travail. Il faut laisser les marchés financiers imposer aux pays la discipline nécessaire. Pour les autres, il faut maintenir les déficits publics tant qu’ils seront nécessaires pour soutenir l’activité, faire garantir les dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) afin de faire converger les taux d’intérêt nationaux vers le bas et mettre en œuvre une stratégie de croissance à l’échelle de l’UE (en particulier par le financement des investissements nécessaires à la transition écologique).

–         Certains estiment même qu’il faut éviter l’extension de la solidarité européenne qui permettrait à certains pays de retarder les réformes nécessaires, qui rendrait persistants les déséquilibres, qui induirait de la création monétaire et donc de l’inflation. D’autres jugent que des erreurs de politiques économiques ont été commises depuis la création de la zone euro, qu’elles ont abouti à de fortes disparités dans la zone, qu’il faut essayer de résorber aujourd’hui par une stratégie solidaire et cohérente. L’Europe est une grande famille ; il faut manifester de la solidarité et accepter des compromis pour continuer à vivre ensemble.

–         Pour les uns, la fin de la crise des dettes des pays de la zone euro suppose la mise en place d’une union budgétaire, ce qui signifie la mise en place de règles contraignantes inscrites dans le Pacte budgétaire et un certain fédéralisme budgétaire ; la Commission et le Conseil européen doivent avoir un droit de regard sur les politiques budgétaires des États membres. Pour les autres, il faut laisser aux États membres un degré d’autonomie nécessaire pour pratiquer la politique budgétaire de leur choix ; c’est à la fois une question de démocratie et d’efficacité économique : les situations économiques des pays sont trop diverses pour qu’une politique budgétaire uniforme soit possible ; il faut une coordination ouverte des politiques économiques, sans normes préétablies et rigides de finances publiques, ayant pour objectif une croissance satisfaisante et la résorption des déséquilibres extérieurs.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).

[2] Dont 10 en langue anglaise et 2 en français.

 




Investissement locatif Scellier-Duflot, même combat ?

Par Pierre Madec

Depuis 20 ans, le marché immobilier neuf se trouve sous perfusion publique. La part des investisseurs privés dans les ventes de logements neufs des promoteurs n’a cessé d’augmenter pour atteindre en 2010 près de 70 %[1]. Cette évolution s’explique en grande partie par les augmentations régulières du montant consacré par l’Etat à l’investissement locatif qui est passé de 345 millions d’euros en 1989 à 1 347 millions d’euros en 2011[2].  Successeur du dispositif Scellier et des six autres dispositifs qui l’ont précédé,  le dispositif d’incitation à l’investissement locatif dit « Duflot » est entré en vigueur au 1er Janvier 2013 pour une durée de 4 ans.

Comme pour toutes les mesures ponctionnant le budget de l’Etat et visant à développer l’offre de logement neuf sur un marché immobilier à forte tendance inflationniste, tant à la vente qu’à la location, plusieurs questions doivent être posées : cette mesure va-t-elle encourager la modération des loyers ? Est-elle attractive pour les investisseurs ? Quel est son coût pour les finances publiques ? Enfin, les effets néfastes du Scellier[3] ont-ils été corrigés (zonage, coût trop élevé, …) ?

 

 

Un dispositif plus attractif pour les locataires que le Scellier classique …

 

Avec l’introduction de plafonds de loyers inférieurs aux plafonds en vigueur pour le Scellier intermédiaire, le Duflot apparaît plus avantageux pour les locataires[4]. De même, la prise en compte de plafonds de ressources équivalents à ceux en vigueur lors de l’attribution de logement sociaux de type PLI[5] témoigne d’une dynamique nouvelle en faveur de ménages plus modestes. L’investisseur privé se transformant alors partiellement en bailleur social de moyen terme.

En supposant un investissement de 240 000 euros dans une commune de la zone Abis destiné à la location, et compte tenu des plafonds de loyers et des prix au m2 pratiqués dans la zone, le loyer payé par le locataire d’un logement Duflot est inférieur à celui appliqué à un logement Scellier classique ou intermédiaire.

 

La faible différence entre les loyers Duflot et les loyers Scellier intermédiaire (-1,6%) s’explique par le choix du gouvernement de privilégier des plafonds relativement proches des loyers pratiqués dans les différentes zones (hors Paris), et cela malgré la promesse de loyers 20 % inférieurs aux loyers de marché. L’écart important qui existe entre Scellier classique et Duflot (-21 %) est quant à lui principalement dû au fait que les plafonds de loyers du dispositif Scellier étaient, pour la plupart d’entre eux, supérieurs aux loyers de marché.

… plus rentable pour l’investisseur que le Scellier intermédiaire 2012

Avec une réduction d’impôt de 18 % du prix de revient du logement étalée sur 9 ans, contre 13 % pour un investissement identique en Scellier BBC ou en Scellier intermédiaire 2012[6], le dispositif Duflot semble bien plus avantageux pour l’investisseur que son prédécesseur. En reprenant l’exemple précédent, on obtient comme réduction d’impôts pour le propriétaire :

 

Cependant, compte tenu de l’existence de plafonds de loyers bien inférieurs, le gain annuel escompté, pour l’investisseur, par le dispositif Duflot reste inférieur à celui du Scellier classique (-11%)[7]. En effet, la réduction d’impôts plus avantageuse ne compense pas entièrement la perte induite par la diminution des plafonds de loyers.

A contrario, il apparaît clairement que le dispositif Duflot est bien plus avantageux que la dernière version du Scellier intermédiaire (+7%), l’Etat faisant plus que compenser la perte provoquée par la baisse des plafonds. Pour autant, ceci n’est vrai qu’en comparant le Duflot avec la dernière génération de Scellier intermédiaire. En effet, avec des taux de réduction d’impôts supérieurs à 20 % et des plafonds de loyers élevés, les Scellier intermédiaires de 2010 et 2011 étaient bien plus attractifs pour les investisseurs.

Le calcul des rendements bruts et nets des différents dispositifs fournit des résultats analogues avec un rendement net du Duflot de l’ordre de 4,7 % pour l’exemple considéré ici contre 4,3 % pour le Scellier intermédiaire[8].

Quel coût pour l’Etat ?

Toute hausse du taux de réduction d’impôts est synonyme pour l’Etat d’une augmentation du manque à gagner fiscal. A l’inverse, la baisse des taux observée pour le dispositif Scellier[9] a engendré chaque année une baisse significative du nombre d’investissements, ce dernier étant divisé par deux entre 2010 et 2012[10]. De prime abord, on peut donc penser que l’augmentation du taux de réduction fiscale aura pour effet une croissance des investissements et du coût fiscal pour l’Etat. Pour autant, la généralisation des plafonds de ressources et de loyers plus bas apparaît comme un frein important au bon fonctionnement du dispositif. En effet, le Scellier Intermédiaire, dispositif relativement proche du Duflot dans ses caractéristiques, bien qu’ayant des plafonds de loyers légèrement supérieurs, n’a jamais réellement pris son envol. Selon les données à notre disposition[11], le coût total du dispositif Scellier intermédiaire, pourtant plus coûteux que le Scellier classique au niveau individuel, n’a jamais dépassé la moitié du coût de ce dernier. Cela signifie que les investissements de type Scellier intermédiaire n’ont jamais représenté plus du tiers de l’ensemble des investissements locatifs[12]. Bien que l’on puisse penser que l’absence d’un dispositif de substitution moins contraignant (de type Scellier classique) reporte une partie des investissements sur le Duflot, la prévision gouvernementale de 40 000 « logements Duflot » construits en 2013 semble particulièrement optimiste. En supposant cet objectif soit réalisable, le coût de la génération Duflot 2013 serait alors de 1,7 milliard d’euros. Clairement, le problème, souvent soulevé, du coût fiscal supporté par l’Etat au temps du dispositif Scellier n’est donc pas réglé[13].

Conclusion

 

Avec la généralisation des plafonds de ressources, des plafonds de loyers inférieurs aux loyers de marché, ainsi que la suppression de la zone C et d’une partie de la zone B2, l’objectif d’orienter l’investissement locatif privé vers les publics prioritaires semble en partie rempli. De même, la hausse de la réduction fiscale accordée, la hauteur des plafonds de loyers, et l’absence de dispositif de substitution permettront sans doute de retenir un certain nombre d’investisseurs. Cependant, l’exemple du Scellier dit « Social » devrait freiner l’optimisme gouvernemental.

Bien que l’investissement locatif privé soit un moteur important d’un marché immobilier aujourd’hui souffrant, l’Etat devrait réfléchir à l’efficience des mécanismes de subvention en faveur des propriétaires-bailleurs, ces derniers étant à nouveau bénéficiaires de l’annonce d’une hausse de 500 millions d’euros des aides aux logements en 2013[14].

La volonté du gouvernement de confier au secteur libre la partie la plus aisée des ménages éligibles au logement intermédiaire subventionné ne peut être une solution de long terme viable. Malgré des délais de livraison plus élevés, le développement de l’offre locative sociale et de l’accession sociale à la propriété sont les leviers publics les plus puissants pour agir efficacement à moindre coût et dans la durée sur l’offre de logements et donc sur les prix.


[1] En 2012, compte tenu de la plus faible attractivité du dispositif Scellier, cette part était de 50 %.

[2] Source loi de finances de 1989 à 2011.

[3] voir S. Levasseur, novembre 2011

[4] Les plafonds de loyers du Duflot sont inférieurs aux plafonds des logements sociaux de type PLI.

[5] Ceci est vrai pour toutes les zones sauf la zone A bis. Pour cette zone, les plafonds de ressources sont inférieurs aux plafonds des logements de type PLI mais supérieurs aux plafonds des logements sociaux de type PLS.

[6] C’est-à-dire répondant aux normes BBC.

[7] Nous ne tenons pas compte ici de l’abattement forfaitaire de 30 % applicable au dispositif Scellier intermédiaire.

[8] Voir note de ce blog « Marché locatif privé : état des lieux et évaluations des dernières mesures gouvernementales », OFCE,  S. Le Bayon, P. Madec, C. Rifflart, à paraître

[9] Passage de 27 % à 13 % et de 25 % à 6 %.

[10] Le nombre d’investissement Scellier était supérieur à 70 000 en 2010 et ne devrait pas dépasser 30 000 en 2012.

[11] Les PLF de 2009, de 2010, de 2011, de 2012 et de 2013 sont les seules données officielles disponibles sur le sujet.

[12] On peut ainsi estimer la production de Scellier intermédiaire au plus à 17 000 logements en 2009, 24 000 en 2010, 20 000 en 2011 et 10 000 en 2012 pour des coûts respectifs de 782, 1 104, 640 et 310 millions d’euros.

[13] Rapport d’information sur l’application des mesures fiscales contenues dans les lois de fiances, n°3631, Commission des finances de l’Assemblée Nationale, 2011

[14] De nombreuses études théoriques et empiriques ont en effet montré que les propriétaires-bailleurs bénéficiaient dans une proportion comprise entre 50 et 80 % de toute hausse des aides au logement, et ce au détriment des ménages locataires (« Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? », G. Fack, 2005)

 




A propos des décisions du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2012

Dans deux billets complémentaires, Henri Sterdyniak et Guillaume Allègre montrent la fragilité des fondements économiques, juridiques et sociaux  des décisions du Conseil constitutionnel. Henri Sterdyniak regrette que celui-ci oublie le rôle désincitatif de la fiscalité et empêche de combattre certains types d’évasion fiscale tandis que Guillaume Allègre souligne, qu’en rappelant que tous les prélèvements progressifs doivent tenir compte de la situation familiale du foyer fiscal, la logique juridique du Conseil ne permet pas de réduire les inégalités salariales et peut conduire à une complexité inutile du système social et fiscal.