Climat : Trump souffle le chaud et l’effroi

Par Aurélien Saussay

Donald Trump a donc une nouvelle fois respecté une de ses promesses de campagne. Le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris ne semblait pourtant pas acquis.

Des personnalités centrales du lobby pétrolier américain comme le Secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, ancien patron d’Exxon-Mobil, son actuel PDG, Darren Woods, ou encore le gouverneur du Texas, principal Etat producteur de pétrole aux Etats-Unis, conseillaient au président de maintenir les Etats-Unis au sein de l’accord – ne serait-ce que pour en influencer l’application.

Ce retrait n’est assurément pas une bonne nouvelle. Il n’en constitue pas pour autant la catastrophe que l’on pourrait redouter.

Sur le plan international, la Chine a tout de suite renouvelé son engagement en remplaçant l’ancien axe sino-américain par une nouvelle alliance climatique sino-européenne.

Malgré l’importance du charbon dans son mix énergétique, la Chine est en effet devenue la première puissance mondiale en matière d’énergie solaire, tant en puissance installée qu’en capacité de production de cellules photovoltaïques. Les dirigeants chinois n’ont aucune intention de tourner le dos à ce virage technologique, qui place leur pays dans une position enviable de leadership technologique et industriel.

Par ailleurs, au-delà de la problématique globale du changement climatique, la réduction de la consommation de charbon est d’abord pour la Chine un enjeu majeur de politique locale.

Les émissions de particules fines générées par ses centrales électriques étouffent ses villes et dégradent très sensiblement la qualité de vie de ses habitants. L’exigence environnementale allant croissant au sein de la population chinoise, il serait impensable de renoncer à poursuivre les efforts visant à réduire la consommation de charbon.

Le leadership combiné de la Chine et de l’Europe devrait suffire à isoler la position de Trump sur la scène internationale, et ne pas remettre en cause la participation des autres principaux pays émetteurs à l’accord. Reste que les Etats-Unis représentent encore à eux seuls 15% des émissions mondiales (contre 30% pour la Chine et 9% pour l’Union Européenne).

Un renoncement complet à toute politique climatique sur le plan domestique aurait des conséquences importantes sur les trajectoires futures d’émissions.

L’annonce, par les gouverneurs des Etats de Californie, New York et Washington de la création d’une Alliance pour le Climat au lendemain même du retrait américain est à cet égard riche d’enseignements.

Tout d’abord il vient confirmer qu’une large part de la politique climatique américaine se décide à l’échelon local (Etat, voire municipalité).

Il révèle ensuite la grande divergence entre Etats face au changement climatique : d’autres Etats côtiers très engagés dans la transition énergétique comme le Massachussetts ou l’Oregon pourraient rejoindre cette Alliance, qui totalisent déjà plus du tiers du PIB américain.

Enfin, il souligne la division profonde du pays sur ce sujet : une enquête récente du Pew Research Center indique que près de 60% des américains souhaitaient un maintien de leur pays au sein de l’Accord de Paris. Trump est en réalité presque aussi isolé à l’intérieur des Etats-Unis qu’à l’international.

Le retrait de l’Accord de Paris est avant tout une décision de politique intérieure pour Trump. Son discours d’annonce, focalisé sur l’industrie du charbon, est destiné principalement à ses électeurs des mines des Appalaches, qui croient leur survie menacée par la transition énergétique.

C’est pourtant bien plus la concurrence du gaz de schistes qui menace à brève échéance l’industrie charbonnière américaine.

La compétitivité nouvelle des énergies renouvelables, même sans subventions, la condamne à plus long terme : le premier producteur d’énergie éolienne aux Etats-Unis est ainsi le Texas, pourtant peu suspect de sympathies environnementalistes.

Donald Trump a donc pris le risque de briser la dynamique internationale de l’Accord de Paris pour tenter de relancer une industrie moribonde – sans grand espoir de succès. Heureusement, son isolement international et domestique devrait limiter la portée de sa décision.




Renouveler le mix : réaliser la transition énergétique, enfin !

par Aurélien Saussay, Gissela Landa Rivera et Paul Malliet

Le quinquennat qui s’achève aura été marqué par le succès de la COP21, qui a conduit à la signature en décembre 2015 de l’Accord de Paris visant à limiter la hausse des températures mondiales à 2°C d’ici la fin du siècle. Pourtant, les questions climatiques et de politique énergétique ne semblent pas figurer parmi les priorités du débat présidentiel qui s’ouvre.

Cette question mériterait pourtant d’être traitée en profondeur tant les décisions nécessaires engagent la France à long terme.  Afin d’atteindre les objectifs que la France s’est fixée dans la loi relative à la Transition Energétique et pour la Croissance Verte (LTECV), il est nécessaire d’engager au plus vite les transformations nécessaires de notre mix énergétique, et d’en améliorer l’efficacité afin de modérer la demande des principaux secteurs consommateurs d’énergie, résidentiel, tertiaire, des transports et de l’industrie.

Or le récent rapport parlementaire rendu par la Commission des affaires économiques et la Commission du développement durable[1] souligne le retard pris dans la mise en application de la LTECV. En particulier, le rapport souligne le peu d’avancées réalisées pour exploiter le principal gisement d’économie d’énergie, le secteur du bâtiment. Il relève également le retard pris dans l’augmentation de la part des énergies renouvelables au sein de notre mix énergétique, particulièrement en ce qui concerne la production d’électricité.

A cet effet, la Programmation pluriannuelle de l’électricité (PPE) pour la période 2016-2023 ne semble pas permettre, en l’état actuel, d’atteindre l’objectif de l’article I, section 3 (L100-4), alinéa 5 de la LTECV, qui prévoit de réduire la part de l’énergie nucléaire à 50% du mix électrique en France en 2025. Pour ce faire, il sera nécessaire de réviser la PPE dès le début du prochain quinquennat.

La crainte d’une perte de compétitivité de l’économie française – particulièrement en ce qui concerne les industries intensives en énergie[2], la faible acceptabilité d’une taxation du carbone, et le risque d’impacts économiques récessifs restent les principaux obstacles à la mise en place des plans ambitieux d’investissements nécessaires à la réalisation des principaux objectifs de la loi – et partant de la transition de la société française vers une économie bas carbone.

Si l’analyse des impacts redistributifs de la taxation carbone reste un sujet de recherche, les travaux de l’OFCE, menés en partenariat avec l’ADEME, ont montré que les craintes d’impacts macroéconomiques négatifs étaient injustifiées. Loin de peser sur les perspectives de reprise économique, la transition énergétique pourrait au contraire apporter un léger regain de croissance pour l’économie française au cours des trente prochaines années – et ce, dès le prochain quinquennat.

Ce résultat est la traduction macroéconomique de la réduction continue du coût des technologies nécessaires à la transition, dans chacune de ses dimensions : production d’énergie renouvelable, gestion de l’intermittence, amélioration de l’efficacité énergétique. Il ressort de nos analyses que l’évolution du coût complet actualisé de l’électricité d’origine renouvelable (ou LCOE, Levelized cost of electricity) rend possible un changement complet de paradigme énergétique sans surcoût majeur par rapport aux technologies traditionnelles – même dans un pays à forte pénétration nucléaire comme la France.

Un Policy brief récemment publié par l’OFCE, « Changer de mix : urgence et opportunité de la transition énergétique en France », présente les principales conclusions de ces travaux. Il démontre tout d’abord que la réalisation d’une transition énergétique correspondant à la LTECV permettrait de générer près de 0,4% de PIB supplémentaire et plus de 180 000 emplois à l’horizon 2022, à l’issue du prochain quinquennat. Si ces impacts restent modestes, nos projections indiquent à plus long terme un impact expansionniste de 3% de PIB supplémentaire à l’horizon 2050 – soit 0,1% de croissance annuelle supplémentaire sur la période.

Nous avons en outre estimé l’impact d’un exercice prospectif plus ambitieux encore dans la voie de la décarbonation de l’économie française : un accroissement de la part des renouvelables jusqu’à 100% du mix électrique en 2050. Ce scénario suppose une accélération de la construction des infrastructures de production d’électricité renouvelable – éolien en mer et on-shore et solaire photovoltaïque principalement – dès le prochain quinquennat. Cet effort accru permettrait d’obtenir un gain de PIB plus important encore de 1,3% en 2022, pour atteindre 3,9% en 2050.

Ce dernier exercice montre qu’une transition énergétique comparable dans sa magnitude à l’EnergieWende allemande est tout à fait réalisable en France, tant sur le plan technologique qu’économique.

L’accélération de la transition énergétique en France au cours du prochain quinquennat permettrait de répondre à un triple objectif : offrir à l’économie française un relais de croissance complémentaire, atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2 et de consommation d’énergie fixés au sein de la LTECV, et enfin réaliser la contribution de la France à l’objectif entériné lors de la COP21 de limitation du réchauffement planétaire en deçà de 2°C au-dessus des températures préindustrielles.

 

[1] Mission d’information commune sur l’application de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, 26 octobre 2016.

[2] Voir à ce sujet « L’état du tissu productif français : absence de reprise ou véritable décrochage ? », Département Innovation et concurrence, OFCE, 2016.




From the suburbs of London to global conflagration: a brief history of emissions

By Aurélien Saussay

A new interactive map of global CO2 emissions from 1750 to 2010 is helpful in understanding the historical responsibilities of the world’s different regions for the climate crisis.

The 21st Conference of Parties (COP 21) ended on 12 December 2015 with a historic agreement. As 195 countries come to an accord on the need to limit global warming to 2 degrees by the end of the century, it is a good time to review the history of CO2 emissions since the beginning of the Industrial Revolution. Right to the end of the negotiations, the question of the historical responsibility of the different countries has remained one of the main obstacles blocking the path to a global climate agreement. The recently industrialized emerging countries and the developing countries that are just beginning their economic take-off rightly refuse to provide efforts comparable to those of the developed countries.

This feeling is confirmed by a new interactive map retracing 260 years of CO2 emissions from fossil fuel combustion and cement production on the surface of the planet[1]. This map can be used interactively to explore the emissions of each country and their distribution in space over the last two centuries, both in their entirety and per capita. It can also be used to follow trends in global emissions and the gradual consumption of the total carbon budget for holding global warming to below 2 degrees.

post aurélien

By combining historical data on emissions per country issued by the CDIAC (from 1750-2010) with decadal data on population density produced by the European HYDE project (also 1750-2010), it is possible to estimate the distribution of emissions over space and time around the planet’s surface – on a grid with a resolution of 5’ of arc (5′ being equal to 1/12th of a degree, i.e. about 10 km by 10 km at the equator).

This interactive map shows the contribution of each of the world’s regions since the mid-18th century – while at the same time offering a gripping account of the gradual spread of the industrial revolution over the last two centuries.

These data illustrate several key points that help to understand the debate about differentiated historical responsibilities:

– Up to the mid-20th century, only Europe and the United States (and to a lesser extent Japan) contributed significantly to global emissions.
– It was only in the last 30 years that, led by China, the rest of the world “turned on”.
– Driven by rapid economic growth in the emerging countries, emissions have taken off in the last fifteen years.
– When weighted by distribution of the world population, emissions are highly concentrated spatially. This conclusion is bolstered when using even finer data, notably the location of power stations and the most energy-consuming manufacturing plants (cement, aluminium, and paper, for example).

This brief history of CO2 emissions across the globe reminds us of the West’s special responsibility in the fight against global warming. The precocity of the Industrial Revolution in the West allowed the economy to take-off much earlier than in the rest of the world, but it also led to the emission of a disproportionate share of the total emissions budget that we are entitled to if we are not to exceed the target of two degrees of warming.

This differentiated historical responsibility, which was recognized by the Paris Agreement, requires Western countries to make a special effort in the fight against global warming. This responsibility must thus be reflected in a greater effort in terms of financial and technological transfers so as to ensure that the emergence of the developing countries minimizes the use of fossil fuels, without hindering their economic take-off.

 


[1] These emissions do not include emissions from changes in land use (LUCLUF) or fertilizer use. Unfortunately, it is very difficult to reconstruct these emissions for the period under consideration.

 




Des faubourgs de Londres à l’embrasement mondial : une brève histoire des émissions

Par Aurélien Saussay

Une nouvelle carte interactive des émissions mondiales de CO2 de 1750 à 2010 permet de mieux comprendre les responsabilités historiques des différentes régions du globe dans la crise climatique.

La COP 21 s’est conclue le 12 décembre 2015 sur un accord historique. Alors que 195 pays viennent de s’accorder sur la nécessité de limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés à la fin du siècle, c’est le moment de revenir en arrière sur l’histoire des émissions de CO2 depuis le début de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin des négociations, la question de la responsabilité historique des différents pays est restée l’un des principaux obstacles sur le chemin d’un accord mondial sur le climat. Les pays émergents, d’industrialisation récente, et les pays en voie de développement qui entament tout juste leur décollage économique refusent avec raison de fournir des efforts comparables aux pays développés.

Ce sentiment est validé par une nouvelle carte interactive retraçant 260 années d’émissions de CO2 issues de la combustion d’énergie fossile et de la production de ciment à la surface de la planète[1]. Cette carte permet d’explorer les émissions de chaque pays et leur répartition dans l’espace au cours des deux derniers siècles de façon interactive, tant dans leur totalité que par habitant. Elle permet également de suivre l’évolution des émissions mondiales et la consommation progressive du budget carbone permettant de limiter le réchauffement en deçà de 2 degrés.

 

post-aurélien2

 

En combinant des données historiques d’émissions par pays issues du CDIAC  (de 1750 à 2010) avec des données de densité de population décennales produites par le projet européen HYDE (de 1750 à 2010 également), il est possible d’estimer la répartition des émissions dans l’espace et dans le temps à la surface du globe – sur une grille d’une résolution de 5’ d’arc (5’ étant égal à 1/12e de degré, soit environ 10 km par 10 km à l’équateur).

Cette carte interactive illustre les contributions de chacune des régions du globe depuis le milieu du XVIIIe siècle – et offre du même coup un récit saisissant de la diffusion progressive de la révolution industrielle au cours des deux derniers siècles.

Ces données illustrent de nombreux points clés pour mieux comprendre le débat sur les responsabilités historiques différenciées :

– Jusqu’au milieu du 20e siècle, seuls l’Europe et les États-Unis (et, dans une moindre mesure, le Japon) contribuent de manière significative aux émissions globales.
– Ce n’est que ces 30 dernières années que le reste du monde s’est « allumé », Chine en tête.
– A la faveur de l’accélération de la croissance économique dans les pays émergents, les émissions se sont emballées ces quinze dernières années.
– Pondérées par la distribution de la population mondiale, les émissions apparaissent très concentrées dans l’espace. Des données plus fines encore, utilisant notamment la localisation des centrales thermiques et des usines de production les plus énergivores (ciment, aluminium, papier par exemple) renforceraient encore ce constat.

Cette brève histoire des émissions de CO2 à travers le globe nous rappelle la responsabilité particulière des pays occidentaux dans la lutte contre le réchauffement climatique. La précocité de la révolution industrielle y a certes permis un décollage économique bien antérieur au reste du monde, mais a également conduit à émettre une part disproportionnée du budget total d’émissions auquel nous avions droit pour ne pas dépasser l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés.

Reconnue par l’Accord de Paris, cette responsabilité historique différenciée impose aux pays occidentaux un effort particulier dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette responsabilité doit se traduire par un effort accru en matière de transferts financiers et technologiques pour s’assurer que l’émergence des pays en voie de développement limite au maximum le recours aux énergies fossiles, sans pour autant entraver leur décollage économique.

 


[1] Ces émissions n’incluent pas les émissions issues des modifications d’utilisation des sols (LUCLUF) ou de l’utilisation des engrais. Il est malheureusement très difficile de reconstituer ces émissions sur l’ensemble de la période considérée.




Plan Juncker : donnez-moi un levier et je soulèverai le monde

par Aurélien Saussay

Dans son récent rapport annuel sur la croissance en Europe, l’Annual Growth Survey 2016, la Commission européenne se félicite des avancées réalisées au cours de l’année écoulée dans la mise en place du Plan Juncker. Lancé au premier semestre 2015, ce plan vise à mobiliser 315 milliards d’euros de 2015 à 2017 afin de compenser le déficit d’investissements privés comme publics dont souffre l’Union européenne depuis la crise de 2008. Le plan Juncker est le troisième pilier de la stratégie européenne (avec les réformes structurelles et la discipline budgétaire), et l’atout maître de la « commission de la dernière chance » selon l’expression du Président Juncker.

Les premières annonces avaient suscité l’espoir que les projets financés dans le cadre du Plan pourraient faire exception à la discipline budgétaire européenne – discipline en partie responsable de l’effondrement de l’investissement en Europe depuis la crise des dettes souveraines. Il n’en est rien : ces investissements ne découleront pas de l’application d’une règle d’or des finances publiques dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance appelée par beaucoup. En réalité, seuls 21 milliards sont mobilisés conjointement par le budget européen – donc les pays membres – et la Banque européenne d’investissements (BEI). C’est l’effet de levier qui doit ensuite venir multiplier cette mise de départ pour remplir les objectifs du Plan. D’après les projections de la Commission, les 21 milliards initiaux donneront lieu à 63 milliards de prêts (x 3), qui devraient à leur tour entraîner le secteur privé à réaliser les 315 milliards d’investissements annoncés (x 5, soit au total x 15).

Les investissements seront réalisés par le Fonds européen pour les investissements stratégique (FEIS), nouvelle structure portée par la BEI, en lien avec son Fonds européen pour l’investissement (FEI). En définitive, le Plan Juncker s’apparente à une recapitalisation de la BEI, comme cela s’était déjà produit en 2009 (67 Mds€) et 2012 (60 Mds€). La première de ces opérations avait conduit à une augmentation sensible du volume de prêts octroyés – mais celle-ci fut de courte durée : dès 2012, la BEI avait retrouvé son rythme moyen d’opérations d’avant-crise. Quant à la seconde recapitalisation, elle a certes permis de porter l’activité de la BEI au-delà des 60 milliards d’euros annuels en 2013 et 2014, mais au prix d’une augmentation de la part des lignes de crédits dans l’activité totale, au détriment du financement de projets – objectif central du plan Juncker.

Le succès du plan suppose que la BEI parvienne à débourser plus de 60 milliards d’euros supplémentaires en 3 ans. Mais surtout, il repose de manière cruciale sur l’hypothèse d’un effet de levier agrégé de 15 pour 1. L’analyse détaillée de l’ensemble des projets financés par la BEI entre 2000 et 2014, publiée dans le chapitre 1 de l’iAGS 2016, révèle combien cette hypothèse est optimiste. Alors que son activité s’est accrue de plus de 50 % au cours de cette période, l’effet de levier moyen sur les projets financés par la BEI est passé de 3,8 avant la crise à 3,2 en 2013-2014. Ce chiffre est à comparer au levier de 5 pour 1 avancé par la Commission pour le Plan Juncker ; levier qui sera difficile à réaliser.

Par ailleurs, à ce jour, de l’aveu même de la BEI, seuls 1,4 milliard d’euros ont été déboursés par le FEIS depuis sa création en juillet 2015. A ce rythme, 12,6 milliards d’euros seraient financés sur une période de trois ans – loin des 63 milliards annoncés dans les projections de la Commission. Sur la base du levier historique moyen, le plan Juncker pourrait au final ne conduire qu’à 40 milliards d’investissements, au lieu des 315 milliards annoncés.

Il est encore trop tôt pour juger de la réussite ou de l’échec du Plan Juncker. Mais les premiers signes observés, ainsi que l’historique de l’utilisation de la BEI comme vecteur d’intervention contra-cyclique par la Commission européenne conduisent à la prudence. Pour que le Plan Juncker soit une réussite, il serait nécessaire d’accélérer sensiblement le rythme de déboursement des fonds octroyés au FEIS et d’obtenir un levier moyen sur l’ensemble de ces fonds nettement supérieur à ce qui a pu être observé au cours des quinze dernières années. Deux conditions qui ne semblent pas remplies à ce jour.




COP 21 : la nécessité du compromis

Par Aurélien Saussay

La Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) a rendu publique, mardi 6 octobre 2015, une version préliminaire du projet d’accord qui formera la base des négociations lors de la Conférence de Paris en décembre prochain. Six ans après l’accord de Copenhague, présenté comme un échec, le secrétariat français met tout en œuvre pour assurer le succès de la COP 21 – au prix d’un certain nombre de compromis. Si elle réduit l’ambition du texte, la stratégie des « petits pas » permet seule d’arriver à un accord.

Le projet renonce à l’approche contraignante, où les contributions de chaque pays étaient négociées simultanément, pour la remplacer par un appel aux contributions volontaires, où chaque pays s’engage séparément. Cet abandon était nécessaire : le protocole de Kyoto, pour ambitieux qu’il fût, n’a jamais été ratifié par les Etats-Unis, principal émetteur mondial de carbone à l’époque – et la tentative d’élaborer son successeur sur le même modèle s’est soldé par une absence d’accord à Copenhague.

Les engagements, ou Contributions Prévues Déterminées au Niveau National (INDC), se répartissent en trois grandes catégories : la réduction des émissions par rapport au niveau d’une année donnée – généralement utilisée par les pays développés –, la réduction de l’intensité en émissions du PIB (la quantité de GES émise pour chaque unité de PIB produite), et enfin la réduction relative des émissions par rapport à un scénario de référence, dit « business-as-usual », qui représente la trajectoire projetée des émissions en l’absence de mesures spécifiques.

La plupart des pays émergents ont choisi d’exprimer leurs objectifs en intensité (Chine et Inde en particulier) ou en relatif à une trajectoire de référence (Brésil, Mexique et Indonésie notamment). Ce type de définition présente l’avantage de ne pas pénaliser leur développement économique – au prix certes d’une incertitude sur le niveau de l’objectif visé : si la croissance économique est supérieure aux projections retenues, l’objectif pourrait être rempli tout en obtenant une réduction des émissions plus faible qu’attendue. Par ailleurs, une partie de l’objectif est souvent indexée sur la disponibilité de financements et de transferts de technologie en provenance des pays développés – une condition à nouveau parfaitement légitime. Par sa contribution à la juste répartition des efforts entre pays développés, émetteurs de longues date, et pays au développement plus récent, la pluralité des objectifs est une source essentielle de compromis.

En ce qui concerne le niveau des cibles d’émissions visées à l’horizon 2030, si certaines sont triviales – on notera le cas de l’Australie qui propose d’augmenter ses émissions par rapport au niveau de 1990 – beaucoup impliquent une accélération des efforts en cours. Pour respecter ses engagements, l’Europe devra ainsi réduire ses émissions deux fois plus vite de 2020 à 2030 par rapport à la décennie précédente, les Etats-Unis une fois et demi ; la Chine devra réduire son intensité carbone trois fois plus rapidement qu’elle ne l’a fait ces cinq dernières années, l’Inde deux fois et demi.

A titre indicatif, si les INDCs rendues publiques à ce jour étaient pleinement réalisées, le réchauffement atteindrait, d’après le consortium de recherche Climate Action Tracker[1], 2,7°C au‑dessus des températures préindustrielles à la fin du siècle. Ce simple calcul doit toutefois être relativisé, puisqu’il est prévu que les engagements soient révisés tous les cinq ans et qu’il ne soit possible que de les durcir. Ce mécanisme de négociations itérées doit permettre progressivement de se rapprocher de l’objectif, toujours officiellement affiché, des 2°C.

Pour être efficace, la réalisation des engagements doit en outre être vérifiée et faire l’objet d’un suivi indépendant. Sur ce plan, si des lignes directrices sont mises en avant dans la version actuelle du projet d’accord, les négociations finales devront préciser les dispositions retenues. En l’absence d’un mécanisme de vérification efficace, les réévaluations successives des engagements pourraient se muer en une partie de poker menteur mondiale, et desservir au final la lutte contre le changement climatique.

Par ailleurs, l’existence d’engagements relativement ambitieux ne doit surtout pas retarder la mise en place de nécessaires mesures d’adaptation, qui font pour l’heure l’objet d’un unique article du projet provisoire, sans référence aux moyens financiers qui y seront consacrés. C’est l’une des principales faiblesses du projet, avec la question du financement –  le Fonds Vert pour le Climat, qui devait être doté de 100 milliards de dollars dès 2010 et n’a levé que 10,2 milliards à ce jour, y est à peine mentionné.

En tournant la page de Copenhague, le projet d’accord de Paris peut constituer un grand pas en avant pour la préservation du climat. Il résulte d’un changement de méthode et d’une série de compromis qui, s’ils réduisent son ambition, sont absolument nécessaires à son existence même. Une plus grande exigence quant aux objectifs du texte pourrait conduire à l’échec des négociations, et serait autrement plus dommageable. Dans sa version actuelle, le projet d’accord fournit une base robuste pour la coordination future des efforts contre le changement climatique.

 


[1] Consortium des organismes de recherches suivant : Climate Analytics, Ecofys, NewClimate Institute, Postdam Institute for Climate Impact Research




Pétrole : du carbone pour la croissance

Par Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart, Aurélien Saussay

Ce texte renvoie à l’étude spéciale du même nom qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et reste du monde

La chute du prix du Brent de 50 % entre l’été 2014 et janvier 2015 et son maintien à un bas niveau au cours des mois suivants est une bonne nouvelle pour les économies importatrices de pétrole. Dans un contexte de faible croissance, ces évolutions se traduisent par un transfert de richesse au bénéfice des pays importateurs nets via la balance commerciale, ce qui stimule la croissance et alimente la reprise. La baisse du prix des produits pétroliers augmente le pouvoir d’achat des ménages, accélère la consommation et donc l’investissement, dans un contexte où les coûts de production des entreprises sont réduits. Les exportations sont plus dynamiques, le surcroît de demande en provenance des autres économies importatrices de pétrole étant supérieur au ralentissement enregistré du côté des économies exportatrices.

Cependant, cette baisse des prix n’est pas neutre pour l’environnement. En effet, un faible prix du pétrole réduit l’attractivité des modes de transport et de production pauvres en carbone et pourrait bien ralentir la transition énergétique ainsi que la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Ce contre-choc pétrolier n’aura toutefois des effets favorables sur la croissance des pays importateurs nets de pétrole que s’il est durable. A l’horizon de 2016, l’excès d’offre sur le marché pétrolier, alimenté par le développement passé de la production de pétrole de schiste aux États-Unis et le laisser faire de l’OPEP, se tassera. La production de pétrole non-conventionnel aux Etats-Unis, dont la rentabilité n’est plus assurée en deçà de 60 dollars le baril, devra s’ajuster à la baisse des prix mais le repli, attendu à partir du deuxième semestre 2015, sera insuffisant pour ramener les cours vers leur niveau d’avant le choc. Le prix du pétrole Brent pourrait rester autour de 55 dollars le baril avant d’amorcer à la fin de l’année 2015 une remontée vers 65 dollars un an plus tard. Les prix devraient rester donc inférieurs aux niveaux de 2013-début 2014, et malgré la tendance haussière à prévoir, l’impact à court terme restera positif sur la croissance.

Pour mesurer l’impact de ce choc sur l’économie française, nous disposons de deux modèles macroéconométriques e-mod.fr et ThreeMe grâce auxquels nous réalisons différents exercices de simulations. Ces modèles nous permettent également d’évaluer l’impact macroéconomique et les transferts d’activité d’un secteur à un autre ainsi que l’impact environnemental d’une consommation accrue d’hydrocarbures. Les résultats sont présentés en détail dans l’étude spéciale. Il ressort qu’une baisse de 20 dollars du prix du pétrole entraîne, pour l’économie française, un surcroît de croissance de 0,2 point de PIB la première année et de 0,1 point de PIB la deuxième, mais  s’accompagne d’un coût environnemental non négligeable. Ainsi, au terme de 5 ans, cette baisse conduirait à un surcroît d’émissions de GES de 2,94 MtCO2, soit près d’1% du total des émissions françaises en 2013. Ce volume représente pour la France près de 4% de l’objectif européen de réduction des émissions de 20% par rapport à leur niveau de 1990.

En adaptant le modèle français e-mod.fr aux caractéristiques de consommation, d’importations et de production d’hydrocarbures, les simulations sont étendues aux grandes économies développées (Allemagne, Italie, Espagne, Etats-Unis et Royaume-Uni). A l’exception des États-Unis, l’impact positif du contre-choc pétrolier est significatif et assez proche pour tous les pays, l’Espagne étant celui qui en bénéficie un peu plus en raison d’une intensité pétrolière plus élevée. Au final, en considérant les variations passées et prévues des prix du pétrole (hors effet taux de change), le surcroît de croissance attendu en moyenne dans les grands pays de la zone euro serait de 0,6 point en 2015 et de 0,1 point en 2016. Aux Etats-Unis, les effets positifs sont en partie contrebalancés par la crise que traverse l’activité de production de pétrole non-conventionnel[1]. L’impact sur le PIB serait positif en 2015 (de 0,3 point) et négatif en 2016 (de 0,2 point). Il en ressort que si la baisse du prix du pétrole est bien un choc positif pour la croissance économique mondiale, cela n’est malheureusement pas le cas pour l’environnement…

 


[1] Voir le Post L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste, d’Aurélien Saussay, du 29 avril sur le site de l’OFCE.




L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste

par Aurélien Saussay (@aureliensaussay)

Le Bureau of Economic Analysis vient de livrer son estimation de la croissance américaine au premier trimestre 2015 : à 0,2% en rythme annualisé, ce chiffre est très en-deçà du consensus des principaux instituts américains qui s’accordaient sur une prévision légèrement supérieure à 1% – bien loin déjà des 3% encore espérés début mars.

S’il est encore trop tôt pour connaître les raisons exactes de ce coup d’arrêt, un facteur semble devoir émerger : aux États-Unis, la « révolution » du pétrole de schiste semble au bord de l’implosion.  La baisse brutale des cours du brut au deuxième semestre 2014 a provoqué un effondrement de l’activité extractive : le nombre de foreuses pétrolières en activité aux États-Unis a chuté de 56% de novembre 2014 à avril 2015, pour revenir à son niveau d’octobre 2010 (voir graphique). La rapidité de ce ralentissement souligne la fragilité du boom du pétrole de schiste, et sa dépendance à un prix du baril élevé.

 

G1_Post2904AS
Compte tenu de la durée de vie très brève des puits de pétrole de schiste, inférieure à 2 ans, cette baisse brutale du rythme de forage devrait se traduire par une chute tout aussi rapide de la production dans les mois qui viennent : de fait, l’Agence pour l’Information sur l’Energie américaine (US. EIA) a prévu pour le mois de mai une diminution de la production de pétrole de schiste, pour la première fois depuis le début de leur exploitation en 2010.

Cette contraction rapide de l’industrie du pétrole de schiste pourrait avoir des conséquences significatives sur l’économie américaine. Son impact macroéconomique se décline en deux composantes principales : l’activité de forage et de complétion des puits, et les gains de balance commerciale réalisés grâce à la substitution d’une production domestique à du pétrole importé.

En 2013, le secteur de l’extraction d’hydrocarbures et de services miniers associés représentait 2,1% de l’économie américaine, contre 1,6% quatre ans plus tôt. Au premier ordre, la baisse du rythme de forage pourrait donc amputer la croissance américaine de 0,3 point de PIB. L’indicateur manufacturier de la FED illustre déjà ce repli : l’activité de l’industrie américaine y ressort en baisse de 1% en rythme annualisé au premier trimestre 2015, une première depuis le second trimestre 2009. Le secteur minier apparaît comme le premier contributeur à cette contraction, avec une chute d’activité de 4% au cours du trimestre.
Ce chiffre néglige toutefois l’effet d’entraînement du secteur sur le reste de l’économie – qui dépasse le seul impact sur les industries en amont : par exemple, dans les zones concernées, l’exploitation du pétrole de schiste s’est accompagnée d’un boom immobilier, rendu nécessaire par l’afflux de travailleurs sur les gisements. À titre d’illustration, le Texas et le Dakota du Nord, Etats qui concentrent 90% de la production totale de pétrole de schiste, ont contribué à plus de 23% de la croissance américaine de 2010 à 2013, quand ils ne représentaient que 8% de l’économie du pays en 2010. L’impact négatif de l’effondrement de l’industrie pétrolière pourrait donc être plus important que la seule taille du secteur pétrolier pourrait le laisser supposer.

L’augmentation de la production américaine de plus 4 millions de barils par jour a par ailleurs permis en 2014 une amélioration de la balance commerciale, pour une contribution de 0,7 point de croissance additionnel. Si la réduction du nombre de forages est suivie d’une baisse de la production équivalente dès le deuxième semestre, et que le prix du baril reste autour de 60 dollars, la production domestique américaine ne contribuerait plus qu’à hauteur de 0,2 point, soit 0,5 point de PIB de moins qu’en 2014.

Enfin, l’exploitation rapide des gisements de pétrole de schiste a principalement été le fait de producteurs dits indépendants, focalisés sur cette activité, et donc particulièrement vulnérables à la volatilité des cours internationaux. Cette exploitation étant très intensive en capital, les indépendants ont eu recours à la dette obligataire pour financer leurs opérations – pour un montant total de 285 milliards de dollars au 1er mars 2015, dont 119 milliards d’obligations à rendement élevé (high-yield)[1]. L’impact de la chute du prix du baril est particulièrement important sur ce dernier segment : la part des obligations  « junk  bonds » est passée de 1,6% en mars 2014 à 42% en mars 2015[2] – soit 50 milliards de dollars. Il est à noter que cette augmentation résulte principalement de la dégradation des obligations existantes, même si de nouvelles émissions obligataires y ont également contribué. Ce mouvement,  s’il se poursuit, pourrait conduire à une crise sur le segment high-yield du marché obligataire américain, ce qui viendrait dégrader les conditions de financement des entreprises américaines alors même que la Fed souhaite entamer cette année un resserrement de sa politique monétaire.

L’implosion de l’industrie du pétrole de schiste va constituer un test pour la solidité de la reprise aux Etats-Unis : si celle-ci s’avère plus fragile qu’anticipée, le choc du ralentissement brutal de l’exploitation du pétrole de schiste pourrait être suffisant pour ramener l’économie américaine à la quasi-stagnation en 2015.

 


[1] Yozzo & Carroll, 2015, « The New Energy Crisis: Too Much of a Good Thing (Debt, That Is) », American Bankruptcy Institute Journal.

[2] Source: Standard & Poor’s.




Gaz de schiste : redressement d’un mirage

par Aurélien Saussay

Un rapport mis en ligne le 7 avril par le Le Figaro évalue les gains que l’on pourrait attendre de l’exploitation du gaz de schiste en France : ce document y voit une chance de relance pour l’économie française, ainsi qu’une opportunité de réduire la facture énergétique de la France en substituant une production domestique à nos importations gazières. Les impacts macroéconomiques estimés seraient très importants : dans le scénario « probable », plus de 200 000 emplois seraient ainsi créés, pour 1,7 point de PIB additionnel en moyenne sur une période de 30 ans.

La magnitude de ces chiffres découle directement des hypothèses retenues, en particulier géologiques. Le coût de production et les volumes qui peuvent être extraits d’un gisement de gaz de schiste dépendent de ses caractéristiques physiques (profondeur, perméabilité et ductilité de la roche, etc.). Or, sans procéder à un forage par fracturation expérimental, il est très difficile d’estimer à l’avance l’ensemble de ces paramètres, et donc le coût de production final.

Il est pourtant possible d’observer la distribution de ces paramètres sur le seul territoire qui pratique de manière extensive l’exploitation des gaz de schiste : les Etats-Unis. En examinant les données de production accumulées depuis plus de dix ans au sein des gisements américains, une distribution de coûts de production réalistes peut être modélisée. C’est la démarche adoptée pour développer le modèle SHERPA, décrit dans un document de travail de l’OFCE publié ce jour, Can the U.S. shale revolution be duplicated in Europe?

Depuis le début de l’exploitation des gaz de schiste au début des années 2000, plus de 60 gisements ont été explorés aux Etats-Unis. Mais seuls 30 ont pu être mis en production commercialement, et six d’entre eux représentent plus de 90% de la production américaine totale de gaz de schiste. Si l’on considère des hypothèses géologiques correspondant à la médiane de ces six meilleurs gisements, la VAN de la ressource gazière française ressort alors à 15 milliards d’euros – soit 15 fois inférieure aux 224 milliards d’euros estimés dans le rapport sus-cité. Pour parvenir à ce dernier chiffre, il faut faire l’hypothèse que les coûts de forage et de complétion des puits seront similaires en France et aux Etats-Unis, et surtout que les gisements français sont tous comparables au meilleur champ américain, le Haynesville – dont les caractéristiques sont exceptionnelles : la production moyenne de gaz par puits y est près de quatre fois supérieure à la moyenne des cinq autres principaux gisements. S’il est bien entendu impossible d’exclure a priori cette dernière hypothèse, elle reste toutefois très peu probable.

Cette incertitude souligne la nécessité de pratiquer des forages expérimentaux afin de se prémunir contre des scénarios trop optimistes. Le cas de la Pologne est instructif : les projections de l’Agence d’information sur l’énergie américaine (EIA) promettaient de très larges réserves de gaz de schiste à ce pays très dépendant des importations de gaz russes. Le gouvernement, soucieux de renforcer son indépendance énergétique, avait donc souhaité favoriser au plus vite la production domestique, offrant jusqu’au tiers de son territoire en concession d’exploitation. Les premiers forages furent décevants : il s’est avéré que les roches du gisement polonais contenaient trop d’argile, ce qui les rendait trop ductiles et empêchait la bonne fracturation de la roche – étape indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, quelle que soit la technologie retenue. Après expérimentation, les importantes réserves polonaises, annoncées comme étant les premières d’Europe, se sont révélées inexploitables.

Ce type d’évaluation doit toutefois être réalisé dans un cadre public et transparent. Les prospecteurs professionnels, dont l’activité principale est d’estimer la réalité géologique d’un gisement d’hydrocarbures annoncé sur le papier, ont en effet intérêt à surestimer les évaluations réalisées avant forage pour vendre leur service. Un exemple étranger permet à nouveau de mesurer l’étendue du problème : en mai 2014, l’EIA a annoncé qu’elle réduisait de 96% son estimation du volume de pétrole de schiste exploitable dans le gisement américain du Monterey, considéré jusqu’alors comme l’un des plus prometteurs. Après examen, il est apparu que la première estimation, réalisée deux ans plus tôt, était entièrement fondée sur les calculs de prospecteurs privés indépendants, sans intervention du service fédéral de l’US Geological Survey.

Afin d’obtenir une évaluation réaliste de la ressource de gaz de schiste française, il est donc nécessaire de procéder à des forages expérimentaux effectués par un organisme public, dont les résultats et la méthodologie seraient totalement transparents. Seule une telle démarche pourra éviter à l’avenir des scénarios excessivement optimistes et garantir l’objectivité des évaluations.