« Retrouver l’esprit industriel du capitalisme »: de la recherche d’actionnaires patients à celle d’une gouvernance partagée

par Jean-Luc Gaffard et Maurizio Iacopetta

Le gouvernement, fort de la loi visant à reconquérir l’économie réelle, dite loi Florange, qui institue la possibilité de votes doubles pour les actionnaires patients (conservant leurs actions au moins deux ans), vient de prendre deux décisions significatives en augmentant temporairement sa participation au capital de Renault et d’Air France afin d’éviter qu’en assemblée générale cette possibilité de votes doubles soit rejetée par la majorité qualifiée retenue dans la loi. L’objectif affiché par le Ministre de l’Economie dans une tribune du journal Le Monde est d’aider à « retrouver l’esprit industriel du capitalisme » en privilégiant les engagements à long terme de manière à promouvoir des investissements porteurs d’une croissance solide.

Cette initiative conduit à reprendre la discussion sur les conditions de gouvernance des sociétés par actions (‘corporations’) (Pollin, 2004, 2006), à examiner les dérives dont elle a pu être l’objet et les remèdes qui ont pu et pourraient dans l’avenir y être apportés, impliquant de savoir ce que peut en attendre le gouvernement.

Les sociétés par actions sont indéniablement au cœur du processus d’investissement, en raison de leur capacité à drainer une épargne abondante et de leur pouvoir de choisir dans quelle direction orienter cette épargne. Elles obéissent à des modes de gouvernance variés, répondant à différents contextes institutionnels, auxquels sont associées des différences significatives de productivité et de croissance (Bloom et Van Reenen, 2010 ; De Nicolo’, Laeven, et Ueda, 2008 ; La Porta, Lopez-de-Silanes, Shleifer and Vishny, 2000). Aussi la question se pose-t-elle de l’adoption du mode de gouvernance le mieux à même de favoriser l’activité entrepreneuriale et l’innovation, bref de soutenir in fine la croissance (OECD 2012).

Il est manifeste, en effet, que les grandes entreprises ne souffrent pas d’un manque de financement à long terme. Le développement des marchés d’actions et d’obligations depuis les années 1980 leur a permis de réduire leur dépendance au financement bancaire et à la cyclicité de l’accès à ce financement. De sorte que les problèmes d’investissement reflètent surtout de larges défaillances dans la gouvernance des entreprises, grandes, moyennes ou petites, comme d’ailleurs dans celle des institutions financières (Giovannini et alii, 2015)

Classiquement, l’accent est mis sur les voies et moyens de contrôle des choix des managers par les actionnaires, autrement dit sur les conditions dans lesquelles les détenteurs de capitaux obtiennent le retour sur investissement que justifie leur position particulière de créancier résiduel (Shleifer et Vishny, 1997).  Mais c’est oublier que d’autres acteurs de l’entreprise (créanciers, salariés, fournisseurs, voire clients) supportent des risques et que la performance à long terme de cette entreprise dépend des conditions dans lesquelles l’engagement des actionnaires commande celui des autres parties prenantes (‘stakeholders’)  (Mayer, 2013). Il n’est pas certain, à cet égard, que la répartition des droits de vote entre différentes classes d’actions soit déterminante.

Contrôle et engagement

La question centrale concerne la façon dont la nature de la propriété du capital affecte les choix managériaux. Ainsi, les buts et valeurs des entreprises familiales reflètent-ils les intérêts et les humeurs de la famille propriétaire qui peuvent devenir contraires à l’efficacité productive, notamment quand se développe un capitalisme d’héritiers, quand ce ne sont plus les fondateurs qui sont à la direction des entreprises mais leurs héritiers ou plus subrepticement une caste qui s’auto-reproduit (Philippon 2007). S’il existe une relation positive entre la richesse des millionnaires self-made-men rapportée au PIB et à la croissance, la relation devient négative quand ce qui est rapporté au PIB est la richesse des héritiers millionnaires (Morck, Stangeland et Yeung 2000). Face à cette dérive possible,  l’existence d’un actionnariat dispersé apparaît comme étant bénéfique en permettant que se substitue à des intérêts particuliers ce qui peut s’apparenter à un intérêt collectif.

Cette vision de la société par actions se heurte, toutefois, à l’objection formulée par Berle et Means (1932) qui voient dans la séparation entre la propriété et le contrôle une source d’inefficacité. Celle-ci crée des problèmes d’agence signifiant que les managers sont susceptibles d’agir dans leur intérêt propre plutôt que dans celui des actionnaires, comme peuvent le faire des familles ou les castes propriétaires. De facto, le Q de Tobin (le rapport de la valeur de marché au coût de remplacement du capital) augmente, puis diminue avant d’augmenter de nouveau à mesure que la puissance des managers s’accroît (Morck et alii, 1988). Il devient possible que les actionnaires soient moins incités à souscrire de nouvelles actions ou à conserver celles qu’ils détiennent avec pour conséquence une baisse du prix de ces actions et un moindre accès des entreprises au financement externe. Les dispositions qui permettent de protéger les grands groupes peuvent avoir pour conséquence d’entraver l’entrée de nouvelles entreprises et d’introduire de graves distorsions dans les décisions d’investissement des entreprises installées (Iacopetta, Minetti et Peretto, 2015).

La résolution de ces problèmes exige de créer les dispositifs institutionnels pour que les actionnaires puissent devenir actifs dans le management des entreprises.

Ces dispositifs ont consisté à améliorer la qualité des audits, de la gestion des risques et de la communication entre la société et ses actionnaires. Elles ont conduit à davantage de transparence dans la politique de rémunération des dirigeants et à lier cette rémunération aux performances. Ce faisant, elles ont permis le développement de marchés pour le contrôle des sociétés (‘markets for corporate control’) et celui de l’activisme des actionnaires, en fait d’une catégorie particulière d’actionnaires que sont les fonds de placement parmi lesquels les fonds de pension, dont les modes de gestion (la délégation des décisions d’investissement à des gestionnaires de fonds) privilégient les performances immédiates de leurs portefeuilles.

A la lumière de la crise financière, ces dispositifs semblent pour le moins questionnables (Giovannini et alii, 2015). Les institutions financières pourtant assujetties aux ‘meilleures’ règles de gouvernance, celles qui assurent le pouvoir de contrôle des actionnaires, ont été un lieu de conflit entre des actionnaires qui ont tiré parti des bonnes performances et les créanciers (puis les contribuables) qui ont dû assumer les pertes. Ce qui est avéré pour les institutions financières l’est également pour les entreprises industrielles qui sont devenues un lieu de conflit entre les actionnaires et les autres parties prenantes (créanciers, salariés, fournisseurs ou clients).

Le vrai problème est que les dispositifs censés résoudre les problèmes d’agence ont, certes, permis de renforcer le contrôle exercé par les actionnaires sur le management des entreprises, mais ont aussi fait reculer le degré d’engagement de ces mêmes actionnaires (Mayer, 2013).

Nonobstant leurs intérêts particuliers, les familles propriétaires peuvent garantir une stabilité et une durée d’engagement vis-à-vis des autres parties prenantes que ne garantissent pas des actionnaires dispersés. Il en est de même des managers bénéficiant d’une délégation d’autorité et ayant acquis suffisamment d’indépendance vis-à-vis des actionnaires pour être ouverts, certes à leur intérêt propre mais aussi aux intérêts des salariés (et des sous-traitants). Après tout, la constitution d’empires industriels est loin d’être une mauvaise chose dès lors qu’ils sont économiquement viables et ne contreviennent pas aux règles de la concurrence. Or cet avantage prêté aux managers est contrarié par le développement des marchés pour le contrôle des sociétés et par celui de l’activisme des actionnaires dont la conséquence est de juger de l’efficacité du management à l’aune des performances courantes. Il y a bel et bien un arbitrage à effectuer entre les exigences de contrôle et d’engagement. Le problème n’est peut-être pas tant d’aligner l’intérêt des managers avec ceux des actionnaires que de rendre les actionnaires responsables de ce qu’il advient à long terme des entreprises dans lesquelles ils investissent.

La mesure de l’engagement

Le degré d’engagement des financiers, prêteurs ou actionnaires, est décisif dans la mesure où il détermine celui des autres parties prenantes dans l’entreprise. Il est reflété dans l’attitude choisie en réponse aux fluctuations de performance et plus exactement dans le degré de tolérance à de mauvais résultats de l’entreprise. Une faible tolérance est le signe d’un faible degré d’engagement et c’est généralement la marque des prises de contrôle hostiles comme de l’activisme des fonds de pension.

Encore faut-il s’entendre sur la signification de mauvais résultats. Ils peuvent être la conséquence d’un mauvais management auquel cas le pouvoir des investisseurs de fournir des moyens de financement conditionnellement à la capacité du management de faire les changements qu’ils exigent n’est pas nécessairement le signal d’un moindre degré d’engagement. Il peut même prévenir les crises financières qui procéderaient de sérieux problèmes d’agence. Du moins si la régularité des performances constitue la norme. Or ce n’est précisément pas le cas quand les activités industrielles concernées ont une dimension cyclique. Les entreprises peuvent y pallier en compensant les résultats de plusieurs activités entre elles pourvu que leurs cycles soient différents. Or l’attitude des fonds de placement consiste à privilégier la diversification de leur portefeuille sur la valorisation de la diversification de leurs activités par les entreprises elles-mêmes, incitant ces dernières à se recentrer sur ce qui est parfois qualifié de leur cœur de métier. Les démantèlements qui s’ensuivent ont été l’un des facteurs de désindustrialisation en France dont témoignent, notamment, les cas d’Alstom, Alcatel ou encore Thomson (Beffa, 2012).

La régularité des performances ne prévaut pas davantage quand les entreprises font le choix d’innover en introduisant de nouveaux produits ou nouvelles techniques de production et en explorant de nouveaux marchés. Dans cette dernière hypothèse, il arrive qu’un surcroît de coûts précède l’augmentation des recettes, en d’autres termes qu’il existe des coûts irrévocables, c’est-à-dire dont la récupération est subordonnée à la réussite du choix d’innover (‘sunk costs’). Toute forme de gouvernance, qui aurait pour effet de privilégier les résultats immédiats et d’éliminer toute tolérance vis-à-vis de performances temporairement faibles ne peut alors que pénaliser l’innovation en pénalisant des investissements longs. Or c’est bien ce à quoi conduisent la possibilité de prises de contrôle hostiles et l’activisme des fonds de placement.

Les prescriptions institutionnelles

Le débat se trouve ainsi ouvert sur les tenants et aboutissants du conflit entre différentes catégories d’actionnaires établies en rapport avec le volume de titres détenu et la durée de cette détention (Bolton et Samama, 2012). De nombreuses entreprises ont adopté des mécanismes qui rémunèrent financièrement la loyauté des actionnaires ou qui leur accordent des droits de vote supplémentaires en récompense de cette loyauté. Des Etats (France, Italie notamment) ont légiféré dans ce sens. Il reste difficile d’en apprécier les conséquences. Théoriquement, le principe ‘une action – un vote’ ne l’emporte pas sur l’existence de plusieurs classes d’action impliquant des droits de vote différents. Il réduit, certes, les problèmes d’agence impliquant les détenteurs de blocs d’action, mais il réduit aussi les effets bénéfiques de la stabilité que ces blocs procurent (Burkart et Lee, 2008). Les études empiriques aboutissent, d’ailleurs, à des conclusions opposées les unes aux autres, ne faisant que signaler la complexité du problème (Adams et Ferreira, 2008).

Reste, cependant, que de nombreuses études empiriques confirment que les entreprises qui bénéficient d’une structure de propriété pérenne et obéissent à des indicateurs de performance qui ne se réfèrent pas uniquement au capital financier, ont de meilleurs résultats à long terme (Clark et alii, 2014). L’existence de blocs d’actionnaires stables ou de restrictions sur les droits de vote pourrait être des mécanismes susceptibles de garantir cette pérennité et de renforcer le degré d’engagement des apporteurs de capitaux justifiant que les autres parties prenantes – salariés, fournisseurs et clients – s’engagent à leur tour.

La difficulté avec les mécanismes de restriction des droits de vote est qu’ils ne permettent pas aux actionnaires d’indiquer la longueur de temps pendant laquelle ils veulent garder leurs actions et de signaler leur degré d’engagement (Mayer 2013). De fait, ceux qui entendent ne conserver leurs actions que peu de temps (éventuellement des millisecondes en cas d’échanges de haute fréquence) ont la même influence sur les décisions des managers que ceux qui entendent garder leurs actions pendant plusieurs années. Les premiers supportent les conséquences de leurs votes très peu de temps contrairement aux seconds, mais les uns et les autres ont la même influence sur décisions courantes qui peuvent affecter la performance de l’entreprise pour longtemps. Au fond, la mise en place de différentes classes d’actions ne se substitue pas forcément à la constitution d’un bloc stable d’actionnaires permettant de faire face à des prises de contrôle hostiles motivées par la recherche de plus-values à court terme.

Les choses peuvent être différentes quand la loyauté passée est récompensée financièrement par une augmentation des dividendes versés car, dans ce cas, la vente des actions fait perdre l’avantage financier acquis. Une incitation existe donc à conserver plus longtemps encore ces actions. Il reste que le versement de dividendes n’est jamais équivalent à la rétention de profits. Les fonds issus de nouvelles émissions sont sous le contrôle des actionnaires, alors que les profits non distribués restent sous le contrôle des managers. Plus les dividendes sont élevés et plus les entreprises sont dépendantes de leur capacité à recourir au marché d’actions.  La question reste posée d’une trop grande dépendance vis-à-vis de l’éventuelle impatience des actionnaires les conduisant à peser en faveur d’investissements courts.

Dès lors un mécanisme pertinent possible pourrait être de fixer des droits de vote non pas en fonction de la durée passée de détention des actions, mais en fonction de la durée future à laquelle les actionnaires se sont engagés (Mayer, 2013). Suivant cette proposition, les actionnaires devraient pouvoir enregistrer la période pour laquelle ils entendent conserver leurs actions et être rémunérés sous la forme de votes fixés en rapport avec la longueur du temps restant à courir avant qu’ils ne soient en mesure de disposer de leurs actions. Ici « la loyauté et le double droit de vote des actions rémunèrent les actionnaires pour la période passée de leur détention et, par suite, échouent à les rendre davantage responsables des conséquences futures de leurs choix. Vraiment, dans la mesure où les actionnaires qui ont gardé longtemps leurs actions sont plus à même de les vendre, ils rémunèrent potentiellement une absence d’engagement » (Mayer, 2013, pp. 208-9). Convenons, toutefois, que cet arrangement institutionnel est difficile à mettre en œuvre concrètement, ne serait-ce qu’en termes de crédibilité et qu’il reste préférable d’explorer d’autres formes de gouvernance faisant place aux autres parties prenantes dans les processus de décision.

Sur les attentes du gouvernement

Au regard de l’analyse qui vient d’être développée, la question se pose de ce que le gouvernement peut attendre de sa décision d’imposer des droits de vote double. La réponse est que ce pourrait être principalement de diminuer, fut-ce de manière limitée, la dette publique sans perte d’influence dans les entreprises dont il détient des actions. L’intention de renouer avec un capitalisme industriel grâce à cette mesure, pour louable qu’elle soit, resterait sans véritable portée. D’autant que rien ne permet de penser que l’Etat se comporterait, dans le futur, différemment de n’importe quel autre actionnaire en dépit d’un droit de vote double, pouvant imposer ou contribuer à imposer des décisions managériales qui ne sont pas nécessairement dans l’intérêt à long terme des entreprises concernées et de leurs autres parties prenantes.

Aussi sans vouloir négliger ce que peut apporter l’existence de plusieurs classes d’action dans la détermination des choix stratégiques des entreprises notamment en introduisant possiblement une protection contre les OPA hostiles, il apparaît plus fondamental de réviser le modèle d’entreprise dans son ensemble.

Le degré d’engagement des apporteurs de capitaux commande celui des autres parties prenantes. Un financement intermédié est la première source de moyens financiers pour des propriétaires qui souhaitent garder le contrôle de leur entreprise. Il permet aux entreprises d’innover et de croître sans devoir recourir à une dispersion de la propriété. Encore est-il nécessaire que ce financement existe, autrement dit que les banques s’engagent pour une durée longue avec ces entreprises. Or elles sont elles-mêmes particulièrement affectées par des problèmes de gouvernance entraînant un conflit entre les deux principaux investisseurs que sont les actionnaires et les créanciers (Giovannini et alii, 2015). Si avancées institutionnelles il doit y avoir, elles devraient donc concerner le système financier et reposer sur un retour de l’intermédiation (Pollin 2006). Si intervention il doit y avoir sur les conditions de gouvernance des entreprises elles-mêmes, elles devraient s’inspirer des propositions de Mayer (2013) : peut-être, sous réserve de faisabilité, celle d’instituer des droits de vote au prorata du temps de détention futur, mais surtout celle d’instituer des conseils d’administration (‘boards of trustees’) qui fixent de grandes orientations en étant les gardiens de valeurs communes aux différentes parties prenantes (actionnaires, créanciers, salariés, voire fournisseurs ou clients) au lieu d’être seulement les représentants des actionnaires. Ces valeurs communes ne font rien d’autre que traduire la reconnaissance des complémentarités stratégiques, existant entre tous ces acteurs, qui sont à l’origine de la création de valeur.

 

Références

Adams, R. and and D. Ferreira (2008), “One Share-One Vote: The Empirical Evidence”,

Review of Finance 12, 51-91.

Beffa J-L (2012): La France doit choisir, Paris: Le Seuil.

Berle A. and G.C. Means (1932) : The Modern Corporation and Private Property, New York : Harcourt, Brace & World, Inc.

Bloom, N. and  J. Van Reenen (2010) ‘Why Do Management Practices Differ across Firms and Countries?’ Journal of Economic Perspectives 24, 203-24.

Bolton, P. and F. Samama (2012), “L-Shares: Rewarding Long-Term Investors”,

ECGI Working Paper, No. 342/2013.

Burkart M. and S. Lee. (2008), ‘One Share-One Vote: The Theory’,

Review of Finance 12, 1-49.

Clark, G., A. Feiner and M. Viehs (2014), ‘From the Stockholder to the Stakeholder’,

Smith School of Enterprise and the Environment, Working Paper.

De Nicolò, G., L. Laeven and K. Ueda (2008) ‘Corporate Governance Quality: Trends and Real Effects’, Journal of Financial Intermediation 17, 198-228.

Giovannini A., Mayer C., Micossi S., Di Noia C., Onado M., Pagano M., et A. Polo (2015): Restarting European Long-Term Investment Finance. A green paper discussion document, CEPR Press. http://reltif.cepr.org/restarting-european-long-term-investment-finance

Iacopetta, M., R. Minetti and P. F. Peretto (2014) ‘Financial Markets, Industry Dynamics, and Growth’, Duke University Working Paper Series (ERID), 172

La Porta, R., F. Lopez-de-Silanes, A. Shleifer and R. Vishny (2000) ‘Investor Protection and Corporate Governance’, Journal of Financial Economics 58, 3-27.

Mayer C. (2013) : Firm Commitment, Oxford : Oxford University Press

Morck, R.,  A. Shleifer and R. Vishny (1988) : ‘Management Ownership and Market Valuation: An empirical analysis’, Journal of Financial Economics 20 : 293-315.

Morck R., Stangeland D. and B. Yeung (2000) : ‘Inherited Wealth, Corporate Control, and Economic Growth, in R. Morck ed. Concntrated Corporate Ownership, Chicago : University of Chicago Press.

OECD (2012) Corporate Governance, Value Creation and Growth. The Bridge between Finance and Enterprise, OECD, Paris. http://www.oecd.org/corporate/ca/corporategovernanceprinciples/50242938.pdf ).

Philippon T. (2007) : Le capitalisme d’héritiers : la crise du travail en France, Paris : Le Seuil.

Pollin J-P (2004) : ‘A propos de quelques ouvrages sur la gouvernance des entreprises’, Revue Economique 55 (2) : 333-346.

Pollin J-P (2006) : Essais sur la Gouvernance HAL Archives ouvertes https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081933

Shleifer A. and R. Vishny (1997) : ‘A Survey on Corporate Finance’, Journal of Finance 52 (2) : 737-783.




Jean Tirole, un économiste d’exception

par Jean-Luc Gaffard

Jean Tirole, à qui est attribué cette année le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est un économiste d’exception. Il l’est par la qualité académique de ses travaux publiés aussi bien dans les plus grandes revues de la discipline que dans des livres où il présente les grandes questions d’économie industrielle, d’économie de la régulation ou d’économie financière en suivant un fil conducteur issu de ses propres recherches. Il l’est par la volonté explicite d’aborder de vrais sujets, majeurs pour la compréhension du fonctionnement des économies de marché et de faire des propositions concrètes de politique publique qui s’y rapportent. Il l’est parce qu’il a traité de ces sujets en développant de nouveaux et puissants outils d’analyse. Il l’est, enfin, par la modestie qui préside au jugement qu’il porte lui-même sur ses résultats et leur portée pratique, une modestie qui sied aux vrais scientifiques.

Il est de bon ton dans certains milieux de classer rapidement les économistes dans une catégorie ou une autre, le plus souvent pour les stigmatiser. Jean Tirole n’échappe pas à ce jeu de salon. S’inscrivant dans le champ de la microéconomie, s’intéressant aux stratégies des entreprises, il devient pour ses contempteurs, davantage habitués à la fréquentation des medias qu’à celle de la table du chercheur, le défenseur sinon le promoteur des thèses qualifiées de libérales sinon d’ultra-libérales, entendez un thuriféraire des marchés et un pourfendeur de l’action des gouvernements. Bien sûr, rien n’est plus faux.

Jean Tirole explore le fonctionnement de marchés peuplés d’entreprises cherchant à exploiter leur pouvoir de marché, à tromper des régulateurs dont les choix sont affectés par le défaut d’information et l’existence de contraintes spécifiquement politiques. Il prend sérieusement en considération l’imperfection et l’incomplétude de l’information, l’hétérogénéité des situations de marché et des comportements ou encore la possibilité de formation de bulles rationnelles. Si chacun plaide aujourd’hui, face à la crise, pour stimuler les dépenses de R&D, développer la formation professionnelle, ou réaliser des investissements publics, chacun devrait aussi être conscient du fait que le résultat est subordonné aux formes d’organisation qui prévalent, mélanges subtils et variés de concurrence et de coopération au cœur des contrats passés entre les acteurs privés et publics sur les différents marchés. C’est ce sur quoi les travaux de Jean Tirole attirent notre attention par delà les débats légitimes sur la méthodologie, le choix des outils et celui des normes que devraient retenir les pouvoirs publics.

Jean Tirole et son ami et co-auteur Jean-Jacques Laffont, décédé trop tôt, avec qui il aurait vraisemblablement partagé le prix qui lui est attribué aujourd’hui, se sont donnés pour tâche d’analyser les relations qui lient les entreprises et l’Etat dans les secteurs clés des télécommunications, de l’énergie ou des transports, en essayant de déterminer les conditions pour qu’elles soient socialement efficaces. Ils sont les dignes continuateurs d’une tradition française prestigieuse, celle des ingénieurs économistes français – notamment de Clément Colson, Marcel Boiteux et Maurice Allais –  chercheurs autant qu’ingénieurs, qui se sont attachés à établir la place et le rôle des pouvoirs publics dans le fonctionnement d’une économie de marché. Une tradition en économie publique qu’ils ont, néanmoins, révolutionné en montrant, grâce aux nouveaux outils utilisés, que protéger l’intérêt général supposait de comprendre les détails de fonctionnement de marchés très différents les uns des autres en même temps que les défaillances d’un Etat ni omniscient, ni spontanément bienveillant. Ce faisant, ils ont souligné la complexité des situations et, par suite, la complexité des règles contractuelles, complexités qu’il serait illusoire et dangereux de vouloir ignorer. Ils ont su mettre en valeur la vraie nature d’une économie de marché dans laquelle l’Etat, loin de substituer au marché, aide à son bon fonctionnement grâce à des interventions ciblées. A cet égard, et dans le domaine qui est le leur, celui de l’analyse des entreprises et des marchés, ils se sont inscrits dans un courant de philosophie sociale qui s’apparente à celui développé par Keynes.

Est-ce à dire qu’aucune critique ne peut être adressée aux travaux réalisés ? Ce n’est sûrement pas ce que pense l’intéressé lui-même qui sait que les avancées scientifiques naissent de la controverse et du débat à la condition que l’une et l’autre soient menés avec fairplay par des chercheurs aux compétences avérées. Sans doute, l’impossibilité d’énoncer des règles générales constitue la faiblesse d’une approche en économie industrielle dont Franklin Fisher (1991)[1] a pu dire qu’elle était une théorie en forme d’exemples, risquant de ne produire que des taxonomies, pouvant signifier que tout peut arriver et rendant difficile l’établissement de guides pour les politiques publiques. Elle ne saurait faire renoncer à l’image d’hétérogénéité qui qualifie les économies de marché et en dehors de laquelle il est, en toute hypothèse, vain d’imaginer des politiques publiques efficaces. En outre, nombre d’analyses effectuées par Jean Tirole ont cette vertu d’ajuster la spécification des modèles théoriques à la configuration particulière des industries, des entreprises et des technologies étudiées. D’autres approches sont, sans doute, envisageables, qui rompraient avec l’hypothèse d’agents pratiquant l’optimisation intertemporelle dans un univers d’anticipations rationnelles. Elles insisteraient sur la nature séquentielle de choix effectués par essais et erreurs dans une économie non coordonnée, fut-ce sur un mauvais équilibre, du fait de la prégnance de l’innovation impliquant à la fois l’irréversibilité des décisions d’investissement et une connaissance incomplète de la configuration future des marchés. Se saisir de cet aspect de la réalité industrielle impliquerait de reconnaître qu’il est tout aussi important de comprendre comment les entreprises acquièrent une connaissance, d’ailleurs incomplète, des réactions de leurs concurrentes que de s’en tenir à en établir les effets. Suivant une ligne de pensée davantage ancrée chez Marshall et Hayek que chez Walras et Cournot, il serait possible de donner un autre éclairage du fonctionnement des économies de marché, du rôle des collusions, de la place des réseaux, ce qui conduirait à des recommandations parfois différentes de politique publique. Encore faudrait-il que les approches retenues, davantage tournées vers la question de coordination que vers celle des incitations, aient la robustesse requise si l’on veut qu’elles viennent enrichir, sinon défier les théories maintenant établies. C’est ce que Jean-Jacques Laffont me faisait valoir lors d’une longue conversation que nous avions eue ensemble dans l’attente de nos avions respectifs retardés par des grèves qui n’étaient pas sans rapport avec notre discussion.

 


[1] Voir « Organizing Industrial Organization : Refections on Handbook of Industrial Organization », Brookings Papers on Economic Activity. Microeconomics, vol. 1991 pp.201-240.




Comment lire le cas Alstom

par Jean-Luc Gaffard

La situation d’Alstom a défrayé la chronique depuis que les dirigeants de l’entreprise ont annoncé leur intention de céder la branche énergie à General Electric et de procéder à une restructuration ressemblant fort à une vente à la découpe. Les pouvoirs publics ont vivement réagi devant ce qu’il jugeaient être un fait accompli, sollicitant un autre repreneur, en l’occurrence Siemens, dans la perspective de créer une ou des entreprises européennes dans des secteurs jugés stratégiques, à l’image d’Airbus. Avant de se rallier à la solution General Electric, entretemps améliorée tant sur la somme déboursée pour le rachat qu’en ce qui concerne les modalités de la future organisation industrielle. Ces péripéties, pour importantes qu’elles soient, ne doivent pas masquer une réalité plus générale, celle d’une désindustrialisation qui, entre autres, prend la forme du démantèlement de certaines grandes entreprises et qui résulte de l’incohérence d’une  gouvernance propre à ce qu’est devenu le capitalisme français.

La désindustrialisation est généralement attribuée soit à la concurrence des pays à bas salaires et donc au coût excessif du travail, soit à l’insuffisance des investissements innovants et donc au défaut de compétitivité hors-prix. Les solutions recherchées, relevant de politiques publiques, oscillent entre la baisse des coûts salariaux et le soutien à la R&D, le plus souvent sans se préoccuper des conditions de gouvernance des entreprises. L’accent est mis sur le fonctionnement des marchés de travail que l’on voudrait rendre plus flexibles et sur celui des marchés financiers que l’on juge ou souhaite efficients, sans véritablement prendre en considération la vraie nature de l’entreprise. Or celle-ci s’inscrit dans un réseau complexe de relations entre les différentes parties prenantes que sont les managers, les salariés, les banquiers, les clients et les fournisseurs. Ces relations ne sont pas réductibles à des relations de marché grevées d’imperfections qui produiraient de mauvaises incitations et qu’il faudrait corriger pour aller vers plus de flexibilité. Elles participent d’engagements contractuels à plus ou moins long terme souscrits entre les différentes parties prenantes dans l’entreprise, qui dérogent à l’état de pure concurrence, alors même qu’ils sont essentiels à la réalisation des investissements longs porteurs d’innovation et de croissance. De la durée de ces engagements dépendent, en effet, la performance moyenne des entreprises, la structuration de l’industrie et finalement l’industrialisation de l’économie.

Les difficultés d’Alstom, après celles rencontrées par d’autres comme Pechiney ou même Rhône Poulenc aujourd’hui disparues, témoignent de cette réalité organisationnelle. Avec un chiffre d’affaires à peine égal au quart de celui de Siemens et au cinquième de celui de General Electric, la taille de l’entreprise dans ses différentes activités est apparue à ses dirigeants largement insuffisante pour faire face aux contraintes de la concurrence. Déjà en 2004, il a fallu que l’Etat intervienne pour la recapitaliser avec l’accord de la Commission européenne, lui évitant la faillite. L’entreprise s’est alors vue dans l’obligation de se séparer de certaines activités et de procéder à une diminution drastique des emplois. Aujourd’hui, la seule voie qui s’ouvre est celle d’une nouvelle restructuration avec l’espoir de sauver compétences et emplois en les apportant à une entité plus grande et plus efficace tout en résorbant les dettes accumulées. Ce qui ne pouvait apparaître comme un démantèlement ultime au bénéfice de l’un ou l’autre des concurrents ayant su développer les bonnes stratégies loin des recommandations des thuriféraires de ce que l’on a appelé un temps la nouvelle économie. En l’occurrence, le bénéficiaire sera General Electric. Cette ultime solution intervient faute pour Alstom d’avoir pu bénéficier dans un passé récent et plus ancien d’engagements financiers longs qui lui auraient permis de conduire une stratégie efficace de croissance.

Ce mécompte révèle, après bien d’autres, l’incohérence advenue au sein du capitalisme français entre son organisation industrielle et son organisation financière, déjà dénoncée dans un ouvrage de 2012 par Jean-Louis Beffa (La France doit choisir, Paris : Le Seuil). Le nouveau modèle financier, inspiré du modèle anglo-saxon, ne semble plus à même de répondre aux besoins d’entreprises matures, engagées dans des activités pour lesquelles les investissements sont lourds et longs à mettre en place et qui sont sujettes à des cycles de performance liés aussi bien aux fluctuations de la demande qu’aux contraintes des processus d’innovation. Le défaut d’engagement qui s’en est suivi ne pouvait que pousser à des démantèlements que l’on aurait tort d’assimiler à une modularité accrue de la production industrielle qui serait le fruit de l’introduction des nouvelles technologies de la communication et de l’information et que valoriseraient les marchés financiers comme a semblé le penser le dirigeant d’Alstom de la fin des années 1990 plaidant pour une entreprise sans usines.

Dans ces conditions, le redressement productif ne saurait passer par des interventions forcément ponctuelles des pouvoirs publics visant plus ou moins explicitement la création au demeurant peu crédible de champions nationaux ou européens. Il requiert des réformes structurelles portant, non sur les règles de fonctionnement des marchés, mais sur les modes de gouvernance impliquant notamment de réviser l’organisation du système financier.

Ces réflexions sont prolongées et développées dans la « Restructurations et désindustrialisation : une histoire française », Note de l’OFCE, n° 43 du 30 juin 2014.

 

 




Pourquoi lire Piketty ?

par Jean-Luc Gaffard

L’ouvrage de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », a reçu un extraordinaire accueil à la mesure du travail empirique effectué, mais aussi du problème politique abordé, celui de l’accroissement spectaculaire des inégalités aux Etats-Unis. Paul Krugman et Joseph Stiglitz notamment, tous deux inquiets des tendances observées dans la société américaine, et pour qui elles sont une menace pour la démocratie, voient dans les travaux de Piketty la confirmation de leurs craintes.

Fort de l’impressionnante masse des données accumulées et d’une solide connaissance historique que renforce la lecture de grands romans de la littérature française et anglaise, Piketty prédit l’avènement d’une seconde Belle Epoque, en fait le retour à un capitalisme patrimonial basé sur l’héritage, quand revenu et capital se concentrent entre les mains du centile supérieur de la population, quand le ratio du capital au revenu augmente significativement. Plus fondamentalement, il entend souligner l’existence d’une tendance séculaire à la stagnation et au creusement des inégalités, inscrite dans l’observation d’un taux de rendement du capital durablement supérieur au taux de croissance de l’économie, un peu à la façon dont Marx insistait sur l’existence d’une baisse tendancielle du taux de profit. Le XXe siècle, et plus particulièrement la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, caractérisée par une forte croissance associée à la réduction des inégalités et un poids moindre du capital par rapport au revenu, n’auraient alors été qu’une parenthèse maintenant refermée. La thèse défendue est que la société capitaliste aurait renoué avec une croissance faible et des inégalités croissantes nourries par la transmission des patrimoines plus que par la rémunération des talents individuels.

L’ouvrage, toutefois, est ambivalent. Un fossé existe entre la grande richesse des données rassemblées et la simplicité revendiquée de la théorie censée en rendre compte. D’un côté, un modèle trop simple, fondamentalement a-institutionnel, retient un taux de croissance définitivement exogène et ignore l’hétérogénéité du capital, faisant de la répartition une donnée technique sans influence en retour sur la croissance elle-même. D’un autre côté, la richesse des données et les intuitions qui y sont associées incitent à réfléchir sur les tenants et aboutissants de la répartition des revenus et des patrimoines pour lui redonner une place centrale dans la théorie économique et lui restituer sa dimension sociale.

En fait, il est une conviction qui parcourt le livre : le taux de croissance, quelque puissent être les politiques économiques mises en œuvre, redeviendrait faible parce que le rattrapage ne serait plus de mise et parce que le potentiel de gains de productivité serait largement épuisé. L’héritage deviendrait, alors, d’autant plus prégnant dans la distribution des richesses qu’il alimenterait le creusement des inégalités. Ce pessimisme fondamental justifie la simplicité revendiquée de l’explication théorique. S’il fallait le partager, il faudrait, toutefois, mieux l’étayer en s’interrogeant sur les causes et les effets de la formation des rentes et en rompant avec une analyse néo-classique de la croissance décidément sans véritable pertinence au regard du sujet traité. L’évolution de la répartition des revenus et des richesses n’a rien de naturel, mais répond à des choix politiques et à des normes sociales. La question est, alors, de savoir si les choix et les normes des années de l’âge d’or ont encore un sens, en fait si le politique peut encore contrebalancer les forces de ce qu’il faut bien appeler le déclin et qui menaceraient les sociétés capitalistes modernes.

Ainsi le défi est-il implicitement lancé qui naît de par la lecture de Piketty. Il est d’élaborer une analyse qui, suivant une intuition que l’on doit aux économistes classiques, reposerait sur l’idée que l’augmentation du poids de la rente distinguée du profit, alimenterait la hausse des achats d’actifs improductifs ou de biens de luxe au détriment de l’accumulation de capital, et constituerait le véritable obstacle à la croissance.

Ces différents éléments sont développés dans la Note de l’OFCE, n°40 du 2 juin 2014, « Le capital au XXIe siècle : un défi pour l’analyse’ », qui fait suite au document de travail de Guillaume Allègre et Xavier Timbeau publié précédemment (voir le billet du blog ici).




Le projet Barnier de réglementation bancaire : pourquoi tant de courroux ?

par Jean-Paul Pollin (Université d’Orléans) et Jean-Luc Gaffard

Cette fois la démonstration est faite et elle est irréfutable : la réaction des « autorités » françaises au projet de réforme structurelle du secteur bancaire en Europe prouve que leur loi dite de « séparation des activités bancaires » n’était qu’un faux semblant ou une mystification visant à contrer par avance les initiatives de la Commission européenne en ce domaine (voir le Blog de l’OFCE). Par la même occasion il s’agissait de renier en douceur le discours du Bourget dont le passage le plus marquant était la dénonciation de la finance comme l’ « ennemi invisible », suivie de la promesse d’une mise à distance de la banque commerciale par rapport à la banque de marché (la banque de financement et d’investissement, BFI). A l’époque, cette déclaration avait été très bien reçue. Parce que les excentricités en tous genres de la finance dérégulée étaient tenues, à juste titre, pour responsables de la « Grande Récession », et parce qu’on jugeait nécessaire d’empêcher que les jeux prédateurs et déstabilisants des marchés financiers ne reviennent polluer les activités traditionnelles de crédit et de gestion des moyens de paiements, dont l’incidence sur l’économie est importante et durable.

Mais ces ambitions ont été enterrées quelques mois plus tard  par une loi qui ne sépare à peu près rien, comme les banquiers eux-mêmes en ont convenu : la quasi-totalité des activités de marché restent donc étroitement liées aux opérations de banque commerciale qui servent à les conforter. Durant la discussion de cette loi, un des arguments invoqués pour la défense de sa frilosité consistait à dire qu’il ne fallait pas mettre notre système bancaire en désavantage comparatif par rapport aux établissements anglo-saxons. Des députés, notamment Madame Karine Berger, rapporteure de la loi, faisaient semblant de croire que le gouvernement anglais n’oserait jamais, afin de préserver la City, mettre en application les recommandations du rapport Vickers, qui préconisait un découpage rigoureux des activités. Il est donc assez curieux d’observer qu’aujourd’hui le Royaume-Uni a effectivement légiféré dans le sens préconisé, résistant à la pression des lobbys financiers ; tandis que le gouvernement français, non seulement a capitulé devant « l’ennemi invisible », mais bataille maintenant contre un projet moins strict que celui adopté outre-Manche.

C’est ainsi que le Ministre de l’Economie a fait part de son courroux (cf. Le Monde 30 janvier 2014 et Le Monde du 5 février 2014) au Commissaire européen Michel Barnier, dont le tort est de proposer un texte qui entend suivre les conclusions du rapport Liikanen ainsi que les recommandations d’un rapport du Parlement européen voté en juillet dernier à une large majorité. Or ce texte n’a rien de bouleversant : il se borne à interdire le trading pour compte propre (de façon directe ou indirectement par le biais d’exposition à des entités le pratiquant) et à imposer une séparation des activités de marchés (à l’exception notamment des transactions sur titres publics) aux établissements pour lesquels ces activités atteignent une certaine taille en valeur absolue et/ou relative (en pourcentage du bilan). Ce qui ne devrait toucher qu’une trentaine de banques européennes dont, il est vrai, les quatre plus grands groupes français. En définitive, la France est devenue un des adversaires les plus résolus d’une réforme qui faisait l’objet, il y a moins de deux ans, d’une des principales promesses de campagne du Président élu.

Tout aussi choquante est l’intervention incongrue du Gouverneur de la Banque de France, Monsieur Noyer, qui s’est cru autorisé à traiter d’irresponsable le projet de Monsieur Barnier et à affirmer qu’il était contraire aux intérêts de l’économie européenne. Il est en effet assez inconvenant de taxer d’irresponsabilité le Commissaire européen qui a fait preuve dans ce dossier de beaucoup de prudence. Indirectement ce reproche s’adresse aussi au Groupe de travail présidé par le Gouverneur de la Banque de Finlande et composé de personnalités (dont Monsieur Louis Gallois) dont on dira, par égard à Monsieur Noyer, qu’elles ne sont pas moins compétentes ni moins au fait des intérêts européens que lui-même. Leur rapport est en réalité aussi sérieux dans ses analyses que pondéré dans ses conclusions. C’est même l’exemple d’un travail bien documenté, argumenté et non partisan, dont l’administration, et en particulier celle de la Banque de France, pourrait s’inspirer. Or le projet de Monsieur Barnier reprend largement les propositions de ce rapport, en laissant même des marges d’appréciation plus importantes au superviseur sur l’opportunité de la séparation des principales activités de marché, à l’exception du trading pour compte propre. Ce qui ne devrait pas déplaire à Monsieur Noyer.

Il est par ailleurs infondé de prétendre que le projet Barnier pourrait affecter négativement le financement des économies européennes et leur porter tort. Personne ne peut sérieusement croire que ce financement ne peut être effectué de façon efficiente que par des banques universelles. D’autant que l’on s’est complu ces derniers temps à rappeler l’importance du crédit bancaire dans les économies d’Europe continentale. En fait, ce qui inquiète Monsieur Noyer (comme d’ailleurs Monsieur Mestrallet, Président de Paris Europlace), c’est l’avenir des opérations de marché, et plus précisément la place que les banques françaises pourront y prendre. Mais le principe de séparation n’implique évidemment pas la disparition des banques de financement et d’investissement. Ce qu’il faut expliquer c’est donc pourquoi, selon lui, la BFI, pour être compétitive ne doit pas être séparée de la banque commerciale, y compris par filialisation :

  • – Est-ce parce que cela permet de réaliser d’éventuelles économies d’envergure ? L’existence de synergies entre des activités de natures différentes n’est pas avérée, mais en admettant qu’elle le soit , la filialisation devrait les préserver. Par exemple, les informations utiles aussi bien au financement de marché qu’au financement par crédit bancaire d’une entreprise peuvent circuler aisément entre les entités séparées d’un groupe bancaire. Plus généralement, pour commercialiser un ensemble de services jugés complémentaires par la clientèle, il n’est pas besoin de les produire dans une même entité.
  • – Est-ce parce que l’existence de subventions croisées entre activités aide à constituer un modèle plus rentable ou plus solide ? Mais alors cela signifie que la force de la banque universelle réside dans la violation des règles de concurrence. Ce qui est naturellement inacceptable et il faut rappeler que l’efficience ne se définit pas par le prix moins élevé de tel ou tel produit ou service mais par le « juste prix » de chacun d’entre eux. Le subventionnement d’opérations de marché par la banque commerciale peut se traduire par une prise de risque excessive, l’inverse tout autant. En ce sens, si la séparation engendre une différenciation des ratings, entre les entités du groupe, ceci devrait profiter à la banque commerciale et donc au coût du crédit. En revanche, il se peut que cela renchérisse le coût des opérations de marché et donc réduise le niveau des transactions. Mais est- il raisonnable de manipuler les prix relatifs des services financiers pour stimuler l’activité sur les places financières européennes ?
  • – Est-ce parce que la possibilité de transférer des liquidités ou des fonds propres entre activités permet aussi de rendre la banque plus stable et de réduire ses coûts de fonctionnement ? Mais cet effet rejoint en partie ce qui vient d’être dit sur la concurrence et l’efficience puisqu’il suppose que les prix de transfert soient différents des prix de marché. Surtout il est susceptible de mettre en danger la banque commerciale lorsque des pertes ou des situations d’illiquidité surviennent sur les marchés. La protection des activités de crédit et de gestion des moyens de paiement ne serait plus alors garantie. La diminution des fonds propres de la banque commerciale pourrait contraindre la distribution du crédit ; l’investissement des dépôts dans des opérations de marché pourrait les soumettre à des risques excessifs.
  • – Est-ce enfin parce que la constitution de banques « trop grandes pour faire faillite » et/ou « trop interconnectées pour faire l’objet d’une résolution ordonnée » mettrait à l’abri des champions nationaux ? Mais on aboutirait alors à pérenniser la subvention implicite dont bénéficient ces établissements. Ce qui poserait à nouveau un problème de distorsion de concurrence, inciterait au développement de ces établissements, donc à la concentration du secteur, et continuerait à faire peser un danger sur les finances publiques. Quant à l’enchevêtrement des activités, il interdirait la mise en place d’un mécanisme de résolution crédible. En ce sens la séparation des activités est bien un complément indispensable aux dispositions envisagées dans le cadre de l’Union bancaire européenne.

Il importe vraiment que des réponses précises et cohérentes soient apportées à ce type de question, faute de quoi les protestations françaises resteront inefficaces parce qu’elles apparaîtront fondées sur la seule défense des intérêts des lobbys financiers nationaux. On pensera qu’il s’agit de leur sacrifier l’efficience et la stabilité des systèmes financiers ; ce qui ne va pas dans le sens des intérêts des économies européennes.

De fait, les nombreux arguments, d’origines très diverses (y compris de la part du Secrétariat de l’OCDE dès 2009), en faveur de la séparation, n’ont jamais été réfutées de façon convaincante. Sans y revenir dans le détail (cf. Note de l’OFCE n°36/novembre 2013), il en ressort que cette séparation est la meilleure, sinon la seule, solution aux problèmes à résoudre : la volonté de protéger les activités de banque commerciale qui ont un caractère de service public, d’éviter les distorsions de concurrence, de maîtriser le risque systémique, d’assurer une gouvernance, une gestion et une transparence efficiente des groupes bancaires de grande taille, de garantir leur possible « résolution » ordonnée. Ce qui correspond globalement à la liste explicite des objectifs du projet Barnier.

Dans l’attente de ces explications, les propos du Ministre de l’Economie ainsi que du Gouverneur de la Banque de France ne font que renforcer les suspicions sur de possibles connivences dans notre pays entre une partie de la haute administration des Finances et le secteur bancaire. Par la même occasion elle prouve à quel point l’argument, souvent entendu en France, selon lequel il convient de privilégier la supervision plutôt que la régulation, est plein d’arrière-pensées et vide de toute crédibilité. Car même si la supervision des grandes banques doit être désormais confiée à la Banque centrale européenne, il est bien évident qu’une partie du travail restera effectué à l’échelon national. Et après les déclarations du Gouverneur de La Banque de France, qui est en même temps Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française, qui pourra sérieusement croire que la supervision de nos établissements sera assurée avec la rigueur et l’indépendance nécessaires ?




Aux sources du redressement productif

par Jean-Luc Gaffard

Les entreprises françaises, dans nombre de secteurs, ont dû faire face à une hausse relative des coûts unitaires du travail, à une baisse relative du prix de la valeur ajoutée et à une baisse des taux de marge, signifiant, pour beaucoup d’entre elles, qu’elles sont fortement concurrencées et relativement peu compétitives en prix faute d’avoir suffisamment innové et investi dans le passé. Le résultat a été, au cours de la dernière décennie, une perte de substance significative du tissu industriel et une aggravation du déficit des échanges extérieurs. La question du redressement productif est clairement posée. Elle dépasse le périmètre des industries manufacturières pour englober l’ensemble des activités susceptibles de répondre à une demande d’échelle suffisamment grande et organisée sur une base industrielle[1].

Il est de sens commun de considérer que la solution réside dans la capacité renouvelée de ces entreprises à innover, à exporter et tout simplement à croître, bref dans la capacité de retrouver ou d’acquérir la compétitivité hors prix qui leur fait défaut. La difficulté à laquelle elles sont confrontées tient à ce que leur manque de compétitivité-prix les conduit à rechercher des baisses immédiates de coût au détriment d’investissements innovants. Face à cette difficulté, les responsables de la politique économique doivent résoudre un réel dilemme : soit prendre des mesures de concurrence fiscale, sociale, voire salariale en vue de rétablir la compétitivité-prix des entreprises au risque d’affaiblir encore la demande globale et finalement de peser négativement sur leurs chiffres d’affaires, soit conserver le système de prélèvements en vigueur au risque de priver ces mêmes entreprises des moyens pour investir et innover.

Certes, le consensus du moment nie l’existence d’un tel dilemme. La neutralité présumée de la monnaie et du budget, couplée avec la flexibilité des marchés de biens et du travail, est censée permettre à l’économie de retrouver le chemin d’une croissance régulière et stable. Les entreprises, rassurées par l’équilibre retrouvé des comptes publics et libérées de contraintes réglementaires excessives, auraient de nouveau toute latitude pour investir.

Ce consensus véhicule une vision réductrice du fonctionnement des économies de marché. Le modèle de concurrence parfaite, qui fait ici référence, décrit un monde où les entreprises réagissent aux seuls signaux de prix envoyés par des marchés de biens et de facteurs dont le fonctionnement est immunisé contre tout pouvoir exercé par l’un ou l’autre des protagonistes sur ces marchés. De quelque manière, c’est ce que signifie l’hypothèse de marchés financiers efficients dont la fonction est de discipliner entreprises et Etats. La réalité est tout autre. Les marchés sont naturellement et nécessairement imparfaits. Les entreprises développent des stratégies de prix, de production et d’investissement qui répondent à cet environnement de marché en même temps qu’elles contribuent à le façonner. Aussi importe-t-il de reconnaître cette réalité avant d’essayer de définir des politiques économiques adaptées.

Les sources de la compétitivité des entreprises

Dans une économie industrielle de marché, la croissance des entreprises procède de l’innovation, autrement dit de leur capacité d’acquérir une compétitivité hors prix plus robuste et plus pérenne qu’une simple compétitivité-prix. L’innovation, technologique ou organisationnelle, visant la création de nouveaux produits, voire de nouveaux services, ou l’exploration de nouveaux marchés, implique, toutefois, un détour de production. Du temps est nécessaire pour construire une nouvelle capacité de production avant de pouvoir l’utiliser et en tirer bénéfice. Généralement, cette nouvelle capacité a un coût de construction plus élevé que celui du simple remplacement de la capacité existante. Des coûts additionnels doivent être supportés avant que les revenus additionnels correspondants puissent être perçus. Une perte de compétitivité, en principe temporaire, est manifeste. Elle peut se traduire par des hausses de prix courants (des anciens produits) si la hausse de coûts devait être immédiatement répercutée ou, plus vraisemblablement, par des baisses de taux de marge. La performance de la production des biens ou services existants se trouve être négativement affectée par le choix d’innover[2].

Dans ce contexte, il reste nécessaire pour l’entreprise de rester compétitive en prix à court terme afin de ne pas perdre de parts de marché significatives par rapport à ses concurrents. C’est au regard de cette exigence immédiate que la question des coûts du travail est posée. Elle l’est singulièrement au sein de la zone euro quand, en l’absence de possibles ajustements par le taux de change, les différences légales et réglementaires en matière sociale et fiscale créent de réelles distorsions de concurrence. Quand, également, la fragmentation internationale de la production, en fait la délocalisation de segments de la production dans des pays où les salaires sont moindres à qualifications identiques, assure aux entreprises qui en ont la capacité ou l’opportunité un avantage en termes de coûts répercuté sur le prix des produits, sur les taux de marge et le volume des investissements.

Conserver ou retrouver une compétitivité-prix immédiate ne saurait, toutefois, suffire. Encore faut-il que les entreprises soient effectivement incitées à innover. Or quand les investissements, y compris les investissements intangibles, sont irréversibles et quand l’information sur la configuration future du marché n’est pas immédiatement disponible, il est difficile pour les entreprises de s’engager. Elles ne peuvent fonder leur décision sur les seuls signaux de prix. Elles doivent pouvoir être en mesure de sécuriser leurs investissements en acquérant une connaissance suffisante du marché futur, c’est-à-dire non seulement de la taille de la demande, mais aussi de celle des offres concurrentes et complémentaires. Il s’agit de faire en sorte que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et que les investissements complémentaires atteignent un certain seuil. Ce n’est possible que grâce à des pratiques qu’il faut bien considérer comme monopolistes, lesquelles renvoient à différentes formes de connexions entre les entreprises concernées[3]. Pareille stratégie organisationnelle met en scène, non pas une entreprise en particulier, mais un réseau d’entreprises, véritable écosystème mariant souvent dimension locale et capacité de se projeter vers l’extérieur. Le propre de ces réseaux est de concilier concurrence et coopération. Les pratiques qualifiées d’imperfections de marché deviennent ici des incitations à innover. Elles concourent à délimiter les frontières de l’entreprise les mieux adaptées au choix d’innover.

Ce qui est vrai des investissements en capital physique l’est tout autant des investissements en capital humain. Ces investissements ont un temps de gestation qui n’est autre que le temps d’apprentissage. Ils participent de la construction des nouvelles capacités productives. Leurs produits doivent être sécurisés. Les relations de travail propres à l’entreprise et les réseaux constitués entre entreprises y contribuent. La stabilité de la relation de travail, qui lie le salarié à l’entreprise, est un facteur décisif de l’apprentissage et de la conservation des acquis professionnels. La mobilité des salariés entre entreprises en est un autre. Cette mobilité permet à chaque entreprise de tirer parti de ce qu’un salarié a appris dans une autre entreprise qui développe le même type de compétences. Elle est source d’une hausse des salaires. Elle n’est possible que si les entreprises sont en situation de concurrence monopolistique.

La difficulté même d’innover, quand les investissements sont irréversibles et l’information de marché incomplète, nécessite de pouvoir accéder à un financement qui permet de combler l’écart entre le profil des coûts et celui des recettes, mais surtout de disposer d’un engagement financier long, c’est-à-dire de relations financières stables ou du contrôle du capital. Le problème que rencontre la plupart des entreprises innovatrices tient à ce que les actifs créés ne sont pas facilement redéployables (y compris les actifs intangibles). Cette contrainte, qui justifie de se donner les moyens organisationnels d’acquérir une information de marché crédible, requiert en même temps de pouvoir bénéficier d’un soutien financier constant.

Objectifs et moyens d’une politique de redressement productif

Identifier ainsi les stimulants de la croissance des entreprises devrait orienter les politiques à mettre en œuvre, réductibles ni à la politique de la concurrence, ni à la politique industrielle. Ces politiques concernent le fonctionnement des différents marchés (marchés de biens, marchés du travail, marchés du crédit et marchés financiers). Elles font usage d’une multiplicité d’instruments et se situent à différents niveaux géographiques.

La politique industrielle doit se donner pour objectif de stimuler la coopération entre entreprises, y compris entre entreprises concurrentes et, plus largement, de concourir à la formation d’écosystèmes associant entreprises, banques et établissements de recherche. Il n’est pas question, ici, de désigner a priori des produits ou des technologies ni même des territoires à promouvoir, mais de contribuer à créer les conditions de marché qui incitent les entreprises à investir dans les directions qui leur paraissent les plus prometteuses. Les critères retenus pour les subventions versées ou les allègements fiscaux consentis devraient répondre à cet objectif, forcément plus complexe que celui, récemment mis en avant, consistant à cibler des secteurs où la concurrence est forte[4]. C’est ce à quoi les financements des pôles de compétitivité devraient être dédiés, ainsi que les autres formes d’aides publiques.

La politique industrielle a une dimension régionale, tant il est vrai que les entreprises ont une tendance à s’agglomérer pour bénéficier d’effets externes, et notamment d’effets d’apprentissage s’agissant non seulement des connaissances technologiques, mais aussi des connaissances de marché. Cet état de fait rencontre la volonté des collectivités locales d’aider à la création de clusters. Il n’y a cependant aucune évidence que ces collectivités disposent de l’information nécessaire, ni qu’ils ne peuvent pas être capturés par des lobbys. La concurrence entre elles peut s’avérer dispendieuse si elle consiste en une concurrence fiscale qui peut sans doute améliorer la situation des uns mais au détriment des autres et affecter négativement la performance globale. La question des compétences, du nombre et de la taille des collectivités locales est nécessairement posée.

La politique de concurrence n’est pas un substitut à la politique industrielle. Elle doit se conformer au même objectif qui est de faire la part entre concurrence et coopération. Dans cette perspective, le rôle qui devrait lui être reconnu est de sanctionner les imperfections et distorsions nuisibles à l’innovation et de valider celles qui lui sont utiles. Le traitement retenu pour les accords de coopération en R&D est significatif de cette exigence. Il ne saurait être exclusif. D’autres types d’accord doivent pouvoir échapper au droit commun de la concurrence.

La politique du marché du travail doit se donner pour objectif de renforcer les voies et moyens d’enrichissement des compétences. En tout premier lieu, il s’agit  de créer les conditions de stabilisation de la relation de travail, source d’apprentissage pour les salariés et de conservation des compétences acquises pour les entreprises. Ces conditions relèvent sans doute du contrat de travail lui-même, mais elles sont aussi indissociables de la constitution de ces agglomérations ou clusters que sont les réseaux d’entreprises innovantes. Ces réseaux constituent des marchés « locaux » du travail au sein desquels la mobilité des travailleurs entre entreprises est éventuellement bénéfique à tous les partenaires en termes de maîtrise de nouvelles compétences. Par ailleurs, il conviendrait de mettre fin à des mécanismes incitatifs qui concourent à pérenniser le fait de privilégier des emplois peu ou pas qualifiés. Enfin, les conditions légales et réglementaires permettant aux entreprises de maintenir l’emploi en cas de difficultés temporaires (i.e. le recours au chômage partiel) devraient être renforcées

La politique bancaire doit se donner pour objectif de créer des relations stables entre entreprises et institutions financières. Les banques dites de relation, qui rassemblent des informations sur les emprunteurs, ont des coûts plus élevés que ceux des banques à l’acte, mais elles présentent aussi l’avantage de fournir des ressources aux entreprises rencontrant des problèmes de liquidité liés aux caractéristiques du cycle de l’innovation. De fait l’intermédiation classique augmente le taux de croissance de l’économie et réduit sa volatilité à long terme, au contraire d’un financement par le marché[5]. Aussi importe-t-il de recentrer le système financier sur l’intermédiation classique, spécialement sur le crédit aux entreprises, et de revenir à une forme de séparation entre les deux types d’activité, de façon à ce que l’octroi de crédits aux entreprises échappe aux conséquences des aléas indissociables de l’activité marché[6].

La politique fiscale doit se donner un double objectif. L’objectif à court terme est d’alléger le coût du travail en diminuant le taux des contributions sociales des employeurs et en augmentant la taxe sur la valeur ajoutée. L’objectif à moyen terme est de pénaliser les activités improductives, celles dont la contribution à la croissance pose question. Dans cette perspective, il faut sans doute taxer les services financiers et faire un plus grand usage des taxes sur la richesse et la transmission de la richesse comme le recommande le Fonds Monétaire International. L’enjeu d’une réforme fiscale, sans préjudice des formes que peut prendre sa mise en œuvre, est double : d’une part, favoriser la production de biens et services à caractère industriel et échangeables dans le commerce international, d’autre part, engager une redistribution des revenus et des richesses dans le but d’accroître la demande potentielle de ces biens et services.[7]

Le redressement productif est un enjeu majeur pour l’économie française aujourd’hui prise en étau entre l’économie allemande et l’économie espagnole. Il passe par une réorientation de l’ensemble des politiques qui affectent et orientent le comportement des entreprises bien au delà des entreprises du secteur manufacturier, et qui ne sont réductibles ni à la recherche de la baisse des coûts, ni à la promotion de nouvelles technologies, ni au respect des règles de la libre concurrence.

 


[1] Sur la nature de l’organisation industrielle voir chapitre 4 de l’ouvrage de N. Georgescu-Roegen, 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press.

[2] Voir C. M. Christensen, 1997, The Innovator’s Dilemma, Harvard, Harvard Business School Press.

[3] G. B. Richardson, 1990, Information and Investment, Oxford, Clarendon Press. G. B Richardson, 1998, The Economics of Imperfect Knowledge, Cheltenham, Edward Elgar.

[4] P. Aghion, M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison et P. Legros, 2012), “Industrial Policy and Competition”, NBER Working Paper 18048.

[5] Bolton P., X. Freixas, L. Gambacorta, et P. E. Mistrulli, 2013, Relationship and Transaction Lending in a Crisis, BIS Working Paper, n° 17.

[6] T. Beck, 2013, Finance and Growth : Too Much of a Good Thing, Vox eu.

J.-P. Pollin et J.-L. Gaffard, 2013, Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires?, Note de l’OFCE, n° 36.

[7] Keen M., 2013 : Tax Policy in (and for) Hard Times, Vox eu http://www.voxeu.org/article/tax-policy-hard-times#.Um7TETxwZzA.gmail

IMF, 2013 : Fiscal Monitor, Taxing Times, World Economic and Financial Surveys http://www.imf.org/external/pubs/ft/fm/2013/02/fmindex.htm




La séparation des activités bancaires est-elle inutile?

Jean-Luc Gaffard  et  Jean-Paul Pollin

C’est au niveau européen que se situe la dernière chance d’une réforme structurelle des systèmes bancaires, c’est-à-dire d’une séparation entre les activités de banque d’investissement et celles de banque commerciale. A en croire la profession bancaire et certains milieux académiques, cette séparation est au mieux inutile et au pire dommageable. Il serait illusoire de vouloir séparer les activités risquées des activités non risquées, les activités non spéculatives des activités spéculatives. Toute activité bancaire est risquée, sinon spéculative. Après tout, la crise des subprime aux Etats-Unis, la crise des caisses d’épargne en Espagne, la crise de la Northern Rock en Grande-Bretagne résultent de risques inconsidérés pris dans l’octroi de crédits immobiliers aux ménages.

En outre, les banques universelles auraient, dans une certaine mesure, aidé à sauver les établissements trop spécialisés. Dans ces conditions, une loi de séparation minimaliste comme la loi française ou une loi plus contraignante comme celle proposée dans le rapport Vickers au Royaume-Uni ou encore celle envisagée par le groupe d’experts Liikanen auraient peu d’utilité au regard d’un objectif de stabilité. Mieux vaudrait, alors, s’en rapporter à la réglementation prudentielle qui devrait, effectivement, être renforcée. D’autant que les banques commerciales devraient pouvoir développer des activités de marché pour répondre aux besoins de leurs clients.

D’un côté, l’existence d’économies d’envergure, qui justifierait de rapprocher les activités de banque commerciale et de banque d’investissement n’a jamais été prouvée. D’ailleurs, les « modèles d’affaires » de l’une et de l’autre restent très différents au point que leur rapprochement puisse faire craindre un affaiblissement des capacités de la banque commerciale de faire son métier. D’un autre côté, l’argumentation développée méconnaît la dimension avant tout systémique de la crise financière et bancaire. Quand les caisses d’épargne ont fait faillite aux Etats-Unis au début des années 1990, les conséquences en ont été circonscrites en raison du cloisonnement du système financier. Avec la crise des subprime, le vrai problème est venu de la contagion directement liée à l’étroite connectivité créée au sein du système financier.

La question n’est pas de reconnaître qu’il existe un risque associé à toute activité bancaire, mais de prendre la mesure des effets de contagion dont l’activité de marché est la principale responsable. C’est avant tout des opérations sur produits dérivés que naissent les interconnexions entre intermédiaires financiers. Ce sont les connexions multiples et mal identifiées créées par les activités de marché, qui ont eu des conséquences dévastatrices sur l’activité traditionnelle de crédit des banques, du fait des risques inconsidérés pris et des pertes enregistrées dans les opérations de marché (et pas seulement dans les opérations de « trading pour compte propre »).

Certes, face au risque systémique, il convient de renforcer la réglementation prudentielle. Toutefois, la réglementation des fonctions, pour importante qu’elle soit, l’est sans doute moins que celle des institutions financières elles-mêmes. De facto, les revenus de la banque commerciale sont relativement réguliers, en dehors des épisodes de crises graves, tandis que ceux de la banque d’investissement sont beaucoup plus volatils. La banque d’investissement a besoin de la banque commerciale pour résister aux fluctuations des marchés (et profiter le cas échéant de la garantie publique), mais l’inverse n’est pas vrai. Le problème revient donc à se demander s’il est opportun de prendre le risque de déstabiliser le cœur du système bancaire pour conforter l’exercice d’activités, dont l’utilité sociale n’est pas toujours avérée, et qui devraient trouver par elles-mêmes les moyens de leur pérennité.

La sagesse voudrait donc que le système financier soit compartimenté de manière à circonscrire les phénomènes de contagion. La réglementation devrait spécifier les types d’actifs dans lesquels chaque catégorie d’institutions pourrait investir de même que le type d’engagements qu’elle pourrait souscrire. C’est ce qui ressortait de l’arsenal législatif et réglementaire mis en place aux Etats-Unis et dans les pays européens après la Grande Dépression, arsenal largement démantelé en France en 1984 et aux Etats-Unis en 1999 quand un terme a été  mis au Glass–Steagall Act. C’est ce qui devrait être remis à l’ordre du jour en revenant à une séparation effective entre banques commerciales et banques d’investissement. Non seulement cette division créerait une certaine étanchéité entre les différents compartiments du système financier, mais elle permettrait d’échapper au dilemme né du fait que les établissements seraient trop gros pour faire faillite.  L’objectif est de protéger la banque commerciale des risques de marché. Il est aussi d’en finir avec des subventions implicites dont les banques universelles bénéficient de la part de l’Etat, que la séparation ne justifie plus vraiment et qui peuvent s’avérer dangereuses pour les finances publiques. Toutes mesures qui devraient être favorables à la croissance.

Pour en savoir plus lire la Note de l’OFCE, n°39 du 19 novembre 2013 de Jean-Paul Pollin et Jean-Luc Gaffard, « Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires ? ».

 

 




Les hausses d’impôts, une solution à la crise ?

par Mario Amendola, Jean-Luc Gaffard, Fabrizio Patriarca

Cette question, qui peut apparaître provocatrice, mérite d’être posée à la condition de prendre conscience des dimensions réelles et pas seulement financières de la crise et de formuler les hypothèses qui rendraient le scénario crédible. Dans la perspective tracée ici, si les hausses d’impôt doivent jouer un rôle, ce n’est pas dans le cadre d’un ajustement budgétaire susceptible de rétablir des comptes publics dégradés par la crise, mais avec l’objectif de maintenir ou de rétablir un niveau de dépenses productives altéré du fait de l’accroissement des inégalités. Aussi tout dépendra-t-il de la nature des impôts comme de celle des dépenses publiques.

Chacun convient, aujourd’hui, que le creusement des inégalités, singulièrement aux Etats-Unis, a eu une influence sur le déroulement des événements. L’endettement des ménages les moins aisés n’a fait que retarder la chute de la demande agrégée. La prise de conscience de l’insolvabilité de ces mêmes ménages a constitué le facteur de déclenchement de la crise. Aussi n’y a t-il pas de solution à moyen et long terme sans un désendettement des ménages et des entreprises. Le rôle des pouvoirs publics est d’y aider. Mais ils ne peuvent l’exercer qu’en prenant des décisions qui aboutissent à un endettement public accru. L’endettement public se substitue, alors, à l’endettement privé. Le déficit public financé par la dette doit, en outre, être prolongé tant que ménages et entreprises n’ont pas pu rétablir leurs bilans, ce qui leur permettrait d’envisager de consommer et d’investir plus. Ce scénario se heurte, toutefois, à l’insolvabilité potentielle des Etats qui prend une dimension particulière au sein de la zone euro. Il n’explique pas réellement ce que sont les ressorts d’un rebond de la consommation et de l’investissement faute de se rapporter aux implications du creusement des inégalités sur le partage de la demande entre activités productives et improductives.

Reconnaître le poids des inégalités c’est, certes, reconnaître qu’il y a un problème de demande, mais c’est surtout reconnaître l’hétérogénéité des consommateurs et le caractère non homothétique des préférences individuelles. Le creusement des inégalités modifie, avant tout, la structure de la demande. Certains diront au détriment des biens consommés prioritairement par la masse des salariés et au bénéfice des biens de luxe. D’autres diront au détriment des actifs productifs et au bénéfice des actifs financiers ou immobiliers existants.

Le mécanisme possiblement à l’œuvre est le suivant. Les ménages les plus riches ont un excès d’épargne qu’ils vont consacrer, d’une part, à l’achat de biens de luxe ou d’actifs sur les marchés financiers et immobiliers, d’autre part, à des prêts aux ménages moins aisés par le canal des intermédiaires financiers. Le creusement des inégalités a ainsi deux effets conjoints : faire monter le prix des actifs achetés par les plus aisés et faire monter le taux d’endettement des moins aisés. Le premier effet soutient le second en permettant aux prêts consentis de s’appuyer sur la valeur en hausse des actifs gagés (les « collatéraux »).

Sous l’hypothèse que la dépense publique est une dépense productive – elle alimenterait la demande de biens et services du secteur productif –, une dette publique accrue vient soutenir la demande globale et enrayer la récession. Toutefois, à moyen terme, la charge en intérêts peut rendre la dette publique difficilement soutenable avec, à la clé, la nécessité de réduire la dépense publique avant que la reprise de la dépense privée ne devienne significative. La substitution de la dette publique à la dette privée déplace le problème sans le résoudre.

Une alternative possible réside dans la taxation des revenus des ménages les plus aisés. Toujours sous l’hypothèse que la dépense publique s’adresse au secteur productif, cette taxation assure une redistribution des revenus qui a pour corollaire une reconfiguration de la structure de la demande au bénéfice des activités productives. Encore faut-il faire une autre hypothèse, celle que les impôts supplémentaires sont effectivement versés par les ménages qui affectent une fraction significative de leur épargne à des achats d’actifs improductifs. Dans un tel contexte, l’objectif n’est pas d’augmenter les impôts pour résorber le déficit public dans l’espoir que le retournement de conjoncture permettra de les diminuer plus tard, mais de tirer mieux partie de l’impôt comme outil de redistribution. Si augmentation de la pression fiscale il y a c’est bien pour ponctionner des revenus qui, pour une large part, sont des rentes dédiées à des consommations improductives.

La nature des dépenses et recettes publiques rend les hypothèses formulées fragiles. Des dépenses publiques sont improductives et il est difficile de distinguer celles qui le sont de celles qui ne le sont pas. Les hausses d’impôt touchent différentes catégories de contribuables sans véritablement discriminer entre elles suivant la structure de leurs dépenses.

Aussi notre propos n’est-il pas d’énoncer une solution d’application crédible et immédiate. Il est de souligner l’illusion de solutions globales, qu’il s’agisse d’une austérité généralisée, passant notamment par des hausses d’impôts, qui finit par peser sur la dépense des ménages et des entreprises ou de l’entretien prolongé d’une dette publique, qui ne fait que se substituer à la dette privée sans effet sur la structure de la demande. Il est, au terme d’un détour analytique, de conduire à la conclusion que la mise en œuvre effective d’un mécanisme de redistribution susceptible de permettre une hausse du produit potentiel suppose une réforme de l’Etat qui touche à la fois à l’orientation des dépenses publiques et à la structure de la fiscalité, toutes choses qui demandent du temps et de la clairvoyance sinon du courage politique.

… Lire Amendola, M., Gaffard, J.-L., Patriarca, F., 2013, Inequality, debt and taxation: the perverse relation between the productive and the non-productive assets of the economy, OFCE Working paper No. 2013-21.




Filières ou clusters : quel outil pour la politique industrielle ?

par Jean-Luc Gaffard

La notion de filière est revenue sur le devant de la scène et fait figure d’instrument de la nouvelle politique industrielle. Le document de travail de la Fabrique de l’Industrie, ‘A quoi servent les filières’, (Bidet-Mayer et Toubal, 2013) lui reconnaît la vertu d’avoir permis de recenser et d’étendre l’application de bonnes pratiques dans les relations entre entreprises comme entre entreprises et pouvoirs publics. Pourtant, ce même document conclut en forme d’interrogation sur le bien-fondé d’une notion qui privilégie davantage une approche plus techniciste qu’entrepreneuriale de l’organisation industrielle.

Notre propos ici est d’approfondir cette interrogation et de contester la pertinence de la notion de filière pour lui substituer celle de cluster qui semble mieux correspondre à la nécessité – pour la politique industrielle – de reconnaître le rôle prééminent de l’entreprise dans la définition des choix stratégiques.

La filière : une notion trop simple

La filière, dans son acception ancienne mais rigoureuse, est constituée de tout ou partie des stades successifs de production qui vont de la matière première à un produit final. Cette chaîne de produits, qui va de l’amont à l’aval, est faite de relations techniques, identifiables grâce à des coefficients techniques de production. Il s’agit de sous-ensembles de tableaux d’entrées–sorties (ou inputoutput) caractérisés par l’existence d’effets d’entraînement ou de dominance élevés qui viennent du fait que certains secteurs sont des nœuds de relations plus intenses que d’autres (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Ainsi définie, la filière ne dit évidemment rien sur l’organisation industrielle proprement dite, c’est-à-dire sur la façon dont les entreprises fixent les limites de leur activité. Les entreprises concernées peuvent choisir d’intégrer ces différents stades ou au contraire de rester sur l’un d’entre eux et de nouer de pures relations de marché en amont comme en aval. Elles peuvent aussi décider d’une forme relationnelle qualifiée d’hybride et de nouer avec l’amont et l’aval des relations contractuelles de moyen terme.

Ce choix organisationnel s’entend, alors, dans un contexte technique donné, et procède de la comparaison entre les coûts de passer par le marché, par des contrats ou par des transactions internes (Coase, 1937 ; Williamson, 1975). Les propriétés techniques s’effacent derrière les coûts de transaction et ont une importance toute relative. La spécificité des actifs, qui a une dimension technique, entre en ligne de compte dans la détermination de ce choix, mais avant tout en raison de la possibilité de comportements opportunistes (de prise d’otage) qu’elle autorise.

La désignation d’une filière ainsi définie comme outil de politique industrielle, en reposant sur la stabilité des relations techniques, fait l’impasse sur l’activité d’innovation dont la caractéristique majeure est de bouleverser les relations interindustrielles et donc la structuration des filières. En fait, l’usage de cette notion de filière n’a véritablement d’intérêt que dans une perspective de court terme quand il s’agit de mesurer les effets de transmission des variations conjoncturelles au sein d’une structure productive techniquement stable (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Les mesures de politique industrielle, qui en découlent, sont susceptibles d’affecter la façon dont les entreprises définissent leur périmètre d’action en agissant sur les coûts de transaction. Il en est ainsi des règles qui régissent les relations de donneurs d’ordre à sous-traitants. Mais, elles jouent quelque peu à l’aveugle quant à l’impact attendu sur les capacités d’innovation des entreprises concernées.

La simplicité de la notion de filière, en même temps que ses limites, rendent l’usage qui en est fait (1) dangereux, si le caractère figé de la technique est pris au pied de la lettre (comme cela a pu être le cas dans le passé), (2) ambigu, si l’on entend néanmoins traiter des changements techniques et organisationnels inhérents à une économie de marché. Pour preuve de cette ambiguïté, la liste aujourd’hui établie de ces filières qui se réfère à des objets comme l’automobile, le train ou l’avion, à un groupe d’objets de luxe ayant surtout en commun d’être destinés à une clientèle très riche, à des technologies génériques, en l’occurrence les technologies de l’information et de la communication, à des enjeux sociaux comme la santé ou la transition écologique, pour ne pas parler du fourre-tout que sont les biens de consommation.

Si la notion de filière, c’est-à-dire de groupe d’industries techniquement liées, est quelque peu tombée en désuétude à partir des années 1980, c’est précisément parce que les choix stratégiques des entreprises sont loin d’être dominés par la technique, qui plus est une technique figée. La structuration du tissu industriel évolue en permanence sous l’effet de ces choix et des contraintes qui les déterminent. En d’autres termes, les filières sont davantage le résultat de processus d’innovation que de cadres techniques commandant les choix stratégiques.

Il ne faut pas s’étonner, alors, que la politique industrielle  au sens étroit d’aides directes aux entreprises dans des secteurs déterminés, soit elle-même tombée en désuétude pour faire place aux politiques de concurrence et de régulation entendue comme des tentatives de se rapprocher de l’état de pleine concurrence.

L’entreprise : la référence nécessaire

Ce constat ne signifie pas que les relations intra-et inter-industrielles n’ont pas d’importance et que seules comptent les incitations de marché. Les entreprises ne sont pas des îlots de coordination planifiée dans un océan de relations de marché. Elles nouent des accords techniques, de distribution ou de marketing entre elles, développent des relations de sous-traitance ou créent des filiales communes (Richardson, 1972). Il y a une raison majeure à cela. L’entreprise, pour investir, a un besoin de coordination qui n’est pas solutionné par le seul marché concurrentiel, mais bien grâce à l’émergence de formes de coopération signant l’appartenance à un groupe particulier. Cette même entreprise se caractérise par sa mobilité qui l’amène à introduire de nouveaux produits, voire à changer de secteur d’activité, donc à bouleverser les relations nouées avec d’autres, mais toujours dans une direction commandée par les compétences dont elle dispose.

De manière générale, les entreprises interagissent et doivent résoudre des difficultés de coordination dues au manque d’information. Il ne s’agit pas tant du manque d’information technique que du manque d’information sur les conditions de marché quand on entend par là la configuration de la demande mais aussi celle de l’offre concurrente et complémentaire (Richardson, 1960).

En fait, les entreprises sont confrontées à deux délais : le délai de gestation d’investissements irréversibles, y compris les investissements dans l’immatériel, et le délai d’acquisition de l’information de marché. Pour y faire face et décider d’investir effectivement, les entreprises ont besoin de connaître, avec un certain degré de confiance, le niveau des investissements concurrents et celui des investissements complémentaires. La coordination nécessaire n’est pas assurée par les seuls signaux du marché ou plus exactement par les seuls signaux de prix. Elle requiert que des relations de coopération entre entreprises viennent compléter les relations de concurrence (Richardson, 1960). Ces relations sont constitutives de réseaux d’entreprises pour lesquels la qualification de filière est certainement trop étroite, même si les proximités ou les complémentarités techniques jouent leur rôle. L’appartenance à un groupe, caractérisé par une proximité de compétences ou de qualifications, plus qu’à une industrie ou à une filière relève de ces relations sécurisant les investissements de chaque membre du groupe.

Les entreprises qui cherchent à innover ne sont pas, principalement, confrontées à l’existence de barrières à l’entrée (du fait des comportements de prix ou d’investissement des entreprises installées) ou à des obstacles à la création d’entreprise. Elles doivent surtout faire face à l’existence de barrières à la croissance qui ont trait à leur capacité d’être mobile (Caves et Porter, 1977). Il est forcément difficile pour des entreprises de pénétrer de nouvelles activités ou simplement d’augmenter significativement de taille. Elles franchissent un seuil de taille avec succès dès lors qu’elles peuvent acquérir les nouvelles capacités managériales et s’assurer du contrôle de leur capital. Elles entrent dans une nouvelle activité, éventuellement très différente de leur activité actuelle en termes de marchés servis, à la condition que les compétences techniques et managériales requises dans l’une soient utilisables dans l’autre. Ainsi se constituent des groupes d’entreprises organisés autour de compétences similaires ou complémentaires, qui transcendent les découpages en branches ou en filières. Ces groupes sont les lieux où s’exerce la concurrence. Leur nature même limite, à défaut d’empêcher, le développement de consensus oligopolistiques. En raison de leurs similitudes structurelles, chaque membre d’un groupe répond de la même manière aux perturbations internes et externes et anticipent assez précisément les réactions des autres  (Caves et Porter, 1977). Une forme de coordination et de dépendance mutuelle prend ainsi place au sein de chaque groupe.

De ce double constat d’une exigence de coordination et de mobilité, il résulte que le tissu industriel est complexe et peut difficilement être réduit à des filières dans leur acception originelle. La politique industrielle s’en trouve nécessairement affectée, ne pouvant être réduite ni à des aides directes à des entreprises, des secteurs, voire des technologies, ni d’ailleurs à l’application des règles d’une concurrence réputée parfaite.

Les clusters : une réponse adéquate

La nature du tissu productif requiert de pratiquer une politique industrielle horizontale, qui consiste notamment à subventionner la R&D et la formation professionnelle, mais qui n’a de sens que si ce type d’aide est subordonné à la réalisation de l’objectif de mobilité des entreprises et de coopération verticale comme horizontale entre entreprises.

C’est au regard de cet objectif que la création et le développement de clusters doit être privilégiée, étant entendu que l’on entend par là des regroupements ou réseaux d’entreprises et des structures institutionnelles qui ont, certes, une dimension géographique, mais ne se réduisent pas nécessairement à un territoire strictement délimité. Un cluster est avant tout un outil qui vise à développer une coopération volontaire entre entreprises et qui constitue un réseau de compétences. Sa configuration reste déterminée par les entreprises. La création de compétences née de l’organisation en réseau favorise la capillarité et l’entrée progressive de ses différents membres dans de nouveaux champs d’activité.

En toute logique, l’initiative de ces clusters devrait revenir aux entreprises elles-mêmes, les pouvoirs publics ayant pour rôle d’y inciter, précisément, en subordonnant leurs aides à la réalité des coopérations engagées. S’assurer de cette réalité requiert que le financement public soit conditionné à un abondement en fonds privés. Le mode de gouvernance doit reconnaître aux acteurs de l’industrie une place prééminente. C’est ce qui fait le succès de l’industrie allemande qu’il est, pour le moins hasardeux d’attribuer à des gains de compétitivité autorisés par les réformes du marché du travail (Duval, 2013).

Dès lors, réussites et échecs de la politique de filières n’ont rien qui doive étonner. Quand ces dernières ont la caractéristique de clusters au sens retenu ici, qu’il s’agisse de l’aéronautique, de l’automobile ou du ferroviaire, le dispositif mis en œuvre permet de faire émerger des projets crédibles, porteurs d’accroissement de compétitivité. Quand les filières imaginées sont peu ou pas structurées et ne correspondent en rien à des clusters, les échecs sont patents parce qu’il n’y a pas de projets éligibles dans le cadre des procédures publiques existantes et surtout en raison de la faible implication des petites et moyennes entreprises dans les projets collaboratifs.

Le fait que les filières retenues couvrent la quasi-totalité de l’industrie interdit, d’ailleurs, une véritable discrimination entre les formes d’organisation industrielle. Le risque de gaspillage des fonds publics est, alors, bien réel. Certains groupes, habitués à traiter avec les pouvoirs publics, capteront des aides pour des projets qu’ils auraient de toute façon réalisés, alors que, dans le même temps, des entreprises engagées dans des activités innovantes ne seront pas soutenues, faute d’entrer dans le cadre prédéfini.

Retour sur la question de la taille des entreprises

Il existe une relation fonctionnelle entre l’efficacité organisationnelle et le taux de croissance, la première déclinant quand le second augmente au-delà d’un certain seuil (Richardson, 1964). L’exploitation de nouvelles opportunités d’investissement revient normalement aux entreprises qui disposent de l’expérience de production, des contacts commerciaux et des compétences en marketing les plus appropriées. Ces capacités sont affaire de degré. Le degré de contrainte organisationnelle dépendra, non seulement, du taux d’expansion, mais aussi de la direction dans laquelle cette expansion prend place. Il sera d’autant plus limité que l’entreprise concernée peut acquérir les compétences, notamment managériales, requises pour être mobile sans avoir à subir de coûts excessifs (Richardson, 1964). L’organisation en cluster doit pouvoir y aider.

De fait, le cluster est un lieu d’échanges et de transferts de compétences facilitant l’entrée des entreprises dans de nouveaux champs d’activités ne serait-ce que géographiques, qui permettent aux plus petites d’entre elles d’augmenter de taille. L’organisation en cluster peut, en outre, promouvoir des mécanismes qui facilitent un accès des petites entreprises aux moyens de financement requis par l’investissement, mais surtout leur permettent de conserver le contrôle de leur capital et donc leur identité.

En guise de conclusion

On l’aura compris la politique industrielle ne saurait répondre à une sorte de planification basée sur une approche exclusivement technique de l’organisation industrielle dont la filière peut être l’expression et qui deviendrait l’otage de lobbys locaux ou nationaux. Elle ne saurait davantage être réduite à des politiques de régulation et de concurrence conçue pour un monde virtuel où les entreprises n’auraient entre elles que des relations de marchés. Elle doit être entendue comme le moyen de stimuler la création et le développement de clusters conçus comme des réseaux opérationnels de compétences, dont la gouvernance doit être assurée dans des conditions qui privilégient des choix entrepreneuriaux et non les choix bureaucratiques.

 

Bibliographie

Bidet-Mayer T. et L. Toubal (2013) : A quoi servent les filières ?, Document de travail, La Fabrique de l’Industrie

http://www.la-fabrique.fr/Chantier/a-quoi-servent-les-filieres-document-de-travail

Duval G. (2013) : Made in Germany : le modèle allemand au delà du mythe, Paris : Le Seuil.

Mougeot M., Auray J-P et G. Duru (1977) : La structure productive française, Paris : Economica.

Richardson G.B. (1960) : Information and Investment, Oxford : Clarendon Press (Reed. 1990).

Williamson 0. (1975) : Markets and Hierarchies,  Analysis and Anti-Trust Implications, New-York : Free Press.




Inégalités et déséquilibres globaux : reconsidérer de vieilles idées pour traiter de nouveaux problèmes

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Vona

Les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de concilier un pouvoir domestique de régulation macroéconomique fondé sur la mise en œuvre de stabilisateurs internes et la recherche de la justice sociale avec une nécessaire discipline internationale susceptible de garantir une libéralisation progressive du commerce, source de croissance (Rodrik 2011). Ils y sont parvenus. Dans un contexte devenu très différent, cet objectif est toujours d’actualité. La forme que peut prendre, aujourd’hui, la discipline nécessaire pourrait bien s’inspirer de Keynes qui avait proposé, en vain, l’adoption d’une sorte de stabilisateur automatique de la demande globale. L’idée est que pour échapper à un mauvais équilibre fait de demande faible et de dettes élevées, réabsorber les déséquilibres globaux grâce à ce type de stabilisateur serait le meilleur moyen de relancer la demande, à la fois directement en laissant les pays en surplus dépenser plus et, indirectement, en réduisant les inégalités.

Le déficit structurel de demande globale représente sans conteste la contrainte majeure qui pèse sur la sortie de la grande récession. Une demande mondiale atone apparaît comme la résultante de deux facteurs tout à fait indépendants, une contrainte et un choix politique. Le choix est celui de ces pays, spécialement les pays émergents auxquels il faut ajouter l’Allemagne, qui ont bâti leur enrichissement sur une croissance entraînée par l’exportation en utilisant un mix de modération salariale et de stratégies efficaces de conquête des marchés. La contrainte est celle exercée par la dette publique qui affecte la possibilité d’expansion de la demande dans la majorité des pays développés. Dans la mesure où ces pays doivent appliquer des politiques budgétaires restrictives afin de prévenir le risque de défaut, leur seule chance de soutenir la demande repose sur la redistribution des revenus en faveur des ménages pauvres dont la propension à consommer est plus grande.

Le débat actuel sur cette question est au mieux trompeur, oscillant entre les habituels Charybde et Scylla, entre plus ou moins d’intervention de l’Etat. D’un point de vue keynésien standard, le goulot d’étranglement de la demande mondiale est la conséquence des politiques néo-libérales, aggravées en Europe en raison de l’opposition des pays du Nord à la mise en œuvre de programmes publics par l’Union européenne, éventuellement financés grâce à l’émission d’obligations en euros. D’un point de vue orthodoxe, développé par des économistes convaincus de l’existence de mécanismes de ruissellement (augmenter la richesse de quelques-uns finit par profiter à tous), la crise constitue une opportunité pour éliminer les dernières barrières à une complète libéralisation des marchés de biens et du travail. Ces barrières sont supposées empêcher les économies de l’UE d’accroître leur compétitivité vis-à-vis de leurs nouveaux concurrents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Alors que les keynésiens sont singulièrement optimistes dans leur croyance que davantage de dépenses publiques réussira à assurer un nouveau départ à des économies affaiblies, l’économie orthodoxe néglige par hypothèse le problème de la demande globale. Elle ignore qu’une course à la compétitivité basée sur davantage de modération salariale et de coupes dans les dépenses de l’Etat providence ne ferait qu’amplifier la contrainte de demande globale.

Il est bien documenté qu’au cours des trente dernières années, les salaires réels et les conditions de vie des travailleurs de basse et moyenne qualifications se sont substantiellement dégradés, alors que les profits et, plus généralement, les gains des 1% de ménages les plus riches ont augmenté de manière impressionnante (Piketty and Saez 2006, Eckstein and Nagypál 2004, OECD 2011). Le creusement des écarts de revenus a été particulièrement important aux Etats-Unis et dans les pays Anglo-Saxons où des marchés du travail dérégulés ont permis des ajustements à la baisse des salaires. Il a aussi affecté les économies européennes sous d’autres formes, des taux de chômage structurels et des parts de profit plus élevés (Krugman 1994). La diminution excessive du salaire médian en regard de la productivité moyenne a créé un coin entre la demande qui est plus sensible aux variations de salaires qu’aux variations des opportunités de profit, et l’offre pour laquelle c’est le contraire. La mondialisation joue un rôle clé dans l’accroissement des inégalités entre profits et salaires dans la mesure où l’accroissement de la mobilité du capital ne s’est pas accompagné, en parallèle, d’un accroissement de la mobilité internationale du travail (Stiglitz 2012). Seul le jeu conjoint d’une dette accrue (à la fois publique et privée) et des gains de productivité dus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ont empêché le déficit de demande de se manifester plus tôt en relation avec l’effet perturbateur d’une excessive inégalité (voir Stiglitz 2012, Fitoussi and Saraceno 2011, Patriarca and Vona 2013).  Les déséquilibres globaux ont joué un rôle clé dans le maintien d’un niveau élevé de demande globale dès lors que l’épargne constituée dans les pays dont les comptes courants sont excédentaires (la Chine) a été prêtée aux ménages et gouvernements des pays déficitaires (les Etats-Unis). En outre, en atténuant les effets d’inégalités excessives, les déséquilibres globaux font que la pression politique en faveur d’une redistribution demeure sous contrôle. Mais, comme nous l’avons constaté, ils ont été la source d’une instabilité macroéconomique. L’excès d’épargne en Chine a créé une masse de liquidités en quête d’opportunités d’investissement qui a augmenté la probabilité de formation de bulles des prix des actifs, notamment en présence d’un secteur financier inadéquat et surdimensionné (Corden 2011).

En dehors de toute considération éthique, la préoccupation relative aux effets d’une inégalité croissante dans les économies occidentales n’aurait guère d’importance au regard de la croissance mondiale, si la demande plus faible là était compensée par une demande croissante dans les pays exportateurs comme la Chine (ou l’Allemagne). Malheureusement, il n’y a pas compensation et il n’est pas prévu qu’elle prenne place rapidement pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les oligarchies des pays émergents (spécialement la Chine) ont trouvé commode de soutenir la demande indirectement, plutôt que par le canal d’une hausse des salaires proportionnelle aux gains de productivité, en investissant les larges surplus de la balance courante sur le marché financier américain et, ce faisant, en finançant les consommateurs américains. Le fait que les inégalités aient également augmenté en Chine depuis que les réformes favorables au marché ont été engagées, vient à l’appui de cet argument. En particulier, l’inégalité entre les parts des facteurs, c’est-à-dire entre profits et salaires, s’est accrue substantiellement depuis 1995, avec une part des salaires qui a diminué entre 7.2% et 12.5% suivant la définition comptable retenue (Bai and Qian 2010). Le problème vient, évidemment, de ce que les déséquilibres mondiaux ont été à l’origine de la crise financière actuelle.

Deuxièmement, une comparaison historique des épisodes de rattrapage peut aider à faire la lumière sur l’origine de l’abondement nécessaire de la demande mondiale. Le rattrapage économique par l’Allemagne et les Etats-Unis du Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle a été rapidement suivi par la convergence des niveaux de vie et des salaires (Williamson, 1998). Aujourd’hui, le rattrapage économique de la Chine est beaucoup plus lent en termes de convergence des salaires et des conditions de vie. A titre d’exemple, le PIB de la Chine par habitant est passé de 5,7% à 17,2% du PIB américain par habitant entre 1995 et 2010 (source: Penn World Tables), tandis que le coût horaire du travail, également en augmentation, n’a atteint que 4,2% de celui des États-Unis en 2008 (source: Bureau of Labor Statistics). Cet écart entre le PIB par habitant et le coût unitaire du travail en Chine montre clairement que le rattrapage en termes de conditions de vie des travailleurs est beaucoup plus lent que le rattrapage en termes de taux de croissance. L’écart est encore plus frappant quand le pays de référence, les Etats-Unis, est lui-même caractérisé par un niveau élevé d’inégalité.

Les raisons de cette lente convergence des salaires méritent de plus amples investigations et ont probablement à voir avec les facteurs affectant les changements institutionnels qui favorisent la redistribution des profits vers les salaires, y compris la culture et la progressivité de l’impôt (Piketty et Qian 2009), dans les pays en phase de rattrapage. Certes, la taille de la population chinoise par rapport à la population mondiale n’a pas aidé à établir ces changements institutionnels. Sur la base de simples hypothèses de la théorie standard de la négociation, le pouvoir de négociation dépend de l’option extérieure, laquelle est limitée pour les travailleurs par l’existence d’une grande «armée de réserve» prête à travailler pour des salaires extrêmement bas. On peut alors affirmer que plus grande est l’armée de réserve, plus de temps il faut pour réduire la pression à la baisse sur les salaires des travailleurs dans la partie avancée de l’économie. De fait, la convergence des salaires a été beaucoup plus rapide dans les précédents épisodes de rattrapage dès lors que la contrainte du travail est devenue plus forte, plus rapidement  en raison de la petite taille de la population, permettant aux travailleurs de lutter pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. En un mot, une trop grande armée de réserve empêche les salaires d’augmenter suffisamment au regard de la productivité et les réformes démocratiques de décoller en Chine, créant ainsi un écart entre le moment de la croissance économique et celui des réformes politiques, nécessaires pour rééquilibrer la demande et l’offre.

Non seulement la lente convergence en termes de salaires des pays en phase de rattrapage provoque des déséquilibres mondiaux persistants entre la demande et l’offre, mais c’est aussi la raison essentielle des obstacles rencontrés pour réduire les inégalités dans les pays occidentaux du fait de la pression concurrentielle ainsi exercée. En premier lieu, la mise en œuvre de politiques de redistribution augmentant les salaires réels est susceptible de réduire encore davantage la compétitivité et de provoquer un flux substantiel d’investissements à l’étranger. En second lieu, la délocalisation de la production à l’étranger peut avoir forcé les travailleurs à accepter des salaires plus bas, un effet difficile à corréler empiriquement avec des mesures  approchées de la mondialisation telles que le commerce ou les investissements extérieurs. Cependant, alors que les analyses empiriques des 30 dernières années du 20e siècle s’accordent à dire que la mondialisation n’a pas été pas le principal facteur
d’augmentation de l’inégalité, des études récentes indiquent que: (i) l’externalisation a eu un impact négatif sur les salaires des qualifications moyennes ou faibles et les niveaux d’emploi correspondants dans les pays développés, en particulier dans la dernière décennie (Firpo, Fortin et Lemieux 2011), (​​ii) l’effet du commerce sur l’inégalité a peut être été sous-estimé du fait de la fragmentation de la production (Krugman 2008).

Les déséquilibres mondiaux sont également susceptibles de créer des obstacles aux politiques visant à réduire les inégalités. Un secteur financier surdimensionné a contribué à augmenter les revenus du 1% les plus riches de la population et donc leur pouvoir de lobbying. Cela a permis à ces super-riches d’influencer fortement les décisions politiques qui ont rendu leurs rentes plus élevées, notamment grâce à une réduction massive de la progressivité de l’impôt (Fitoussi et Saraceno 2012) et d’autres circuits opaques (par exemple, les failles fiscales, Stiglitz 2012). Maintenant, ce lobby des super-riches rend extrêmement difficile de limiter le pouvoir de la finance et de restaurer des taux d’imposition plus équitables des rentes et autres hauts revenus.

Comment éviter l’impasse engendrée par les déséquilibres mondiaux et la pression mondiale pour la modération salariale? Y a-t-il dans le système tel qu’il est des forces endogènes qui finiront par réduire les déséquilibres mondiaux et les inégalités?

La première option est d’attendre des réformes en Chine. Les politiciens dans les pays occidentaux peuvent espérer en une accélération de ce processus qui va conduire à une augmentation parallèle des salaires réels et, partant, de la demande mondiale. Ce serait la solution de marché idéale, mais il est peu probable qu’elle se produise à court et à moyen terme. Une deuxième possibilité consistera en une dépréciation à grande échelle des devises des économies occidentales: dollar, euro et yen. Toutefois, une telle politique est susceptible de créer une spirale de dépréciation, ce qui augmente aussi l’incertitude de l’investissement. La persuasion est peu probable de convaincre les politiciens chinois de ne pas dévaluer le yuan dans la mesure où leurs avoirs en dollars et en euros vont se déprécier considérablement. Une troisième solution, protectionniste, n’est pas convaincante du tout car elle est susceptible de déclencher une spirale de représailles ouvrant la voie à des guerres globales. Interactions politiques indirectes et mondiales sont en jeu ici: les partis politiques nationalistes et les politiques protectionnistes associées risquent de devenir d’autant plus populaires que le calendrier des réformes chinoises est trop lent et donc le processus d’ajustement douloureux dans le moyen terme. Une quatrième solution est de recourir à une vieille idée de John Maynard Keynes sur les «stabilisateurs automatiques mondiaux». Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, Keynes a proposé une institution internationale, l’ «Union de compensation internationale» (ICU), pour résorber à la fois les excédents et les déficits commerciaux, considéré comme aussi inquiétants les uns que les autres (A. Bramucci 2012). En particulier, les excédents commerciaux persistants étaient considérés comme une source potentielle de pénurie à long terme de la demande mondiale. L’idée principale était de coordonner à travers l’ICU à la fois les réévaluations et l’expansion de la demande dans les pays en excédent, et les dévaluations et le contrôle des mouvements de capitaux dans les pays en déficit. Une telle institution irait dans la bonne direction pour aider à résorber les déséquilibres mondiaux, mais manquerait du pouvoir nécessaire pour que les ajustements nécessaires soient effectivement mis en place.

La combinaison d’une règle globale pour l’ajustement des salaires avec des sanctions de l’OMC peut constituer une façon plus intelligente et fiable de relancer la demande mondiale. La première partie de la proposition consisterait à lier la croissance des salaires réels non seulement à la croissance de la productivité, tel que proposé par A. Watt (2011), mais aussi à l’excédent commercial. Conditionnée au niveau de développement du pays (de sorte que les ajustements réglementaires doivent tenir compte du niveau initial du PIB par habitant, évidemment ajusté pour les PPP), cette proposition signifierait que les pays qui connaissent des croissances à moyen terme à la fois de la productivité et de l’excédent commercial devraient augmenter les salaires réels. Sinon, d’autres pays pourraient augmenter les tarifs sur les produits exportés par les pays qui ne respectent pas la règle. La capacité effective de mettre en œuvre cette règle peut être renforcée en donnant aux organisations syndicales, globales ou locales, et aux ONG le pouvoir de contrôler les situations spécifiques où la règle n’est pas respectée, c’est à dire la zone spéciale axée sur l’exportation en Chine, où les normes du travail sont particulièrement faibles. Dans le cas des déficits commerciaux, le pays pourrait être invité à suivre une modération des salaires réels et à mettre sous contrôle le déficit public. Dans un tel contexte, ces politiques restrictives pourraient avoir des effets néfastes limités sur la croissance en raison de l’augmentation de la demande extérieure qui fait suite à la hausse des salaires dans les pays exportateurs nets. La proposition aurait aussi un effet positif en réduisant le niveau global des inégalités fonctionnelles dans le monde entier, et en restaurant une répartition plus équilibrée entre salaires et profits.

Dans l’ensemble, la coordination de l’offre et la demande mondiale serait restaurée à l’aide d’un stabilisateur automatique simple qui neutraliserait la tentation protectionniste et, en même temps, relâcherait les contraintes qui empêchent les politiques de réduction des inégalités d’ être approuvées dans les pays occidentaux.

Références :