Peut-on tirer des enseignements de l’expérimentation finlandaise de revenu universel ?

par Guillaume Allègre

Entre 2017 et 2018, la Finlande a conduit une expérimentation
de revenu universel qui a donné lieu à une médiatisation importante. 2 000
chômeurs recevant l’allocation de base (560 euros mensuel) ont reçu la même
somme sous forme de revenu inconditionnel, pouvant se cumuler avec les revenus
du travail pendant la durée de l’expérimentation (2 ans non renouvelés).  Le 6 mai 2020 est paru le rapport final
d’évaluation de l’expérimentation (voir la version anglaise du résumé des résultats). Les évaluateurs concluent que le
revenu universel expérimental a eu des effets positifs modérés sur l’emploi et
des effets positifs sur la sécurité économique et la santé mentale. Selon le
rapport final, les individus du groupe de traitement ont travaillé en moyenne
environ 6 jours ouvrés supplémentaires (ils ont travaillé 78 jours). Ils ont
connu significativement moins de stress mental, de dépression, de solitude et
leur fonctionnement cognitif était perçu comme meilleur. La satisfaction de
leur vie était significativement plus élevée. Les résultats de
l’expérimentation semblent donc plaider en faveur du revenu universel. Mais
peut-on vraiment tirer des enseignements de l’expérimentation dans la
perspective d’une généralisation du dispositif ? En 2018, j’avais écrit
que l’expérimentation du revenu universel était « impossible ». L’expérience finlandaise
vient-elle démentir cette assertion ? Il s’avère qu’il est difficile de
tirer des enseignements.



Le principe d’un revenu universel, tel qu’il est communément
défini, est de verser une somme d’argent à tous les membres d’une communauté
politique, sur une base individuelle, sans conditions de ressources ni
obligation ou absence de travail.

Les expérimentations concernent en général un petit nombre de
personnes (en Finlande, 2 000 individus) : l’aspect universel de la
mesure est donc perdu, or une mesure peut avoir des effets différents selon que
tout le monde est concerné ou seulement une partie des individus. Comment
sélectionner les individus ?  Deux
options ont les faveurs des praticiens : le tirage au sort totalement
aléatoire, qui permet la représentativité de l’échantillon expérimental, et le
site de saturation, qui consiste à inclure dans l’échantillon expérimental toute
une communauté (par exemple un bassin d’emploi), ce qui permet de capter les
externalités et les interactions (« est-ce que j’arrête de travailler plus
facilement quand mon voisin s’arrête lui-même ou lorsque mon conjoint reçoit
une aide ? »). Au Kenya, des villages sont utilisés comme
sites de saturation
.
Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise, ce sont 2 000 chômeurs de
longue durée, bénéficiaires de l’allocation de fin de droit (équivalent de
l’ASS en France), qui constituent le groupe expérimental, le groupe de contrôle
étant constitué des bénéficiaires de l’allocation de fin de droits non tirés au
sort. Ceci pose deux problèmes. Premièrement, le groupe expérimental n’est pas
représentatif de la population finlandaise. Les chômeurs de longue durée ne
constituent qu’une petite part de la population. On ne peut donc pas dire
comment auraient réagi les personnes en emploi (auraient-elles réduit leur
temps de travail ?). Deuxièmement, les effets d’interaction ne sont pas
pris en compte : par exemple, l’emploi repris par un chômeur du groupe
expérimental qui augmente son offre de travail dans le cadre de l’expérimentation
aurait-il été occupé par un membre du groupe de contrôle ?  

La définition du revenu universel ne dit rien de son niveau
ni de quelles prestations il remplace. Toutes les options sont possibles. Les
plus libéraux proposent un revenu universel relativement faible et remplaçant
la plupart des prestations sociales et les subventions sectorielles (notamment
agricoles), voire comme substitut des régulations sur le marché du travail (la
suppression du Smic est envisagée). Dans une logique plus sociale-démocrate, le
revenu universel ne remplacerait que les minima sociaux (RSA en France) et les
compléments de revenus pour travailleurs pauvres (Prime d’activité). Le montant
envisagé est souvent égal ou légèrement supérieur aux minima sociaux. Enfin,
dans une logique de décroissance, le revenu universel pourrait être élevé, au
moins égal au seuil de pauvreté, afin d’éradiquer la pauvreté statistique. Les
effets attendus de la réforme dépendent grandement du montant envisagé ainsi
que des prestations remplacées. Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise,
le revenu universel était de 560 euros, soit le montant de l’allocation de base
du chômage dont bénéficiaient les membres du groupe expérimental. Il se
substituait à cette allocation de base de sorte que, dans un premier temps, le
revenu des chômeurs du groupe expérimental était inchangé. Par contre, le
revenu universel pouvait se cumuler avec les revenus du travail. Le gain
financier supplémentaire à reprendre un emploi pouvait ainsi atteindre 560
euros.

L’expérimentation a accru les gains financiers à reprendre un
emploi. Ce n’est pas une conséquence que l’on imagine d’habitude concernant la
mise en place d’un revenu universel. La question souvent posée est :
« Que se passe-t-il quand vous touchez
1000 € par mois sans travailler ?
». Il s’avère que, pour les bas revenus, la mise en place
généralisée d’un revenu universel pourrait avoir des effets ambigus sur les
incitations à travailler : il augmente le revenu hors-travail mais c’est
aussi un complément de revenus pour travailleurs pauvres. Par contre, pour les
plus hauts-revenus, le gain monétaire à augmenter ses revenus serait réduit.

L’évaluation est compliquée par l’introduction de mesures
d’activation durant la deuxième année de l’expérimentation (2018). Selon le
« modèle d’activation » mis en place, les bénéficiaires de
l’allocation chômage devaient travailler un certain nombre d’heures ou suivre
une formation, ou leur allocation était réduite de 5%. Ces mesures ont touché
les groupes expérimentaux de manière asymétrique : les deux tiers du
groupe de contrôle étaient concernés contre seulement la moitié du groupe de
traitement (Van Parijs, 2020). Théoriquement, l’incitation à
reprendre un emploi était donc plus grande pour le groupe de contrôle. Notons
que l’activation va contre les principes d’universalité et d’inconditionnalité
du revenu universel.

Malgré l’activation, les résultats de l’expérimentation
finlandaise nous apprennent que les heures travaillées sont plus nombreuses
pour le groupe expérimental que pour le groupe témoin. Les incitations financières
à travailler auraient donc fonctionné ! En fait, les évaluateurs insistent
sur le caractère modéré de l’impact sur l’emploi. Dans le rapport
intermédiaire, qui concernait la première année (2017), l’impact était non
significatif. En 2018, l’impact est significatif puisque les individus du
groupe expérimental travaillent en moyenne 78 jours, soit 6 jours de plus (ou
8,3%) que le groupe contrôle. L’impact est toutefois faiblement significatif :
avec un intervalle de confiance à 95%, il est compris entre 1,09 et 10,96 jours
(soit entre 1,5 à 15%). Kari Hämäläinen, conclut : « dans l’ensemble, les effets
sur l’emploi sont faibles. Cela indique que pour certaines personnes qui
reçoivent des prestations de chômage de Kela (l’organisme en charge de
l’indemnisation des chômeurs en fin de droit), les problèmes liés à la
recherche d’un emploi ne sont pas liés à la bureaucratie ou aux incitations
financières ». Par contre, l’expérimentation ne nous dit rien sur les
effets de la possible désincitation des plus hauts revenus due au financement
de la mesure : par construction, un revenu universel expérimental n’est
pas financé. Plus grave, l’analyse genrée est quasiment absente du rapport
final. On sait juste, en lisant un tableau, que les femmes du groupe
expérimental ont travaillé 5,85 jours supplémentaires contre 6,19 pour les
hommes, mais la question de l’égalité femmes-hommes n’est pas discutée. La
question de l’articulation des choix dans le ménage n’est pas non plus posée. L’impact
chez le groupe des parents isolés n’est pas significatif « en raison de sa
petite taille ». Dans une tribune publiée par le New-York Times, Antti
Jauhiainen et Joona-Hermanni Mäkinen dénoncent la taille de l’échantillon, 5
fois plus faible que prévu initialement : du fait de cette faible taille,
il est difficile de tirer des conclusions sur des sous-groupes.

Le rapport final met en avant des effets bénéfiques sur la
santé mentale et le bien-être économique. Les impacts sur la satisfaction à
l’égard de la vie actuelle, le stress, la dépression sont très significatifs.
On peut néanmoins faire deux remarques. Premièrement, on ne sait pas ce qui
relève du plus haut niveau de vie des individus du groupe de traitement de ce
qui relève du mécanisme d’un revenu universel (la certitude que l’on aura un
revenu quoiqu’il arrive). Vue la façon dont le revenu expérimental a été conçu
(il fonctionne comme une prime à l’emploi), on peut aisément supposer que c’est
l’effet revenu qui prime. De même, les individus du groupe expérimental étant
toujours gagnants d’un point de vue financier, il n’est pas étonnant que leur
bien-être économique augmente. Deuxièmement, il peut aussi exister un biais de
déclaration dû à un Effet Hawthorne : les individus du groupe expérimental savent qu’ils
font partie d’une expérimentation et qu’ils ont été choisi de telle sorte
qu’ils ont un avantage par rapport au groupe témoin. Ceci peut les amener à
être plus optimistes dans leur déclaration.

Au final, l’expérimentation finlandaise a apporté peu
d’enseignements quant aux effets de la mise en place d’un revenu universel global,
c’est-à-dire concernant tous les citoyens. Seule une petite catégorie de la
population était concernée et le financement n’a pas été expérimenté. Or
le financement est la moitié du dispositif ; d’ailleurs les syndicats
finlandais s’opposent au revenu universel car ils redoutent que les
augmentations d’impôt nécessaires réduisent les gains à travailler. De plus,
l’approche familiale et genrée a été totalement ignorée alors que le revenu
universel a été dénoncé par des féministes comme pouvant désinciter les femmes
à prendre un emploi (en s’apparentant à un salaire maternel). Comme pour l’expérimentation du RSA en France, l’échec de l’expérimentation
finlandaise s’explique en partie par les objectifs contradictoires des
différents acteurs scientifiques et politiques. Les évaluateurs espéraient un
échantillon de 10 000 personnes avec des individus ayant des statuts
d’emploi différents. Ils ont été contraints à la fois par le temps, par
l’argent et par une coalition au pouvoir qui n’était plus enthousiaste à l’idée
de l’expérimentation d’un revenu universel (« Why
Basic Income Failed in Finland
 »). Le Parti du Centre du premier
ministre était en fait intéressé par la question de l’incitation financière des
chômeurs de longue durée, donc très éloignée de l’idée de remise en question de
la place centrale du travail marchand, ou celle du pouvoir de dire non aux
emplois de faible qualité, souvent associés au revenu universel. C’est bien une
limite de ces expérimentations coûteuses : nécessairement supervisées par
le politique, elles risquent de devenir des vitrines promouvant l’agenda du
pouvoir en place.