Financement du supérieur : faut-il faire payer les étudiants ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Faut-il faire financer par les étudiants, sous la forme d’une hausse des droits d’inscription qui pourrait être couplée ou non à des prêts, une partie plus importante du coût de l’enseignement supérieur ? Le caractère anti-redistributif du financement par l’impôt de l’enseignement supérieur est souvent mis en avant. Nous montrons dans un document de travail que dans une perspective de cycle de vie l’impôt proportionnel n’est pas anti-redistributif.

Si la hausse des droits de scolarité dans le supérieur n’est pas à l’ordre du jour politique en France, elle fait l’objet d’une bataille intense, non seulement au Québec, mais aussi en Espagne et en Grande Bretagne, où des manifestations étudiantes ont éclaté fin 2010. En France, la hausse des droits d’inscription à l’université est régulièrement proposée dans des rapports : récemment (2011) dans une note de l’Institut de l’Entreprise sur le rôle des entreprises dans le financement du supérieur, Pierre-André Chiappori propose de « lever le tabou des frais d’inscription ». Dans une contribution à Terra Nova publiée en 2011, Yves Lichtenberger et Alexandre Aïdara proposent une hausse de l’ordre de 1 000 euros annuels des droits d’inscription à l’université. Paradoxalement, les auteurs proposent également la création d’une allocation d’étude utilisable tout au long de la vie. Les auteurs entendent répondre à deux logiques économiques contradictoires. D’une part, l’allocation d’étude permet d’élever le niveau général de formation, facteur d’innovation et de croissance, d’autre part de lutter contre l’auto-sélection sociale dans l’enseignement supérieur :

Dans les pays qui l’ont adoptée [l’allocation d’étude], les couches sociales défavorisées ont pu avoir l’opportunité d’accomplir de longues études alors que leur origine sociale les prédestinait à des filières courtes permettant d’accéder rapidement au salariat. C’est donc une condition importante de l’élévation générale du niveau d’études et de qualification des jeunes, qui est une préoccupation centrale de ce rapport. (Lichtenberger et Aïdara, p.82)

Mais d’autre part, l’enseignement bénéficie aux plus favorisés et sa gratuité serait ainsi anti-redistributive :

La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur public conduit d’abord à un transfert de ressources (le coût public des études) en direction des jeunes qui font les études les plus longues. Il s’agit massivement des jeunes issus des milieux les plus favorisés. Ce transfert se traduit in fine en un rendement privé pour les bénéficiaires : les salaires, puis les pensions plus élevés et dont les plus qualifiés bénéficient tout au long de leur vie. (…) En l’état, la gratuité n’a aucune vertu redistributive et aggrave même les inégalités. (Lichtenberger et Aïdara, p.84)

De fait, même s’il n’est pas le seul, le caractère anti-redistributif de la gratuité de l’enseignement supérieur est un des principaux arguments des défenseurs d’une hausse des droits de scolarité. Or, cet argument s’appuie sur une vision statique et familialiste de la redistribution. Nous adoptons au contraire une perspective de cycle de vie. Comme le souligne le deuxième extrait ci-dessus, les bénéficiaires des dépenses d’éducation profitent d’un rendement privé moyen important : ils auront des salaires et des pensions plus élevés tout au long de leur vie. Même en supposant que l’impôt (sur le revenu) est proportionnel au revenu (ce qui n’est pas le cas : en réalité, il est progressif), ils paieront, en absolu, un impôt beaucoup plus élevé que les individus ayant suivi des études plus courtes. Surtout, l’impôt permet de faire financer l’enseignement par les individus qui bénéficient réellement d’un rendement privé important, et en proportion de ce rendement. Les personnes qui subissent les discriminations sur le marché du travail, ou qui, parce qu’elles ont été orientées dans des filières moins rentables, bénéficient de faibles rendements de l’éducation remboursent à la société par leur impôt un montant plus faible que celles qui ne les ont pas subies. Le financement par l’impôt sur le revenu conduit à faire contribuer les personnes ayant des revenus élevés, même lorsqu’elles n’ont pas suivi de longues études. L’injustice serait alors dans le transfert entre les personnes bénéficiant de hauts revenus qui n’ont pas fait de longues études et celles qui en ont fait. Mais si l’éducation est caractérisée par une part importante de rendements sociaux, de part ses effets sur la croissance (voir Aghion et Cohen), alors les personnes à hauts revenus sont les bénéficiaires des dépenses d’éducation, qu’elles aient fait des études ou non (les entrepreneurs autodidactes bénéficient ainsi de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée).

En adoptant une perspective de cycle de vie, nous montrons dans un document de travail que financer les dépenses d’éducation non obligatoires (au-delà de 16 ans) par un impôt proportionnel constitue un transfert net des plus hauts revenus sur l’ensemble de la carrière professionnelle, vers les plus faibles revenus sur l’ensemble de la carrière. Dans une perspective de cycle de vie, la gratuité de l’éducation non-obligatoire financée par l’impôt ne bénéficie pas aux individus ayant les parents les plus aisés (le transfert des individus provenant des ménages les plus aisés vers ceux des ménages les moins aisés n’est pas significativement différent de zéro). Si les individus issus des ménages les plus pauvres réagissent à l’augmentation des frais de scolarité en réduisant leur investissement éducatif, même lorsqu’elle est financée par des prêts, alors, il ne fait guère de doute qu’ils seront les premières victimes de ce type de réforme. Les défenseurs des hausses des frais de scolarité plaident, en général, pour de faibles hausses des droits d’inscription ainsi que des exonérations sous condition de ressources parentales. Mais, l’histoire récente, en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada, montre qu’une fois les droits d’inscription introduits, il est difficile d’empêcher les gouvernements en quête de nouvelles ressources d’augmenter les droits et de réduire les seuils d’exonération.

En matière d’enseignement supérieur, l’injustice première est le moindre accès des individus issus de milieux modestes. Le plus sûr moyen d’assurer l’équité devant l’éducation reste de la financer par l’impôt sur le revenu et de réformer l’enseignement pour qu’il vise la réussite scolaire de tous plutôt que la sélection.




L’union bancaire : une solution à la crise de l’euro ?

par Maylis Avaro et Henri Sterdyniak

Le sommet européen des 28 et 29 juin marque une nouvelle tentative des instances européennes et des pays membres pour sortir de la crise de la zone euro. Un prétendu Pacte de croissance a été adopté mais il comprend pour l’essentiel des engagements des pays membres à entreprendre des réformes structurelles ; les fonds dégagés d’un montant limité (120 milliards sur plusieurs années) étaient déjà prévus pour la plupart. En revanche, la stratégie consistant à imposer des politiques budgétaires restrictives n’est pas remise en cause et la France s’est engagée à ratifier le Pacte budgétaire. Les interventions du FESF et du MES seront moins rigides ; elles pourront aider, sans conditions supplémentaires, des pays que les marchés financiers refusent de financer alors que ceux-ci respectent leurs objectifs en termes de politique budgétaire ou de réformes structurelles. Mais la garantie mutuelle des dettes publiques et les euro-obligations ont été repoussées. Le sommet a lancé un nouveau projet : l’union bancaire. Est-ce un complément obligé de l’Union monétaire ou est-ce une nouvelle fuite en avant ?

La crise actuelle est en grande partie une crise bancaire. Les banques européennes avaient nourri les bulles financières et les bulles immobilières (particulièrement en Espagne et en Irlande) ; elles avaient investi dans des fonds de placement ou de couverture aux Etats-Unis. Elles ont connu des pertes importantes avec la crise de 2007-2010 ; les Etats ont dû venir à leur secours, ce qui a été particulièrement coûteux pour l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et surtout l’Irlande. La crise des dettes souveraines de la zone euro a encore accentué leurs difficultés : les dettes publiques qu’elles détenaient sont devenues des actifs risqués. La question de la régulation des banques est posée au niveau international (nouvelles normes de Bâle III), aux Etats-Unis (règle Volcker et loi Dodd-Frank) comme en Grande-Bretagne (rapport Vickers).

En juin 2012, les doutes sur la solidité des banques européennes ont une nouvelle fois resurgi. Les mesures prises depuis 2008 pour stabiliser le système financier sont apparues insuffisantes. Lorsque Bankia, la quatrièmebanque d’Espagne a annoncé qu’elle demandait une aide à l’Etat de 19 milliards d’euros, l’inquiétude sur les bilans des banques espagnoles s’est fortement accentuée. Le taux de créances douteuses des banques espagnoles, dont les bilans ont été fragilisés par le krach immobilier, est passé de 3,3% fin 2008 à 8,7% en juin 2012[1]. Par ailleurs, de nombreux Grecs[2] commencent à réduire leurs dépôts dans les banques de leur pays craignant une sortie de la zone euro.

 

En réponse à ces risques, le projet d’une Union bancaire européenne, relancé par Mario Monti, qui proposait d’étendre des projets en préparation à la DG Marché Unique de la Commission européenne, est actuellement mis en avant par la Commission, la BCE, et plusieurs Etats membres (Italie, France, Espagne,…) En sens inverse, l’Allemagne estime qu’une union bancaire serait impossible sans union budgétaire. Même si Angela Merkel a reconnu[3] qu’il était important d’avoir une supervision européenne avec une autorité bancaire supranationale ayant une meilleure vision d’ensemble, elle a refusé clairement que l’Allemagne prenne le risque de nouveaux transferts ou garanties, sans une intégration budgétaire et politique renforcée[4]. Le sommet de la zone euro du 29 juin a demandé à la Commission de faire prochainement des propositions concernant un mécanisme de surveillance unique pour les banques de la zone euro.

Une telle Union bancaire reposerait sur trois piliers :

– une autorité européenne chargée d’une surveillance centralisée des banques,

– un fonds européen de garantie des dépôts.

– un schéma commun de résolution des crises bancaires.

Chacun de ces piliers fait l’objet de problèmes spécifiques, les uns sont liés à la complexité du fonctionnement de l’UE (l’Union bancaire est-elle limitée à la zone euro ou inclut-elle tous les pays de l’UE ? Est-ce un pas vers plus de fédéralisme ? Comment le concilier avec les prérogatives nationales ?), les autres sont liés à des choix structurels à faire quant au fonctionnement du système bancaire européen.

Le choix de l’institution devant exercer le nouveau pouvoir de supervision bancaire fait débat entre l’Autorité bancaire européenne (EBA) et la BCE. L’EBA, créée en novembre 2010 pour améliorer la surveillance du système bancaire de l’Union européenne, a déjà réalisé deux séries de « stress tests » sur les banques. Le résultat de Bankia pour les tests d’octobre 2011 signalait un déficit de fonds propres de 1,3 milliards. Cinq mois plus tard, ce déficit était de 23 milliards ; la crédibilité de l’EBA en a souffert. De plus, l’EBA, installée à Londres, a autorité sur le système britannique alors que le Royaume-Uni ne veut pas participer à l’Union bancaire. De son coté, la BCE a reçu le soutien de l’Allemagne. L’article 127.6 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5] qui a été cité au sommet de la zone euro du 29 juin pour servir de fondement à la création d’une autorité bancaire européenne permet de donner à la BCE un pouvoir de supervision. Le Vice-président de la BCE, M. Constancio, a déclaré le 12 juin que « la BCE et l’Eurosystème sont préparés » pour recevoir ces pouvoirs ; « il n’y aurait donc pas besoin de créer une nouvelle institution ».

Un contrôle européen suppose une vision commune sur la réglementation du système bancaire. Il faut s’accorder sur des questions cruciales comme par exemple : « Faut-il séparer les banques de dépôts des banques d’affaires ? », « Faut-il interdire aux banques d’intervenir sur les marchés financiers pour leur compte propre ? », « Faut-il favoriser le développement de banques publiques, mutualistes ou régionales ou au contraire celui de de grandes banques internationalisées ? », « Faut-il inciter les banques à faire crédit en priorité aux entreprises et administrations de leur pays d’origine ou au contraire à se diversifier ? », « Les règles macro-prudentielles devront-elles être nationales ou européennes ? ». Selon nous, confier ces questions à la BCE comporte le risque de franchir une nouvelle étape de la dépolitisation de l’Europe.

L’application des directives de cette nouvelle autorité posera des problèmes. Un groupe bancaire en difficulté pourrait être sommé de vendre ses parts d’actions de grands groupes nationaux. Mais le gouvernement national accepterait-il d’exposer un champion national à un contrôle étranger ? Les gouvernements perdraient la capacité d’influencer la distribution de crédit par les banques, ce qui, pour certains, est souhaitable (pas d’interférence politique dans le crédit), mais pour nous est dangereux (les gouvernements perdront un outil de politique industrielle qui pourrait être mobilisé pour financer les PME, les ETI ou pour impulser la transition écologique).

Ainsi, sur le dossier Dexia, l’opposition entre la Commission européenne d’une part et la France, la Belgique et le Luxembourg d’autre part, bloque le plan de démantèlement. Ce plan comporte la reprise des activités de financement des collectivités locales françaises de Dexia Crédit Local par une banque des collectivités, issue d’une coopération entre la Banque postale et la Caisse des dépôts. Au nom de la concurrence loyale, Bruxelles remet en cause les financements aux collectivités locales par une telle banque car Dexia a bénéficié d’aides publiques pour son plan de démantèlement. Cela menace la continuité du financement des collectivités locales françaises et pourrait bloquer les projets de ces dernières et surtout interdire à la France de prévoir des mécanismes spécifiques et sécurisés de financement des collectivités locales par de l’épargne locale.

L’objectif d’un fonds de garantie des dépôts est d’éloigner le risque de retrait massif de dépôts lors de paniques bancaires. Ce fonds pourrait être financé par une contribution des banques européenne garanties par le fonds. Selon Schoenmaker et Gros[6], une union bancaire doit se créer sous un « voile de l’ignorance », c’est-à-dire en ne sachant pas quel pays présente plus de risques : ce n’est pas le cas en Europe aujourd’hui. Les auteurs proposent un fonds de garantie qui n’accepterait, au départ, que les grandes banques transnationales les plus solides, mais ceci accentuerait immédiatement les risques de dislocation de la zone si les déposants se précipitaient sur les banques garanties. Il faut donc que le fonds garantisse toutes les banques européennes. Selon Schoenmaker et Gros, sous l’hypothèse d’un plafond de 100 000 euros garantis, la somme des dépôts couverts serait de 9 700 milliards d’euros. Les auteurs proposent que le fonds dispose d’une réserve permanente représentant 1,5% des dépôts couverts (soit près de 140 milliards d’euros). Mais ceci permettrait seulement de sauver une ou deux grandes banques européennes. La crédibilité d’un tel fonds en cas de crise bancaire et de risque de contagion est donc faible. La garantie des dépôts continuera à dépendre des Etats et du MES, qui devraient venir à l’aide du fonds, éventuellement en demandant des contributions supplémentaires aux banques.

L’autorité en charge de ce fonds n’est pas encore désignée. Si la BCE semble bien placée pour recevoir la surveillance du système bancaire, il est beaucoup plus délicat de lui confier la gestion du fonds de garantie des dépôts. Selon Repullo[7], la garantie des dépôts doit être séparée de la fonction de prêteur en dernier ressort. En effet, dans le cas contraire, la BCE pourrait utiliser sa capacité de création monétaire pour recapitaliser les banques, ce qui gonflerait la masse monétaire. Les objectifs de politique monétaire et de soutien aux banques entreraient en conflit. Il faudrait donc créer une autorité de garantie des dépôts et de résolution des crises, distincte de la BCE, qui aurait obligatoirement un droit de regard sur le comportement des banques, qui s’ajouterait à celui de l’EBA, de la BCE, des régulateurs nationaux. Par contre, la BCE continuerait à jouer son rôle de prêteur en dernier ressort. On voit mal la viabilité d’un système si compliqué.

Le risque d’une sortie d’un pays de la zone euro n’étant pas encore écarté, la question se pose de la garantie qu’offrirait l’Union bancaire face à la conversion en monnaie nationale des dépôts libellés en euros. Une garantie des dépôts en monnaie nationale en cas de sortie de l’euro pénaliserait fortement les clients des banques qui subirait la dévaluation de la monnaie nationale par rapport à l’euro et verraient leur pouvoir d’achat fortement diminuer. Une telle garantie ne résout pas le problème de la fuite des capitaux que connaissent aujourd’hui les pays menacés d’un risque de défaut. C’est donc une garantie des dépôts en euros qui serait nécessaire, mais, dans la situation actuelle, compte-tenu du risque qu’elle doit jouer sous peu pour certains pays, elle est plus difficile à mettre en place.

Ainsi, des hommes politiques allemands, finlandais ou des économistes comme H. W. Sinn dénoncent-ils des risques trop importants pour l’Allemagne et les pays du Nord. Selon plusieurs économistes allemands, aucune autorité supranationale n’a le droit d’imposer de nouvelles charges (ou risques de charge) aux banques allemandes sans l’accord du Parlement, et ces risques de charges doivent être explicitement limités. La Cour constitutionnelle allemande pourrait s’opposer au fonds de garantie des dépôts au nom d’une exposition au risque illimité pour l’Allemagne. Par ailleurs, selon George Osborne, le chancelier de l’Echiquier britannique, une garantie des dépôts bancaires à l’échelle européenne exigerait une modification des traités et l’accord de la Grande-Bretagne.

La Commission européenne a commencé à élaborer un schéma commun de résolution des crises bancaires en adoptant le 6 juin les propositions de Michel Barnier. Ce schéma comporte trois volets. Le premier consiste à améliorer la prévention en obligeant les banques à mettre en place des testaments, c’est-à-dire prévoir des stratégies de redressement et même de démantèlement en cas de crise grave. Le deuxième donne aux autorités bancaires européennes un pouvoir d’intervention pour mettre en œuvre les plans de redressement et changer les dirigeants d’une banque si celle-ci ne respecte pas l’exigence de fonds propres. Le troisième indique qu’en cas de défaillance d’une banque, les pouvoirs publics nationaux devront prendre le contrôle de l’établissement et utiliser des instruments de résolution tels que la cession des activités, la création d’une banque de défaisance (une « bad-bank ») ou le renflouement interne (en obligeant les actionnaires et les créanciers d’apporter de l’argent frais). Si nécessaire, les banques pourront bénéficier de fonds émanant du Mécanisme européen de solidarité (MES). Ainsi, les risques liés aux banques seraient-ils mieux partagés : les actionnaires et les créanciers non couverts par la garantie seraient mis à contribution les premiers, de sorte que les contribuables ne paieraient pas pour rembourser les créanciers des banques insolvables. En contrepartie, les actions et les créances des banques deviendraient beaucoup plus risquées ; la réticence des banques envers le crédit inter-bancaire et l’assèchement du marché interbancaire dû à la crise perdurerait ; les banques auraient des difficultés à émettre des titres et devraient augmenter leur rémunération. Or, les normes de Bâle III imposent aux banques de lier leur distribution de crédits à leurs fonds propres. Le risque est grand de voir la distribution de crédit freinée, ce qui contribuerait à maintenir la zone en récession. Selon les décisions du sommet du 29 juin, l’Espagne pourrait être le premier pays dont les banques seraient recapitalisées directement par le MES. Cependant, ceci n’interviendrait pas avant début 2013 ; les modalités d’une telle procédure et l’impact de l’aide du MES sur la gouvernance des banques recapitalisées doivent encore être précisés. Comme le montre l’exemple de Dexia, les modalités de recomposition d’une banque peuvent avoir de lourdes conséquences pour le pays où elle opérait ; les gouvernements (et les citoyens) sont-ils prêts à perdre tout pouvoir en ce domaine ?

L’Union bancaire permettrait de briser la corrélation entre crise souveraine et crise bancaire. Quand les agences de notations dégradent la note de la dette publique d’un pays, ses titres subissent une perte de valeur et passent dans la catégorie « actifs à risque » et sont moins liquides. Cela accroît le risque global des banques du pays concerné. Si une banque fait face à un risque global trop important et n’arrive plus à satisfaire les exigences de fonds propres de Bâle III, l’Etat doit la recapitaliser, mais pour cela il est obligé de s’endetter, et il augmente ainsi son risque de défaut. Ce lien entre les bilans fragilisés des banques et les dettes publiques génère une spirale dangereuse. Ainsi depuis l’annonce de la faillite de Bankia, les taux espagnols de refinancement à 10 ans ont atteint le seuil critique de 7% alors qu’ils étaient proches de 5,5% depuis un an. Au sein d’une Union bancaire, les banques seraient incitées à se diversifier à l’échelle européenne. Cependant, la crise de 2007-09 a montré les risques de la diversification internationale : de nombreuses banques européennes ont perdu beaucoup d’argent aux Etats-Unis ; les banques étrangères connaissent mal le tissu local, que ce soient les PME, les ETI ou les collectivités locales. La diversification sur critère financier s’accorde mal avec une distribution avisée du crédit. D’ailleurs, depuis la crise, les banques européennes ont tendance à se replier sur leur pays d’origine.

Le projet d’Union bancaire suppose que la solvabilité des banques dépende avant tout de leurs fonds propres, donc de l’appréciation des marchés ; que les liens entre les besoins de financement d’un pays (administrations, entreprises et ménages) et les banques nationales soient coupés. On pourrait préconiser la stratégie inverse : une restructuration du secteur bancaire, où les banques de dépôts devraient se concentrer sur leur cœur de métier (le crédit de proximité, basé sur une expertise fine, aux entreprises, ménages et collectivités locales), où leur solvabilité serait garantie par l’interdiction de procéder à certaines opérations risquées ou spéculatives.

L’Union bancaire poussera-t-elle à la financiarisation ou marquera-t-elle un salutaire retour vers le modèle rhénan ? Imposera-t-elle la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires ? Interdira-t-elle aux banques dont les dépôts seront garantis d’intervenir sur les marchés financiers pour leur compte propre ?

 

 

 

 


[1] Selon la Banque d’Espagne.

[2] Le total des dépôts bancaires des ménages et des entreprises ont baissé de 65 milliards en Grèce depuis 2010. Source : Banque centrale de Grèce.

[3] « La supervision bancaire européenne s’annonce politiquement sensible », Les Echos Finance, jeudi 14 juin 2012, p. 28.

[4] « Les lignes de fracture entre Européens avant le sommet de Bruxelles », AFP Infos Economiques 27 juin 2012 .

[5] Art 127.6 : « Le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, à l’unanimité, et après consultation du Parlement européen et de la Banque centrale européenne, peut confier à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de contrôle prudentiel des établissements de crédit et autres établissements financiers, à l’exception des entreprises d’assurances ».

[6] D. Schoenmaker et Daniel Gros (2012), A European Deposit Insurance and Resolution Fund, CEPS working document, n° 364, Mai.

[7] Repullo, R. (2000), Who Should Act as Lender of Last Resort? An Incomplete Contracts Model, Journal of Money, Credit, and Banking 32, 580-605.

 




La zone euro en crise : quelles perspectives pour la politique monétaire et les politiques budgétaires en Europe ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 8 juin 2012, s’est tenue à Kiel la 9ème Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union Européenne. Son sujet était : « La zone euro en crise : quelles perspectives pour la politique monétaire et les politiques budgétaires en Europe ? ». La conférence a, bien sûr, été dominée par la question de la crise des dettes publiques de pays de la zone euro. Comment est-on arrivé à cette situation ? Faut-il incriminer des erreurs des politiques économiques nationales ? Faut-il mettre en cause la mauvaise organisation de la zone euro ?

Plusieurs lignes de fracture sont apparues (cf. aussi la Note associée) :

–         pour les uns, ce sont des politiques nationales irresponsables qui sont la cause des déséquilibres : les pays du Sud ont laissé se développer des bulles immobilières et salariales tandis que les pays du Nord pratiquaient des politiques vertueuses d’austérité salariale et de réformes structurelles. Les pays du Sud doivent donc adopter la stratégie des pays du Nord et accepter une longue cure d’austérité. Pour les autres, la monnaie unique a permis le développement de déséquilibres jumeaux et opposés : trop d’austérité au Nord, trop de hausses de salaires au Sud ; il faut une convergence où la relance au Nord facilite la résorption des déséquilibres extérieurs au Sud.

–         Pour les uns, chaque pays doit mettre en œuvre des politiques alliant consolidation budgétaire et réformes structurelles. Pour les autres, il faut une stratégie de croissance à l’échelle de l’UE (en particulier par le financement de la transition écologique) et une garantie des dettes publiques pour faire converger les taux d’intérêt nationaux vers le bas.

–         Pour les uns, toute nouvelle solidarité suppose le développement d’une Union budgétaire, ce qui signifie la mise en place des règles contraignantes inscrites dans le Pacte budgétaire ; pour les autres, il faut une coordination ouverte des politiques économiques, sans normes préétablies.

Nous proposons un compte-rendu assorti de brefs commentaires[2] dans une Note longue.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).

[2] La plupart des articles sont disponibles sur : http://www.euroframe.org/index.php?id=7. Une sélection d’articles sera publiée dans un numéro de la Revue de l’OFCE, collection « Débats et Politiques », à paraître fin 2012. Le présent compte-rendu n’engage que ses auteurs.




Conseil européen : wait and sink ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno

Le Conseil européen de cette fin de semaine devait être consacré, selon les souhaits des autorités françaises, à la renégociation du Pacte budgétaire européen adopté le 2 mars 2012. Cependant, il semblerait qu’une telle renégociation ne soit pas à l’ordre du jour. Las, le débat sur le Pacte budgétaire devrait être rouvert : la médiocrité de sa rédaction doit être dénoncée, et son caractère par trop restrictif doit être à nouveau débattu ; in fine, le texte doit être amendé. La focalisation des débats sur la règle de déficit structurel qualifiée injustement de « règle d’or » est déplacée dans la mesure où c’est la règle de réduction de la dette publique qui est la plus contraignante des deux règles inscrites dans le Pacte budgétaire. C’est sans doute d’elle qu’il faudrait reparler, et en urgence, afin d’éviter de sombrer un peu plus dans une contagion de plans d’austérité voués à l’échec…

L’opposition entre français et italiens d’un côté, et allemands de l’autre, à propos de la croissance européenne a sans doute été désamorcée par l’accord de la fin de semaine dernière, avec l’Espagne, en faveur d’un plan de relance européen concerté portant sur 1 % du PIB européen, soit 130 milliards d’euros, dont les contours et le financement restent cependant à préciser. Le mot d’ordre du Conseil européen sera alors, par élimination, « l’union bancaire », solution préventive à un nouvel épisode de crises bancaire et financière dans l’Union européenne. La création d’une union bancaire est-elle importante ? Certainement. Est-elle urgente ? Moins que le retour de la croissance qui, certes, ne se décrète pas, mais se prépare. En l’état actuel du Pacte budgétaire, on peut affirmer que ce n’est pas la croissance économique que l’on prépare, mais la récession que l’on fomente[1].

Le pacte budgétaire, inscrit au titre III du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM, comporte explicitement deux règles budgétaires. La première précise ce en quoi consiste une « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus », expression depuis longtemps inscrite dans le Pacte de stabilité et de croissance. Selon le Pacte budgétaire de mars 2012, cette « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus » consiste en un déficit structurel d’au plus 0,5 % du PIB. Le déficit structurel est le déficit public corrigé des variations cycliques, donc corrigé des fameux stabilisateurs automatiques; il inclut entre autres les charges d’intérêt. En cas de dépassement de ce déficit structurel, et en dehors de circonstances exceptionnelles, e.g. un retournement « important » de l’activité, un mécanisme correcteur automatique, dont la nature n’est pas précisée, doit le ramener en deçà de la limite. La règle de déficit structurel est assouplie pour les Etats membres dont la dette publique est inférieure à 60 % du PIB : le plafond de déficit structurel est porté à 1 % du PIB.

La seconde règle budgétaire s’impose aussi aux Etats membres de la zone euro dont la dette publique au sens de Maastricht est supérieure à 60 % du PIB. En 2012, cette règle s’impose à 12 pays parmi les 17 Etats membres de la zone euro. Cette seconde règle vise à réduire la dette publique d’un vingtième par an. Malheureusement, le texte adopté est mal rédigé et ouvre la voie à différentes interprétations, comme nous le montrons ci-dessous. Il est donc inapplicable. Pire, cette règle est la plus contraignante et la plus restrictive des deux règles du Pacte budgétaire, en l’état actuel de la conjoncture. Il est donc urgent de s’en soucier et de la modifier pour la rendre applicable.

Selon l’article 4 du Traité, « (l)orsque le rapport entre la dette publique et le PIB d’une partie contractante est supérieur à la valeur de référence de 60 % (…), ladite partie contractante le réduit à un rythme moyen d’un vingtième par an. » Problème : le « le » auquel nous avons rajouté les italiques semble se rapporter au ratio de dette publique, plutôt qu’à l’écart de la dette publique aux 60 % de référence. L’Allemagne, avec sa dette publique d’un peu plus de 80 % du PIB en 2011, doit-elle réduire sa dette en 2012 de 4 points de PIB (un vingtième de 80 % du PIB) ou de 1 point de PIB (un vingtième de l’écart à 60 % du PIB) ? Légalement, il est sans doute requis qu’à une telle question, la réponse soit limpide…

Par ailleurs, le Pacte budgétaire est muet sur la nature du surplus permettant de réduire la dette : si, pour laisser des marges de manœuvre en cas de déficit conjoncturel, cette règle devait porter sur le déficit structurel – ce qui mériterait donc d’être explicité dans le Pacte -, la règle de dette serait toujours plus contraignante que la règle d’or : un surplus structurel serait systématiquement requis pour ramener la dette publique à 60% du PIB dans les 12 Etats membres dont la dette a dépassé la valeur de référence. Là encore, la formulation se devrait d’être limpide.

Admettons maintenant que le « le » de l’article 4 soit associé à l’écart de la dette à sa cible de référence et que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total. On peut se poser la question de savoir laquelle des deux règles – « règle d’or » ou règle de réduction de la dette – est la plus contraignante pour les Etats membres, donc celle à appliquer. Nous avons posé, en annexe à ces développements[2], le petit système de règles budgétaires compatible avec le Pacte budgétaire. Le déficit total est la somme du déficit conjoncturel et du déficit structurel. Le déficit conjoncturel dépend de l’écart du PIB à son potentiel, l’output gap, avec une élasticité de 0,5 (élasticité moyenne usuelle dans la littérature pour les pays européens, cf. OCDE). La « règle d’or » porte uniquement sur le déficit structurel tandis que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total et dépend donc, à la fois, de l’output gap et du déficit structurel.

Pour quelles valeurs de dette publique et d’output gap la « règle d’or » est-elle plus contraignante que la règle de dette ? Réponse : lorsque l’output gap est supérieur à 1 plus 1/10 de l’écart de la dette initiale à sa valeur de référence. Cela signifie que pour un pays comme l’Allemagne, la règle de réduction de la dette dominerait la « règle d’or », sauf en cas de croissance très forte : le PIB effectif devrait être au moins deux points supérieurs au potentiel. Selon les perspectives économiques de l’OCDE publiées en mai 2012, l’output gap de l’Allemagne serait de -0,8 en 2012… La règle de réduction de la dette est donc bien plus restrictive que la « règle d’or ». Elle l’est aussi pour la France (dette de 86% du PIB en 2011), qui devrait avoir un output gap d’au moins 3,6 points pour que la « règle d’or » soit contraignante ; l’OCDE prévoit un output gap de -3,3 en 2012… Elle l’est pour tous les pays de la zone euro avec une dette supérieure à 60 % du PIB, sans exception.

Aussi, sauf en cas de très forte croissance, le volet réduction de la dette domine le volet déficit structurel. Et pourtant c’est sur le deuxième que se concentre toute l’attention…

Lorsqu’un traité laisse ouvertes autant de voies à l’interprétation, n’est-il pas normal de vouloir le revoir ? Lorsqu’un traité prévoit d’intensifier les cures d’austérité dans une zone, la zone euro, dont l’écart de production à son potentiel est de -4 points, selon les estimations d’une organisation, l’OCDE, généralement peu suspectée de surestimer ledit potentiel, n’est-il pas souhaitable et urgent de le renégocier ?


[1] Dans un post récent étaient soulignés les risques d’instabilité sociale et les pertes de croissance potentielle que la contagion de l’austérité impliquait dans la zone euro (cf. Creel, Timbeau et Weil, 2012).

[2] Annexe :

Nous commençons par définir avec def le déficit public total qui comporte une composante structurelle s, et une composante cyclique dc:

def = s + dc

Toutes les variables sont exprimées en proportion du PIB. La composante cyclique est constituée de la variation du déficit qui intervient, grâce principalement à l’action des stabilisateurs automatiques, quand l’économie s’éloigne de son potentiel. Une estimation raisonnable est que le déficit augmente de 0,5 point par point d’output perdu. La composante cyclique peut donc être écrite:

dc = – 0,5 y

où nous définissons y comme l’output gap, i.e. la différence entre le PIB et son niveau potentiel.

Les règles introduites par le pacte budgétaire peuvent être écrites comme suit:

s1 < 0,5,

c’est-à-dire que le déficit structurel ne peut jamais dépasser 0,5 % du PIB (s1 fait référence au premier volet de la règle), et

def = – (b0 – 60)/20,

c’est-à-dire que le déficit total doit être tel que la dette publique (exprimée en proportion du PIB) se réduit chaque année d’un vingtième de la différence entre la dette publique initiale (b0) et le niveau de référence de 60 %. La règle de la dette peut être réécrite en termes de déficit structurel, soit :

s2 = def – dc = 0,5 y – (b0 – 60)/20.

Nous avons alors 2 cas possibles pour que le volet déficit structurel soit moins restrictif que le volet réduction de la dette :

Cas 1

s1 < s2 si y >1 + (b0 – 60)/10.

Supposons qu’on démarre d’un niveau de dette comme celui de l’Allemagne (b0 = 81,2 % du PIB). Le cas 1 implique que le volet déficit structurel sera plus contraignant que le volet réduction de la dette si et seulement si y > 3,12 %, c’est à dire si l’Allemagne a un écart de production par rapport au potentiel de plus de trois points.  Le même calcul, pour un pays à  dette élevée (120 % du PIB) comme l’Italie, donne y > 7 % !

Cas 2

Si la règle de réduction de la dette porte sur le déficit structurel (plutôt que sur le déficit public total), on a :

s1 < 0,5

et

s2 = – (b0 – 60)/20

Dans ce cas, s1 < s2 si 1 < – (b0 – 60)/10, ce qui ne peut jamais arriver tant que la dette publique est supérieure au niveau de référence.




Un coup de pouce au SMIC ou au RSA ?

par Guillaume Allègre

Le gouvernement s’est engagé à un coup de pouce exceptionnel et « raisonné » pour le SMIC puis à une indexation fonction de la croissance et non plus seulement du pouvoir d’achat des ouvriers. Dans Les Echos, Martin Hirsch plaide lui pour un coup de pouce au RSA plutôt qu’au SMIC. Il convient de ne pas opposer travailleurs pauvres, auxquels le RSA s’adresse, et bas salaires : les politiques de redistribution doivent s’attaquer aux inégalités tout au long de l’échelle des revenus et pas seulement à la pauvreté.

En termes de réduction des inégalités, il existe plusieurs stratégies ; une première stratégie vise à réduire les inégalités individuelles de salaires ; une autre vise à réduire les inégalités de niveau de vie entre ménages, niveau auquel les individus sont supposés solidaires. Ces deux stratégies ont, chacune, leur légitimité. Le RSA activité et le SMIC ne sont ainsi pas substituables (voir aussi « le SMIC ou le RSA ? »). Contrairement au RSA, la lutte contre la pauvreté n’est pas l’objectif  du SMIC. Le SMIC a pour objectif « d’assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles une participation au développement économique de la nation ». Un SMIC élevé a pour effet de réduire les inégalités dans toute la partie basse de l’échelle des salaires, les hausses du salaire minimum se diffusant jusqu’à deux SMIC. Depuis le développement du chômage, des emplois précaires et à temps partiels, les salariés au SMIC à temps plein ne sont certes pas les plus pauvres, mais ils sont loin d’être aisés. Le SMIC réduit l’écart de revenus entre la classe populaire et la classe moyenne, ce qui est un objectif en soi (même si ceci peut-être mal perçu par une partie de la classe moyenne : par construction, la réduction des inégalités ne contente pas tout le monde). Surtout, il n’est pas équivalent de recevoir un salaire élevé ou de recevoir un salaire faible complété par une prestation sociale ciblée. Les prestations n’ouvrent pas de droits à la retraite ou au chômage. En termes de dignité, le niveau du SMIC représente la valeur qu’une société donne au travail. Les prestations sociales ciblées sur les plus pauvres mettent les individus concernés dans une position d’assistés, ce qui a des conséquences en termes de représentations (individuelles et collectives). Le travail étant effectué par des individus, il n’est pas illégitime de vouloir réduire les inégalités entre salariés et pas seulement entre ménages de salariés.

La proposition de coup de pouce au RSA est ambigüe car le terme RSA désigne à la fois un minimum social qui bénéficie à des chômeurs et inactifs (RSA ‘socle’, anciennement RMI et API) et un complément de revenus pour travailleurs pauvres (RSA ‘activité’). Si la proposition de coup de pouce ne concerne que le RSA activité, elle est incohérente avec l’objectif de cibler les foyers les plus défavorisés. Si, au contraire, elle concerne l’ensemble du RSA, ce qui serait légitime, il convient alors d’être plus explicite et d’assumer qu’elle bénéficiera principalement à des chômeurs et inactifs[1]. En mars 2012, il y avait en effet 1,59 million de bénéficiaires du RSA socle seul, et 689 000 du RSA activité (France entière) : seul un tiers des allocataires du RSA bénéficie de la partie activité.

La mise en place du RSA activité s’est soldée, jusqu’à présent, par deux échecs (« Les échecs du RSA ») : selon le rapport final du Comité national d’évaluation, les effets sur l’emploi ne sont pas discernables et la réduction de la pauvreté est fortement limitée à cause d’un important non-recours à la partie complément de revenus. Passons rapidement sur le premier point puisque les effets incitatifs du RSA ne sont plus mis en avant. Le problème principal d’un coup de pouce au RSA activité est bien le non-recours : dans le rapport, il est estimé, pour la partie RSA activité seul à 68% en décembre 2010[2]. Et ce n’est pas qu’une question de montée en charge : entre décembre 2010 et mars 2012, le nombre de bénéficiaires du RSA activité seul a très peu augmenté, passant de 446 000 à 447 000 en France métropolitaine. Lier l’éligibilité au RSA activité à la fois aux revenus d’activité et aux charges familiales et mêler dans un même instrument des bénéficiaires d’un minimum social et des travailleurs pauvres, parfois très bien intégrés au marché du travail, pose problème à la fois en termes de mauvaise évaluation de l’éligibilité à la prestation et de stigmatisation. Deux causes de non-recours au RSA activité sont ainsi soulignées: la connaissance insuffisante du dispositif d’une part et le non-recours volontaire d’autre part : 42% des non-recourants qui n’excluent pas d’être éligibles, déclarent qu’ils n’ont pas déposé de demande parce qu’ils « se débrouillent autrement financièrement », 30% n’ont pas déposé de demande parce que ils n’ont « pas envie de dépendre de l’aide sociale, de devoir quelque chose à l’Etat » (p.61). Une meilleure information ne serait donc pas suffisante pour régler le problème du non-recours. Au contraire, l’augmentation du SMIC a le grand avantage de bénéficier automatiquement aux personnes concernées sans crainte de stigmatisation puisqu’il s’agit de revenus du travail.

Contrairement au RSA, l’augmentation du SMIC brut augmente le coût du travail. Toutefois, il existe plusieurs stratégies permettant d’augmenter le SMIC net sans effet sur le coût du travail : l’augmentation peut être compensée par une baisse des cotisations sociales employeurs. On peut aussi alléger les cotisations sociales salariales sur les bas salaires. Mais, cette proposition risque d’être censurée par le Conseil constitutionnel, qui en 2000 avait retoqué l’exonération de CSG sur les bas salaires au motif que la progressivité de la CSG ne se serait alors pas appuyée sur la faculté contributive des ménages[3]. Enfin, une réforme de plus grande ampleur visant à fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu permettrait de réduire l’imposition sur les bas salaires et d’augmenter ainsi le Smic net. L’intégration de la Prime pour l’emploi permettrait aussi de faire apparaître directement les sommes concernées sur la feuille de paie.

La lutte contre les inégalités ne doit évidemment pas s’arrêter aux inégalités de salaires entre salariés à temps-plein. Il convient de s’attaquer au temps partiel subi, en donnant des droits de passage au temps-plein aux salarié-e-s et/ou en rendant le temps partiel plus coûteux par une réduction du taux d’allégement général de cotisations patronales.

Fondamentalement, il n’y a pas de raison de vouloir faire fluctuer le niveau du RSA socle par rapport au SMIC. Or, du fait de l’indexation du RSA socle  sur les prix, son niveau a beaucoup baissé relativement au SMIC depuis le début des années 1990 (voir Périvier, 2007). Il serait donc légitime de revaloriser significativement le RSA socle (quitte à réduire le taux de cumul du RSA activité) et de l’indexer sur le niveau du SMIC. Ceci résoudrait définitivement la question du coup de pouce au SMIC ou au RSA.


[1] On voit ici que la ‘simplification’, qui a consisté à fusionner deux instruments en un seul, ne facilite pas le débat public

[2] Ce non-recours est partiellement expliqué par le fait que pour une partie des personnes éligibles (environ un tiers), les gains potentiels sont très faibles voire nuls du fait de la déduction des sommes versées au titre du RSA activité de la Prime pour l’emploi due. Mais le non-recours reste élevé même en prenant comme référence les gagnants potentiels (et non toutes les personnes éligibles).

[3] Décision n° 2000−437 DC du 19 décembre 2000 : « Considérant que, s’il est loisible au législateur de modifier l’assiette de la contribution sociale généralisée afin d’alléger la charge pesant sur les contribuables les plus modestes, c’est à la condition de ne pas provoquer de rupture caractérisée de l’égalité entre ces contribuables ; que la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789  »




Les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Un monde décidément bien petit

par Michel Forsé

Chacun a certainement personnellement expérimenté au moins une fois ce que suggère l’idée du « petit monde ». On rencontre un parfait inconnu et l’on s’aperçoit que l’on a avec lui une connaissance commune. Dès les années 1960, Stanley Milgram a apporté des éléments de validation empirique à cette intuition en essayant de déterminer combien il fallait en moyenne d’intermédiaires pour relier deux individus ne se connaissant pas dans une société aussi vaste que celle des Etats-Unis. Grâce à une expérimentation astucieuse, le résultat qu’il obtint fut frappant : 5,2 (ou 6 « degrés de séparation », comme on le dit souvent, passant par ces 5 intermédiaires). D’autres études menées depuis ont conduit à des chiffres à peu près du même ordre. Sans entrer ici dans des détails techniques, elles rencontraient cependant plusieurs écueils. Beaucoup d’abandons en cours d’expérience de la part des sujets enquêtés étaient observés et elles ne mettaient en jeu qu’un faible nombre de participants.

L’avènement récent des réseaux sociaux sur l’Internet a fourni l’occasion de reprendre le problème pour tenter cette fois une vérification à une échelle beaucoup plus large, puisqu’il s’agit de la planète entière. Les réseaux formés par une messagerie instantanée, Twitter ou Facebook ont été étudié sous cet angle. La question posée était chaque fois la même : combien faut-il d’intermédiaires pour relier deux individus pris au hasard dans un des ces réseaux. Et chaque fois, même si les chiffres peuvent varier légèrement, la réponse a confirmé, voire amplifié, ce que l’on pouvait attendre à la lumière des travaux de Milgram.

Le cas de Facebook est à cet égard particulièrement édifiant puisque c’est le plus grand réseau jamais analysé à ce jour. L’investigation menée en 2011 a porté sur 721 millions d’individus et sur les 69 milliards de liens qu’ils ont de fait entre eux. Sur cette base, il est apparu qu’il fallait en moyenne 4,7 intermédiaires pour relier deux abonnés à Facebook dans le monde. Ce chiffre descend même à 4,3 si l’on se restreint aux Etats-Unis. Nul doute donc que la thèse du petit monde se trouve par là largement validée.

Mais il reste à l’expliquer. De ce point de vue, si plusieurs modèles ont cours, deux apparaissent prépondérants : celui d’un monde de clusters reliés par des liens faibles et celui faisant intervenir des hubs à plusieurs niveaux (international, national, régional, local) selon une relative invariance d’échelle. Jusqu’ici, il s’est agi de modèles plutôt concurrents mais on peut entrevoir de les conjuguer comme l’article publié sur ce sujet dans la Revue de l’OFCE le suggère.




Le retour à la drachme serait-il un drame insurmontable?

par Céline Antonin

Le 17 juin 2012, le vote des Grecs aux élections législatives a, au moins pour un temps, éloigné le spectre d’une sortie du pays de la zone euro. Cependant, l’idée n’est pas totalement enterrée, et trouve des relais aussi bien en Grèce que chez certaines formations politiques en zone euro. Cela continue de poser la question du coût d’un défaut total de la Grèce pour ses créanciers, au premier rang desquels figure la France. L’analyse publiée dans la dernière  Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012) montre que malgré l’ampleur des pertes potentielles, plusieurs facteurs permettent de relativiser les conséquences d’un défaut de l’Etat grec sur les pays de la zone euro.

Une sortie de la Grèce de la zone euro, non prévue par les traités, serait un véritable casse-tête juridique à résoudre, il faudrait notamment gérer le retrait d’un pays de l’Eurosystème[1]. En cas de retour à une nouvelle drachme, qui se déprécierait fortement par rapport à l’euro[2], le fardeau de la dette publique restant à rembourser serait considérablement alourdi, de même que celui des dettes privées qui seraient toujours libellées en euros. Les faillites d’entreprises financières et non financières seraient nombreuses. Légalement, la Grèce ne pourrait pas convertir unilatéralement sa dette publique en nouvelles drachmes. Etant donné la faible soutenabilité de l’endettement public du pays et le fait que la dette soit libellée quasi-exclusivement en euros, le pays ferait certainement défaut (au moins partiellement) sur sa dette publique, voire sur sa dette extérieure[3]. Les principaux détenteurs de dette grecque étant les pays de la zone euro, quel serait l’ampleur du choc en cas de défaut grec ?

L’objectif ici, dont on trouvera plus de détails dans la Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012), est de décomposer l’exposition des pays de la zone euro (et notamment la France) à la dette publique et privée grecque. L’exposition à la dette publique grecque transite par trois canaux principaux :

1) les deux plans d’aide budgétaire de mai 2010 et mars 2012 ;

2) la participation à l’Eurosystème ;

3) l’exposition des banques commerciales.

Si l’on analyse chacun de ces canaux, il apparaît que ce sont surtout les plans d’aide à la Grèce qui exposent les pays de la zone euro à des pertes. Ils exposent les pays de la zone euro à des pertes maximales de 160 milliards d’euros (dont 46 milliards d’euros pour l’Allemagne et 35 milliards d’euros pour la France). Les pays de la zone euro sont également exposés à la dette publique grecque via leur participation à l’Eurosystème : en effet, le bilan de l’Eurosystème a gonflé considérablement pour soutenir les pays fragiles de la zone euro, notamment la Grèce. Cela étant, au vu de la capacité d’absorption des pertes de l’Eurosystème (plus de 3 000 milliards d’euros), nous considérons que les pertes potentielles pour les pays de la zone euro sont peu probables, dans le cas d’un défaut unilatéral de la Grèce sur sa dette publique. Enfin, le système bancaire de la zone euro serait exposé à hauteur de 4,5 milliards d’euros au risque souverain grec et à hauteur de 45 milliards d’euros au secteur privé grec[4].

L’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque, hors Eurosystème, atteindrait au maximum 199 milliards d’euros (2,3 % du PIB de la zone euro, tableau), dont 52 milliards d’euros pour l’Allemagne (2 % du PIB) et 65 milliards d’euros pour la France (3,3 % du PIB). Si l’on inclut l’exposition à l’Eurosystème, l’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque atteindrait 342 milliards d’euros (4 % du PIB de la zone euro), dont 92 milliards d’euros pour l’Allemagne (3,6 % du PIB) et 95 milliards d’euros (4,8 %) pour la France. La France apparaît comme le pays le plus exposé de la zone euro, à cause de l’exposition de ses banques à la dette privée grecque, via des filiales en Grèce. Si l’on ne considère que la dette publique grecque, en revanche, c’est l’Allemagne qui apparaît comme le pays le plus exposé à un défaut grec.


 

Ces montants constituent une borne supérieure : ils représentent le maximum des pertes potentielles dans le scénario le plus défavorable, à savoir le défaut total de la Grèce sur sa dette publique et privée. En outre, il est impossible de prévoir avec certitude l’ensemble des réactions en chaîne liées à une sortie de la Grèce de la zone euro : tout dépend si la sortie est concertée ou pas, si un plan de rééchelonnement des dettes est mis en place, de l’ampleur de la dépréciation de la drachme par rapport à l’euro, …

L’élément « rassurant » de cette analyse est l’ordre de grandeur des pertes éventuelles (tableau): le choc d’une sortie de la Grèce serait absorbable, même si cela induirait un choc sur chacun des pays membres et creuserait leur déficit, sapant leurs efforts pour revenir à l’équilibre budgétaire. En revanche, cette analyse rappelle également combien les économies des pays de la zone euro sont imbriquées, ne serait-ce que via l’Union monétaire, sans parler des mécanismes de solidarité budgétaire. Ainsi, une sortie de la Grèce de la zone euro risquerait d’ouvrir la boîte de Pandore, et si d’autres pays sont tentés d’imiter l’exemple grec, c’est l’ensemble de la zone euro qui risque de sombrer.


[1] L’Eurosystème est l’institution européenne regroupant la BCE et les banques centrales des pays faisant partie de la zone euro.

[2] Sur cette question, voir A. Delatte, Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs, blog de l’OFCE, juin 2012.

[3] La dette extérieure désigne l’ensemble des dettes qui sont dues par tous les acteurs publics et privés d’un pays à des prêteurs étrangers.

[4] On se situe ici dans un cas d’école, où la dépréciation de la drachme serait telle que la monnaie ne vaudrait plus rien.

 




L’Allemagne sera-t-elle rattrapée par la récession de ses partenaires européens ?

Christophe Blot et Sabine Le Bayon

L’Allemagne peut-elle être épargnée de la récession qui frappe un nombre croissant de pays de la zone euro ? Si la situation économique allemande est sans aucun doute bien plus favorable que celle de la plupart de ses partenaires, il n’en demeure pas moins que le poids des exportations dans le PIB allemand (50% contre 27% en France) fait peser une forte incertitude sur sa trajectoire de croissance.

Ainsi, au dernier trimestre 2011, le recul de l’activité (-0,2 %), lié à la consommation et aux exportations, a fait vaciller les espoirs d’une Allemagne qui serait épargnée de la crise et qui pourrait en retour tirer la croissance de la zone euro grâce à la vigueur de sa demande interne et aux augmentations de salaires. Les exportations de biens en valeur ont reculé de 1,2 % fin 2011 par rapport au trimestre précédent, avec une contribution de -1,5 point pour la zone euro et de -0,4 point pour le reste de l’Union européenne. Certes, le début de l’année 2012 a été marqué par le regain de vigueur de la croissance, avec une progression du PIB de 0,5 % (contre 0 % dans la zone euro) à nouveau tirée par les exportations et en particulier par celles des pays hors de la zone euro. Les perspectives d’une récession outre-Rhin en 2012 semblent donc s’éloigner, mais de fortes incertitudes demeurent sur les évolutions du commerce extérieur dans les prochains mois et sur l’ampleur du ralentissement « importé » en Allemagne. L’enjeu est de savoir si l’amélioration enregistrée au premier trimestre 2012 est temporaire. Le recul des commandes manufacturières des entreprises de la zone euro vers l’Allemagne (-7,5 % au premier trimestre 2012, après -4,8 % au dernier trimestre 2011) pourrait sonner le glas de la vigueur de la croissance allemande, surtout si la récession dans la zone euro se poursuit et s’amplifie.

Avec un PIB par tête qui dépasse le niveau d’avant-crise, l’Allemagne fait figure d’exception dans une zone euro encore profondément marquée par la crise. Le déficit public est maîtrisé et l’Allemagne respecte déjà le seuil de 3 % du Pacte de stabilité et de croissance. Le commerce extérieur[1] reste excédentaire et s’élevait à 156 Mds d’euros (soit 6,1 % du PIB) en 2011 quand, dans le même temps, la France enregistrait un déficit de 70 Mds d’euros (soit 3,5 % du PIB). Pourtant, malgré ces performances favorables en matière de commerce extérieur, la crise a laissé des traces qui sont aujourd’hui amplifiées par la facture énergétique. Ainsi, avant la crise, l’excédent était de 197 milliards dont plus de 58 % liés aux échanges avec les partenaires de la zone euro. Avec la crise, l’activité a fortement ralenti dans la zone euro – le PIB, au premier trimestre 2012, est encore inférieur de 1,4 % à celui qui prévalait au premier trimestre 2008 – ce qui s’est automatiquement répercuté sur la demande adressée à l’Allemagne. Ainsi, les exportations de biens vers la zone euro sont toujours inférieures à leur niveau de début 2008 (de 2,9 % pour l’Allemagne et de 6,3 % pour la France, voir tableau 1). De fait, les excédents commerciaux de l’Allemagne vis-à-vis de l’Italie et de l’Espagne – deux pays fortement touchés par la crise – ont été nettement réduits, principalement en raison du recul de la demande espagnole et italienne. Les exportations allemandes vers ces deux pays ont ainsi respectivement diminué de 27 % et de 4 % depuis 2007.

Néanmoins, même si l’Allemagne est plus exposée aux chocs de commerce international que la France, son exposition à l’égard de la zone euro est moindre. La part des pays de la zone euro dans les exportations allemandes est passée de 44,8 % en 2003 à 39,7 % en 2011 (tableau 2a). En France, malgré une baisse du même ordre de grandeur, 47,5 % des exportations sont toujours orientées vers la zone euro. L’écart s’efface cependant en considérant l’ensemble de l’Union européenne, qui représente 59,2 % des exportations allemandes contre 59,8 % des exportations françaises ; la baisse de la dépendance à l’égard de la zone euro étant compensée par la hausse de la part des nouveaux Etats membres de l’Union européenne dans le commerce allemand qui atteint 11,4 % en 2011. De plus, l’Allemagne a conservé son avance sur les marchés émergents par rapport à la France : l’Asie représente 15,8 % des exportations allemandes en 2011 et la Chine 6,1 %, contre respectivement 11,5 % et 3,2 % dans le cas français. En parvenant à diversifier la composition géographique de ses exportations vers des zones de croissance dynamique, l’Allemagne pourrait amortir le choc d’un ralentissement conjoncturel dans la zone euro. C’est de fait ce que montrent les dernières évolutions du commerce extérieur puisque si les exportations allemandes (comme françaises) sont supérieures à leur niveau d’avant-crise, c’est grâce aux exportations vers les pays hors zone euro, dont l’Allemagne a plus profité que la France (tableau 1). L’Allemagne a en effet réussi à réduire son déficit vers l’Asie de façon nette, ce qui a en partie compensé les mauvais résultats du coté de la zone euro et des PECO. Enfin, l’Allemagne dispose d’avantages en matière de compétitivité hors-prix[2] que traduit le dynamisme des échanges dans les secteurs automobile et des matériels électriques, électroniques et informatiques. Les excédents dans ces deux secteurs ont retrouvé en 2011 leur niveau d’avant-crise (respectivement 103 et 110 milliards d’euros en 2011), alors que les soldes de ces deux secteurs ont continué à se dégrader en France.

Même si les commandes en provenance des pays hors zone euro restent dynamiques (3,6 % début 2012), le poids de la zone euro reste trop fort pour que les exportations vers les pays émergents puissent compenser le recul des commandes adressées par la zone euro à l’Allemagne, ce qui se répercutera inévitablement sur la croissance allemande. Le PIB devrait donc progresser moins rapidement en 2012 qu’en 2011 (0,9 % selon l’OFCE[3], après 3,1 %). L’Allemagne échapperait donc à la récession sauf si la contraction budgétaire devait s’amplifier dans l’ensemble de la zone euro. En effet, le ralentissement de la croissance ne permettra pas aux Etats membres de respecter leurs engagements budgétaires en 2012 et 2013, ce qui pourrait les conduire à décider de nouvelles mesures restrictives qui réduiraient d’autant la croissance dans l’ensemble de la zone euro et donc la demande adressée à leurs partenaires. Dans ce cas, l’Allemagne n’échapperait pas à la récession.

Enfin, le rôle du commerce extérieur n’est pas seulement essentiel pour la croissance et pour l’emploi en Allemagne. Il pourrait également s’immiscer dans les négociations menées par la France et l’Allemagne sur la gouvernance de la zone euro. La croissance relative des pays jouera en effet sur le rapport de force entre les deux pays. Le ralentissement prévu de la croissance en Allemagne traduit bien ses intérêts contradictoires entre le maintien de ses débouchés commerciaux et ses craintes vis-à-vis du fonctionnement de la zone euro et du coût pour ses finances publiques d’un soutien plus large aux pays les plus fragiles. Si ce dernier aspect a pour l’instant dominé, la position allemande pourrait évoluer à partir du moment où ses intérêts commerciaux sont menacés, d’autant plus que la chancelière allemande négocie avec l’opposition parlementaire pour ratifier le pacte budgétaire, opposition qui pourrait réclamer des mesures de soutien à la croissance en Europe comme le fait le nouveau président français.


[1] Mesuré par l’écart entre les exportations et les importations de biens.

[2] Voir aussi J.-C. Bricongne, L. Fontagné et G. Gaulier (2011) : « Une analyse détaillée de la concurrence commerciale entre la France et l’Allemagne », Présentation séminaire Fourgeaud.

[3] Ce chiffre correspond à l’actualisation de notre prévision d’avril 2012 afin de tenir compte de la publication de la croissance du premier trimestre 2012.




Quelle réforme de la fiscalité du patrimoine ?

par Guillaume Allègre, Mathieu Plane et Xavier Timbeau

Pourquoi et comment taxer le patrimoine ? La fiscalité française sur le patrimoine est-elle équitable et efficiente ? Dans un article, « Réformer la fiscalité du patrimoine ? », publié dans le numéro spécial « Réforme Fiscale » de la Revue de l’OFCE, nous examinons ces questions et proposons des pistes pour réformer la fiscalité pesant sur le patrimoine.

Nous montrons que dans la période récente les revenus économiques réels du capital sont très importants. En effet, aux revenus visibles du capital (intérêts, dividendes, loyers reçus, etc.), il faut ajouter des revenus peu visibles (les gains en capital nets de la consommation de capital fixe et de la taxe inflationniste). Ces revenus peu visibles, car seule une partie des plus-values latentes est réalisée, constituent en moyenne une part importante des revenus des individus. Entre 1998 et 2010, malgré deux crises financières, les gains en capital ont augmenté en moyenne de 12 % par an le revenu réel par adulte (33 % en moyenne de 2004 à 2007). Cette progression est en grande partie due à la forte croissance des prix de l’immobilier.

Nous montrons également que l’imposition effective des revenus du patrimoine est faible bien que les taux d’imposition apparents sur les revenus du capital soient souvent élevés et que les taux d’imposition sur les revenus effectivement taxés soient encore plus élevés du fait de la non-prise en compte de la taxe inflationniste dans le calcul de l’impôt[1]. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble de la fiscalité assise sur le patrimoine des ménages, qu’elle soit assise sur sa détention (ISF, taxe foncière), sa transmission (droits de mutation) ou ses revenus (Impôt sur le revenu, CSG, etc.), il apparaît que le taux d’imposition effectif sur les revenus économiques du capital[2] est de 11,1 % en moyenne. Cette faiblesse de l’imposition effective des revenus économiques du capital s’explique par le fait qu’une grande partie de ces revenus échappent, totalement ou en partie, à l’impôt : les plus-values immobilières sur la résidence principale sont totalement exonérées et partiellement sur les résidences secondaires ; le service de logement reçu par les propriétaires occupants (« loyers fictifs ») n’est  pas imposable alors que, net des intérêts, il constitue un revenu ; les donations servent à purger les plus-values, même lorsqu’elles ne sont pas imposées (il existe pour les donations en ligne directe un abattement de 159 000 euros par enfant renouvelable tous les dix ans) ; et certains revenus financiers échappent à l’imposition au barème (assurance-vie, livrets exonérés, etc.).

Nous discutons ensuite de pistes de réforme permettant d’imposer l’ensemble des revenus du patrimoine. Nous pensons que le revenu économique du patrimoine (ou revenu augmenté net du patrimoine), devrait être imposé au même titre que les revenus du travail. Une telle règle respecte l’équité (dans le sens où les ménages sont alors imposés selon leur capacité contributive, quelle que soit la source de leurs revenus), et permet de lutter contre l’optimisation fiscale. En effet, dans une économie de plus en plus financiarisée, il existe une porosité entre les revenus du travail et ceux du capital. Imposer différemment les revenus du capital ouvre alors la voie aux montages fiscaux. La priorité d’une réforme de la fiscalité assise sur le patrimoine devrait être d’imposer l’ensemble des plus-values réelles, notamment les plus-values immobilières qui aujourd’hui sont soumises à des règles spécifiques. En outre, parce qu’il s’agit d’un patrimoine immobile, ces règles ne peuvent être justifiées par la concurrence fiscale en Europe. Elles sont parfois défendues par l’argument de prise en compte de l’inflation ainsi que par le caractère spécifique de la résidence principale. Mais la prise en compte de l’inflation ne peut justifier l’exonération totale des plus-values immobilières pour les résidences secondaires après une certaine durée de détention (30 ans actuellement, 22 ans précédemment) : non seulement l’exonération sur les plus-values paraît inéquitable mais, de plus, elle peut inciter certains ménages à conserver des biens, notamment lors de bulles haussières. Et le caractère spécifique des biens immobiliers ne peut être invoqué lors de la sortie définitive du marché. L’imposition des plus-values réelles, nettes de l’inflation, de la consommation de capital fixe et des travaux d’amélioration serait donc préférable aux systèmes d’abattement selon la durée de détention. Elle pourrait avoir lieu lorsque la vente n’est pas suivie d’un rachat – pour ne pas pénaliser la mobilité – et lors des successions (taxation des plus-values latentes, avant le calcul des droits de succession). L’imposition des plus-values immobilières réelles lors de la sortie définitive du marché pourrait remplacer progressivement les droits de mutation à titre onéreux, ce qui serait favorable à la mobilité et à une plus grande équité horizontale.

Au vu de ces arguments, que penser des propositions contenues dans le projet présidentiel de François Hollande à propos de la fiscalité du patrimoine ? Il propose (1) d’imposer les revenus du capital au barème de l’impôt sur le revenu au même titre que ceux du travail ; (2) de revenir sur les allégements de l’Impôt sur la fortune et de relever les taux d’imposition des plus hauts revenus ; (3) de ramener l’abattement sur les successions de 159 000 euros par enfant à 100 000 euros (il avait été porté de 50 000 à 150 000 euros en 2007).

(1) Le premier point nécessite en outre de supprimer les prélèvements forfaitaires libératoires et les multiples niches fiscales permettant d’échapper à l’impôt. Il rejoint nos propositions à condition que les revenus imposés au barème prennent en compte la taxe inflationniste et la consommation de capital fixe. Une telle proposition implique d’imposer les loyers fictifs qui constituent un revenu implicite du capital. Cependant, devant la difficulté d’estimation de la base imposable, les loyers fictifs ne sont plus imposés depuis 1965 (voir l’article de Briant et Jacquot). Une solution à cette difficulté est de permettre aux locataires et accédants de déduire de leur revenu imposable leurs loyers ou intérêts d’emprunt, en augmentant le taux moyen de l’impôt sur le revenu en compensation.

(2) Le deuxième point s’écarte de nos propositions, mais l’ISF est une solution pour imposer les gros patrimoines au fil de l’eau, même lorsqu’ils ne procurent pas de revenu imposable (en présence de plus-values latentes et en absence de dividendes ou de loyers perçus par exemple). Dans ces conditions, l’ISF n’a de sens que s’il n’est pas plafonné selon le revenu imposable (ou une notion proche). L’imposition sur la fortune est d’autant plus justifiée que les rendements réels, y compris les plus-values latentes des actifs sont peu hétérogènes (mais elle est alors équivalente à une imposition sur le revenu des actifs) ou que lorsque la supervision des  propriétaires peut améliorer le rendement des actifs (l’imposition assise sur la détention de patrimoine, et non le revenu, est alors une incitation supplémentaire «aux propriétaires à ‘activer’ leur patrimoine », comme le proposait  Maurice Allais). Au contraire, si les rendements des actifs sont hétérogènes et que les incitations à optimiser son patrimoine sont déjà élevées, l’imposition des revenus du patrimoine est préférable du point de vue de l’équité sans nuire à l’efficience économique.

(3) La plus forte imposition des successions paraît légitime du point de vue de l’égalité des chances. Il faudrait, selon nous, aller plus loin, au minimum en supprimant la purge de plus-value, notamment lorsque les biens ont été exonérés de droits de succession.

* Ce texte est issu de l’article « Réformer la fiscalité du patrimoine ? » publié dans le numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, disponible sur le site internet de l’OFCE.


[1] Comme le souligne Henri Sterdyniak : « Il est donc erroné de prétendre que les revenus du capital sont taxés à des taux réduits. Quand ils sont effectivement taxés, ils le sont à des taux élevés. »

[2] Défini comme le ratio entre la somme des impôts assis sur le patrimoine et les revenus augmentés du patrimoine nets de la CCF et de la taxe inflationniste.

 




Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs ?

par Anne-Laure Delatte (chercheure associée au département des Etudes)

Le débat sur le maintien ou non de la Grèce dans la zone euro s’intensifie. La directrice du FMI,  Christine Lagarde, fustige le gouvernement grec. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, estime que la zone euro peut désormais supporter une sortie de la Grèce et  maintient que les Grecs n’ont pas le choix. Quels sont les risques pour les Grecs du retour à la drachme ? Cette option conduirait-elle nécessairement le pays au chaos ?  Quelques éléments de réponse peuvent être trouvés dans l’expérience argentine du retour au peso en 2002.

En Argentine, la parité fixe peso/dollar au taux de un peso pour un dollar fut établie par la loi du 1er Avril 1991. Le dollar pouvait être utilisé indifféremment dans les transactions internes. Il en résulta une circulation de dollars dans les transactions courantes et la dénomination des actifs financiers en dollars. Concrètement, en moyenne, dans les années 1990, plus de 70 % des dépôts bancaires et deux tiers des crédits au secteur privé étaient libellés en dollars. Ce montant a culminé au dernier trimestre 2001, la veille de l’abandon du régime, quand 75 % des dépôts privés et 80 % de l’ensemble des crédits étaient libellés en dollars.

Le fort attachement de la population argentine au dollar a été conforté tout au long des années 1990 par la promesse de chaque candidat aux élections présidentielles de maintenir ce régime.  Aussi l’abandon du dollar en janvier 2002 s’est fait dans un contexte politique particulièrement dramatique, marqué par la démission successive de cinq présidents et un désarroi populaire qui a retenti bien au-delà des frontières argentines. Le peso a subi une dévaluation de plus de 70 % par rapport au dollar et l’épargne domestique a fui de façon massive vers des comptes bancaires étrangers. Si le troc est resté marginal, les provinces et l’Etat central ont commencé à émettre leur propre monnaie pour payer les fonctionnaires et leurs fournisseurs. Selon la Banque centrale argentine, ces monnaies parallèles ont représenté 30 % des billets en circulation en moyenne tout au long de 2002.

Ainsi, le contexte dans lequel l’Argentine a rétabli sa monnaie nationale en 2002 était en partie comparable au contexte grec actuel : une forte confusion politique, une grave récession et surtout une monnaie nationale sans réelle crédibilité.

Contre toute attente, malgré l’ampleur de la crise, le désordre social et politique et la fragmentation monétaire qui laissaient prédire une période de 10 ans pour retrouver le niveau de PIB d’avant la crise, la reprise économique s’est amorcée dès le second semestre 2002. Avec une croissance nominale de 9 % par an et une inflation maîtrisée, l’Argentine a finalement  récupéré son niveau d’avant-crise en 2004. Comment l’Argentine est-elle sortie du dollar  « par le haut »?

Le défaut sur 90 milliards de dollars de dette publique, suivi d’un pacte fiscal entre les provinces et l’Etat central et de maîtrise des dépenses ont redressé les finances publiques. Mais ce qui fait l’originalité de l’expérience argentine, c’est la réforme monétaire opérée dès janvier 2002.

En effet, la dévaluation du peso bouleversait les équilibres financiers à l’intérieur du pays. Avec 80 % des crédits contractés en dollars, la plupart des ménages et des entreprises ont vu la valeur de leur dette multipliée par près de quatre ! Après la dévaluation, le montant des dettes privées atteignait en 2002 120 milliards de dollars tandis que le PIB argentin ne pesait plus que 106 milliards de dollars. Pour éviter la faillite de l’ensemble du secteur privé, les autorités argentines ont alors imaginé une règle de remboursement des dettes.

En effet, pour éviter la faillite, la logique voulait que les revenus des entreprises soient libellés dans la même monnaie que les dettes. C’est ainsi que le 4 février 2002, par le décret 214/02, le gouvernement a imposé la « pesification » de l’ensemble de l’économie : tous les prix, les contrats dans les secteurs réel et financier, salaires et dettes ont été convertis en pesos au taux de un peso pour un dollar alors que le cours du marché atteignait presque 4 pesos pour un dollar. Les contrats dans le secteur financier ont subi une conversion du même ordre : les dépôts ne dépassant pas trente mille dollars ont été convertis au taux de 1,4 peso pour 1 dollar[1]. Comment une telle règle s’est-elle imposée malgré les effets de richesse désastreux sur les créanciers ?

La conversion au taux de un pour un (ou 1,4 pour 1) imposée par les autorités a opéré un règlement du conflit sur les dettes en faveur des débiteurs au détriment des créanciers nationaux et étrangers. Or le principal agent débiteur dans l’économie est le secteur productif, c’est-à-dire les entreprises. En leur offrant une sortie de crise protégée, les nouvelles règles monétaires ont neutralisé les effets de bilan et permis que la dévaluation retrouve des effets expansionnistes classiques. En effet, la balance commerciale est devenue excédentaire et l’économie argentine a pu alors profiter du contexte mondial florissant du début des années 2000. Les exportations sont passées de 10 à 25 % du PIB et dès 2004, le niveau du PIB était de 2 % supérieur à la moyenne des années 1990. Autrement dit la règle monétaire a permis le retour à la croissance et à l’emploi, ce qui explique qu’une majorité de la population y a adhéré.

En fait, les Argentins, comme les Grecs aujourd’hui, étaient pris au piège : avec des contrats de dettes libellés en dollar, le retour au peso, après dévaluation, entraînait une faillite généralisée du secteur privé. Si les Grecs abandonnaient l’euro aujourd’hui, le pays entier serait en faillite. En effet, si la drachme était dévaluée de 50 %, comme certaines prévisions l’indiquent actuellement, la dette privée serait multipliée par deux. Avec des revenus libellés en drachmes et des dettes en euro, les entreprises et les ménages seraient incapables de rembourser leurs créanciers. C’est bien le même phénomène de piège qui paralysait les autorités argentines avant 2002.

Au total, plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’expérience argentine. Premièrement, le principal risque pour la Grèce d’une sortie de l’euro est une faillite généralisée du secteur privé. Après le secteur public qui a déjà restructuré 50 % de sa dette, le retour à la drachme, toutes choses égales par ailleurs, fera émerger des conflits financiers entre créanciers et débiteurs privés qui paralyseront le système de paiement. Deuxièmement, pour résoudre la crise, l’Etat doit jouer un rôle central d’arbitre. Dans ces conditions, la nature des règles retenue n’est pas neutre. Les solutions sont multiples, exprimant des orientations politiques et ayant des conséquences économiques divergentes.  En Argentine, le choix de favoriser les débiteurs nationaux est allé à l’encontre des intérêts des détenteurs de capital et des investisseurs étrangers. Aussi, contrairement à ce qu’affirme Wolfgang Schäuble, le gouvernement grec a le choix. C’est le troisième enseignement. La résolution de la crise grecque est plus qu’un projet économique et les options qui s’offrent au peuple grec relèvent de choix politiques. Le choix déterminera des conditions plus favorables à certains groupes économiques (comme les créanciers européens, les salariés grecs, les détenteurs de capital, etc.).

Selon la nature de l’ordre politique, l’Etat pourra chercher à conserver la matrice des rapports de force ou au contraire à la bousculer. Une réforme peut en effet entraîner une rupture et être l’occasion d’une définition de nouveaux rapports de force. L’option poursuivie jusqu’ici a consisté à répartir le coût de la résolution de la crise grecque sur les créanciers d’une part, via la restructuration de la dette publique, et sur les débiteurs d’autre part, via les efforts structurels (réduction des salaires et transferts sociaux) et l’augmentation de la pression fiscale. A contrario, une sortie de la zone euro accompagnée d’une restructuration des dettes privées et publique « façon Argentine » imposerait le coût de la résolution davantage aux créanciers, principalement le reste de l’Europe. Cela explique le regain de tension dans les propos de certains pays européens créanciers à l’égard de la Grèce, ainsi que la confusion qui règne dans le débat européen actuel : en l’absence d’une solution optimale aux effets neutres, chaque partie défend ses propres intérêts au risque d’y laisser la peau de l’euro.


[1] Les dépôts de montants supérieurs étaient au choix convertis dans les mêmes conditions ou transformés en obligations du Trésor libellées en dollars.