La domination de Google dans la publicité : ébranlée mais bien ancrée

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par S. Guillou, F. Marty et J. Torregrossa

Le 7 juin 2021,l’Autorité de la concurrence a rendu une décision historique, sanctionnant Google pour abus de position dominante sur le marché de la publicité en ligne, qui pourrait marquer le début d’une longue série[1]. Au-delà de l’amende de 220 millions d’euros, cette décision est assortie d’engagements de nature à répondre à des préoccupations de concurrence de l’Autorité[2]. Cette décision est l’occasion de se pencher sur le fonctionnement du marché de la publicité en ligne, source de financement majeure des plateformes et nœud des enjeux d’information, de financement des médias et de respect de la vie privé.  

La place de la publicité en ligne sur le marché publicitaire

La publicité en ligne, via internet, est un marché en pleine croissance qui capture aujourd’hui 20% des dépenses des annonceurs. Il se distingue depuis une dizaine d’années par un taux de croissance annuel moyen de 8%  et a subi récemment une nette accélération[3].  C’est presque un tiers des recettes publicitaires des médias qui provient de la publicité en ligne en 2019, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux se placent en tête sur ce segment.  

Cette croissance a deux raisons principales. La première est que l’acte de consommer passe de plus en plus par internet et c’est donc sur ce marché que les annonceurs ont intérêt à être présents. La seconde est que l’activité d’éditeur de contenus publicitaires qui permet aux annonceurs (marques, entreprises, organisations…) de faire de la publicité est une source de financement essentielle des plateformes dont le modèle économique repose sur le marché de l’attention. Et les deux faces de ce marché s’auto-entretiennent : plus les plateformes ont des usagers et plus les annonceurs ont un intérêt à être présents sur ces plateformes.

De nombreuses plateformes (Google, Facebook, YouTube…), mais aussi de nombreux sites webs et applications mobiles se financent par la publicité des marques à laquelle l’usager de la plateforme peut rarement échapper.

Le taux de croissance de ce marché augmente au détriment des autres supports de la publicité (télévision, journaux, magazines). Si on suppose que la quantité des dépenses des annonceurs n’est pas illimitée, il y a alors un transfert vers le support en ligne qui questionne le financement des autres médias et notamment des journaux d’informations. Cependant les médias ont tous une présence en ligne. Mais ce qui change, c’est que ces médias qui maîtrisaient complétement le support de la publicité doivent passer par l’intermédiaire de nouveaux acteurs, dont Google, quasiment incontournable.

Pour les annonceurs traditionnels, le web offre plusieurs supports : les réseaux sociaux (la publicité liée à l’affichage sur les réseaux − le social), les moteurs de recherche (la publicité liée aux recherches − le search), les sites ou les applications d’autrui (la publicité liée à l’affichage sur des sites tiers − le display) comme le site du journal Le Monde par exemple.

Un marché singulier dominé par quelques grandes plateformes

Google et Facebook apparaissent ici comme les détenteurs de supports importants pour les annonceurs. Ces deux grandes plateformes se partagent 75% des parts du marché de la publicité en ligne (Perrot et al., 2020). Facebook, détenant le réseau social le plus utilisé, joue un rôle central dans la publicité dite « sociale » et Google, détenant à la fois le moteur de recherche le plus utilisé et des services de distribution essentiels pour les éditeurs (voir : annexe S, CMA, 2020), joue un rôle central dans la publicité dite « search » mais également dans la publicité dite « display »[4].

Pour ce dernier support (le display), Google se place du côté des éditeurs en ligne et cherchera à capter le gros des annonceurs. Mais, on l’a vu précédemment, il est aussi celui qui contrôle l’allocation des annonces sur internet. Il est donc à la fois commissaire-priseur et pourvoyeur de la marchandise[5] !

Cette situation par laquelle une même entité qui contrôle une plateforme essentielle pour des firmes tierces est également leur concurrente n’est guère inédite dans l’économie numérique et pose des problèmes d’accès au marché et de concurrence à égalité des armes sur celui-ci. Il peut en résulter des problèmes d’auto-préférence, comme tente de le prévenir la proposition de Digital Markets Act de la Commission européenne du 15 décembre 2020.

Cet univers en ligne se différencie de son homologue hors-ligne à bien des égards. Outre le passage d’une publicité contextuelle à une publicité ciblée, cet univers est porteur d’une innovation majeure : un processus d’achat automatisé.  Les achats d’espaces à la télévision, dans la presse ou au cinéma résultent exclusivement de négociations bilatérales entre l’éditeur ou sa régie et l’annonceur ou son agence. Une chaîne de télévision telle que M6 acquiert et diffuse toutes sortes de programmes et ce, en partie grâce à la vente des espaces publicitaires associés aux programmes diffusés, au même titre que les éditeurs de contenus en ligne. Le groupe M6 dispose de sa propre régie publicitaire intégrée, M6 Publicité, avec laquelle un annonceur qui souhaiterait diffuser une annonce sur l’une des chaînes du groupe prendra contact pour négocier le prix à payer pour la diffusion de l’annonce. Le prix dépendra, dans la majorité des cas, d’une estimation du nombre de clients qui visualiseront l’annonce. À l’inverse, dans l’univers en ligne, le prix de la publicité sera plus proche du nombre réel de clients ayant visualisé l’annonce : l’annonceur paiera un coût par clic (« CPC ») sur l’annonce. Ce montant sera proposé par l’annonceur dans le cadre de négociations bilatérales, comme dans l’univers hors-ligne, ou dans le cadre d’un processus automatisé, propre à l’univers en ligne. Dans ce dernier cas, c’est à l’issue de la réalisation consécutive de trois enchères[6], prenant place sur des plateformes dont le fonctionnement repose sur des algorithmes, que l’annonceur gagnera le droit de diffuser son annonce (voir : Michael Sweeney & Paulina Zawiślak, 2020). Cette automatisation est de plus en plus répandue : plus de la moitié des recettes perçues par les régies en ligne proviennent d’un achat automatisé (Observatoire de l’e-Pub, 2021).

Google est intégré verticalement tout au long de ce processus d’achat et domine chacun des marchés de services d’intermédiation permettant la réalisation des enchères grâce à sa détention de services publicitaires destinés tant aux annonceurs qu’aux éditeurs et de sa propre plateforme de vente. Cette position lui permettrait de réduire l’attractivité des solutions publicitaires concurrentes tout en s’avantageant lors de chaque transaction à travers les fonctionnalités de ses propres solutions.

« Venir au secours » des plus petits acteurs

Il semblerait que tous souffrent de la position de Google sur ces marchés. Les concurrents, eux-mêmes intégrés verticalement tels que Xandr ou Smart AdServer, souffrent d’un manque d’interopérabilité entre leurs solutions publicitaires et celles de Google, pourtant primordiale au développement de leurs activités. Les clients, annonceurs ou éditeurs, semblent quant à eux souffrir d’un processus d’achat opaque où s’enchaînent plusieurs enchères sans aucune transparence, les empêchant notamment de connaître la part de revenus conservée par l’intermédiaire. L’annonceur ne participe qu’à la première enchère qui a lieu sur les plateformes côté demande puis sera « représenté » par les intermédiaires ensuite qui, en se basant sur l’enchère de l’annonceur gagnant enchériront à nouveau (les plateformes côté demande puis côté offre). Ainsi, l’annonceur (la marque par exemple) connaît le montant de son enchère et l’éditeur (le site web par exemple) connaît sa rémunération sans que l’un des deux ne sache quels sont les montants négociés tout au long du processus. Les outils d’analyse de l’efficacité de l’annonce souffrent de la même opacité en raison notamment du manque d’indépendance des entités qui réalisent ces analyses. Google fournit à l’annonceur une analyse de l’efficacité de l’annonce qu’il a lui-même vendu, acheté et dont il a géré la vente. Cette opacité associée au manque de concurrence pour l’achat des espaces pourrait conduire à la fois à un prix payé par l’annonceur trop élevé et une rémunération perçue par l’éditeur trop faible. En somme, l’éditeur ne disposerait pas de la rémunération nécessaire à ses investissements et l’annonceur se trouverait contraint à investir massivement dans la publicité au détriment de ses investissements dans l’innovation et de ses consommateurs qui subiront l’augmentation des prix associée.

Dans ce contexte la décision n°21-D-11 de l’Autorité de la concurrence rendue publique le 7 juin 2021 trace des pistes pour un fonctionnement plus équilibré du marché. Rappelons succinctement les faits : trois éditeurs, News Corp (le groupe Murdoch), le groupe La Voix (qui contrôle entre autres La Voix du Nord) et Le Figaro (qui s’est désisté en cours de procédure) ont saisi l’Autorité pour des pratiques alléguées d’abus de position dominante mises en œuvre par Google sur le marché des technologies publicitaires.

Deux pratiques étaient reprochées à Google. La première pratique tenait à une réduction artificielle de l’interopérabilité entre les serveurs publicitaires concurrents du sien (Double-Click for Publishers − DFP) et sa plateforme de marché de mise en vente des espaces publicitaires (Double-Click Ad Exchanges – AdX[7]). Celle-ci conduisait à réduire les possibilités de mettre AdX en concurrence avec des plateformes tierces. La seconde pratique résidait en une stratégie d’auto-préférence (self-preferencing) privant les serveurs concurrents d’une réelle concurrence par les mérites. Selon l’Autorité, le contrôle de DFP permettait d’informer AdX des prix proposés par les plateformes concurrentes : cette information privilégiée permettait de faire varier stratégiquement la commission exigée pour supplanter des concurrents tels que Smart AdServer ou Xandr.

Un double dommage pouvait naître de ces pratiques : un dommage aux concurrents qui ne pouvaient se livrer à une concurrence à égalité des armes et qui donc étaient susceptibles d’être évincés du marché ; un dommage aux éditeurs (i.e. aux partenaires commerciaux) qui pouvait prendre la forme d’un abus d’exploitation, d’autant plus dommageable que les recettes publicitaires sont déterminantes pour assurer leur équilibre économique.

La sanction s’inscrit dans une procédure de transaction (qui diffère d’une procédure contentieuse) qui est telle que l’entreprise mise en cause ne conteste pas les griefs mais ne reconnaît pas pour autant les faits qui lui sont reprochés. Une sanction pécuniaire est alors prononcée et l’entreprise prend des engagements de nature à mettre fin au dommage à la concurrence. L’intérêt de la procédure transactionnelle est d’entraîner une modification rapide des comportements dommageables.

Dans le cas présent, outre les 220 millions d’euros, qui sont en deçà du plafond de sanction défini par les textes, les engagements pris par l’entreprise doivent permettre de garantir l’interopérabilité des serveurs publicitaires éditeurs (SSP) avec son serveur DFP et de mettre fin aux possibles pratiques d’auto-préférence en mettant en place un mandataire indépendant chargé de vérifier l’absence de distorsion de concurrence.

Notons que la correction comportementale diffère des mesures structurelles − très rares en droit de la concurrence de l’Union européenne – qui reviendraient à requérir des entreprises de céder certaines de leurs activités et de s’astreindre à une sorte de principe de spécialité. Le démantèlement des conglomérats appartiendrait à ce champ de mesures. Ici l’effet des sanctions se mesurera à la fin des pratiques qui avaient suscité des préoccupations de concurrence.

Une décision participant à l’enjeu de régulation des plateformes

L’attention portée à Google, et aux plateformes de manière plus générale, ne réside pas exclusivement dans leurs positions sur le marché de la publicité. Cette décision fait écho à un ensemble plus vaste de problématiques représentatif de cette notion d’écosystèmes dans lesquels ces plateformes évoluent sur une multitude de marchés. En plus de fournir aux éditeurs des outils pour valoriser et financer leurs contenus, une plateforme telle que Google entretient un rapport de distribution algorithmique avec eux, également source de conflits qui viennent s’annexer aux conflits publicitaires. À l’origine de ce contentieux, le refus des plateformes de rémunérer les éditeurs ou encore les tentatives de prise de contrôle sur les données générées[8]. Les relations entre plateformes et acteurs du marché ne sont pas les seules qui sont conflictuelles. Celles entretenues avec les États occupent également une part importante du débat, en témoignent les projets de réformes fiscales. Que ce soit en termes de distribution, de droits d’auteurs, de concurrence ou de fiscalité, on observe un mouvement visant à empêcher les plateformes d’échapper continuellement et systématiquement aux règles du jeu.

Ces plateformes opèrent sur des marchés en pleine mutation où l’encadrement réglementaire ne cesse de s’adapter. Ainsi, les plateformes de partage de vidéos, telles que YouTube, se verront imposer les mêmes contraintes que la télévision pour la publicité (voir Ministère de la Culture, 2021). Les politiques environnementales visant notamment la fin des prospectus pourraient conduire à des reports d’investissements vers la publicité en ligne comme vers la publicité traditionnelle afin d’échapper à une éventuelle taxe. Enfin, le passage de la publicité télévisuelle de contextuelle à une publicité ciblée pourrait engendrer de nouvelles stratégies d’investissements pour les annonceurs. Reste à savoir si ces mutations assainiront le marché ou le rendront davantage problématique. Une certitude, le marché de la publicité en ligne va continuer de croître. En outre, son architecture complexe, qui repose notamment sur des relations algorithmiques entre une multitude d’intermédiaires, pourrait se généraliser aux marchés publicitaires traditionnels, comme la télévision avec le passage à une publicité ciblée. Appréhender le fonctionnement de ce marché et rendre plus transparent ses mécanismes sont essentiels. C’était un des enjeux de cette décision.

Références

Autorité de la concurrence, 2020, Décision 20-MC-01 du 9 avril 2020 relative à des demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l’Alliance de la presse d’information générale e.a. et l’Agence France-Presse.

Autorité de la concurrence, 2021, Décision 21-D-07 du 17 mars 2021 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par les associations Interactive Advertising Bureau France, Mobile Marketing Association France, Union Des Entreprises de Conseil et Achat Media, et Syndicat des Régies Internet dans le secteur de la publicité sur applications mobiles sur iOS.

Autorité de la concurrence, 2021, Décision 21-D-11 du 7 juin 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité sur Internet.

Competition & Markets Authority, 2020, Online Platforms and Digital Advertising, Market Study Final Report. Appendix S: The Relationship between Large Digital Platforms and Publishers.

Michael Sweeney & Paulina Zawiślak, 2020, 21 avril, Programmatic Advertising: The Definitive Guide for 2021 | Clearcode Blog. Clearcode | Custom AdTech and MarTech Development. https://clearcode.cc/blog/programmatic-advertising/

Ministère de la culture, 2021, Consultation publique sur un projet de décret fixant les principes applicables aux communications commerciales audiovisuelles fournies sur les plateformes de partage de vidéos et modifiant le décret n° 92-280 du 27 mars 1992 relatif à la publicité́́ télévisée.

Perrot A., Emmerich M., Jagorel Q., 2020, Publicité́ en ligne : pour un marché à armes égales. Rapport pour le Ministère de la culture et le Secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques.

SRI, UDECAM, & Oliver Wyman, 2021, 23ème Observatoire de l’e-pub SRI.


[1] En témoigne notamment l’ouverture d’une enquête sur ce marché par la Commission européenne : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_3143

[2] L’Autorité est donc la première à publier une décision condamnant Google pour ses pratiques sur le marché de la publicité en ligne. Cette décision est cependant loin d’être surprenante : l’Autorité s’intéresse à ce marché depuis plusieurs années et cet intérêt s’est également manifesté du côté ministériel avec un rapport visant à approfondir la compréhension du marché (voir Perrot et al., 2020). De nombreuses autres autorités de concurrence à travers le monde ont scruté de très près ce marché.

[3] Source : France Pub, IREP, & Kantar Media. Baromètre Unifié du Marché Publicitaire 2012 à 2021.

[4] La publicité dite « display » correspond à la publicité liée à l’affichage que l’on retrouve sur les sites web et applications mobiles. Lors de l’ouverture d’une page par un utilisateur un espace publicitaire se crée (à côté du texte ou dans le texte de la page par exemple) et un annonceur dispose de la possibilité d’y insérer son annonce via le processus automatisé.

[5] Google propose des solutions publicitaires aux annonceurs et aux éditeurs ainsi qu’une place de marché où les annonceurs et les éditeurs se rencontrent.

[6] Les annonceurs enchérissent un coût par clic (« CPC ») sur les plateformes côté demande. Celles-ci enchérissent ensuite un coût par mille impressions (« CPM ») sur les places de marché. Enfin, ces dernières enchériront à nouveau un CPM sur les plateformes côté offre.

[7] Double-Click a été rachetée par Google en 2007 pour la somme qui paraissait alors peu concevable de 3,1 milliards USD. Cela illustre une stratégie d’acquisition non pas tueuse mais consolidante. Google prenait alors le contrôle d’un complémenteur essentiel qui lui permettra de valoriser ses données et sa position de marché sur le marché de l’attention. L’acquisition était donc déterminante pour le bouclage de son modèle économique

[8] Voir à ce sujet : décision 20-MC-01 relative à des demandes de mesures conservatoires dans le secteur des éditeurs de presse et décision 21-D-07 relative à une demande de mesures conservatoires dans le secteur de la publicité sur applications mobiles iOS.

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