Réactions aux décisions du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2012

par Henri Sterdyniak

Le 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la conformité à la Constitution de la Loi de finances 2013 ainsi que sur celle de la troisième Loi de finances rectificative pour 2012. Il en a censuré plusieurs dispositions.

La Constitution française est pratiquement silencieuse en matière de fiscalité, de sorte que le seul texte auquel le Conseil peut se référer est l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui stipule : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Cependant, depuis 1789, la fiscalité s’est vue attribuer d’autres rôles que celui de financer équitablement les dépenses publiques ; la fiscalité a des objectifs incitatifs (décourager certaines pratiques socialement néfastes, comme le tabac, l’alcool, la pollution ; encourager des pratiques socialement utiles comme la culture) ; elle a aussi des objectifs redistributifs : taxer fortement les gains injustifiés ainsi que les plus hauts revenus, dans la mesure où ceux-ci ne proviennent pas uniquement de l’effort de leurs bénéficiaires, mais de l’ensemble de l’organisation sociale et de l’héritage institutionnel et technologique de la société. Le Conseil constitutionnel doit donc largement interpréter l’article 13, qui ne correspond plus à la conception actuelle de la fiscalité. Il se réfère souvent à sa décision du 16 août 2007, selon laquelle : « l’exigence résultant de l’article 13 de la Déclaration de 1789 ne serait pas respectée si l’impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives ».

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel invoque fréquemment l’article 34 de la Constitution, qui attribue au législateur le pouvoir de fixer le taux et l’assiette de chaque impôt. Il considère que lui-même « n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » ; il n’intervient qu’en cas de « rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ».

Avec ces limites en tête, les décisions du Conseil peuvent être critiquées du point de vue économique et fiscal ; c’est ce que nous nous proposons de faire ici.

La taxation doit elle être familiale ?

Conformément aux intentions annoncées par François Hollande durant sa campagne électorale, la loi de finances 2013 instaurait une contribution exceptionnelle de 18 % sur les revenus d’activité des années 2012 et 2013 supérieurs à 1 million d’euros, soit une tranche dite à 75 % (la tranche supérieure de l’IR à 45 plus 4 % de contribution exceptionnelle sur les hauts revenus plus 8 % de CRDS-CSG plus ces 18 %).

Le Conseil a estimé que cette imposition n’était pas conforme à la Constitution car cette contribution était individuelle alors que l’impôt sur le revenu doit porter sur le foyer fiscal. On ne peut que se réjouir de voir ainsi réaffirmé le caractère familial de la fiscalité française, conforme au principe selon lequel les membres d’une famille doivent se partager équitablement les revenus du foyer. Pourtant, en même temps, le Conseil accepte la baisse de 2 336  à 2 000 euros du plafond du quotient familial par enfant ; il proclame certes que l’impôt sur le revenu doit tenir compte du nombre d’enfants du foyer, mais que cette prise en compte pourrait se faire autrement que par le quotient familial ; il accepte que l’ISF ne tienne plus compte de la taille du foyer. Ces décisions manquent de cohérence.

Selon le Conseil, l’imposition du foyer doit être globale, dépendre du total de ses revenus, et non du revenu de chacun de ses membres. Le quotient conjugal est ainsi sacralisé ; ce n’est pas le cas du quotient familial. On aboutit ainsi à un système où le plafond du quotient familial est de 2 000 euros par enfant (4 000 euros à partir du troisième enfant) tandis que le plafond conjugal n’a pas de plafond explicite. Toutefois, le barème de l’IR fait que le plafond implicite du plafond conjugal est aujourd’hui de 32 829 euros. Considérons un homme de 50 ans qui gagne 1 million d’euros par an ; son impôt sur le revenu est de 458 171 euros ; il épouse une jeune femme de 23 ans qui n’a pas de revenu propre ; leur impôt diminue à 426 342 euros (soit une réduction de 32 829 euros). Soit maintenant une veuve de 50 ans de même revenu ; son fils de 23 ans poursuit ses études ; leur impôt est de 456 171 euros ; soit 30 829 euros de plus que le couple précédent. Pourtant, leur capacité contributive est la même. On comprend mal pourquoi le Conseil ne défend pas le quotient familial et considère que le plafonnement du quotient conjugal à 32 829 euros (tel qu’il aurait été maintenu par la non-prise en compte des revenus du conjoint pour les très hauts revenus) est anticonstitutionnel. Il serait plus conforme à l’article 13 de réaffirmer le principe du quotient familial et de plafonner le quotient conjugal.

Son refus de l’individualisation de l’impôt a permis au Conseil de rejeter d’emblée la contribution exceptionnelle sans avoir à se prononcer sur la constitutionnalité d’une tranche marginale à 75 %. Le doute persiste donc sur le taux maximum que le Conseil autorise, tant en taux marginal qu’en taux moyen. Toutefois, le Conseil a accepté un taux de 75 % pour le plafonnement de l’ISF.

D’un côté, ce taux de 75 % avait clairement été annoncé par le candidat élu. Il ne s’appliquait que sur la tranche de revenu supérieur à 1 million d’euros. Une personne seule gagnant 2 millions (3 millions) de revenus d’activité n’aurait supporté, CRDS-CSG comprise, qu’un taux d’imposition moyen global de 63 % (67 %). Des taux marginaux plus élevés (supérieur à 80%) ont été mis en place aux Etats-Unis et au Royaume-Unis entre 1945 et 1980.

De l’autre, le système mis en place était extrêmement compliqué avec un IR portant sur le revenu imposable familialisé, des contributions exceptionnelles de 3 % (à partir de 250 000 euros par part) et 4 % (au-delà de 500 000 euros) portant sur le revenu fiscal de référence conjugalisé, et cette nouvelle contribution exceptionnelle de 18 % portant sur le revenu d’activité individuel. La marche de 18 % était trop grande. Un système plus simple, réunifié, supprimant les contributions exceptionnelles, introduisant une tranche à 50 % (à partir de 250 000 euros par part), puis un taux de 60 % (à partir de 750 000 euros par part) serait plus satisfaisant et n’aurait pas de raison de se heurter à la censure du Conseil.

Un taux maximum d’imposition ?

Ni la Déclaration des droits de l’homme de 1789, ni la Constitution de 1958 ne comportent de taux maximum d’imposition. Le Conseil constitutionnel a décidé en 2007 que l’impôt ne devait pas être confiscatoire, mais sans définir cette notion. En décembre 2012, le Conseil ne s’est pas prononcé sur la constitutionalité d’un taux à 75 %, mais il a censuré des dispositifs particuliers qui aboutissaient à des taux marginaux de 90,5 %, de 82 %, de 75,34 % ou même de 73,2 %. Il semble donc que le Conseil fixe un taux maximum de 70 % à ne pas dépasser. Ce taux est nettement plus élevé que les 50 % du bouclier fiscal, mais il reste arbitraire ; de plus il s’agit d’un taux marginal.

Cependant, les quatre cas censurés sont des cas particuliers où le législateur voulait faire jouer à la fiscalité un rôle désincitatif :

– Les retraites-chapeau sont soumises à la CSG-CRDS, à l’IR et à une taxation spécifique qui atteint 21 % au-delà de 24 000 euros par mois. Au-delà de ce niveau, leur taux marginal d’imposition était donc de 75,34 %. Le Conseil a jugé ce taux excessif, contraire au principe d’égalité devant les charges publiques. La taxation spécifique a été ramenée à 14 %, soit un taux d’imposition marginal de 68,34 %. Le problème est que cette taxation spécifique n’avait pas pour objet de financer les charges publiques, mais de décourager ce type de rémunération. D’ailleurs, l’entreprise paie une taxe de 32 % sur ces retraites qui demeurent donc très coûteuses. Sans doute, faudra-t-il que le législateur se décide à les encadrer strictement : l’entreprise pourrait aider ses cadres dirigeants à se constituer un supplément de retraite, mais cette aide devrait être considérée comme un salaire et supporter toutes les cotisations sociales.

– Le Conseil interdit à l’Etat de taxer à 75 % le produit des titres et des bons dont l’identité du bénéficiaire n’est pas communiquée à l’administration fiscale en arguant que l’imposition totale atteint 90,5 %, compte tenu des prélèvements sociaux. Mais une personne riche taxée à 45 % à l’IR et à 1,5 % à l’ISF subit un prélèvement marginal de 95,5 % sur ses revenus d’intérêts. Il n’était donc pas injuste de faire subir la taxation maximum à une personne qui veut rester anonyme. Sans doute, faudra-t-il interdire ces bons anonymes.

– L’Etat souhaitait taxer fortement les plus-values sur les terrains à bâtir. Aux taxes spécifiques déjà en place (de l’ordre de 20 %), aux prélèvements sociaux (15,5 %), s’ajoutait la taxation des plus-values au barème de l’IR (avec un taux maximum de 49 %), sans abattement pour l’inflation ou la durée de détention. Le Conseil a estimé que la taxation totale qu’il évalue à 82 % était excessive. Certes, la non-prise en compte de l’inflation était contestable. Mais le calcul du Conseil suppose que le vendeur jouit de revenus supérieurs à 500 000 euros par an. De plus, cette plus-value est un pur effet d’aubaine, qu’il n’est pas illégitime de surtaxer.

– Les gains tirés des stock-options et des actions gratuites sont dorénavant imposés à l’IR comme à la CSG-CRDS. Ils supportent de plus une contribution salariale, non déductible de l’IR, naguère de 10 %, qui devait passer à 17,5 % (pour les actions détenues pendant un certain temps), à 22,5 % pour les autres. Le total aboutissait pour une imposition à la tranche de 45 % à un taux d’imposition total de 68,2 % (ou 73,2 %) ; pour la tranche de 49 % à 72 % (ou 77 %). Le Conseil a jugé cette taxation excessive ; il a maintenu la contribution salariale à 10 %, ce qui limite la taxation globale à 60,7 % pour la tranche de 45 % (ou 64,5 % pour celle de 49 %). Là-aussi, les entreprises payent une taxe de 30% sur les avantages qu’elles accordent à leurs salariés ou mandataires sociaux sous cette forme.

Dans ces quatre cas, le Conseil interdit de faire jouer à la fiscalité directe un rôle incitatif (ou plutôt désincitatif). Il faudra donc que le législateur utilise d’autres instruments, soit la taxation au niveau des entreprises, soit la réglementation.

Notons que le Conseil a une version strictement juridique de la notion d’imposition et de revenu. Ainsi, écrit-il à propos de la contribution employeur : « c’est une imposition à la charge de l’employeur qui ne s’impute pas sur le montant de la rente versée », alors que du point de vue économique, la distinction entre contribution employeurs et salariés n’a pas de sens, il faut faire masse des deux. De même, ne juge-t-il pas abusive la taxation des intérêts. Mais une personne recevant 4 % de taux d’intérêt quand l’inflation est de 2 %, n’a un revenu réel que de 2 %. Le total des prélèvements sociaux et de la tranche à 45 % de l’IR aboutit à une imposition nominale de 58,2 %, qui est en réalité de 116 % si on rapporte l’impôt (4*58,2 % = 2,32 %) au revenu réel (2 %, soit 4 % moins les 2% d’inflation).

Le Conseil affirme que « les prélèvements sociaux qui pèsent sur les revenus de dividendes et de produits de placement ont des taux plus élevés que ceux qui pèsent sur les revenus d’activité », mais il ne tient compte que des prélèvements sociaux et de la CRDS-CSG, et pas des cotisations sociales employeurs. En fait, il ne compare pas précisément l’imposition des uns et des autres, ce qui obligerait à distinguer les cotisations ouvrant des droits, à tenir compte de l’inflation, de l’impôt sur les sociétés, etc. Il se limite au cas de « rupture caractérisée » de l’égalité devant l’impôt. Il est permis de le regretter.

Vers la réduction des niches fiscales

Le Conseil constitutionnel a heureusement censuré l’article 14 de la Loi de finances qui reportait une nouvelle fois de cinq ans l’extinction des dispositifs fiscaux dérogatoires en matière de droits de successions sur les biens immobiliers en Corse.

L’article 73 de la loi de finances classe en fait les réductions et crédit d’impôts en trois catégories. Certaines ne sont pas soumises au plafonnement global ; d’autres sont soumises à un plafond global de 10 000 euros ; d’autres (les investissements outre-mer et les investissements dans le cinéma) étaient soumises à un plafond spécifique de 18 000 euros + 4 % du revenu imposable. Le Conseil a maintenu cette distinction mais a réduit le plafond spécifique des investissements favorisés en supprimant la prise en compte de 4 % du revenu imposable. Seul, parmi les dépenses d’investissement, l’investissement dans la restauration d’immeubles dans les secteurs sauvegardés échappe maintenant à un plafonnement global. C’est un pas dans la bonne direction de suppression progressive de niches fiscales profitant aux plus riches, réduisant la progressivité de l’impôt et peu efficaces pour aider tel territoire ou telle activité. Reste au gouvernement à mettre en place, comme il s’y est engagé, des subventions explicites et mieux ciblées pour les départements d’outre-mer.

En revanche certaines exonérations injustifiées demeurent comme celles des revenus des  placements en PEA et en assurance-vie, des majorations de retraites, de la participation et de l’intéressement. Il est dommage que le Conseil constitutionnel n’ait pas eu l’occasion de censurer ces dispositifs contraires au principe de soumission  de tous les revenus à l’impôt sur le revenu.

Faut-il permettre l’optimisation fiscale ?

En ce qui concerne l’ISF, la position du Conseil est difficile à comprendre. D’une part, il proclame avec pertinence que la détention d’un patrimoine procure en elle-même une capacité contributive ; que l’ISF peut donc frapper des biens qui ne procurent aucun revenu ; que cette capacité contributive peut donc être supérieure aux revenus des biens imposables. Ceci l’amène à déclarer conforme à la Constitution la nouvelle version de l’ISF, même si elle aboutit dans certains cas à des taux de taxation marginaux très élevés de certains revenus, en particulier les revenus d’intérêt, puisque la taxation ne prend pas en compte la dépréciation liée à l’inflation. D’autre part, le Conseil avait proclamé en août 2012 que la remise à niveau de l’ISF devait obligatoirement s’accompagner de la remise en place d’un mécanisme de plafonnement. Le Conseil a heureusement accepté, en décembre 2012, que le plafonnement du total des impôts payés (ISF + IR + CRDS-CSG + prélèvement sociaux) soit établi à 75 % du revenu, soit nettement au-dessus des 50 % de l’ancien bouclier fiscal.

Mais le diable se cache dans les détails. Le revenu doit être mesuré de façon adéquate. Prenons un exemple extrême. Considérons Monsieur A qui dispose d’un patrimoine de 3 millions d’euros, placé en actions, qui lui rapportent des dividendes au taux de 8 %, soit 240 000 euros par an. Monsieur A va payer 37 200 euros de prélèvements sociaux, 40 366 euros d’IR et 15 690 euros d’ISF, soit un total de 93 256 euros, un taux de prélèvement global de 38,8 % : il n’est pas concerné par le plafonnement. Monsieur B dispose d’un patrimoine du même montant de 3 millions. Il l’a investi pour 1 million dans sa résidence principale. Les deux autres millions sont investis dans un fonds qui accumule ses 160 000 euros de dividendes et lui prête 120 000 euros pour vivre. Monsieur B n’a ainsi pas de revenus déclarés. Il ne paye que l’ISF, soit 12 690 euros, compte tenu de l’abattement de 30 % sur la résidence principale. Il serait absurde que l’Etat rembourse ses 12 690 euros à Monsieur B, sous prétexte que son taux d’imposition apparent est infini, alors que Monsieur B paye déjà 80 566 euros d’impôts de moins que Monsieur A, qui a la même capacité contributive.

Les bénéficiaires du plafonnement risquent donc d’être les personnes qui réussissent à ne pas déclarer de revenus en capitalisant les revenus de leur capital financier et en étant propriétaire de leur logement. C’est pourquoi, la Loi de finances 2013 avait prévu que les revenus capitalisés, dans des bons ou contrats de capitalisation, dans des trusts, dans des sociétés contrôlées par le contribuable, même s’ils ne sont pas effectivement réalisés, seraient pris en compte pour le plafonnement de l’imposition totale. On peut même regretter qu’elle ne soit pas allée au bout de sa logique en y faisant figurer les loyers implicites (la valeur du loyer du logement habité par son propriétaire). Malheureusement, le Conseil constitutionnel a censuré la prise en compte des revenus capitalisés en prétendant que ces revenus ne sont pas disponibles, qu’ils ne doivent donc pas être pris en compte pour déterminer les facultés contributives. Mais la non-disponibilité de ces revenus provient d’un choix du contribuable, choix dont le but est précisément d’échapper à l’impôt. Fallait-il maintenir cet instrument d’optimisation fiscale, tant prôné par les officines de défiscalisation ?

Dorénavant les plus-values de cessions de valeurs mobilières sont imposables aux prélèvements sociaux et à l’IR (avec un abattement de 40 % après 6 ans de détention). Il est cependant possible d’échapper à la taxation en transmettant les titres à plus-values latentes à ses enfants soit par donation, soit par succession, puisque ces deux opérations purgent la plus-value. Les enfants bénéficiaires peuvent revendre les titres, plus ou moins rapidement, et ne paient que la plus-value entre la donation et la vente ; la plus-value entre l’achat et la donation échappe à toute taxation. Cette optimisation fiscale est très pratiquée par les familles au patrimoine élevé. Pour la combattre, l’article 19 de la troisième Loi de finances rectificative pour 2012 prévoyait qu’en cas de revente avant 18 mois, le bénéficiaire de la donation de titres mobiliers serait imposé sur la plus-value totale depuis l’acquisition par le donateur (moins les droits de mutation qu’il aurait acquittés). Cette disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel qui a jugé que le critère retenu (une revente avant 18 mois) n’était pas pertinent pour caractériser une opération d’optimisation fiscale et que le bénéficiaire ne pouvait payer un impôt sur les plus-values obtenues par le donateur. Certes, le dispositif adopté n’était pas satisfaisant : il maintenait la purge des plus-values par succession ; il ne frappait pas ceux qui pouvaient conserver plus de 18 mois les titres reçus. Mais la censure du Conseil constitutionnel laisse subsister la possibilité d’échapper à l’impôt. La situation ainsi maintenue n’est pas conforme à l’article 13, puisque les familles riches peuvent échapper à la taxation des plus-values. Il serait donc souhaitable que la loi aille jusqu’au bout de sa logique et impose les plus-values latentes au moment de la donation ou de la succession.

Dans ces deux cas, on ne peut que regretter que le Conseil constitutionnel désarme ainsi l’administration fiscale et l’empêche de lutter efficacement contre l’optimisation fiscale.

Conclusion

Le contrôle qu’exerce le Conseil constitutionnel sur la fiscalité repose sur une base fragile et archaïque, ce qui introduit une certaine incertitude dans la conduite des réformes fiscales.

Le système fiscal français apparaît aujourd’hui d’une complexité excessive, que les réformes successives ne font qu’augmenter. En même temps, il est fortement redistributif : en particulier, les plus hauts salaires supportent des cotisations sociales sans plafond ; les revenus du capital sont assujettis aux prélèvements sociaux, l’impôt sur le revenu et l’ISF. De nombreuses complications sont inévitables : il faut tenir compte des charges effectivement supportées (pensions alimentaires), encourager certaines pratiques (dons aux œuvres), en taxer d’autres (plus-values immobilières et mobilières). La grande réforme fiscale qui rendrait le système plus simple et plus redistributif est un mythe.

Reste que le système français a besoin d’être repensé. Il faudrait réaffirmer son caractère familial, redéfinir la notion de revenu, bien distinguer les impôts et les cotisations ouvrant des droits à prestations, supprimer certaines dépenses fiscales, remplacer les autres par des subventions explicites. Cette transformation ne peut se faire par l’accumulation de réformes ponctuelles.

 

 

 




Individualisation ou conjugalisation de l’impôt : que faire après la décision du Conseil constitutionnel ?

par Guillaume Allègre

Le Conseil constitutionnel a censuré la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus d’activité au motif qu’elle est prélevée auprès des personnes physiques et non du foyer fiscal ; ainsi elle méconnaîtrait les principes d’imposition selon la faculté contributive et d’égalité devant les charges publiques. En rappelant que tous les prélèvements progressifs sur le revenu doivent tenir compte de la situation familiale du foyer fiscal, la logique juridique du Conseil s’oppose à la logique économique et peut conduire à une complexité inutile du système social et fiscal. La jurisprudence du Conseil va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Or, l’objectif de réduction des inégalités de salaires est un objectif légitime de politique économique à côté de l’objectif de réduction des inégalités de revenus entre foyers. Il paraît donc légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent. Ceci d’autant plus que les recherches empiriques montrent que la faculté contributive des citoyens dépend à la fois du revenu de leur foyer et de leur revenu propre.

Dans une décision datée du 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, saisi par les députés de l’opposition sur plusieurs articles de la Loi de finances 2013, a déclaré la « Contribution exceptionnelle de solidarité sur les très hauts revenus d’activité professionnelle » contraire à la Constitution, considérant qu’en ne tenant pas compte « de l’existence du foyer fiscal, le législateur a méconnu l’exigence de prise en compte des facultés contributives ; qu’ainsi, il a méconnu le principe d’égalité devant les charges publiques ». Cette décision s’appuie sur les mêmes arguments que la censure de l’abattement de Cotisation sociale généralisée (CSG) sur les bas revenus contenue dans la Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, au motif que « la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789 ». Au regard de ces décisions, il semble que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, toute imposition progressive sur les revenus doit tenir compte des charges familiales et des revenus des autres membres du foyer[i].

Or, d’un point de vue économique, la coexistence de plusieurs mécanismes de redistribution s’opérant sur des bases individuelles et familiales peut se justifier. Si les premiers modèles théoriques supposaient que le ménage agissait comme un individu et que le partage des ressources à l’intérieur du ménage était intégral (modèle unitaire du ménage), les approches plus récentes essayent d’ouvrir « la boîte noire » que constitue le ménage (Pollak, [1985]). Cette méthode reconnaît que les ressources peuvent être réparties de manière très inégalitaire entre les individus qui composent le ménage. Les développements ultérieurs (Chiappori, [1988]) modélisent la répartition des ressources par un processus de négociation, la règle du partage dépendant du pouvoir de négociation de chaque membre du ménage, fonction, entre autre, de son revenu salarial propre. Les travaux empiriques montrent que cette approche explique mieux les comportements des ménages et des individus qui les composent, en termes de demande de biens et d’offre de travail, que le modèle unitaire. Si l’on définit la faculté contributive d’un individu[ii] par la part de revenu qu’il contrôle, en propre pour les dépenses individuelles ou en commun pour les dépenses collectives (logement, équipement), on voit que, selon cette approche, elle dépend à la fois du revenu familial et du salaire propre. De ce point de vue, tenir compte à la fois du revenu familial et du salaire paraît nécessaire pour se rapprocher du principe d’imposition selon la faculté contributive.

Par construction, si la progressivité du système fiscal tient compte à la fois des revenus du foyer fiscal et de la répartition de ceux-ci entre les ménages, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenus issus de l’activité professionnelle pourraient se voir imposer différemment. Or, cette situation, qui découle logiquement des développements de la recherche économique, est exactement ce que le Conseil constitutionnel reproche dans sa décision : « par l’effet de cette contribution exceptionnelle assise sur les revenus d’activité professionnelle des personnes physiques excédant un million d’euros, deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenu issu de l’activité professionnelle pourraient se voir assujettis à cette contribution ou au contraire en être exonérés, selon la répartition des revenus entre les contribuables composant ce foyer ». Cette phrase semble impliquer que la répartition des revenus au sein des foyers ne devrait pas avoir d’influence sur leur niveau d’imposition. Ainsi un foyer où les deux conjoints gagnent 600 000 euros aurait la même capacité contributive qu’un foyer où un des conjoints gagne 1 200 000 euros et l’autre ne travaille pas. Mais est-ce bien le cas ? Les deux situations sont-elles réellement équivalentes ? Outre le fait que le revenu n’est pas nécessairement partagé intégralement dans le second foyer, l’inactivité d’un des conjoints, si elle est volontaire, ne constitue-t-elle pas un luxe pour le foyer ? Si l’on compare maintenant un foyer où les deux conjoints gagnent 14 000 euros annuels et un foyer où un conjoint gagne 28 000 euros et l’autre ne travaille pas, ces deux situations sont-elles également équivalentes ? Le fait qu’un conjoint ne soit pas contraint à un travail marchand n’augmente-t-il pas la capacité contributive du second foyer lorsqu’il peut utiliser ce temps pour du travail domestique (garde et soin des enfants, aide aux parents âgés, entretien ménager), substituable à des services marchands ? De plus, si l’on prend maintenant une perspective dynamique, ce choix de spécialisation traditionnelle où l’un des conjoints se spécialise dans le travail marchand et l’autre dans le travail domestique augmente la dépendance du conjoint au foyer et réduit ses opportunités futures, ce qui peut être coûteux, pour lui (le plus souvent elle) et pour la société, en cas de séparation. N’est-il pas alors légitime de distordre le choix des agents et de privilégier, y compris fiscalement, les situations où les deux conjoints travaillent ?

Selon la logique du Conseil constitutionnel, tous les prélèvements progressifs sur le revenu devraient tenir compte (d’une manière ou d’une autre) de la situation familiale. S’il n’est pas impossible de contourner cet impératif, il conduit à la construction de véritables usines à gaz. Ainsi en a-t-il été de la Prime pour l’emploi (PPE), créée en 2001 pour répondre à la censure par le Conseil constitutionnel de l’abattement de CSG pour les bas revenus (voir Allègre, [2012]). La PPE a les mêmes propriétés que l’abattement de CSG, mais son calcul dépend, en très faible partie, de la situation familiale (plafond de ressources élevé au niveau du foyer, et majoration résiduelle par enfant). Mais contrairement à un abattement de CSG, l’effet de la PPE n’apparaît pas sur la fiche de paie : la prime est calculée à partir des déclarations d’impôt sur le revenu et réduit l’impôt dû par les foyers ; les foyers ne payant pas d’impôt reçoivent un chèque du Trésor. Le problème est que la Prime pour l’emploi est perçue avec un décalage d’un an. La censure du Conseil constitutionnel a donc conduit à complexifier inutilement l’administration de l’aide aux bas salaires et à la rendre moins transparente. En fait, la jurisprudence du Conseil constitutionnel va à l’encontre d’une règle de politique économique qui veut qu’autant d’instruments soient utilisés que d’objectifs poursuivis. Si l’on considère que la réduction des inégalités de salaire et celle des inégalités de revenus sont deux objectifs légitimes, alors il paraît légitime que des éléments de progressivité s’appuyant d’une part sur le revenu d’activité individuel et d’autre part sur le revenu familial coexistent.

Et maintenant que faire ?

Comme le soulignent les débats récurrents sur la prise en compte par l’impôt de la dimension familiale (voir la controverse entre Sterdyniak [2012] et Landais, Piketty et Saez [2012]), le sujet est sensible car il touche à la représentation de la famille. Une solution intermédiaire entre individualisation et conjugalisation serait de laisser le choix à tous les couples mariés ou pacsés (voire concubins) entre imposition conjointe avec 1,5 part[iii] (et non plus 2) et l’imposition séparée avec 1 part chacun (les parts attribuées au titre des enfants étant alors partagées entre les conjoints). Cette solution, qui paraît compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, permettrait d’adapter la fiscalité aux divers arrangements entre conjoints. Elle tiendrait compte du fait qu’il existe bien des solidarités de fait entre conjoints ayant des revenus inégaux mais ne donnerait pas un avantage excessif à ces couples et en particulier aux couples monoactifs. Enfin, elle ne serait pas incompatible avec la proposition du candidat Hollande de fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG dans le cadre d’un prélèvement simplifié sur le revenu, mais nécessiterait une régularisation annuelle (les couples ayant un bénéfice à l’imposition conjointe pourraient alors recevoir un remboursement partiel de l’impôt prélevé à la source).

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[i] La censure de la ristourne de CSG ne fait cependant pas référence au foyer fiscal, il ne suffirait donc probablement pas au législateur de modifier la définition du foyer fiscal pour éviter la censure du Conseil constitutionnel.

[ii] Dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à laquelle le Conseil constitutionnel se réfère, ce sont bien in fine les droits des individus qui comptent par rapport à ceux des groupes ou institutions intermédiaires (notamment la famille). L’article 13 fait ainsi référence à la faculté (contributive) des citoyens : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». La référence au ménage ou au foyer ne peut donc être justifiée que par un partage de fait des ressources, qu’il est difficile de nier mais qui n’est pas nécessairement intégral.

[iii] Cohérent avec le nombre d’unités de consommation donné aux couples dans la mesure du niveau de vie.

 




La récession n’est pas une fatalité

par Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth

La vague de froid sur les prévisions d’automne se poursuit avec la publication par la Banque centrale européenne de ses dernières prévisions. En révisant à la baisse ses perspectives de croissance pour la zone euro (-0,3% en 2013 contre +0,9% prévu en septembre), la BCE pointe à son tour l’austérité renforcée et l’impact croissant de l’incertitude sur les marchés financiers. Force est de constater que la vigueur de la consolidation budgétaire paralyse la croissance en zone euro par le jeu des multiplicateurs budgétaires sans pour autant parvenir à rétablir la confiance. Dans ce billet, nous montrons que l’enchaînement récessif dans lequel s’enlise la zone euro n’est pas une fatalité. 

Dans la première édition du rapport iAGS 2013, élaborée en partenariat avec les instituts allemand IMK et danois ECLM, l’OFCE propose une stratégie alternative aux politiques de consolidation budgétaire actuelles. Celle-ci permet de retrouver de la croissance à moyen terme, tout en respectant les engagements budgétaires européens. Comme l’a montré Jérôme Creel dans son dernier billet « Une autre politique budgétaire est-elle possible pour la France ? », il existe des marges de manœuvre budgétaires compatibles avec le cadre actuel des traités.

Sous l’égide de la Commission européenne, les pays européens se sont engagés à poursuivre de 2013 à 2015 des programmes d’austérité d’une ampleur considérable, surtout si l’on tient compte de l’effort déjà réalisé. Hormis l’Allemagne, dont l’impulsion budgétaire cumulée sera quasi nulle, la plupart des pays européens prévoient de diminuer leur déficit structurel primaire de plus de 2 points de PIB entre 2012 et 2015 (de -1,4 point pour la Finlande à -7,5 points pour la Grèce, cf. tableau).

Ces ajustements s’inscrivent dans un contexte conjoncturel très dégradé, marqué par l’austérité budgétaire des années 2010 à 2012 : la croissance de la zone euro serait de -0,4 % pour 2012 et -0,3 % en 2013. Or, selon un ensemble de travaux théoriques et empiriques récents[1], les multiplicateurs budgétaires sont d’autant plus grands que le cycle économique est creusé. Dans ce contexte, la rapidité et l’ampleur de l’ajustement budgétaire sont particulièrement coûteuses en termes de croissance et contre-productives en matière d’assainissement des finances publiques[2]. Favoriser le retour de la croissance en atténuant l’austérité permettrait aux économies de la zone euro de sortir de leur spirale récessive, marquée par une forte hausse du chômage.

Afin d’élaborer cette stratégie alternative, nous avons procédé, à partir du modèle iAGS, à des simulations sur un horizon de 20 ans pour les pays de la zone euro. Celles-ci ont été réalisées en deux étapes :

  1. Dans notre scénario central, nous avons intégré les plans de restriction budgétaire annoncés par les différents pays à l’horizon 2015. A partir de 2016, nous avons calculé les impulsions budgétaires nécessaires pour atteindre une dette de 60 % à l’horizon 2032, en limitant le niveau de ces impulsions à  +/- 0,5 point de PIB par an. Comme le montre le graphique 1 (scénario central), l’ajustement structurel réalisé entre 2010 et 2015 est suffisamment important dans la plupart des pays pour permettre un assouplissement de la politique économique à partir de 2016, tout en respectant le critère de dette en 2032.
  2. Pour chaque pays, nous avons ensuite arrêté une stratégie budgétaire alternative en étalant dans le temps la réduction du déficit structurel. Cette stratégie consiste à procéder dès 2013 à des impulsions budgétaires d’un montant plus limité en valeur absolue que celles annoncées par les gouvernements actuels (au maximum +/- 0,5 point de PIB par an), et ce jusqu’à ce que l’ajustement soit suffisant pour atteindre l’objectif de dette de 60% du PIB en 2032. Cette stratégie conduit à un ajustement budgétaire plus mesuré pour les pays de la zone euro en difficulté et à des impulsions budgétaires légèrement positives dans les pays dont la trajectoire de dette est bien orientée (Allemagne, Finlande, Italie). Sur l’ensemble de la zone, l’impulsion budgétaire est quasi-nulle en 2013 et 2014 et l’essentiel de l’ajustement budgétaire est réparti entre 2017 et 2024.

Le graphique 1 montre l’écart du PIB en niveau entre les deux scénarii. Limiter le montant des impulsions budgétaires permet d’atteindre un niveau de PIB plus élevé et reste compatible avec un objectif de dette à 60 % du PIB en 2032 (scénario alternatif). L’efficacité de la consolidation budgétaire se trouve renforcée lorsqu’elle est réalisée dans un contexte moins défavorable à l’activité. Cette stratégie permet d’atteindre le même objectif de dette avec un ajustement budgétaire cumulé inférieur de 50 milliards d’euros à celui du scénario central.

Selon nos calculs, le scénario alternatif permettrait de retrouver 2 % de croissance en zone euro dès 2013, contre -0,3 % si les politiques budgétaires prévues étaient menées à bien. Le regain d’activité dynamiserait le marché du travail et permettrait au taux de chômage de se retourner en 2013 et de revenir à 10,2 % en 2015, contre 12,8 % si les politiques d’austérité persistaient, ce qui représenterait 3 millions de chômeurs en moins à l’horizon 2015.


[1] Une revue récente de la littérature sur les multiplicateurs budgétaires : la taille compte !

[2] Que valent les multiplicateurs budgétaires aujourd’hui ?

 




Valoriser équitablement les économies d’énergie

par Evens Salies [1]

Au lendemain de la première réunion de la Commission mixte paritaire relative à la proposition de loi visant à « préparer la transition vers un système énergétique sobre », il apparaît important d’interroger les raisons ayant amené le Sénat, le 30 octobre 2012, à adopter une motion de rejet de cette proposition de loi. Ce rejet est basé sur des erreurs de jugement qui témoignent de la difficulté à définir une tarification résidentielle de l’énergie juste et efficace, étant donné l’objectif du gouvernement en matière de maîtrise de la demande d’énergie. Aussi, il nous paraît opportun de nous demander clairement si la tarification proportionnelle en vigueur doit être corrigée afin de valoriser les économies d’énergie. 

L’opposition des parlementaires porte avant tout sur le point suivant : le dispositif bonus-malus rompt le principe d’égalité de traitement des citoyens devant l’accès à l’énergie.[2] Cet argument n’est pas sans rappeler l’annulation par le Conseil constitutionnel en 2009 de la taxe carbone.[3] Il est toutefois surprenant dans la mesure où le principe d’égalité de traitement n’est pas totalement respecté avec la tarification en vigueur. En effet, chaque ménage paie deux taxes locales sur sa consommation finale d’électricité. Or, celles-ci diffèrent d’une commune et d’un département à l’autre pour des raisons difficiles à expliquer. Les sénateurs ont également critiqué la progressivité que le dispositif bonus-malus surimposerait à la tarification en vigueur, l’associant à une taxe déguisée. Cette critique paraît peu fondée dans la mesure où les tarifs sociaux introduisent déjà une progressivité.[4]

L’élément novateur de la proposition de loi est celui de la compatibilité entre la tarification proportionnelle en vigueur et la valorisation des économies d’énergie. Entre deux ménages de composition semblable et abonnés au même tarif, la facture de celui qui contrôle sa consommation est déjà réduite. Mais cette réduction est-elle suffisante pour compenser cet effort ? Autrement dit, doit-on considérer qu’un kilowatt/heure à économiser au prix d’un effort a la même valeur économique – au signe près – que ce même kilowatt/heure simplement consommé ? Tout dépend si l’économie à réaliser est envisagée comme un gain ou une perte. Pour les ménages qui se trouvent dans ce dernier cas, l’économie est appréhendée comme un coût. Alors elle n’est pas réalisée et c’est pourquoi le dispositif bonus-malus serait efficace. Les autres n’ont pas besoin d’incitation supplémentaire.

Le dispositif bonus-malus n’offre pas seulement une ristourne (le bonus) qui sera financée par les surconsommations.[5] Il vise aussi à informer chaque ménage sur son comportement, qu’il soit vertueux ou pas, ce qui est cohérent avec plusieurs observations récentes de la littérature : un ménage fonde peu sa consommation d’énergie sur des prix marginaux quasi nuls – exprimés en centimes d’euro par kilowatt/heure – et qu’il connaît imparfaitement. Les variations du montant de sa facture et les annonces de variation de prix jouent un rôle plus grand. De ce fait, ce n’est pas tant les valeurs absolues des bonus et malus qui importent, mais plutôt le signal que leurs valeurs relatives inscrites sur la facture enverront aux ménages.

Certes, la surimposition du dispositif bonus-malus sur les tarifs en vigueur amplifiera dans un premier temps les écarts entre les dépenses des usagers. Mais le bonus qui s’appliquerait sur la facture des ménages dont le comportement profite à tous n’est pas moins légitime que les ristournes dont bénéficient ceux qui, depuis l’ouverture à la concurrence des marchés de détail de l’énergie, ont entrepris de changer de fournisseur.

Malheureusement, le rejet de la proposition de loi Brottes clôt tout débat didactique sur le lien entre économies d’énergie et tarification résidentielle de l’énergie. Le peu d’engouement pour ce sujet dans le débat public est facile à percevoir à la lecture du récent et volumineux rapport de la Commission d’enquête sur le coût réel de l’électricité. Ce n’est pas si étonnant, dans un secteur où l’on encourage plutôt l’innovation du côté offre. L’effacement diffus en est l’exemple le plus récent.[6] Mais, sans innovation également dans la structure des tarifs de l’énergie, la France pourra-t-elle atteindre son objectif de réduction de la consommation d’énergie ?


[1] L’auteur tient à remercier Marcel Boiteux, Marc-Kévin Codognet, Jérome Creel, Gilles Le Garrec, Marcelo Saguan et Karine Chakir. Les opinions défendues dans cette note n’engagent que la responsabilité de son auteur.

[2] Ce principe est assuré par la péréquation tarifaire : quel que soit le lieu de résidence, la grille tarifaire est la même.

[3] Au motif que cette taxe introduisait une rupture de l’égalité des contribuables devant les charges publiques.

[4] Crampes, C., Lozachmeur, J.-M., 10/09/2012, Les tarifs progressifs de l’électricité, une solution inefficace, Le Monde.

[5] Dans le cas où la somme des malus ne suffirait pas à couvrir les bonus, l’Etat devra financer le déficit. Et, même en l’absence de déficit, la répartition des consommateurs vertueux n’étant pas forcément la même d’un fournisseur à l’autre, une péréquation des soldes bonus-malus devra être appliquée afin que chacun finisse avec un solde nul.

[6] L’effacement diffus consiste à interrompre l’alimentation d’un radiateur ou d’un chauffe-eau pendant 10-15 minutes.




Révision des multiplicateurs et révision des prévisions – du discours aux actes ?

par Bruno Ducoudré

A la suite du FMI et de la Commission européenne (CE), l’OCDE a elle aussi revu très récemment à la baisse sa prévision de croissance du PIB de la zone euro en 2012 (-0,4% contre -0,1% en avril 2012) et en 2013 (-0,1% contre +0,9% en avril 2012). Dans son dernier exercice de prévision, l’OCDE affirme désormais partager avec les autres institutions internationales (FMI[i] et CE[ii]) l’idée que les multiplicateurs sont aujourd’hui élevés en zone euro[iii] : l’austérité budgétaire opérée simultanément dans l’ensemble des pays de la zone alors que la conjoncture est déjà dégradée, combinée à une Banque centrale européenne disposant de très peu de marges de manœuvre pour baisser encore son taux d’intérêt, conduit à augmenter l’impact de la consolidation budgétaire actuelle sur l’activité économique.

Ce revirement de positionnement des trois institutions pose deux questions :

  • quels sont les facteurs principaux conduisant à la révision des prévisions de croissance ? Compte tenu de l’ampleur des politiques d’austérité menées en zone euro, on peut dès lors s’attendre à ce que les révisions de prévision des impulsions budgétaires soient un déterminant majeur des révisions de prévisions de croissance. Ces révisions sont ainsi le premier facteur explicatif des révisions de prévision de croissance de l’OFCE pour la France en 2012.
  • Ce changement de discours se traduit-il concrètement par une révision à la hausse des multiplicateurs utilisés lors des exercices de prévision ? Généralement, ces institutions ne précisent pas la taille des multiplicateurs utilisés en prévision. L’analyse des révisions de prévisions pour la zone euro en 2012 et 2013 peut cependant nous indiquer dans quelle mesure les multiplicateurs ont bien été révisés à la hausse.

Le graphique ci-dessous montre qu’entre la prévision réalisée en avril de l’année N-1 pour la zone euro et la dernière prévision disponible pour l’année N, les trois instituts ont révisé très fortement à la baisse leur prévision de -2,3 points en moyenne pour 2012 et de -0,9 point en moyenne pour 2013.

Dans le même temps, les impulsions budgétaires ont aussi été révisées, de -0,6 point de PIB pour l’OCDE à -0,8 point de PIB pour le FMI pour l’année 2012, et de -0,8 point pour la Commission à +0,2 point pour l’OCDE en 2013, ce qui explique une partie des révisions de croissance pour ces deux années.

Comparativement, pour 2012 l’OFCE est l’institut qui a le moins révisé sa prévision de croissance, mais qui a le plus changé sa prévision d’impulsion budgétaire (-1,7 point de PIB prévu en octobre 2012 contre -0,5 point de PIB prévu en avril 2011, soit une révision de -1,2 point). Par contre pour 2013, la révision de prévision de croissance est similaire pour tous les instituts, mais les révisions d’impulsions sont très différentes. Ces divergences peuvent ainsi provenir pour partie de la révision des multiplicateurs.

Les révisions des prévisions de croissance ğ peuvent être décomposées en plusieurs termes :

  • Une révision de l’impulsion budgétaire IB, notée ΔIB ;
  • Une révision du multiplicateur k, notée Δk, k0 étant le multiplicateur initial et k1 le multiplicateur révisé ;
  • Une révision de la croissance spontanée en zone euro (hors effet de la politique budgétaire), des impulsions budgétaires hors de la zone euro… Δe

La révision de prévision de l’OFCE de -1,5 point pour l’année 2012 intervenue entre avril 2011 et octobre 2012 se décompose ainsi en -1,3 point de révision des impulsions budgétaires, et -0,3 point provenant de la révision à la hausse du multiplicateur (tableau). La somme des effets des autres sources de révision ajoute 0,1 point de croissance en 2012 par rapport à la prévision réalisée en avril 2011. Par contre, pour 2013 la révision s’explique principalement par la hausse de la taille du multiplicateur.

Concernant les institutions internationales, tous ces éléments (taille du multiplicateur, croissance spontanée, …) ne nous sont pas connus, mais les impulsions budgétaires le sont. Il y a alors plusieurs cas polaires permettant d’inférer un intervalle pour les multiplicateurs utilisés en prévision. De plus, si ce sont principalement les révisions d’impulsion budgétaire et les révisions de taille du multiplicateur qui sont la source de la révision des prévisions de croissance, on peut en première approximation faire l’hypothèse Δe = 0. On peut alors calculer le multiplicateur implicite tel que l’ensemble de la révision est attribué à la révision des impulsions budgétaires, et celui tel que la révision se partage entre révision du multiplicateur et révision de l’impulsion.

Attribuer l’ensemble des révisions de prévisions pour 2012 à la révision des impulsions impliquerait des multiplicateurs initiaux très élevés, de l’ordre de 2,5 pour le FMI à 4,3 pour l’OCDE (tableau), ce qui n’est pas cohérent avec l’analyse du FMI (qui évalue le multiplicateur actuel entre 0,9 et 1,7). Par contre l’ordre de grandeur des multiplicateurs inférés pour le FMI (1,4) et la Commission (1,1) pour l’année 2013 paraît plus proche du consensus actuel, si on regarde l’état actuel de la littérature sur la taille des multiplicateurs.

On peut aussi faire l’hypothèse que la Commission, l’OCDE et le FMI se basaient dans le passé récent sur les multiplicateurs issus de modèles DSGE, multiplicateurs qui sont généralement faibles, de l’ordre de 0,5[1]. En retenant cette valeur pour le premier exercice de prévision (avril 2011 pour l’année 2012 et avril 2012 pour l’année 2013), on peut calculer un multiplicateur implicite tel que l’ensemble des révisions se décompose entre la révision de l’impulsion et la révision du multiplicateur. Ce multiplicateur serait alors compris entre 2,8 (OCDE) et 3,6 (CE) pour l’année 2012, tandis qu’il serait compris entre 1,3 (OCDE et FMI) et 2,8 (CE) pour 2013.

 

Les révisions de prévision pour l’année 2012 ne sont pas principalement issues d’une révision conjointe des impulsions budgétaires et de la taille des multiplicateurs. Une part importante des révisions de croissance provient aussi d’une révision à la baisse de la croissance spontanée. Supposons maintenant que les multiplicateurs finaux valent 1,3 (soit la moyenne des bornes de l’intervalle estimé par le FMI) ; la révision de la croissance spontanée en zone euro compte alors pour plus de 50 % de la révision de prévision pour la zone euro en 2012, ce qui traduit un biais d’optimisme commun à la Commission, l’OCDE et le FMI. En comparaison, la révision de croissance spontanée compte pour moins de 10 % dans la révision de prévision de l’OFCE pour l’année 2012.

Par contre, la taille des multiplicateurs inférés à partir des révisions de prévision pour 2013 apparaît en rapport avec l’intervalle calculé par le FMI – de l’ordre de 1,1 pour la Commission, 1,3 pour l’OCDE et 1,3 à 1,4 pour le FMI. Les révisions des prévisions de croissance pour 2013 peuvent dès lors s’expliquer principalement par la révision des impulsions budgétaires prévues et la hausse des multiplicateurs utilisés. En ce sens, la controverse sur la taille des multiplicateurs s’est donc bien traduite par un relèvement de la taille des multiplicateurs utilisés en prévision par les grands instituts internationaux.


[1] Voir par exemple Commission européenne (2012) : « Report on public finances in EMU », European Economy n°2012-4. Plus précisément, le multiplicateur issu du modèle QUEST de la Commission européenne vaut 1 la première année pour un choc permanent portant sur les investissements publics ou les traitements des fonctionnaires, 0,5 pour les autres dépenses publiques, et moins de 0,4 pour les impôts et transferts.


[i] Voir par exemple, à la page 41 des Perspectives Economiques Mondiales du FMI d’octobre 2012 : « The main finding (…) is that the multipliers used in generating growth forecasts have been systematically too low since the start of the Great Recession, by 0.4 to 1.2, depending on the forecast source and the specifics of the estimation approach. Informal evidence suggests that the multipliers implicitly used to generate these forecasts are about 0.5. So actual multipliers may be higher, in the range of 0.9 to 1.7. »

[ii] Voir par exemple, à la page 115 du Rapport sur les Finances Publiques en UEM de la Commission Européenne : « In addition, there is a growing understanding that fiscal multipliers are non-linear and become larger in crisis periods because of the increase in aggregate uncertainty about aggregate demand and credit conditions, which therefore cannot be insured by any economic agent, of the presence of slack in the economy, of the larger share of consumers that are liquidity constrained, and of the more accommodative stance of monetary policy. Recent empirical works on US, Italy Germany and France confirm this finding. It is thus reasonable to assume that in the present juncture, with most of the developed economies undergoing consolidations, and in the presence of tensions in the financial markets and high uncertainty, the multipliers for composition-balanced permanent consolidations are higher than normal. »

[iii] Voir par exemple, à la page 20 des Perspectives Economiques de l’OCDE de novembre 2012 : « The size of the drag reflects the spillovers that arise from simultaneous consolidation in many countries, especially in the euro area, increasing standard fiscal multipliers by around a third according to model simulations, and the limited scope for monetary policy to react, possibly increasing the multipliers by an additional one-third. »

 




Entrée en vigueur de l’interdiction des CDS à nu

par Anne-Laure Delatte

Le petit marché des CDS sert d’instrument de coordination pour spéculer contre les Etats européens. Pour casser la spéculation, l’Union Européenne vient de se doter d’une nouvelle réglementation entrée en vigueur le 1er novembre. Malheureusement cette  nouvelle loi pionnière et ambitieuse souffre de failles qui la rendent inefficace. Elle offre un exemple de capture du politique par les intérêts d’un seul secteur économique.

Petit précis de finance : comment spéculer contre un Etat ?

Deux méthodes ont fait leurs « preuves » : la vente à découvert sur le marché obligataire ou les ventes à nu sur le marché des CDS. Prenons deux exemples. Si vous pensez que l’Espagne ne sera pas capable de réduire son déficit en 2013 comme elle s’y est engagée, vous pourriez gagner de l’argent en pariant contre ce pays lors de sa prochaine émission obligataire. Pour ce faire, il vous faut trouver un investisseur sur le marché qui souhaiterait acquérir des obligations espagnoles au moment de sa prochaine émission. Vous lui vendez à terme ces obligations en pariant que leur prix sera plus bas que ce que pense votre client. Vous n’achetez pas les titres aujourd’hui.  Vous pourrez les acheter à la date de livraison. Vous gagnerez si vos anticipations étaient justes : si le prix des titres espagnols a baissé à cause de la détérioration de la situation économique alors vous les achèterez moins cher que le prix de vente auquel vous vous êtes engagé aujourd’hui. Vous venez d’effectuer une vente à découvert.

Il y a un autre moyen d’opérer que la nouvelle loi européenne tente de contrer. Faites vos paris sur le marché des CDS, c’est-à-dire le marché d’assurance contre le défaut de l’Espagne. Celui-ci est plus petit, il est concentré, il est donc plus facile de le faire bouger que le marché obligataire. Nul besoin que l’Espagne se déclare en faillite pour empocher vos gains ! Achetez des CDS espagnols (sur l’Etat ou sur Santander) aujourd’hui et revendez-les quand le risque aura augmenté : vous revendrez la protection plus cher… Un détail : ne vous encombrez pas des obligations espagnoles. Elles ne vous servent à rien puisque c’est sur la revente de CDS que vous dégagez du profit. Vous n’avez jamais eu l’intention d’assurer des titres…  Les CDS sont des produits échangeables et dont le prix évolue selon l’offre et la demande. Et c’est justement l’intérêt d’un petit marché liquide : moins de quantité nécessaire pour faire bouger les prix…

La directive entrée en vigueur le 1er novembre 2012 interdit ces deux stratégies : ventes à découvert de titres obligataires souverains  et échange de CDS souverains à nu. Aujourd’hui si vous voulez parier sur le marché des CDS, vous êtes tenu de détenir dans votre portefeuille les titres que le CDS protège ou au moins des titres très proches.

Enfin une loi courageuse ! L’interdiction des CDS à nu, envisagée aux Etats-Unis puis abandonnée en 2009 est une décision européenne pionnière ! Plus possible de spéculer contre les Etats européens…

Sauf que :

L’interdiction n’est pas appliquée aux « teneurs de marché » (market makers). Qui sont-ils ? Pour être certains qu’un marché fonctionne, certains opérateurs s’engagent à toujours acheter ou vendre un titre à quiconque le souhaite (ils déterminent simplement le prix de la transaction). Cela  assure la liquidité du marché. Par exemple Morgan Stanley est un market maker très actif sur tout le marché des CDS ; la banque fournit en permanence des prix pour toutes les transactions sur le marché. « Ils sont donc utiles ces market makers. Vous imaginez si on interdisait les CDS à nu à ces opérateurs en particulier ? Il n’y aurait plus de liquidité ! » C’est en substance l’argument utilisé par les grandes banques pour négocier des exemptions. En particulier c’est l’argument qui justifie l’exemption de ces market makers sur l’interdiction des CDS souverains à nu en Europe. Les market makers ont gagné : ils peuvent continuer à échanger des CDS sans détenir les obligations sous-jacentes.

Mais dans le post précédent n’a-t-on pas écrit que le marché était justement très concentré ? Que 87,2% des transactions étaient réalisées par les 15 plus grandes banques du monde… qui sont toutes market makers ? Autrement dit la règle va s’appliquer à tous… sauf aux principaux acteurs du marché. Il semblerait d’ailleurs que de grandes banques françaises discutent actuellement avec l’Autorité des marchés financiers européenne (l’ESMA) la définition exacte de market maker pour s’assurer d’être elles aussi exemptées :

Certes. Mais les Hedge Funds alors ? Ceux-là ne sont pas market makers, ils sont clients. La directive sera donc appliquée à eux !

Sauf que :

Seul le marché des CDS souverains est concerné. Il est toujours possible de détenir des CDS sur un titre bancaire sans détenir ce titre. Il sera donc aisé de contourner l’interdiction de parier contre un Etat en pariant contre une de ses banques (Santander dans l’exemple du haut). Quand on pense à la fragilité des banques espagnoles, on frémit…

En conclusion, l’idée d’adopter une telle loi était louable. Mais le diable est toujours et encore dans les détails. Le secteur financier a défendu ses intérêts pendant l’élaboration de la loi. Il est urgent de se doter des moyens pour faire contrepoids dans les négociations. L’association Finance Watch a été précisément créée avec cet objectif : être présente et faire entendre la voix de la société civile pendant l’élaboration des réformes financières. Seulement c’est David contre Goliath…

 




Une autre politique budgétaire est-elle possible pour la France ?

par Jérôme Creel

La crise économique que traverse la zone euro, et donc la France, ne devrait-elle pas remettre en cause l’orientation de la politique budgétaire ? Dans une situation historique de consensus large entre les économistes à propos des effets sur l’économie réelle de la politique budgétaire, il est indéniable que le choix de l’austérité budgétaire en France est une erreur. En outre, l’argument des contraintes européennes pesant sur la politique budgétaire française n’est pas suffisant pour exclure un assainissement bien plus progressif des finances publiques (voir aussi le projet iAGS).

Aller au-delà de ce que les textes européens imposent n’est pas une nécessité ; et cela devient particulièrement nuisible si ces efforts budgétaires supplémentaires engendrent moins de croissance et, in fine, une détérioration des finances publiques par le biais de hausses de dépenses sociales et de baisses des recettes fiscales. Que nous imposent les traités européens en vigueur ? Dans une situation de déficit public au-delà de 3% du PIB, l’effort minimal d’ajustement budgétaire consiste à améliorer chaque année d’au moins 0,5% du PIB le déficit corrigé des variations cycliques, c’est-à-dire le déficit structurel. En outre, l’horizon de retour de la dette publique à 60% du PIB est de 20 ans. Enfin, aux circonstances exceptionnelles s’ajoute désormais un « événement inhabituel » pouvant justifier un dépassement du déficit par rapport aux normes en vigueur (cf. ci-dessous l’annexe à ce post).

Sur la base de ces circonstances exceptionnelles et de la règle d’amélioration annuelle d’au moins 0,5% du PIB du déficit structurel, il est possible de montrer que le gouvernement français dispose de marges de manœuvre budgétaires en 2012 et 2013, en conformité avec les règles budgétaires européennes.

Le tableau 1 répertorie la séquence de déficits publics et de croissance du PIB de 2011 à 2013, selon les deux prévisions réalisées par la Commission européenne au printemps, puis à l’automne 2012. Selon les prévisions de printemps, le déficit structurel français était supposé diminuer de 1,2% du PIB entre 2011 et 2013, soit en moyenne un peu plus que ce que requiert la Commission. En fait, l’amélioration prévue entre 2011 et 2012 allait au-delà de 0,5% du PIB, tandis qu’elle était en deçà entre 2012 et 2013.

Qu’en est-il selon les prévisions d’automne 2012 ? L’amélioration prévue du déficit structurel français entre 2011 et 2012 serait dorénavant de 1,1% du PIB, puis de 1,4% du PIB entre 2012 et 2013, compte tenu des engagements pris par le gouvernement de réduire les dépenses publiques et d’augmenter la fiscalité. Ces améliorations prévues du déficit structurel sont deux et trois fois supérieures à ce que les règles budgétaires européennes requièrent : c’est considérable ! Pour l’année 2013, ce sont pratiquement 20 milliards d’euros qui pourraient ne pas être ponctionnés sur les ménages et les entreprises françaises. Renoncer à cette ponction ne revient pas à renoncer à l’austérité budgétaire, mais à l’étaler dans le temps.

En outre, la Commission européenne anticipe désormais un ralentissement de l’activité française en 2013. A moins de juger que le gouvernement français est responsable de ce ralentissement – et peut-être est-ce effectivement le cas du fait de la cure d’austérité budgétaire qu’il impose à l’économie française, sauf qu’on voit mal la Commission européenne utiliser un tel argument, elle qui est le chantre de l’austérité ! -, la détérioration des perspectives de croissance pourrait rentrer dans la catégorie : « événement inhabituel », ouvrant des circonstances exceptionnelles à la France pour étaler et différer ses efforts d’ajustement budgétaire.

Au lieu d’attendre longtemps des miracles de réformes structurelles aux effets potentiellement incertains, il suffirait d’appliquer les textes en vigueur, sans s’imposer une lecture trop contraignante de ce qu’ils contiennent, pour limiter la baisse de croissance induite par l’austérité et éviter une nouvelle phase de hausse du chômage. Selon les conclusions du rapport iAGS, l’étalement de l’austérité budgétaire en France permettrait de gagner 0,7 point de croissance par an entre 2013 et 2017.

L’« événement inhabituel » que peut constituer une nouvelle année de croissance très faible en 2013 pour la France, ouvre aussi la possibilité de suspendre, au moins temporairement, la politique d’austérité. Toujours selon les conclusions du rapport iAGS, le gouvernement français devrait reporter à 2016 la politique d’assainissement de ses finances publiques. Le gain en termes de croissance serait de 0,9 point par an entre 2013 et 2017. Pourvu que cette politique soit effectivement menée scrupuleusement, et non pas reportée sine die, elle permettrait à la France de réduire son ratio de dette publique sur PIB, conformément aux traités européens en vigueur.

Annexe : les règles budgétaires européennes

L’Union européenne s’est dotée d’un arsenal de pas moins de cinq règles budgétaires. Les plus connues sont celles issues du traité d’Union européenne, les fameux critères de convergence portant sur le déficit public (inférieur à 3% du PIB) et la dette publique (inférieure à 60% du PIB), introduits sous la forme de règles de bonne conduite budgétaire dans la première mouture du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) dès 1997 pour le premier, et dans sa deuxième mouture dès 2005 pour le second. Ces deux règles sont toujours en vigueur (cf. les Règlements 1173/2011, 1175/2011 et 1177/2011 de novembre 2011).

La révision du PSC intervenue en novembre 2011 a consacré la règle du retour de la dette publique au niveau de référence de 60% du PIB, selon une baisse sur les trois années précédentes, à un rythme moyen d’un vingtième par an, de l’écart de la dette par rapport à cette valeur de référence (Règlement 1177/2011, art. 2, par. 1bis). Cette troisième règle est aussi inscrite dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG, art. 4) signé en mars 2012.

Pour les Etats membres en situation de déficit excessif, le Règlement 1177/2011 (art. 3) précise (voir aussi le Règlement 1175/2011, art. 5) que « dans ses recommandations, le Conseil invite l’Etat membre à respecter des objectifs budgétaires annuels permettant, sur la base des prévisions qui étayent ces recommandations, d’améliorer chaque année d’au moins 0,5% du PIB, à titre de référence, son solde budgétaire corrigé des variations conjoncturelles (le solde structurel) et déduction faite des mesures ponctuelles et temporaires, de manière à assurer la correction du déficit excessif dans le délai prescrit par la recommandation. » C’est un passage un peu long, mais il est important pour les politiques budgétaires menées actuellement dans l’UE. Il permet en effet de comparer les efforts d’ajustement effectivement consentis avec les efforts d’ajustement minimaux à consentir.

La cinquième et dernière règle budgétaire européenne, à ce jour, est la fameuse « règle d’or » selon laquelle tous les Etats membres doivent atteindre un budget équilibré, soit un déficit structurel à moyen terme d’au plus 0,5% du PIB. Contrairement aux quatre règles précédentes, la règle d’or n’est inscrite que dans le TSCG ; elle ne rentrera en vigueur au 1er janvier 2013 qu’à la condition que la procédure de ratification ait été déposée auprès du Conseil par au moins 12 des 17 Etats membres de la zone euro. Au 19 novembre 2012, 14 Etats membres avaient ratifié le TSCG, dont 10 étaient membres de la zone euro, et 12 Etats membres avaient déposé effectivement la procédure de ratification auprès du Conseil, dont seulement 8 étaient membres de la zone euro.

Il reste à rappeler que la première et la cinquième règles – cette dernière n’est pas encore en vigueur – sont soumises à des conditions exceptionnelles. Si ces conditions sont remplies, le déficit public pourra ne pas être jugé excessif, même s’il dépasse les limites convenues. La législation adoptée en novembre 2011 – le 6-pack – confirme ces circonstances exceptionnelles par le rappel de la réforme du PSC intervenue en 2005. Quant au TSCG, il introduit « un événement inhabituel, en dehors du contrôle de l’Etat membre, et ayant un impact majeur sur la position financière de l’administration publique » comme circonstance exceptionnelle.




La nationalisation est-elle un leurre ou un outil de politique industrielle ?

par Jean-Luc Gaffard

La fermeture des hauts fourneaux du site de Florange en Moselle par Arcelor Mittal et la recherche d’un repreneur par le gouvernement français ont conduit ce dernier à envisager, un temps, la nationalisation du site, c’est-à-dire, non seulement la production d’acier brut, mais aussi la ligne de transformation à froid. La menace de nationalisation a été clairement brandie dans la perspective de forcer la main au groupe Mittal pour qu’il cède à un autre groupe privé cet ensemble. Une telle nationalisation, si elle avait dû intervenir, aurait été une nationalisation-sanction: la sanction du comportement, jugé contraire à l’intérêt général, du groupe Mittal. Outre cet aspect exceptionnel, elle aurait posé des problèmes de concurrence.

Le projet autour de Mittal trouve une certaine résonance avec la nationalisation de Renault en 1945. Chacun conviendra, cependant, que les reproches ne pouvaient pas être du même ordre. Mais surtout, il n’était, à l’évidence, pas question de faire du site nationalisé la vitrine d’une politique sociale propre à entraîner le pays sur la voie de la croissance. L’objectif était moins ambitieux. Il s’agissait, ni plus, ni moins, que d’un transfert de propriété d’un groupe privé vers un autre groupe privé. Convenons que c’eut été une première dans l’usage de l’arme des nationalisations. La comparaison avec le soutien du gouvernement français à Alstom en 2004 ne tenait pas : dans ce dernier cas, il s’agissait de sauver une entreprise risquant de faire faillite suite à des acquisitions hasardeuses et non de lui substituer une autre entreprise. Par ailleurs, la difficulté était circonscrite à l’entreprise concernée et n’avait aucun caractère global ou même sectoriel. La comparaison avec le soutien de l’administration Obama à l’industrie automobile en 2009 ne tenait pas davantage puisqu’il y était aussi question du sauvetage d’une entreprise poussée à la faillite dans un secteur industriel jugé stratégique.

La réalité, dans le cas de Florange, était et reste qu’aucun repreneur potentiel ne pensait pouvoir maintenir les hauts fourneaux en activité dans une conjoncture de chute de la demande d’acier consécutive notamment à la crise de l’automobile. C’est bien la raison pour laquelle, quel qu’il soit, le repreneur exigeait de pouvoir détenir aussi le train de laminoir. Cette exigence était dans son intérêt bien compris : les hauts fourneaux ne pouvaient être repris que sous la condition qu’ils puissent alimenter l’activité immédiatement en aval sur le même site. Si elle avait été satisfaite, nul doute qu’elle aurait posé problème au groupe Mittal qui, actuellement, fournit en acier le laminoir de Florange à partir de son site de Dunkerque, lequel aurait pu alors connaître des difficultés y compris en termes d’emplois. Autrement dit, la nationalisation temporaire en vue d’un transfert de propriété aurait interféré avec le jeu de la concurrence entre groupes privés. Il était loin d’être clair qu’elle allait dans le sens de l’intérêt général.

La thèse, parfois entendue, selon laquelle, la stratégie de Mittal serait le fait de dirigeants qui ne feraient qu’obéir aux actionnaires et seraient les défenseurs d’une économie sans usine et sans machine ne tient pas au regard de la nature même de l’activité et du degré d’intégration des différents sites de production. L’hypothèse pouvait, en revanche, être émise que la stratégie de Mittal, impliquant la fermeture des hauts fourneaux de Florange, était une stratégie de rationnement de l’offre, conçue pour empêcher la chute des prix de l’acier et préserver des taux de marge déjà affaiblis. Cette hypothèse serait crédible si la demande d’acier était principalement liée à son prix, alors que, visiblement, la chute observée est un effet de la crise globale et notamment de la chute des ventes dans les secteurs de l’automobile et du bâtiment. En d’autres termes, ce n’est pas la baisse des prix de l’acier qui peut aujourd’hui permettre d’en augmenter la demande, assurant ainsi le maintien en activité de tous les hauts fourneaux. Il est beaucoup plus vraisemblable de supposer que dans l’environnement macroéconomique actuel, le transfert de propriété envisagé aurait eu pour seul effet de modifier les parts de marché plutôt que d’en augmenter la taille.

De fait, on ne pouvait que douter de la légitimité et de la capacité des pouvoirs publics à établir la configuration de marché la plus appropriée, ne serait-ce que de la répartition des emplois préservés ou détruits. En outre, si le choix d’une nationalisation avait prévalu dans un tel contexte, la fixation d’une juste indemnisation se serait avérée délicate et source de contentieux.

En bref, la nationalisation ainsi conçue pouvait difficilement passer pour un outil efficace de politique industrielle. Il n’appartient pas aux pouvoirs publics d’arbitrer entre des intérêts privés pour fixer qui détient quoi, y compris en cas de fermeture de certains sites. Ce type d’arbitrage relève des autorités de la concurrence. La politique industrielle, quant à elle, doit interférer le moins possible avec la répartition des parts de marché entre les différents concurrents. Tout au plus peut-elle assurer la survie d’entreprises dont l’activité est jugée stratégique et qui traversent une passe difficile en raison de la conjoncture globale ou de choix industriels qui se sont avérés erronés ou simplement plus coûteux que prévu.

Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le gouvernement n’ait pas donné suite au projet de nationalisation et se soit rallié au compromis consistant simplement à exiger de Mittal qu’il s’engage à réaliser des investissements de modernisation du site et à maintenir en état de marche les hauts fourneaux dans la perspective, au reste aléatoire, de les doter d’une technologie fortement économe en émission de gaz carbonique les faisant gagner en compétitivité, dans le cadre du projet européen Ulcos (Ultra-Low Carbon Dioxide Steelmaking).

La nationalisation projetée était bel et bien un leurre dans tous les sens du terme. La bataille politique et médiatique autour du devenir du site de Florange a révélé, en réalité, une erreur d’analyse des pouvoirs publics. Les difficultés rencontrées par la sidérurgie française résultent d’une insuffisance de la demande, fruit du choix politique d’une austérité généralisée. Chercher à ce problème macroéconomique une solution microéconomique était pour le moins hasardeux et témoigne d’une incohérence des choix de politique économique de court et moyen terme.




iAGS, un rapport annuel indépendant

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Xavier Timbeau

L’austérité budgétaire dans la zone euro est un échec retentissant. Après deux années successives de restrictions budgétaires, la zone euro se prépare à engager, en 2013, une nouvelle phase d’austérité. Sur la base d’un travail collectif ayant abouti à la publication du premier rapport iAGS 2013, les instituts économiques ECLM au Danemark, IMK en Allemagne et l’OFCE montrent que cette stratégie mène à une situation dramatique : la zone euro sera en récession en 2013, comme en 2012, et le chômage va continuer d’augmenter, pour atteindre près de 27 millions d’Européens résidant dans la zone euro à la fin 2013.

Cette situation n’est pas soutenable, socialement et économiquement, et elle ne l’est pas non plus du point de vue des finances publiques : les cures d’austérité ont des effets réels si néfastes que les déficits et les dettes publics ne peuvent pas durablement baisser. La stratégie européenne doit donc être discutée et une alternative proposée. Celle-ci consiste, en respectant les traités européens en vigueur, à atténuer dès 2013 l’effort d’austérité budgétaire : il faut passer d’une baisse programmée du déficit corrigé de la conjoncture de 1,4% du PIB pour l’ensemble de la zone euro à une baisse de 0,5% du PIB. Et en invoquant les circonstances exceptionnelles que traverse la zone euro – qui prétendra qu’une troisième année de récession anticipée, après celles déjà bien effectives de 2009 et 2012, n’est pas exceptionnelle ? -, il faudrait même décaler dans le temps les efforts d’ajustement. Le rapport iAGS montre que cette stratégie permettrait effectivement de converger vers un ratio de dette publique conforme aux traités européens et à l’horizon de 20 ans qu’imposent ces mêmes traités, tout en limitant considérablement les coûts sur l’emploi et la croissance.




Le chômage augmente en France, la pauvreté en Allemagne

Par Eric Heyer

La France sera-t-elle la nouvelle Grèce comme l’affirme l’hebdomadaire The Economist? Les réformes françaises doivent-elles s’accélérer et s’inspirer de celles menées il y a 10 ans outre-Rhin ?  Pour l’opinion publique allemande, pour ses autorités ainsi que pour une grande partie des experts économiques, cela ne fait aucun doute. Outre un déficit public plus faible, l’Allemagne aurait avant tout réussi à baisser significativement son taux de chômage contrairement à son voisin français. Parti d’un niveau similaire au début des années 2000 (proche des 7,7 % fin 2001), le taux de chômage se situe aujourd’hui à 5,4 % de la population active en Allemagne, soit 4,5 points de % de moins qu’en France (graphique 1).

L’objet de ce billet n’est pas de revenir sur les raisons de ce différentiel – qui ont par ailleurs déjà fait l’objet de notes sur ce blog (voir notamment l’impact de la démographie par G. Cornilleau, de la baisse de la durée du travail par E. Heyer et M. Plane et de la montée des inégalités hommes-femmes par H. Périvier)- mais simplement de signaler que cette baisse du chômage en Allemagne s’est accompagnée d’une forte augmentation de la pauvreté.

D’après Eurostat, au cours des six dernières années, le taux de pauvreté, mesuré au seuil de 60 % du revenu médian, aurait augmenté de 3,6 points de pourcentage en Allemagne, augmentation quatre fois plus importante que celle observée en France (0,9 point). En 2011, malgré la forte baisse du chômage et un différentiel important avec la France, le taux de pauvreté en Allemagne se situerait à 1,8 point au-dessus – soit plus de 11 % de plus – de celui observé en France (graphiques 2 & 3).

 

 

 

Il existe donc bien une face cachée des réformes menées en Allemagne depuis plus de dix ans qui a conduit vers moins de chômage mais plus de pauvreté.