L’union des marchés de capitaux : une relance pour rien ?

Hubert Kempf
École Normale Supérieure Paris Saclay, Université Paris Saclay, et OFCE

L’union des marchés de capitaux est à l’agenda des dirigeants européens et de la commission européenne. L’idée de cette union a été lancée en 2014 et a été reprise dans les années récentes. L’expression recouvre la volonté de parachever la libéralisation des flux financiers au sein de l’Union européenne prévue par l’acte unique, en particulier en harmonisant, voire en unifiant, les réglementations publiques portant sur les marchés de capitaux. Les enjeux sont importants étant donné les besoins de financement futurs auxquels sont confrontés les pays membres. Mais les ambiguïtés qui entourent le projet, sans même évoquer la nouvelle configuration politique issue des élections européennes de juin 2024, rendent bien incertains les progrès à attendre en la matière.

Le chantier de la libéralisation financière et l’UMC.

Le projet de l’union des marchés de capitaux (UMC), initié en 2014 par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, a été relancé avec vigueur par divers responsables éminents de l’Union européenne depuis l’an dernier. Avec la double crise de la Covid-19 puis du déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les gouvernements européens et les dirigeants des institutions de l’Union européenne ont brusquement pris conscience de la fragilité structurelle des économies de l’Union et de son décrochage face à ses compétiteurs majeurs, les États-Unis et la Chine. Le pari d’une mondialisation heureuse, par laquelle le développement du commerce et les échanges internationaux nourrissent la paix, apparaît rétrospectivement naïf, pour reprendre le terme utilisé par le président Macron dans son second discours de la Sorbonne. L’Union européenne, pénalisée par des cours de l’énergie beaucoup plus élevés que ses concurrents, handicapée par une trop grande dépendance aux importations de produits intermédiaires, ainsi que par les contraintes budgétaires nées de la crise de la dette grecque, a connu une moindre croissance que les autres grandes économies au cours de la décennie 2010[1]. Pour rattraper le retard pris, pour relever les défis de la numérisation et de la transition énergétique rendue nécessaire par la crise climatique et environnementale[2], un bond des investissements dans la formation de capital productif à long terme est nécessaire[3]. L’impératif de cette réorganisation de l’économie européenne ramène alors l’attention sur les marchés de capitaux et les problèmes de financement de l’investissement.

Le diagnostic fait par les responsables européens les amène à vouloir trouver de nouveaux relais de croissance pour freiner le décrochage ou le contenir, et trouver les moyens d’un renforcement stratégique et militaire des États européens. Différents discours récents, notamment de Christine Lagarde, présidente de la BCE, de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et du président de la République Française évoqué plus haut, et rapports dont ceux de Enrico Letta et de Christian Noyer, témoignent de cette activité intellectuelle et politique. Mais la publication du rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne, qui était attendue après les résultats des dernières élections européennes, n’est toujours pas annoncée, preuve de la sensibilité politique du sujet. Mais le rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne dont la publication était attendue après les résultats des dernières élections européennes, vient juste d’être rendu public, preuve de la sensibilité politique du sujet. L’ambition renouvelée autour de l’UMC résulterait, outre du sentiment d’urgence géo-économique, de la prise de conscience de la nécessité de mettre en place les politiques publiques capables d’accélérer l’intégration financière en Europe et de permettre la réorientation de l’épargne européenne vers des investissements « d’avenir », pour utiliser le terme consacré par les politiques, et de long-terme. L’UMC est maintenant vue comme le moyen de mobiliser les potentialités financières européennes pour assurer le financement des investissements nécessaires à une telle relance. Mais l’imprécision des projets est liée aux ambiguïtés du concept d’UMC.

Les ambiguïtés de l’UMC.

Les ambiguïtés autour de l’UMC abondent. La première se cache derrière une imprécision sémantique. S’agit-il de mettre en place une union des marchés des capitaux ou de leur unification en un marché des capitaux ? Dans le premier cas, les politiques publiques visent à coordonner et harmoniser les réglementations nationales des contrats et des opérateurs financiers. Dans le deuxième cas, il s’agit d’adopter une politique explicitement supra-nationale : toutes les institutions financières opérant dans l’Union européenne sont soumises aux mêmes réglementations, l’infrastructure de gestion des flux financiers est unique, les produits sont standardisés et proposés dans les mêmes conditions aux épargnants européens. On conçoit que la différence entre les deux options est de taille. Il serait douteux que l’option de l’unification, si elle est choisie, n’intègre pas au minimum des clauses de sauvegarde et d’exemptions.

L’intégration réglementaire des marchés financiers n’est pas sans poser problème. La réglementation des marchés et des intermédiaires financiers souffre de son caractère segmenté et de la pluralité des instances nationales. Il existe pourtant une instance européenne, l’ « Autorité européenne des marchés financiers » (ESMA : European Securities and Markets Authority). Le développement de l’UMC passe par son renforcement et l’extension de son domaine de réglementation et de supervision. Or son instance de décision, le comité des superviseurs, est formée de façon prédominante de représentants des autorités de supervision financière nationale[4], sous le contrôle des gouvernements nationaux. Une perspective pan-européenne en matière de réglementation implique que la gouvernance de l’ESMA s’affranchisse des frontières nationales et s’appuie sur un collège de décideurs choisis es qualité et protégés par une forte indépendance juridique vis-à-vis des autorités politiques nationales, comme c’est le cas en matière de supervision bancaire. La transformation de cette gouvernance apparaît donc comme un élément important pour réaliser l’UMC. Les États membres sont-ils prêts à ce bouleversement ?

On peut en douter d’autant plus qu’il sera, en tout état de cause, très difficile de se passer d’autorités de surveillance nationale. On touche là à une nouvelle difficulté. Une autorité financière est à la fois une instance où se définit la réglementation des opérations et de leurs acteurs et une autorité de surveillance du respect de cette réglementation, une agence chargée du contrôle des opérations des intermédiaires financiers (conduct-of-business). La complexité des dispositifs financiers est telle qu’il apparaît impossible de se passer d’un échelon national pour vérifier le respect de leurs obligations par les intermédiaires financiers. Mais cela suppose de confier un minimum de capacité réglementaire aux autorités financières nationales. Comment alors délimiter la frontière entre les responsabilités nationales et européennes ? comment même composer avec la diversité que cela implique ? Répondre à ces questions est déterminant pour l’UMC. Elles expliquent pourquoi jusqu’à présent, les progrès dans l’intégration financière européenne ont été lents et difficiles. Il est symptomatique que rien de précis n’ait filtré sur l’architecture réglementaire de l’UMC[5].

Une ambiguïté d’une autre nature réside dans les rapports entre l’union des marchés des capitaux et l’union bancaire européenne (UBE). L’UBE, dont l’utilité n’est pas contestable, est à la fois fragile et incomplète. Elle est fragile parce que les arbitrages financiers se font dans des environnements réglementaires encore fragmentés qui les rendent compliqués et opaques. La gestion de l’UBE fait donc l’objet de compromis difficiles à établir et la question des externalités transfrontières en matière bancaire n’est pas clairement traitée. Sa crédibilité est ainsi loin d’être maximale, ce qui la rend fragile. L’UBE est également incomplète puisque l’assurance des dépôts bancaires n’est pas encore définie au niveau européen[6]. Au surplus, elle ne résout pas la question du financement des PME par le biais du marché des capitaux. Dans ces conditions, l’UMC soulagerait l’UBE par le biais d’une clarification et d’une harmonisation des dispositifs réglementaires en UE et par un rééquilibrage des canaux de financement, en particulier par le biais d’innovations financières comme la titrisation. Mais ce nouveau dispositif représente potentiellement un risque de déstabilisation structurelle du système bancaire si les modes de financement des entreprises se trouvaient assurés de façon plus importante qu’actuellement par des marchés financiers rendus plus efficaces par l’intégration réglementaire européenne. Or la fragilisation du système bancaire européen est redoutée par les autorités, tant monétaires que gouvernementales, car elle pourrait déboucher sur une crise financière de grande ampleur, comme l’a montré la faillite de l’institution financière américaine Lehman Brothers en 2008.

Sur le plan proprement économique, un risque économique crucial lié à l’Europe financière, pourtant jamais évoqué publiquement par les responsables politiques, explique leur prudence de fait. Les flux financiers servent à financer les investissements et peuvent être amalgamés à des facteurs de production ou encore des facteurs de croissance économique. Mais l’autonomie de la sphère financière fait que les flux de capitaux peuvent obéir à des logiques strictement financières, voire parfaitement spéculatives. Les marchés financiers sont ainsi le lieu d’une instabilité potentielle majeure qui peut se traduire par une crise financière de grande ampleur comme celle qui s’est produite aux États-Unis en 2008, crise qui a eu des répercussions majeures sur l’économie mondiale dans son ensemble. Il est impossible de toucher à l’architecture d’un système financier comme celui qui a cours en Europe sans avoir présent à l’esprit ces risques et la nécessité, le cas échéant par le biais de freins réglementaires et fiscaux (« sands in the wheels »), de se prémunir contre eux. Sur ce point, les discours sur l’UMC sont muets.

Enfin, la dernière ambiguïté liée aux discussions actuelles sur l’UMC, et non la moindre, réside dans l’absence de réflexion sur la signification politique de ce projet. Les dirigeants européens qui se sont exprimés sur la question peuvent à bon droit évoquer leur qualité d’experts (dirigeants de banques centrales, responsables d’autorités de surveillance, économistes) pour ne pas aborder ce sujet. Mais leur plaidoyer en faveur de l’UMC devient ainsi pour le moins incomplet. Croire que la réforme de l’architecture financière d’une économie est de l’ordre de la technique et de la bonne gestion est faire preuve au mieux de naïveté. Une réorganisation des circuits de financement modifie en profondeur le mode de fonctionnement d’une économie : elle crée des gagnants et des perdants et a des conséquences redistributives qui peuvent être considérables. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir des réformes financières initiées en France dans les années 1990[7]. L’Europe ne pourra faire l’impasse d’un débat sur la signification politique de l’UMC.

De fait les résistances n’ont pas manqué de se faire jour à l’occasion de la relance récente de l’UMC. On retrouve sur le sujet l’opposition traditionnelle au sein de l’Union européenne entre les petits pays et les grands[8]. Ceux-ci sont favorables au projet comme en témoigne la « feuille de route franco-allemande pour l’union des marchés des capitaux », déclaration des ministres français et allemands de l’économie et des finances du 13 septembre 2023.
Les grands États européens, ayant une perspective géostratégique du fait de leur taille et de leur histoire, sont en effet sensibles à la question du décrochage face aux États-Unis et à la Chine. Les petits pays membres craignent, eux, que l’harmonisation voire la supranationalisation des règles financières ne se fasse au profit des grands États, donc à leur détriment. De fait, une des faiblesses de l’Europe financière dans son état actuel vient de son inflexibilité juridique : beaucoup de dispositifs sont édictés sous forme de directives européennes, qui ne laissent que peu de marges de manœuvre à la Commission, sous la pression des petits États. Ceux-ci sont en effet soucieux de ne pas favoriser sous la pression des circonstances, la concentration financière qui se ferait au profit des grands États et réduirait progressivement leur capacité de peser sur le cadre réglementaire. On peut penser que les petits pays européens évaluent mal les bénéfices qu’ils pourraient tirer de l’UMC alors qu’ils surévaluent les coûts d’opportunité qu’elle représente pour eux. Mais le fait est là : l’UMC (ou son urgence) ne fait pas consensus dans l’Union européenne.

Une relance avortée ?

À la mi-2024, la relance de l’UMC relève plus des déclarations d’intention que d’une réalité. On ne peut s’en étonner. La complexité intrinsèque de tout système financier dans une économie moderne se combine à la complexité institutionnelle de l’Union européenne et de ses modes de décision ainsi qu’à d’évidents conflits d’intérêt. Il est donc impossible de prévoir quelle forme prendra l’UMC, voire même si elle dépassera le stade du vœu pieux. Pour dépasser ce stade, il faudrait qu’une réflexion collective s’engage sur les mesures précises et complexes qu’il est nécessaire ou souhaitable de prendre pour avancer. Cela requiert de l’inventivité de la part des instances de gouvernance de l’UE tout autant que la volonté d’aboutir des pays membres. À cet égard, les résultats des élections législatives françaises laissent mal augurer d’une relance effective de la libéralisation financière en Europe. Si le projet de l’union des marchés de capitaux en Europe n’est pas mort, les problèmes qu’il est censé résoudre n’ayant pas disparu par miracle, il est extrêmement douteux qu’il soit maintenant une priorité des responsables politiques européens et de la Commission.  


[1] Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibic (2024), « Le décrochage européen en question  », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief128.pdf

[2] Anne Epaulard, Paul Malliet, Anissa Saumtally, Xavier Timbaud (2024), « La transition écologique en Europe : tenir le cap », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE .https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief131.pdf

[3] Plan 2030. https://www.economie.gouv.fr/files/files/2021/France-2030.pdf

[4] Pour ce qui est de la France, il s’agit de l’Autorité des marchés financiers (AMF). https://www.amf-france.org/fr

[5] Voir Nicolas Véron (2024), « Capital Markets Union: Ten Years Later », Parlement européen, Economic Governance and EMU scrutiny Unit (EGOV). https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2024/747839/IPOL_IDA(2024)747839_EN.pdf

[6] Sur ces points, on se reportera à Kempf (2023), « L’union bancaire européenne. Où en est-on ? », in J. Creel (s.dir),  L’économie européenne 2023-2024, Paris : La Découverte, 2023.

[7] Voir Quennouëlle-Corre, L. (2018). « Les réformes financières de 1982 à 1985: Un grand saut libéral ? ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 138, 65-78. https://doi.org/10.3917/ving.138.0065

[8] Financial Times, « Majority of EU states object to capital markets reform push», 18 avril 2024.
https://www.ft.com/content/6164fb0d-634f-444b-b7e5-069c590f24ca