Un nouveau monde économique. Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle

Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction : La mesure des possibles

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.

 

Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années  1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique  et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.

Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e  siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence  un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques.  Ensuite,  le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté  de la croissance économique.  Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme  des écosystèmes dont il dépend  en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.

Pour ces trois raisons, partout dans le monde,  des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre  croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment  de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre  à quelles conditions le développement humain  peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.

Cet effort de compréhension  importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité  induit  l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent  nos politiques, rarement pour le meilleur.  Ouvrir l’éventail du bien-être humain,  c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle.  Mais comment prendre la pleine  mesure de notre nouveau monde économique ?

Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée  par le PIB paraît, à quelques  soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France,  en Europe  et dans bon nombre de pays développés et même  émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment  ouvert sur les causes de cette atrophie.  On  y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique  aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde  qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.

À vrai dire, la croissance économique  est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement  béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement.  En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment  en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis,  une  fois déflatée de la finance  et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique  se révèle nulle  pour 99 % de la population.  Richesse  des nations, pauvreté des habitants…

À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique,  aussi important  soit-il, ne  peut  traduire  la brutalité  de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce,  dans le contexte de la crise européenne,  au nom de la « discipline budgétaire  »[2].

Et pendant ce temps-là, le changement  climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.

Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une  attente  déçue.  L’enjeu n’est donc  pas de tenter  de forcer l’allure en alimentant  une  chaudière  poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…

…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.

[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.




A propos du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty

présentation par Gérard Cornilleau

En 2014 l’activité éditoriale en sciences sociales aura été marquée par la publication de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle. Au-delà du succès de librairie mondial, rare pour un ouvrage plutôt difficile et publié originellement en français, le livre de Thomas Piketty a permis de relancer le débat sur la répartition de la richesse et des revenus. Contrairement à l’opinion générale qui veut que la croissance économique gomme les inégalités et débouche à plus ou moins long terme sur une société équilibrée reposant sur une large classe moyenne (hypothèse de Kuznets), Thomas Piketty montre, à partir de données historiques longues et pour partie nouvelles, que la norme est plutôt l’élargissement du fossé entre les plus riches et tous les autres. Les périodes de resserrement apparaissent a contrario liées à des accidents de l’histoire politique et sociale (guerres, renversements idéologiques,…). Dès lors, et à moins qu’un prochain accident ne le contrarie, les sociétés occidentales paraissent condamnées à subir un déséquilibre de plus en plus grand de la répartition des richesses. Pour Piketty, des changements structurels de la fiscalité permettraient de contenir cette dérive insoutenable à long terme.

Il n’est pas étonnant que cette analyse ait renversé la table des idées reçues et provoqué des réactions parfois vives soit de dénégation de la réalité des inégalités, soit de critiques d’une vision trop pessimiste de l’analyse de Thomas Piketty. Il était évident que l’OFCE se devait de participer à ce débat public. Plusieurs chercheurs de l’OFCE ont ainsi contribué en proposant compléments et analyses critiques aux thèses de Thomas Piketty. On trouvera ces contributions dans le dossier publié dans le numéro 137 de la Revue de l’OFCE sur Le capital au XXIe siècle. Elles émanent de Jean-Luc Gaffard qui met l’accent sur les problèmes liés à la nature du capital et aux relations entre sa composante productive, sa rémunération et la régulation de l’ensemble du système qui peuvent modifier les conclusions pessimistes sur le maintien d’un écart durable entre taux de profit et taux de croissance de la production. Guillaume Allègre et Xavier Timbeau cherchent quant à eux à approfondir l’analyse de la nature du capital et ils mettent l’accent sur la montée de la rémunération des droits de propriété qui entraînent l’apparition d’un nouveau type de rentiers de la technologie. Ils analysent aussi la contribution de la richesse immobilière pour conclure comme Thomas Piketty qu’elle participe fortement aux inégalités.

Thomas Piketty a accepté de participer au débat en rédigeant pour la Revue de l’OFCE, une réponse qui précise sa pensée sur un certain nombre de points comme la nature hybride du capital qui mêle capital productif, richesse immobilière ou droits de propriété intellectuels dont le rendement relève plus d’un processus de construction sociale que d’une simple relation technique entre capital et production.

Le présent dossier répond à l’engagement de l’OFCE d’animer un débat scientifique sur les questions majeures en économie. Nos remerciements vont aux auteurs qui ont participé à sa constitution et à Thomas Piketty qui a joué le jeu de la critique constructive. Nous souhaitons enfin que ce dossier permette aux lecteurs de mieux mesurer les enjeux de la question des inégalités en particulier leur rôle dans la cohésion des sociétés à long terme.




Politiques redistributives et demande d’équité

par Gilles Le Garrec

Six ans après le début de la Grande Récession, le bilan économique de la France reste bien morose : la croissance est atone, le nombre chômeurs s’établit à près de 3,5 millions en métropole et la dette publique s’approche de la barre des 100% du PIB (95,4 % au sens de Maastricht en 2014 selon l’OFCE). Au rang des satisfactions, on peut citer la capacité du système de protection sociale à atténuer l’augmentation des inégalités de revenu. L’indice de Gini[1] calculé sur la population active (âgée de 18 à 65 ans) montre ainsi qu’entre 2008 et 2011, l’augmentation des inégalités de revenu marchand a été de 2,9 points de pourcentage tandis que celle des inégalités de revenu disponible n’a été que de 1,8 point. Pour ce faire, les dépenses sociales ont augmenté de 0,8 point, les portant à 19 % du PIB hors branche Vieillesse[2]. Pourtant, l’une des peurs associées à la crise (sa durée, son ampleur) est celle que la France ne puisse plus continuer à garantir aux individus un aussi haut niveau de protection sociale. Cette peur est-elle justifiée ? Pas forcément.

En effet, partant du postulat qu’en démocratie, une politique ne peut être menée que si elle obtient le consentement majoritaire des citoyens, Meltzer et Richard (1981) suggèrent qu’un accroissement des inégalités conduit à une demande accrue de redistribution non pas parce que les individus ont une aversion pour les inégalités, mais plutôt parce ce qu’ils ne sont motivés que par leur propre intérêt. Ainsi, plus l’individu médian, en termes de revenu[3], est pauvre par rapport à la moyenne de la population, c’est-à-dire plus la distribution des revenus est inégalitaire, plus il aura intérêt à réclamer une forte redistribution du revenu. Selon cette approche, la crise économique, du fait du creusement des inégalités qu’elle engendre, doit se traduire par une augmentation des dépenses sociales. La redistribution n’est pas subie : bien au contraire, elle est soutenue par une majorité de citoyens. Attrayante par sa simplicité, cette explication souffre d’un défaut majeur : on ne retrouve pas dans les données la supposée corrélation positive entre inégalité de revenus et redistribution. Typiquement, le niveau d’inégalité mesuré par l’indice de Gini (avant taxes et transferts) est de 0,46 en France pour ce qui concerne la population active, contre 0,475 aux Etats-Unis, alors que le niveau des dépenses sociales n’y est que de 13% du PIB[4]. Plus généralement, et comme l’illustre le graphique 1, ladite corrélation se révèle nulle, voire négative (voir Perotti, 1996 pour une revue empirique). Pour comprendre les éventuelles fragilités du système de protection sociale français, on ne peut donc pas se contenter du cadre d’analyse proposé par Meltzer et Richard (1981).

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L’inadéquation des faits observés à la théorie a engendré plusieurs pistes de recherche[5]. En particulier, le postulat selon lequel les individus ne sont mus que par leur propre intérêt a été remis en cause par un grand nombre d’expériences de laboratoire. Prenons, par exemple, le jeu de l’ultimatum. Dans ce jeu, deux sujets anonymes doivent se mettre d’accord sur le partage d’une somme d’argent. Le premier participant doit proposer un partage. Le second peut alors soit accepter soit refuser l’offre. S’il accepte, le partage se fait, sinon personne n’obtient rien. En théorie, le premier joueur doit donc toujours offrir au second joueur aussi peu que possible sachant que ce dernier acceptera toute offre strictement positive. Contrairement à cette prédiction, les résultats de l’expérience montrent qu’un grand nombre d’individus proposent 50 % de la somme au second joueur, pour une offre moyenne de l’ordre de 40 %. De plus, toute offre inférieure à 25 % de la somme a une forte chance d’être rejetée. Ces résultats mettent en évidence des comportements caractérisés par un sens de la justice distributive. Interrogé en dehors du laboratoire sur les raisons pour lesquelles quelqu’un serait favorable à la redistribution, ce motif ressort particulièrement. Ainsi, les données d’enquête soulignent que les individus tendent à soutenir d’autant plus de redistribution qu’ils pensent que la pauvreté est causée par des facteurs dont les individus ne sont pas responsables (voir Fong, 2001). Dans la lignée de ces résultats, la croyance selon laquelle la chance plutôt que l’effort détermine le revenu s’avère avoir une capacité prédictive des montants nationalement redistribués plus forte que les inégalités de revenus.

Ainsi, afin de déterminer par quel canal le souci des autres permet d’expliquer les différences de redistributions observées entre les démocraties, la littérature théorique s’est intéressée à la formation des croyances. Dans l’approche de Alesina et Angeletos (2005), les préférences des individus associent intérêt personnel et demande d’équité. Plus précisément, l’équité y est définie selon le principe chacun doit recevoir ce qu’il mérite. Sachant que les revenus dépendent à la fois de la chance et des efforts consentis, ils montrent que les différences entre les pays des montants redistribués résultent de croyances différentes et auto-réalisatrices. S’attendant à peu de redistribution, les Américains vont investir d’autant plus dans leur capital humain et engendrer ainsi les conditions pour une faible redistribution puisque la chance est réduite dans la détermination des revenus. A l’inverse, les Européens, en s’attendant à une forte redistribution, investissent moins dans leur capital humain. La chance est donc plus importante dans la détermination des revenus ; les individus vont donc soutenir une forte redistribution selon le principe d’équité. Par ailleurs, en supposant que Américains et Européens partagent les mêmes préférences, Alesina et Angeletos mettent en évidence un résultat important : le modèle américain avec peu de redistribution serait préféré par une majorité de citoyens au modèle européen parce qu’il engendre moins de distorsion et se traduit donc par un revenu global plus élevé. Cependant, cela ne veut pas dire que les plus pauvres ne préfèrent pas le modèle avec forte redistribution. A l’encontre de ce résultat basé sur l’hypothèse que les Américains et les Européens ont des préférences identiques, Corneo (2001) a montré que les Allemands de l’Ouest incorporaient dans leurs préférences des motivations collectives alors que les Américains n’étaient motivés que par leur propre intérêt. L’intensité de la motivation collective serait donc déterminée culturellement. Dans cette optique, dans le prolongement de l’approche proposée par Alesina et Angeletos (2005), Le Garrec (2014) propose un mécanisme de transmission culturelle de l’intensité de la demande d’équité. En conformité avec le processus de socialisation, l’observation durant l’enfance de l’incapacité de la génération précédente à mettre en place une politique redistributive juste va réduire le coût moral à ne pas soutenir soi-même une politique juste plus tard. Lorsque les individus sont socialisés dans un environnement caractéristique d’une politique redistributive juste, la demande d’équité reste forte dans les préférences : un système avec forte redistribution (par exemple, de type français) est pérenne et se perpétue de générations en générations. A l’inverse, si les individus sont socialisés dans un environnement où les choix redistributifs apparaissent éloignés de toute justice distributive, l’internalisation de la norme « la réussite individuelle prime » réduit le poids de l’impératif moral dans les préférences. Dans ce cas, un système avec faible redistribution (comme aux Etats-Unis) est également pérenne. Dans Le Garrec (2014), le choix d’un système va donc dépendre des histoires respectives des nations[6].

Au regard des extensions apportées au modèle canonique de Meltzer et Richard (1981), extensions basées sur la demande d’équité observée au niveau individuel, peut-on comprendre les craintes adressées quant à l’avenir du modèle de protection sociale français, c’est-à-dire d’un modèle caractérisé par une forte redistribution ? Notons d’abord que dans les extensions, puisque les individus restent en partie motivés par leur propre intérêt, l’effet Meltzer-Richard continue à exister. Une augmentation des inégalités tend ainsi à accroître le niveau de redistribution et celui-ci reçoit un soutien majoritaire aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Toutefois, dans la perspective d’Alesina et Angeletos, la force de la crise économique pourrait fragiliser le modèle français si elle amène les individus à croire qu’il ne peut plus être financé. Dans ce cas, la croyance pourrait devenir auto-réalisatrice et finir par provoquer une forte diminution de la générosité du système de protection sociale, pour tendre vers un système à l’américaine. Cette interprétation du modèle d’Alesina et Angeletos (2005) est d’autant plus crédible que le modèle américain avec peu de redistribution y apparaît préféré par une majorité d’Européens. La crise pourrait alors agir en révélateur pour changer les croyances. Cette perspective, cependant, n’est pas présente dans Le Garrec (2014), et pour cause les préférences co-évoluent avec le système de protection sociale. Un Français préféra (en moyenne) une forte redistribution parce que ses préférences traduisent une forte demande d’équité. De ce point de vue, le modèle avec forte redistribution, comme celui avec faible redistribution, apparaît très pérenne. Néanmoins, la pérennité du modèle avec forte redistribution nécessite dans Le Garrec (2014) un consensus minimal au sein de la société sur les causes de l’injustice afin de garantir une norme morale suffisamment forte. Or, la crise économique en Europe se caractérise justement par un fort désaccord sur ses origines : endettement excessif des ménages ou du gouvernement, austérité fiscale, conservatisme monétaire, divergence des compétitivités avec une monnaie unique, manque de solidarité entre nations, etc … Dans cette optique, la crise pourrait mettre en péril le modèle français par un affaiblissement de la norme morale. Au final, contrairement à l’approche de Meltzer et Richard (1981), les approches d’Alesina et Angeletos (2005) et de Le Garrec (2014), en approfondissant les motivations des individus, offrent des clés de compréhension, différentes et complémentaires, pour appréhender les éventuels périls que pourrait subir le système de protection social français à la suite de la crise économique.

 

Références

Acemoglu D., Naidu S., Restrepo P. and Robinson J. (2013), Democracy, redistribution and inequality, NBER WP 19746.

Alesina A. and Glaeser E. (2004), Fighting poverty in the US and Europe: A world of difference, Oxford University Press.

Alesina A. and Angeletos G.-M. (2005), Fairness and redistribution: US versus Europe, American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.

Corneo G. (2001), Inequality and the State: Comparing US and German preferences, Annals of Economics and Statistics, 63/64, pp. 283-296.

Fong C. (2001), Social preferences, self-interest, and the demand for redistribution, Journal of Public Economics, 82(2), pp. 225-246.

Le Garrec (2014), Fairness, socialization and the cultural demand for redistribution, OFCE WP 2014-20.

Meltzer A. and Richard S. (1981), A rational theory of the size of government, Journal of Political Economy, 89(5), pp 914-927.

Perotti R. (1996), Growth, income distribution and democracy: what the data say, Journal of Economic Growth, 1(2), pp. 149-187.

 

 


[1] L’indice de Gini est basé sur la comparaison entre les proportions de population et le cumul de leurs revenus. Une valeur de 0 correspond à une égalité parfaite, une valeur de 1 à une inégalité complète.

[2] La logique du système de retraite n’étant pas une réduction des inégalités de revenus mais la provision d’un salaire différé sur la base de ce qui a été cotisé, il est préférable d’enlever ces dépenses pour évaluer à son juste niveau la capacité des dépenses sociales à réduire ces inégalités.

[3] 50% des individus ont un revenu supérieur à celui de cet individu, 50% ont un revenu inférieur.

[4] Les dépenses sociales (ainsi que les taxes) sont en outre moins progressives aux Etats-Unis qu’en France. Ainsi, une dépense sociale de 1 % de PIB permet une réduction de l’indice de Gini de 1,74 %en France contre 1,46 % aux Etats-Unis.

[5] Voir Alesina et Glaeser (2004), Acemoglu et al. (2013) pour un panorama des différentes extensions apportées au modèle canonique.

[6] L’analyse des faits historiques permettant d’expliquer la convergence vers un type de modèle de protection sociale plutôt qu’un autre dépasse le cadre de cette note. Pour cela, on pourra se référer à l’ouvrage d’Alesina et Glaeser (2004).




Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans une réponse au Capital au XXIe siècle, Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer (2014) tentent de montrer que la conclusion du livre en termes d’explosion des inégalités de patrimoine « n’est pas plausible ». Les auteurs pointent une incohérence dans la thèse de Thomas Piketty : le modèle d’accumulation du capital serait implicitement un modèle d’accumulation du capital productif, ce qui serait incohérent avec le choix d’inclure le capital immobilier à sa valeur de marché dans la mesure du capital. Correctement évalué, le ratio capital sur revenu serait resté stable en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Canada, ce qui contredirait la thèse de l’ouvrage de Thomas Piketty.

Nous répondons, dans la Note de l’OFCE n°42, 25 juin 2014 (« Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités? »), que les auteurs minimisent la contribution du logement aux inégalités. En particulier, nous ne pensons pas que l’évolution des prix de l’immobilier ait des « effets de second ordre (effets redistributifs réels) et atténués ». Comme souvent, le désaccord s’explique en partie par une absence de consensus sur ce qui compte vraiment en matière d’inégalités : les inégalités de patrimoine ? De revenus ? De consommation ? Ou encore la dynamique potentiellement divergente de ces inégalités ? Le désaccord s’explique aussi par le type de modèle utilisé. Les auteurs utilisent un modèle dynastique dans lequel les biens immobiliers sont transmis de parents à enfants puis aux petits-enfants. Dans ce modèle, les variations de prix de l’immobilier n’ont pas d’effet réel. Ce modèle n’est pas pertinent pour rendre compte des inégalités engendrées par l’immobilier dans une société où les personnes sont mobiles et ont des projets de vie différents de ceux de leurs parents.

La bulle immobilière risque d’entretenir une dynamique inégalitaire. La propriété dans les métropoles devient en effet de plus en plus un club fermé pour aisés, ce qui partitionne les jeunes entre ceux dotés en capital social, éducatif ou financier, et qui peuvent accéder à la propriété et ceux qui ne peuvent que louer, ou déménager vers des territoires moins dynamiques, avec la conséquence de réduire encore plus leur accès aux différents types de capital. Ne vaudrait-il pas mieux construire suffisamment pour que chacun trouve à se loger à un prix en lien avec les aménités offertes ? Comment penser que la seconde situation n’est pas plus égalitaire que la première ?

Pour en savoir plus : Allègre, G. et X. Timbeau, 2014 : « Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ? », Note de l’OFCE, n°42 du 25 juin 2014.




Pourquoi lire Piketty ?

par Jean-Luc Gaffard

L’ouvrage de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », a reçu un extraordinaire accueil à la mesure du travail empirique effectué, mais aussi du problème politique abordé, celui de l’accroissement spectaculaire des inégalités aux Etats-Unis. Paul Krugman et Joseph Stiglitz notamment, tous deux inquiets des tendances observées dans la société américaine, et pour qui elles sont une menace pour la démocratie, voient dans les travaux de Piketty la confirmation de leurs craintes.

Fort de l’impressionnante masse des données accumulées et d’une solide connaissance historique que renforce la lecture de grands romans de la littérature française et anglaise, Piketty prédit l’avènement d’une seconde Belle Epoque, en fait le retour à un capitalisme patrimonial basé sur l’héritage, quand revenu et capital se concentrent entre les mains du centile supérieur de la population, quand le ratio du capital au revenu augmente significativement. Plus fondamentalement, il entend souligner l’existence d’une tendance séculaire à la stagnation et au creusement des inégalités, inscrite dans l’observation d’un taux de rendement du capital durablement supérieur au taux de croissance de l’économie, un peu à la façon dont Marx insistait sur l’existence d’une baisse tendancielle du taux de profit. Le XXe siècle, et plus particulièrement la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, caractérisée par une forte croissance associée à la réduction des inégalités et un poids moindre du capital par rapport au revenu, n’auraient alors été qu’une parenthèse maintenant refermée. La thèse défendue est que la société capitaliste aurait renoué avec une croissance faible et des inégalités croissantes nourries par la transmission des patrimoines plus que par la rémunération des talents individuels.

L’ouvrage, toutefois, est ambivalent. Un fossé existe entre la grande richesse des données rassemblées et la simplicité revendiquée de la théorie censée en rendre compte. D’un côté, un modèle trop simple, fondamentalement a-institutionnel, retient un taux de croissance définitivement exogène et ignore l’hétérogénéité du capital, faisant de la répartition une donnée technique sans influence en retour sur la croissance elle-même. D’un autre côté, la richesse des données et les intuitions qui y sont associées incitent à réfléchir sur les tenants et aboutissants de la répartition des revenus et des patrimoines pour lui redonner une place centrale dans la théorie économique et lui restituer sa dimension sociale.

En fait, il est une conviction qui parcourt le livre : le taux de croissance, quelque puissent être les politiques économiques mises en œuvre, redeviendrait faible parce que le rattrapage ne serait plus de mise et parce que le potentiel de gains de productivité serait largement épuisé. L’héritage deviendrait, alors, d’autant plus prégnant dans la distribution des richesses qu’il alimenterait le creusement des inégalités. Ce pessimisme fondamental justifie la simplicité revendiquée de l’explication théorique. S’il fallait le partager, il faudrait, toutefois, mieux l’étayer en s’interrogeant sur les causes et les effets de la formation des rentes et en rompant avec une analyse néo-classique de la croissance décidément sans véritable pertinence au regard du sujet traité. L’évolution de la répartition des revenus et des richesses n’a rien de naturel, mais répond à des choix politiques et à des normes sociales. La question est, alors, de savoir si les choix et les normes des années de l’âge d’or ont encore un sens, en fait si le politique peut encore contrebalancer les forces de ce qu’il faut bien appeler le déclin et qui menaceraient les sociétés capitalistes modernes.

Ainsi le défi est-il implicitement lancé qui naît de par la lecture de Piketty. Il est d’élaborer une analyse qui, suivant une intuition que l’on doit aux économistes classiques, reposerait sur l’idée que l’augmentation du poids de la rente distinguée du profit, alimenterait la hausse des achats d’actifs improductifs ou de biens de luxe au détriment de l’accumulation de capital, et constituerait le véritable obstacle à la croissance.

Ces différents éléments sont développés dans la Note de l’OFCE, n°40 du 2 juin 2014, « Le capital au XXIe siècle : un défi pour l’analyse’ », qui fait suite au document de travail de Guillaume Allègre et Xavier Timbeau publié précédemment (voir le billet du blog ici).




La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty propose une analyse critique de la dynamique de l’accumulation du capital. Le livre est au niveau, très élevé, de son ambition : il traite d’un sujet essentiel, il s’appuie sur un très gros travail statistique qui apporte un éclairage nouveau sur la dynamique de la répartition, et avance des propositions de politiques publiques. Thomas Piketty combine ainsi l’approche des grands auteurs classiques (Smith, Ricardo, Marx, Walras) avec un travail empirique impressionnant qui n’était pas accessible à ses prédécesseurs illustres.

Thomas Piketty montre les mécanismes poussant à la convergence ou à la divergence dans la répartition des richesses et insiste sur une force de divergence qui est généralement sous-estimée : si le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g), ce qui a pratiquement toujours été le cas dans l’histoire, alors il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir ».

Le livre cherche ainsi des fondements macroéconomiques (r>g) aux inégalités alors que les explications habituelles sont d’ordre micro-économique. Dans un Document de travail de l’OFCE n°2014-06, nous soulignons que cette macro-fondation des inégalités n’est pas convaincante et que l’on peut interpréter les faits décrits selon une causalité différente où les inégalités découlent du fonctionnement (imparfait) des marchés, des rentes de rareté et de l’établissement des droits de propriété. Ce n’est pas r>g  qui a transformé les entrepreneurs en rentiers, mais la mise en place de mécanismes permettant l’extraction d’une rente perpétuelle qui explique la constance historique r>g.

Cette interprétation différente des mêmes phénomènes a des conséquences en termes de politique publique. L’imposition ex post du capital, si nécessaire, ne peut être qu’un choix de second rang : il faut d’abord lever les contraintes de rareté et se préoccuper de la définition des droits de propriété ainsi que des droits des propriétaires et des non-propriétaires. Les propriétaires immobiliers sont-ils libres de fixer un loyer à leur convenance ? Peuvent-ils limiter la construction autour de leur propriété ? Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils protégés par le droit du travail ? Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les décisions managériales à l’intérieur des entreprises ? Ce sont, il nous semble, les réponses apportées à ces questions qui déterminent le rapport entre croissance économique et rendement du capital, ainsi que le poids du capital dans l’économie. L’objectif est d’éviter que les détenteurs de capitaux exploitent un rapport de force en leur faveur. En cela, bien qu’il ait changé de support, le capital au XXIe siècle pourrait ressembler à celui de la fin du XIXe siècle. Contre cela il faudra plus qu’un impôt sur le capital.

Pour en savoir plus : « La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités », Document de travail de l’OFCE, n°2014-06.




Fusionner RSA-activité et PPE ?

par Guillaume Allègre

Suite à la remise du rapport d’évaluation de la mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, le premier ministre a réaffirmé la volonté du gouvernement de fusionner RSA-activité et PPE.

Comme les auteurs du rapport le rappellent, en 2014, les dépenses publiques consacrées à ces deux mesures vont diminuer pour la quatrième année consécutive pour atteindre 3,9 milliards d’euros (contre 4,5 en 2009). Ceci est dû au gel de la PPE. Au départ, celui-ci était justifié par la mise en place du RSA-activité : le financement de la lutte contre la pauvreté laborieuse a bien pesé de façon disproportionnée sur les classes populaires, bénéficiaires de la PPE, comme nous le dénoncions dès 2008 (« Faut-il sacrifier la prime pour l’emploi sur l’autel du revenu de solidarité active ? ») puis de nouveau en 2011 ( «Les échecs du RSA » ). Dans un deuxième temps, le gel de la PPE a pu être justifié par celui, simultané, de l’impôt sur le revenu (IR) : il n’est pas illégitime que toutes les catégories participent, selon leurs moyens, à la réduction des déficits publics. Toutefois, sous fond de discours sur le « ras-le-bol fiscal », le gouvernement a renoncé au gel du barème de l’IR sans toucher à celui de la PPE, qui pourtant est un crédit venant se déduire de l’IR. Ceci pourrait être lié à la volonté de diminuer le nombre de perdants faisant suite à une réforme visant à fusionner RSA-activité et PPE.

En effet, comme le souligne la note de l’OFCE n°33 parue en septembre 2013, RSA-activité et PPE sont des dispositifs très différents (le RSA-activité est une prestation sociale familialisée tandis que la PPE est un crédit d’impôt individualisé), s’adressant à des publics différents. Une fusion à crédits constants ferait nécessairement des perdants pour un avantage très incertain, la prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue ne répondant pas aux principales critiques adressées au RSA-activité et à la PPE.

Une autre stratégie est possible. Concernant la PPE, elle consiste à supprimer cet instrument, à augmenter le Smic d’autant et à réduire les cotisations patronales de façon à ne pas augmenter le coût du travail. Le bénéfice serait alors directement sous forme de salaire et non, avec un délai d’un an, sous forme de crédit d’impôt comme aujourd’hui.

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Pour en savoir plus : Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

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Pour suivre l’auteur sur Twitter : @g_allegre

 




Le travail à temps partiel

Par Françoise Milewski

La part des emplois à temps partiel dans l’emploi total a fortement progressé. Si cette hausse était encore limitée dans les années 1970, elle s’est accélérée dans les années 1980 et surtout 1990. Durant les années 2000 et au début des années 2010, les fluctuations ont été moins marquées au regard de la longue période. La part du temps partiel a plus que doublé depuis quarante ans et il représente désormais près d’un cinquième de l’emploi.

Ces évolutions sont le résultat de plusieurs tendances économiques et sociales. Elles reflètent à la fois les transformations du marché du travail – croissance du secteur tertiaire au détriment de l’industrie et multiplication des statuts d’emplois – et les inégalités entre les femmes et les hommes. Elles sont aussi le produit des politiques publiques.

Les emplois à temps partiel sont pour l’essentiel occupés par des femmes. Ils sont aussi majoritairement occupés par des salariés de 25 à 49 ans, mais une tendance au développement du temps partiel chez les seniors apparaît. Les emplois à temps partiel sont surtout occupés par des salariés peu qualifiés. Si les durées du travail sont le plus souvent comprises entre 15 et 29 heures, la dispersion est importante, et l’on note une tendance à l’accroissement de la part des courtes quotités. Les salariés à temps partiel sont majoritairement employés à durée indéterminée ; il s’agit donc d’une forme d’emploi stable. Les salaires sont inférieurs, qu’ils soient mensuels ou horaires, et les salariés à temps partiel sont surreprésentés parmi les smicards et les bas salaires. Lorsque les horaires sont atypiques, que l’amplitude est étendue par de multiples coupures, que l’organisation du temps est fluctuante et sans prévisibilité, les conditions de travail sont dégradées.

Le temps partiel est hétérogène aussi bien dans les raisons invoquées par les salarié-e-s, lorsqu’elles ou ils en font la demande, que dans les formes d’organisation des entreprises selon les secteurs d’activité. Les temps travaillés relèvent de logiques multiples. Cela conduit à parler des temps partiels pour rendre compte de cette multiplicité.

Le développement du secteur tertiaire a porté celui des temps partiels. Les emplois à temps partiel dans les secteurs tels le commerce-distribution, l’hôtellerie-restauration, le nettoyage, les services à la personne et certains services publics sont majoritairement occupés par des femmes. Cela résulte des types de formation qu’elles acquièrent, des stéréotypes sur les compétences naturelles qu’elles auraient pour s’occuper d’autrui, de leur surreprésentation dans les emplois peu ou non qualifiés. Les arbitrages qu’elles font entre tâches professionnelles et familiales renforcent ces évolutions, soit parce qu’un plein temps leur paraît incompatible, soit parce qu’après un congé parental elles prolongent la réduction d’activité qu’elles ont expérimentée. Après un congé de longue durée, les difficultés de réinsertion sont parfois importantes.

La flexibilisation du travail au cours des dernières décennies a renforcé ces tendances. L’éclatement des formes d’emploi a concerné surtout les femmes, à la fois parce qu’elles travaillent majoritairement dans les secteurs qui en ont été à l’origine et parce que les femmes, étant en situation d’infériorité sur le marché du travail, acceptent plus facilement des emplois peu valorisés.

Les politiques publiques ont à certaines périodes favorisé le temps partiel et, à d’autres, cherché à en limiter les effets. Au carrefour d’objectifs en termes d’emploi et/ou de mesures concernant les familles, elles ont parfois souffert d’incohérences.

Au sein de l’Union européenne, les écarts entre pays sont importants, résultant d’évolutions historiques spécifiques, de consensus sociaux différents et de réglementations du marché du travail particulières.

Analyser la situation actuelle et déceler les changements en cours permet d’entrevoir les changements potentiels à venir et donc d’ouvrir des débats sur ces évolutions et ce qu’elles impliquent pour les décideurs publics. Temps partiels et temps pleins ont-ils des logiques de développement autonomes ? Au sein même des temps partiels, va-t-on vers davantage de flexibilité ou d’encadrement ? Dans quelle mesure l’autonomie des femmes est-elle mise en cause par le développement du temps partiel comme une forme d’emploi stable ? Le temps partiel est-il une forme de sous-emploi ou un mode d’intégration au marché du travail, vers le temps plein ? Autant de questions qui conditionnent l’élaboration des politiques publiques[1].

Pour en savoir plus, lire la Note de l’OFCE, n° 38 du 13 décembre 2013.

 

 


[1] Ce texte résume l’étude du Conseil économique, social et environnemental, section du Travail et de l’emploi : « Le travail à temps partiel », Françoise Milewski, Les Editions des Journaux officiels, décembre 2013, à paraître.

 




Les hausses d’impôts, une solution à la crise ?

par Mario Amendola, Jean-Luc Gaffard, Fabrizio Patriarca

Cette question, qui peut apparaître provocatrice, mérite d’être posée à la condition de prendre conscience des dimensions réelles et pas seulement financières de la crise et de formuler les hypothèses qui rendraient le scénario crédible. Dans la perspective tracée ici, si les hausses d’impôt doivent jouer un rôle, ce n’est pas dans le cadre d’un ajustement budgétaire susceptible de rétablir des comptes publics dégradés par la crise, mais avec l’objectif de maintenir ou de rétablir un niveau de dépenses productives altéré du fait de l’accroissement des inégalités. Aussi tout dépendra-t-il de la nature des impôts comme de celle des dépenses publiques.

Chacun convient, aujourd’hui, que le creusement des inégalités, singulièrement aux Etats-Unis, a eu une influence sur le déroulement des événements. L’endettement des ménages les moins aisés n’a fait que retarder la chute de la demande agrégée. La prise de conscience de l’insolvabilité de ces mêmes ménages a constitué le facteur de déclenchement de la crise. Aussi n’y a t-il pas de solution à moyen et long terme sans un désendettement des ménages et des entreprises. Le rôle des pouvoirs publics est d’y aider. Mais ils ne peuvent l’exercer qu’en prenant des décisions qui aboutissent à un endettement public accru. L’endettement public se substitue, alors, à l’endettement privé. Le déficit public financé par la dette doit, en outre, être prolongé tant que ménages et entreprises n’ont pas pu rétablir leurs bilans, ce qui leur permettrait d’envisager de consommer et d’investir plus. Ce scénario se heurte, toutefois, à l’insolvabilité potentielle des Etats qui prend une dimension particulière au sein de la zone euro. Il n’explique pas réellement ce que sont les ressorts d’un rebond de la consommation et de l’investissement faute de se rapporter aux implications du creusement des inégalités sur le partage de la demande entre activités productives et improductives.

Reconnaître le poids des inégalités c’est, certes, reconnaître qu’il y a un problème de demande, mais c’est surtout reconnaître l’hétérogénéité des consommateurs et le caractère non homothétique des préférences individuelles. Le creusement des inégalités modifie, avant tout, la structure de la demande. Certains diront au détriment des biens consommés prioritairement par la masse des salariés et au bénéfice des biens de luxe. D’autres diront au détriment des actifs productifs et au bénéfice des actifs financiers ou immobiliers existants.

Le mécanisme possiblement à l’œuvre est le suivant. Les ménages les plus riches ont un excès d’épargne qu’ils vont consacrer, d’une part, à l’achat de biens de luxe ou d’actifs sur les marchés financiers et immobiliers, d’autre part, à des prêts aux ménages moins aisés par le canal des intermédiaires financiers. Le creusement des inégalités a ainsi deux effets conjoints : faire monter le prix des actifs achetés par les plus aisés et faire monter le taux d’endettement des moins aisés. Le premier effet soutient le second en permettant aux prêts consentis de s’appuyer sur la valeur en hausse des actifs gagés (les « collatéraux »).

Sous l’hypothèse que la dépense publique est une dépense productive – elle alimenterait la demande de biens et services du secteur productif –, une dette publique accrue vient soutenir la demande globale et enrayer la récession. Toutefois, à moyen terme, la charge en intérêts peut rendre la dette publique difficilement soutenable avec, à la clé, la nécessité de réduire la dépense publique avant que la reprise de la dépense privée ne devienne significative. La substitution de la dette publique à la dette privée déplace le problème sans le résoudre.

Une alternative possible réside dans la taxation des revenus des ménages les plus aisés. Toujours sous l’hypothèse que la dépense publique s’adresse au secteur productif, cette taxation assure une redistribution des revenus qui a pour corollaire une reconfiguration de la structure de la demande au bénéfice des activités productives. Encore faut-il faire une autre hypothèse, celle que les impôts supplémentaires sont effectivement versés par les ménages qui affectent une fraction significative de leur épargne à des achats d’actifs improductifs. Dans un tel contexte, l’objectif n’est pas d’augmenter les impôts pour résorber le déficit public dans l’espoir que le retournement de conjoncture permettra de les diminuer plus tard, mais de tirer mieux partie de l’impôt comme outil de redistribution. Si augmentation de la pression fiscale il y a c’est bien pour ponctionner des revenus qui, pour une large part, sont des rentes dédiées à des consommations improductives.

La nature des dépenses et recettes publiques rend les hypothèses formulées fragiles. Des dépenses publiques sont improductives et il est difficile de distinguer celles qui le sont de celles qui ne le sont pas. Les hausses d’impôt touchent différentes catégories de contribuables sans véritablement discriminer entre elles suivant la structure de leurs dépenses.

Aussi notre propos n’est-il pas d’énoncer une solution d’application crédible et immédiate. Il est de souligner l’illusion de solutions globales, qu’il s’agisse d’une austérité généralisée, passant notamment par des hausses d’impôts, qui finit par peser sur la dépense des ménages et des entreprises ou de l’entretien prolongé d’une dette publique, qui ne fait que se substituer à la dette privée sans effet sur la structure de la demande. Il est, au terme d’un détour analytique, de conduire à la conclusion que la mise en œuvre effective d’un mécanisme de redistribution susceptible de permettre une hausse du produit potentiel suppose une réforme de l’Etat qui touche à la fois à l’orientation des dépenses publiques et à la structure de la fiscalité, toutes choses qui demandent du temps et de la clairvoyance sinon du courage politique.

… Lire Amendola, M., Gaffard, J.-L., Patriarca, F., 2013, Inequality, debt and taxation: the perverse relation between the productive and the non-productive assets of the economy, OFCE Working paper No. 2013-21.




Retraites 2013 : une (petite) réforme…

par Henri Sterdyniak

Les mesures annoncées par le gouvernement le 27 août ne constituent pas une grande réforme  des retraites. Comme le montre la Note de l’OFCE (n°31 du 4 septembre 2013), ce sont essentiellement des mesures de financement d’ampleur limitée. Les retraités sont plus frappés que les actifs. Les entreprises ont obtenu la promesse de ne pas être mises à contribution.  L’équilibre financier n’est pas vraiment assuré, étant conditionné à une forte reprise économique (à horizon 2020), à une croissance soutenue et à une nette baisse du niveau relatif des retraites d’ici 2040. Les mesures de justice en faveur des femmes et des travailleurs soumis à des travaux pénibles  sont annoncées, mais leur mise en place est reportée ; elles ne sont pas encore à la hauteur des enjeux. Le pire est certes évité (la désindexation des retraites, un recul rapide de l’âge ouvrant le droit à la retraite, une réforme dite structurelle) ; la pérennité du système est proclamée, mais la (petite) réforme de 2013 ne se donne guère les moyens d’assurer sa fiabilité économique et sociale.