La BCE et sa politique de collatéral

Par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

Depuis 2008, la Banque centrale européenne (BCE) a sensiblement modifié sa politique de collatéral, c’est-à-dire la qualité des actifs qu’elle exige d’une banque commerciale en garantie du prêt qu’elle lui octroie ainsi que la décote qu’elle applique sur la valeur de cet actif en cas de défaut de la contrepartie. Les modifications de cette politique ont eu potentiellement des répercussions sur le risque pris par la BCE en même temps qu’elles ont facilité l’accès des banques commerciales à la liquidité. Une note récente, dont nous résumons quelques éléments ci-dessous, fait le point sur cette politique et sur ses enjeux.

Les banques commerciales disposent de différentes ressources pour financer leurs opérations : dépôts bancaires, crédits auprès d’autres institutions, émissions de titres de dette et d’actions (capital). Parmi ces crédits figurent des prêts interbancaires et des prêts de la banque centrale (ou opérations de refinancement). Contrairement aux prêts interbancaires, les opérations de refinancement de la banque centrale sont garantis par un collatéral. Il en ressort que les banques commerciales doivent disposer d’actifs en quantité et de qualité suffisantes si elles veulent avoir accès à ces opérations de refinancement. L’objectif de ces garanties est de prémunir la banque centrale contre le risque de perte. Lorsque le marché interbancaire est profond et liquide, la question ne se pose pas vraiment car la demande de refinancement auprès de la banque centrale n’est pas très forte de la part des banques commerciales. La confiance entre les banques commerciales garantit l’accès à la liquidité via le marché interbancaire. Il en va autrement lorsque cette confiance fait défaut. Les banques commerciales se tournent alors vers la banque centrale pour obtenir du refinancement. Dans ce cas de figure, la valeur et la qualité du collatéral que les banques commerciales détiennent conditionnent leur accès à la liquidité de la banque centrale.

Durant la crise financière internationale et pour juguler l’assèchement du marché interbancaire, la BCE a réalisé des opérations de refinancement à plus long terme – les opérations à 3 mois qui étaient qualifiées de « long terme » avant 2008 vont se transformer en opérations jusqu’à 4 ans – et pour des montants bien plus élevés. Mécaniquement, ces opérations ont impliqué des montants plus élevés de collatéral, à un moment cependant de montée des risques financiers et de baisse concomitante des valeurs financières. Ces deux éléments ont conduit à la raréfaction des actifs financiers pouvant servir de collatéral ce qui aurait pour conséquence de priver les banques d’un accès au refinancement et donc de précipiter leur faillite. Pour remplir une part importante de son mandat, en octroyant de la liquidité (ou monnaie banque centrale) aux banques commerciales solvables et en assurant la stabilité financière, la BCE n’a pas eu d’autre choix que de modifier les conditions d’octroi de la liquidité en terme d’éligibilité et de garantie face au risque de défaut de la contrepartie.

La gamme des actifs bancaires éligibles pour des opérations de refinancement a été élargie, jusqu’à inclure des prêts bancaires (crédits hypothécaires, crédits aux PME), une spécificité que partage la BCE avec la Banque du Japon. En outre, la qualité des actifs éligibles a baissé, la BCE acceptant désormais des actifs dont la notation financière est au minimum de BBB- (contre A-, voire AAA avant la crise), c’est-à-dire juste au-dessus de la notation des actifs dits spéculatifs, donc à risque. Afin de limiter le degré de risque à son bilan, la BCE a modifié la décote (ou haircut) sur les actifs acceptés en collatéral en distinguant les actifs plus sûrs, dont la décote a baissé, et les actifs plus risqués, dont la décote a augmenté[1].

Les effets de la modification de cette politique de collatéral ont été de plusieurs ordres. L’éligibilité des prêts bancaires comme collatéral conduirait à une hausse de l’offre de crédit et à une baisse de son coût pour les PME. L’augmentation des décotes sur certains titres financiers, pour sa part, réduirait le prix de ces titres. Ce faisant, elle contribuerait à compenser l’effet de l’élargissement de la gamme des produits financiers éligibles sur ces mêmes prix, l’éligibilité accroissant l’attrait, donc la demande, de ces produits.

Quant au risque de bilan pour la BCE, il est forcément faible. D’une part, le collatéral a vocation à garantir les opérations de refinancement : c’est donc un mécanisme d’assurance face au risque. D’autre part, la probabilité qu’une banque centrale fasse faillite est très faible : il faudrait pour cela, et simultanément, que les banques commerciales ne remboursent pas les prêts perçus de la banque centrale, que la valeur du collatéral tombe très en deçà de sa décote, et que tout le monde se détourne de la monnaie. Il faudrait donc pour cela que survienne une très grave crise financière accompagnée d’un épisode d’hyperinflation. A ce sujet, les données récentes fournies dans la Revue de stabilité financière de la BCE sont rassurantes.

 

[1] Avant la crise, une valeur de 100 euros de dette publique de bonne qualité permettait de garantir un prêt d’une valeur de 97 euros (décote de 3%) ; depuis septembre 2013, la valeur du prêt garanti est passée à 98 euros. A l’inverse, une valeur de 100 euros de dette publique de qualité moyenne ne garantit plus que 90 euros de prêts, contre 92 euros avant septembre 2013. La décote sur les actifs financiers notés de BBB+ à BBB- est, pour sa part, de 37% depuis 2010 : une valeur de 100 euros de ces actifs ne peut garantir que 63 euros de prêts.




Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018

Par Henri Sterdyniak

En Suisse, pays démocratique s’il en est, un projet de loi ayant obtenu plus de 100 000 signatures est obligatoirement soumis à un vote populaire. Ainsi, les citoyens suisses ont-ils été consultés, par exemple, sur le revenu universel, la sortie du nucléaire, le maintien de la redevance du service public de radio et télévision. Ils devront se prononcer ce 10 juin sur un projet intitulé par ses initiateurs : « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale ! (Initiative Monnaie pleine) »[1]. L’objectif de cette initiative est de donner à la Banque Nationale Suisse (BNS) le monopole de la création monétaire, d’interdire aux banques privées de créer de la monnaie, donc de faire du crédit sans épargne préalable, de les obliger à déposer auprès de la banque centrale la totalité des dépôts monétaires. Si ce projet est inspiré de la volonté de mettre un terme aux excès d’une finance dérégulée, il est cependant mal pensé et inadapté pour répondre aux défis de la financiarisation de l’économie

Donner à la BNS le monopole de l’émission monétaire.

Plus précisément, le projet propose d’inclure dans l’article 99 de la Constitution, les paragraphes 1 et 5 : «1. La Confédération seule émet de la monnaie, des billets de banque et de la monnaie scripturale » ; « 5. Les prestataires de services financiers gèrent les comptes pour le trafic des paiements des clients[2] en dehors de leur bilan. Ces comptes ne tombent pas dans la masse en faillite ». Il s’agit d’imposer un coefficient de réserves obligatoires de 100% sur la monnaie scripturale (les comptes à vue) dont la contrepartie devra être déposée à la BNS.

Il propose également de réécrire le paragraphe 99 a : « 1. En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque Nationale Suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays ; elle gère la masse monétaire et garantit le fonctionnement du trafic des paiements ainsi que l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers. 2. Elle peut fixer des délais de conservation minimaux pour les placements financiers. 3. Dans le cadre de son mandat légal, elle met, en circulation, sans dette, l’argent nouvellement émis, et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. Elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps ».

Ce projet s’inscrit dans une longue lignée de dénonciations du système monétaire actuel , avec des arguments plus ou moins fondés : les banquiers ont privatisé la création monétaire ; ce sont des faux-monnayeurs qui font payer des taux d’intérêt sur les crédits qu’ils créent gratuitement ex nihilo ; cette privatisation se fait au détriment des États qui ne peuvent plus s’endetter à taux 0 auprès de la Banque Centrale et doivent payer des charges d’intérêt exorbitantes aux marchés financiers ;  la création monétaire se fait par le biais du crédit (c’est la monnaie-dette),  c’est la cause du surendettement actuel ; le crédit bancaire est pro-cyclique (puisque les banques accordent plus de crédit en période de bonne conjoncture et le restreignent en période dépressive) et nourrit la spéculation (il engendre une hausse du prix des actifs qui incite les banques à distribuer encore plus de crédit).

Ces critiques s’accompagnent de projets de réforme monétaire comme le 100 % monnaie de Irving Fisher et Maurice Allais[3] et, depuis peu, le QE for people, selon lequel la Banque centrale verserait directement de l’argent aux ménages plutôt que de prêter aux banques. Autant de réformes auxquelles la majorité des économistes sont réticents[4], mais qui ont trouvé de nombreux partisans (en particulier sur Internet) depuis l’essor de la finance spéculative et la crise de 2017. Nous en présenterons d’abord les bases théoriques, puis l’application dans le projet de « Monnaie pleine ».

Le 100 % monnaie

Pour les partisans du « 100 % monnaie », il y a une spécificité de la monnaie (définie comme la somme des billets et des dépôts à vue) qui justifie que toute la masse monétaire (au sens M1) soit contrôlée par la Banque centrale. Il faut donc appliquer un taux de réserve obligatoire de 100 % aux dépôts à vue. Ce système aurait quatre avantages : séparer la monnaie du crédit ; contrôler la quantité de monnaie ; interdire la création monétaire par les banques privées ; fournir des ressources gratuites à l’État, auquel la Banque Centrale prêterait à taux zéro les fonds ainsi obtenus.

Ainsi, pour Maurice Allais, les banques de dépôts devraient détenir la contrepartie de leurs dépôts en monnaie centrale et n’auraient pas le droit de consentir des crédits ; les déposants devraient rémunérer les banques pour leurs services. Par ailleurs, des banques de prêts collecteraient l’épargne sans avoir le droit d’accepter les dépôts à vue ; elles distribueraient des crédits, mais, n’ayant pas de pouvoir monétaire, ne feraient que transférer du pouvoir d’achat, pas en créer. Pour garantir leur liquidité, elles n’auraient pas le droit de prêter à un terme plus long que leurs passifs. Cette interdiction frapperait les intermédiaires financiers, dont la fonction est précisément, grâce à la loi des grands nombres, de fournir des prêts à long terme à partir de dépôts à court terme et de rendre compatible les désirs de liquidité des épargnants et les besoins de financement à long terme des investisseurs. Le financement de la construction d’HLM par le livret A serait, par exemple, interdit.

En fait, ce projet est basé sur un mythe erroné : la possibilité de mettre en place un mécanisme qui assurerait automatiquement, ex-ante, l’égalité entre les actifs financiers émis et ceux que les ménages veulent détenir, c’est-à-dire entre l’investissement et l’épargne. Dans une économie monétaire, on ne peut distinguer entre un bon crédit (qui serait financé par de l’épargne ex ante placée sous forme de titres) et un mauvais (qui induirait de l’épargne forcée conservée sous forme monétaire). Dans une économie de subsistance, l’épargne (renoncer à consommer une partie de la récolte) détermine automatiquement l’investissement (le grain conservé pour être semé). Dans une économie monétaire, comme l’a montré Keynes, l’épargne ex ante crée un déficit de demande sans générer automatiquement un investissement. À chaque période, le crédit est nécessaire pour anticiper l’épargne et permettre l’écoulement de la production. Il n’existe pas de « marché des fonds prêtables » où pourraient se confronter une épargne ex ante et un investissement pour déterminer un taux d’intérêt d’équilibre que la création monétaire ne ferait que perturber. Le financement de l’investissement par l’émission d’actifs financiers génère l’épargne ex post, mais cela peut se faire par hausse de la production ou des prix, de même que la restriction de cette émission peut provoquer du chômage ou réduire l’inflation. Les déséquilibres n’apparaissent pas sur un marché épargne/investissement mais sur le marché des biens. C’est le rôle de la Banque Centrale de fixer les conditions de distribution du crédit (taux d’intérêt et règles prudentielles) pour arriver à un niveau de demande satisfaisant correspondant à la production maximale sans déséquilibre. Ce niveau ne serait pas obtenu automatiquement, en prétendant interdire le crédit, hors épargne préalable.

Certes, les banques font du crédit sans épargne préalable, mais ex post les dépôts sont désirés par leurs détenteurs et ont une contrepartie en terme de actif. Les banques ne créent pas de la monnaie pour elles-mêmes. Monsieur Frisch produit pour 5000 CHF, qu’il reçoit en salaire ; il n’en dépensera que 4000 CHF ; il faut bien qu’un crédit de 1000 CHF ait anticipé l’épargne de Monsieur Frisch, de sorte que la demande corresponde bien au 5000 CHF mis sur le marché

Le projet 100 % Monnaie repose sur une distinction fictive entre épargne et monnaie.  Les ménages et les entreprises choisissent librement la quantité de monnaie qu’elles veulent détenir en arbitrant entre dépôts à vue (qui fournissent des services de liquidité) et des dépôts ou titres financiers, plus ou moins liquides, risqués, rémunérateurs.  On ne peut  dire : les dépôts bancaires ne sont pas de l’épargne volontaire, seuls les actifs non monétaires le sont. D’autant que l’évolution des systèmes financiers tend à faire disparaître toute frontière nette entre monnaie et actif financier.  Dans un système financier moderne, il n’est pas besoin de disposer d’un stock de monnaie pour faire des paiements puisque la banque peut ouvrir des lignes de crédit ou puiser dans des comptes dit non-monétaires (livrets, dépôts à terme) de sorte que le lien masse monétaire/circulation monétaire s’affaiblit.

Si Allais (comme Hyman Minsky) dénonce à juste titre l’instabilité induite par le jeu combiné du crédit et des marchés financiers spéculatifs, le système de 100% Monnaie qu’il propose n’est guère une solution puisque dans la période récente la spéculation ne s’est pas développée à partir des dépôts à vue, mais de la finance dérégulée (les hedge funds, le shadow banking).  De même, la hausse de la dette publique et privée ne s’explique pas par celle de la masse monétaire.

Dans la version rigoureuse du 100% monnaie, la Banque Centrale n’intervient plus sur le marché monétaire et se contente de choisir un taux de croissance de la masse monétaire. Les banques de prêts ne sont plus garanties. Selon ses partisans, cette politique garantirait une croissance stable à inflation contrôlée. On peut en douter quand on voit que les expériences de contrôle de la masse monétaire se sont traduites par de fortes fluctuations des taux d’intérêt, (20% en juin 1981 durant l’expérience Volker) de sorte que toutes les banques centrales ont renoncé à contrôler la masse monétaire.

Dans une version plus modérée du 100% monnaie, les banques devraient avoir deux départements ; l’un avec des dépôts à vue et un taux de réserves obligatoires de 100 % ; l’autre avec des dépôts dit d’épargne, mais celui-ci pourrait se refinancer auprès de la Banque centrale qui pourrait ainsi continuer à contrôler le taux d’intérêt sur le marché monétaire. Ce système 100% monnaie ne serait pas très éloigné du système actuel.

Selon les partisans du projet, l’État pourrait ainsi conserver la totalité du seigneuriage, c’est-à-dire le bénéfice de l’émission de monnaie, de sorte que les impôts pourraient être réduits fortement. Mais, l’État serait incité à émettre inconsidérément de la monnaie pour bénéficier du seigneuriage. L’État, à travers la Banque Centrale, a déjà le privilège de l’émission de billets. Un taux de réserves de 100% sur les dépôts à vue se ferait au détriment de leurs détenteurs qui devraient payer aux banques les coûts de fonctionnement des dépôts à vue. Si le taux du marché monétaire se normalise (à 3% par exemple), ce serait l’équivalent d’un impôt au taux de 3% sur les dépôts à vue.

Un projet mal pensé.

Le problème de la votation populaire est que le texte soumis aux électeurs est parfois mal pensé. C’est particulièrement le cas ici.  Le texte instaure le dépôt obligatoire à la BNS des fonds placés sur les comptes servant aux paiements courants. Mais, quid des dépôts à terme,  des comptes sur livret (les carnets d’épargne, en Suisse), et même des OPCVM monétaires qui sont transformables rapidement en liquidités ? Le partage est arbitraire. Le projet oublie de préciser que, si les dépôts des banques à la BNS ne sont pas rémunérés, les déposants devront payer leur banque pour qu’elle leur assure les services de trésorerie. En fait, les banques pourraient tourner la loi en assurant les paiements à partir de comptes à solde nul ou négatif (mais garantis par compte à terme ou des comptes titres).

Les partisans du projet affirment qu’ainsi les dépôts seront totalement garantis. En fait,  actuellement, les dépôts auprès des institutions financières suisses sont déjà garantis jusqu’à 100 000 francs suisses par déposant et établissement (environ 87 000 euros) ; avec la réforme, seuls les dépôts à vue seraient garantis.

Selon l’article 99a, la BNS devra mettre l’argent en circulation, sans dette, par des transferts à la Confédération, aux cantons ou aux citoyens. C’est la généralisation du QE for people. L’objectif est de mettre fin à la monnaie-dette. Mais la BNS n’aurait aucun actif face au passif que représenteraient les billets et les dépôts ; ses fonds propres seraient négatifs, ce qui n’est pas concevable pour une banque. Ce serait en fait un artifice comptable pour masquer une partie de la dette publique (car la BNS appartient à l’État). Certes, les partisans du projet proclament qu’une Banque centrale n’a pas besoin de fonds propres, pouvant toujours créer de la monnaie, mais cet argument justifierait qu’un État souverain n’a pas à se soucier de sa dette puisqu’il peut toujours faire appel à sa Banque Centrale. Que ferait la BNS s’il faut réduire la masse monétaire en circulation pour lutter contre un excès de demande ou d’inflation ou simplement parce que les déposants voudraient détenir moins de monnaie et plus de titres ? Aurait-elle le droit de reprendre ses transferts ? Par ailleurs, distribuer de l’argent aux citoyens est le rôle de la politique budgétaire et de l’État, rôle qui ne peut être confié une Banque Centrale indépendante, dont le rôle est de gérer le crédit.

Mettre la monnaie en circulation sans dette par des transferts définitifs est contradictoire avec deux autres phrases du projet : « la BNS garantit l’approvisionnement de l’économie en crédits » et « Elle peut octroyer aux banques des prêts », qui  indiquent au contraire que la BNS continuera à gérer le marché monétaire et à financer les banques, donc que la création monétaire continuera à se faire en partie par du crédit bancaire. C’est effectivement le rôle de la politique monétaire de contrôler la distribution du crédit ; cela suppose qu’elle contrôle le financement des banques via le marché monétaire. Intervenir sur le marché monétaire, refinancer les banques, garantir la dette publique et le système bancaire nécessite que la BNS dispose de ressources, donc que son actif n’ait pas été donné à l’État ou aux ménages.

Imaginons que les dépôts à vue représentent 100 milliards qui sont transférés des banques à la BNS. L’État ne va pas augmenter son déficit de 100 milliards et les banques ne vont pas réduire de 100 milliards leurs crédits à l’économie. Donc, ces 100 milliards devront être prêtés aux banques par la BNS. Le gain pour la BNS est que les réserves obligatoires peuvent ne pas être rémunérées et que le refinancement des banques peut se faire à un taux rémunérateur (du moins en période normale, c’est-à-dire de taux d’intérêt positif[5]).

Un projet plus modeste, la séparation des banques de dépôts et des banques de marchés[6], l’interdiction de certaines activités purement spéculatives, un certain contrôle social des critères de distribution du crédit bancaire, aurait été préférable et aurait, sans doute, eu plus de chance de succès.

Ce projet peut-il être adopté par les électeurs suisses ?

Le Conseil des États a prôné le rejet de l’initiative populaire par 42 voix contre 0 et 1 abstention. Le Conseil national l’a rejeté par 169 voix contre 9 et 12 absentions. L’initiative n’est soutenue par aucun des partis politiques suisses. Elle est combattue par la BNS et les grandes banques suisses (ce qui peut braquer les électeurs).  Selon le dernier sondage publié, 54% des électeurs auraient l’intention de voter contre ; 34% pour et 12 seraient indécis.

Il est évidemment difficile pour les citoyens de se prononcer sur des questions délicates de fonctionnement du système monétaire et bancaire. D’un côté, la peur de l’inconnu (faut-il singulariser le système bancaire suisse ?), la crainte d’affaiblir le système financier (qui représenterait 9,1% du PIB suisse) jouent en faveur du Contre. De l’autre, beaucoup de citoyens s’indignent des revenus excessifs des banquiers et des financiers, s’inquiètent de l’instabilité induite par la spéculation financière financée à crédit, s’étonnent du pouvoir exorbitant des banquiers d’accorder ou de refuser un crédit sur la base de seules considérations financières. Le Contre l’emportera sans doute et heureusement (car le projet est mal conçu), mais les problèmes posés par la financiarisation des banques et les carences de leur régulation demeureront.

[1] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20180610/initiative-monnaie-pleine.html

[2] C’est le terme suisse pour compte à vue.

[3] Voir : Maurice Allais, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Hermann.

[4] En 2012, cependant le FMI a publié une étude de Jaromir Benes et Michael Kumhof (2012) : The Chicago Plan Revisited, qui prétend évaluer le projet d’Irving Fisher à l’aide d’un modèle DSGE. Selon l’étude, le 100% monnaie permettrait d’augmenter de PIB américain de 10% et de maintenir une inflation nulle. En fait, celle-ci repose sur des hypothèses plus que contestables : le contrôle de la masse monétaire permettrait d’imposer une inflation nulle ;  dans ce monde stabilisé, les crédits aux ménages et les crédits de trésorerie ne seraient plus nécessaires ; les ménages accepteraient de détenir des masses importantes de dépôts non-rémunérés de sorte que l’État pourrait se financer à coût zéro ; les économies de charges d’intérêt permettraient une baisse des taux d’imposition, qui dans leur modèle néo-classique, inciterait à l’emploi, ce qui entraînerait une forte hausse de la production, qui elle-même permettrait une nouvelle baisse des taux d’imposition, donc une hausse de la production, etc…, ceci dans un mécanisme cumulatif. Le FMI a publié cette étude, mais n’a jamais proposé de mettre en œuvre la réforme.

[5] Le taux de refinancement de la BNS est actuellement négatif de -0,75%.

[6] D’ailleurs, les débats autour du projet de réforme monétaire d’Irving Fisher avaient abouti au Glass-Steagal Act.




Trading à haute fréquence et régulation économique, un arbitrage inéluctable entre stabilité et résilience des marchés financiers

par Sandrine Jacob Leal et Mauro Napoletano

Au cours des dernières décennies, le trading à haute fréquence (THF) a fortement augmenté sur les marchés américains et européens. Le THF représente un défi majeur pour les autorités de régulation du fait, d’une part, de la grande variété de stratégies de trading qu’il englobe (AFM, 2010 ; SEC, 2010) et d’autre part des incertitudes qui planent toujours autour des avantages nets de cette innovation financière pour les marchés financiers (Lattemann et al., 2012 ; ESMA, 2014 ; Aguilar, 2015). Par ailleurs, bien que le THF ait été identifié comme l’une des causes probables des krachs éclairs (Jacob Leal et al., 2016), aucun consensus n’a encore réellement émergé sur les causes fondamentales de ces phénomènes extrêmes. Certains pays ont déjà décidé de réguler le THF[*]. Cependant, les approches adoptées jusqu’à présent varient en fonction des régions.

Les problèmes mentionnés ci-dessus renvoient directement au débat sur la régulation économique et son efficacité face aux effets néfastes du THF et des krachs éclairs. Nous contribuons à ce débat dans un nouvel article publié dans la revue Journal of Economic Behavior and Organization, dans lequel nous étudions l’effet d’un ensemble de mesures de régulation au travers d’un modèle multi-agents dans lequel les krachs éclairs émergent de façon endogène (Jacob Leal et Napoletano, 2017). Contrairement à notre précédant modèle (Jacob Leal et al., 2016), nous endogénéisons cette fois l’annulation des ordres caractéristique du THF. Ce modèle est ensuite utilisé comme un laboratoire afin d’étudier l’effet sur les marchés d’un certain nombre de mesures de régulation économique visant le THF. Notre modèle est particulièrement adapté et pertinent dans ce cas car, contrairement aux travaux existants (par exemple, Brewer et al., 2013), il est capable de générer de façon endogène les krachs éclairs, résultat des interactions entre les traders basse fréquence et les traders haute fréquence. Par ailleurs, nous examinons dans ce travail un plus grand nombre de mesures que les travaux existants. Notre objectif étant d’étudier l’effet des mesures de régulation proposées et mises en œuvre en Europe et aux États-Unis face à la montée du THF. La liste comprend des mesures relatives à la microstructure des marchés (comme les « circuit breakers »), des mesures de type « command-and-control » (comme les temps de garde des ordres minimaux) et les mesures qui influencent les incitations des traders (comme les frais d’annulation ou la taxe sur les transactions financières).

Après avoir vérifié la capacité de notre modèle à reproduire les principaux faits stylisés des marchés financiers, nous avons analysé l’efficacité des mesures de régulation économique susmentionnées.

Ainsi, nos résultats démontrent que les tentatives afin de réduire la fréquence d’activité des traders à haute fréquence, en les empêchant par exemple d’annuler fréquemment et rapidement leurs ordres à travers des temps de garde des ordres minimaux ou des frais d’annulation, ont des effets bénéfiques sur la volatilité des marchés et sur les krachs éclairs. Par ailleurs, nous montrons que l’introduction d’une taxe sur les transactions financières produit des résultats similaires (bien que l’ampleur des effets soit moindre) puisque cette mesure décourage le THF.

En résumé, ces mesures qui permettent d’imposer une limite à la vitesse du trading s’avèrent être des instruments efficaces pour réduire la volatilité des marchés et l’occurrence des krachs éclairs. Ces résultats confirment les conjectures de Haldane (2011) quant à la nécessité de s’attaquer à la «course effrénée» des traders HF afin d’améliorer la stabilité financière.

Cependant, nous constatons que ces mesures de régulation engendrent également une plus longue durée des krachs éclairs.

Par ailleurs, nos résultats révèlent que la mise en œuvre des circuit breakers a des effets mitigés. D’une part, l’introduction de circuit-breaker ex ante réduit nettement la volatilité des prix et supprime totalement les krachs éclairs. Ce résultat s’explique par le fait que ce type de mesures permet une intervention en amont de la chute brutale des prix, source du krach. D’autre part, les circuit breakers ex post n’ont aucun effet sur la volatilité des marchés et le nombre des krachs éclairs mais augmentent la durée des krachs éclairs.

En conclusion, nos résultats indiquent qu’en matière de régulation économique du HFT, il y a un arbitrage inéluctable entre la stabilité et la résilience du marché. Ainsi, nous démontrons que les mesures de régulation qui améliorent la stabilité du marché – en termes de volatilité moindre et d’incidence des krachs éclairs – impliquent également une détérioration de la résilience du marché – en termes de capacité réduite du prix des titres à se rétablir rapidement après un krach. Cet arbitrage s’explique par le double rôle joué par le THF dans les dynamiques de notre modèle. En effet, d’une part, le THF s’avère jouer un rôle fondamental à l’origine des krachs éclairs, du fait notamment des larges fourchettes de cotation créées ponctuellement et de la concentration de leurs ordres à la vente. D’autre part, le THF contribue à rétablir rapidement la liquidité du marché favorisant ainsi la reprise du prix des titres à la suite d’un krach.

[*] Certaines actions et enquêtes sans précédent de la part des régulateurs locaux ont été largement rapportées dans la presse (Le Figaro, 2011; Les Echos, 2011; 2014; Le Monde, 2013; Le Point, 2015).

 




La BCE prépare l’avenir

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE du jeudi 8 juin, Mario Draghi a annoncé la stabilité des taux directeurs de la politique monétaire (soit 0 % pour le taux des opérations principales de refinancement, -0,40 % pour le taux des facilités de dépôts et 0,25 % pour le taux des facilités de prêt). Il a surtout donné de précieuses indications sur l’orientation future de la politique monétaire menée dans la zone euro en modifiant sa communication. Alors qu’il déclarait systématiquement que les taux pourraient être diminués (« at lower levels »), il a déclaré que ceux-ci serait maintenus au niveau actuel (« at present level »), ceci pendant une « période prolongée » et « bien au-delà de la fin du programme d’achat de titres ».

En annonçant qu’il n’y aurait pas de baisse supplémentaire des taux, la BCE juge que l’orientation actuelle de la politique monétaire devrait lui permettre d’atteindre ses objectifs et fait le premier pas vers un resserrement futur des conditions monétaires. On peut toutefois noter que dans le même temps, la BCE n’anticipe pas un retour de l’inflation à sa cible de 2 % d’ici 2019. Les nouvelles projections macroéconomiques de l’Eurosystème publiées pendant la conférence de presse prévoient une inflation à 1,5 % en 2017, 1,3 % en 2018 et 1,6 % en 2019[1]. Certes la reprise se confirme mais l’inflation resterait inférieure à sa cible sur un horizon d’au moins 3 ans, de quoi justifier le maintien d’une politique monétaire expansionniste. En précisant que les taux ne remonteraient pas aussitôt les achats de titres terminés[2], la BCE entend bien continuer à soutenir l’activité.

Vient alors la question de la date de fin du programme d’achats de titres. Selon le discours actuel, les achats se poursuivront jusqu’en décembre 2017 mais ils pourraient se prolonger si la BCE le juge nécessaire. Quelle stratégie adoptera la BCE après cette date ? Il est possible que les achats de titres diminuent progressivement à l’image de ce qu’avait fait la Réserve fédérale en 2014[3]. Dans ce cas, la fin de l’assouplissement quantitatif prendrait encore quelques mois. C’est aujourd’hui l’option la plus probable ce qui repousserait la hausse des taux à la fin de l’année 2018. On peut cependant envisager que des annonces de réduction des achats se fassent d’ici la fin de l’année, ce qui pourrait conduire à mettre un terme au QE dès le début de l’année 2018. Quelle que soit l’option choisie, la BCE prendra très certainement soin de communiquer sa stratégie afin d’orienter progressivement les anticipations sur la première hausse des taux.

Pour autant, s’il s’agit d’un élément important de la stratégie de normalisation de la politique monétaire en zone euro, celle-ci ne se cantonne pas à la question de la remontée des taux. La BCE doit également apporter des éléments sur ses intentions relatives à sa politique de taux négatifs ou encore sur le moment où elle décidera de ne plus satisfaire l’intégralité des demandes de refinancement à taux fixe comme elle le fait depuis octobre 2008. Enfin, elle devra également indiquer à quel rythme, elle envisage ensuite de réduire la taille de son bilan comme a commencé à le faire récemment la Réserve fédérale (voir ici). Sur ces points, la BCE devra également faire preuve de transparence.

[1] Ces anticipations ont même été revues à la baisse depuis mars 2017.

[2] Depuis avril 2017, les achats de titres s’élèvent à 60 milliards par mois contre 80 milliards les mois précédents.

[3] La Réserve fédérale avait étalé la réduction de ces achats de titres entre janvier et octobre.

 

 




Où en est-on du cycle de crédit dans la zone euro ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

En décembre 2016, la BCE annonçait la poursuite de sa politique de Quantitative Easing (QE) jusqu’à décembre 2017. Alors que la reprise économique se confirme dans la zone euro et que l’inflation repart à la hausse, se pose la question des risques liés à cette politique. D’un côté, la poursuite d’une politique monétaire très expansionniste n’est-elle pas une source d’instabilité financière ? Inversement, une fin prématurée des mesures non conventionnelles pourrait remettre en cause la dynamique de croissance et la capacité de la BCE à atteindre ses objectifs. Nous étudions ici le dilemme auquel pourrait faire face la BCE au travers d’une analyse des cycles du crédit et de l’activité bancaire dans la zone euro.

L’annonce de la BCE envoie deux signaux sur l’orientation de la politique monétaire. D’une part, en retardant la date de fin du QE, la BCE annonce implicitement que la normalisation de la politique monétaire, en particulier la remontée de son taux directeur, ne se fera pas avant début 2018. La BCE continue donc de mener une politique expansionniste d’augmentation de la taille du bilan. D’autre part, la réduction des achats mensuels est aussi un signe d’une réduction de ce caractère expansionniste. L’annonce s’apparente ainsi au « tapering » amorcé en janvier 2014 par la Réserve fédérale aux États-Unis. La réduction des achats de titres s’était alors faite progressivement, jusqu’à un arrêt effectif des achats fin octobre 2016.

Le caractère indiscutablement expansionniste de la politique monétaire en zone euro suggère que la BCE juge toujours nécessaire de poursuivre le stimulus pour atteindre les objectifs finaux de la politique monétaire dont le premier est la stabilité des prix, définie par une inflation inférieure mais proche de 2 % par an. Ni l’inflation[1],  ni la croissance en zone euro ne donnent des signes d’emballement[2]. Le programme d’achat d’actifs doit alors permettre de consolider la croissance et d’accélérer l’inflation pour favoriser un retour vers la cible de 2 %. Dans le même temps, les liquidités émises par la banque centrale dans le cadre de ses programmes d’achat de titres et le faible niveau des taux d’intérêt (à court comme à long terme) alimentent les craintes d’effets indésirables de la politique monétaire en matière de stabilité financière[3].

Il en résulte un dilemme que doit arbitrer la BCE. Mettre un terme prématuré à l’assouplissement quantitatif pourrait maintenir la zone euro dans une situation de faible inflation et de basse croissance. Prolonger inutilement le QE, alors que la Réserve fédérale a amorcé la normalisation de sa politique monétaire, créerait un risque d’instabilité financière caractérisé par un emballement des prix d’actifs, du crédit ou plus largement du risque pris par le système financier.

Nous évaluons ce double risque au travers d’indicateurs sur l’activité du système bancaire de la zone euro dans son ensemble et des pays qui la composent. Les crédits, aussi bien ceux octroyés aux ménages que ceux octroyés aux entreprises non financières, sont un élément central de l’actif des banques, souvent au cœur du risque d’instabilité financière[4]. Nous proposons ici d’élargir l’analyse à la taille du bilan ou de l’ensemble des crédits accordés – incluant le crédit aux autres institutions monétaires et financières –, ce qui permet notamment de mesurer le risque associé à l’ensemble des activités du système bancaire[5].

Ces différentes variables sont soit rapportées au PIB, ce qui permet de capter la déconnexion entre l’activité bancaire et l’activité réelle, soit au capital et réserves du système bancaire, permettant alors de capter l’effet de levier, c’est-à-dire la capacité de ce système à absorber les éventuelles pertes. Ici, nous nous concentrons sur les quantités plutôt que les prix, via des indicateurs tels que le ratio de crédit octroyé sur les capitaux propres et le ratio de crédit reçu sur les revenus. Ceux-ci sont centraux pour refléter la transmission de la politique monétaire et évaluer le risque d’instabilité financière.

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Le graphique montre l’évolution des cycles de crédit, rapporté au PIB (ligne bleue) et rapporté aux capitaux et réserves du système bancaire (ligne rouge)[6]. Les aires vertes signalent les périodes où le crédit s’éloigne significativement à la hausse ou la baisse de sa tendance de long terme. D’une manière générale, l’analyse du crédit ou de la taille du bilan du système bancaire témoigne d’un regain d’activité mais ne suggère ni boom de crédit ni contraction excessive sur la période récente dans la zone euro. Si la dynamique du crédit est orientée plus favorablement par rapport à sa tendance en France et en Allemagne, le cycle ne témoigne pas d’une hausse excessive. Les Pays-Bas et l’Espagne se distinguent par la faiblesse de leur crédit rapporté au PIB. Pour les Pays-Bas, cette évolution est confirmée par les indicateurs rapportés aux capitaux et réserves du système bancaire, alors qu’en Espagne, l’encours de crédit rapporté aux capitaux et réserves se situe à un niveau historiquement élevé suggérant une prise de risque excessive étant donné la situation économique.

 

[1] Malgré le rebond récent de l’inflation, largement lié à la remontée du prix du pétrole et des anticipations d’inflation, les pressions inflationnistes restent modérées et le retour de l’inflation vers la cible de 2 % n’est pas suffisamment établi pour modifier l’orientation de la politique monétaire.

[2] Le chômage reste élevé alimentant la désinflation.

[3] Une analyse récente de Borio et Zabaï (2016) sur l’efficacité des politiques monétaires non conventionnelles suggère que leur efficacité pourrait se réduire tandis que les risques qu’elles comportent s’accroîtraient. Le rôle des prix d’actifs a été étudié par Andrade et al. (2016) pour montrer que le prix des actifs avait réagi, comme anticipé, à la suite des mesures prises par la BCE, et par Blot et al. (2017) pour évaluer le risque de bulle.

[4] Voir Jorda et al., 2013 et 2015.

[5] La législation Bâle III repose sur des indicateurs de risque calculés au niveau des établissements bancaires alors que notre approche repose sur des indicateurs macroéconomiques.

[6] Ces cycles sont obtenus à partir d’une analyse en composante principale (ACP) de plusieurs types de décompositions tendance/cycle : filtre Hodrick-Prescott, filtre Christiano-Fitzgerald, et moyenne mobile.




Régulation bancaire européenne : quand l’union fait la force

par Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé

A l’heure où l’Amérique s’apprête, sous l’impulsion de son nouveau président Donald Trump, à mettre fin à la régulation bancaire adoptée en 2010 par l’administration Obama[1], l’Europe entame une troisième année d’Union bancaire (Antonin et al., 2017) et se prépare à l’arrivée d’une nouvelle réglementation prudentielle.

Qu’est-ce que l’Union bancaire ?

Depuis novembre 2014, l’Union bancaire pose un cadre unifié qui permet de renforcer la stabilité financière dans la zone euro[2]. Son objectif est triple :

  • – Garantir la robustesse et la résistance des banques ;
  • – Eviter le renflouement des banques en faillite par de l’argent public ;
  • – Harmoniser la réglementation pour une meilleure régulation et surveillance publique.

Cette Union est l’aboutissement d’un long chemin de coordination réglementaire parcouru depuis la libre circulation des capitaux prévu par l’article 67 du Traité de Rome (1957) : « les Etats membres suppriment progressivement entre eux, pendant la période de transition et dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun, les restrictions aux mouvements des capitaux appartenant à des personnes résidant dans les Etats membres, ainsi que les discriminations de traitement fondées sur la nationalité ou la résidence des parties, ou sur la localisation du placement ».

L’Union bancaire est née de la crise. Si l’acte unique européen de 1986 et la directive de 1988 ont permis une entrée en vigueur en 1990 de la libre circulation des capitaux, la crise financière de 2008 a montré que le manque de coordination en Europe dans le domaine bancaire pouvait être une faiblesse.

En effet, les enseignements de la crise financière sont triples :

  • – Un système bancaire et financier mal régulé (cas américain) peut être dangereux pour le bon fonctionnement de l’économie réelle, dans ce pays mais aussi au-delà ;
  • – Une réglementation et une surveillance trop limitées à une vision nationale (cas des pays européens) ne sont pas efficaces dans un contexte où les mouvements de capitaux sont mondialisés et où de nombreuses opérations financières sont réalisées en dehors des frontières nationales ;
  • – Les crises bancaire et souveraine sont liées (Antonin et Touzé, 2013b): d’un côté, le renflouement des banques par des fonds publics creuse les déficits publics, ce qui fragilise les Etats tandis que la difficile soutenabilité des dettes publiques affaiblit les banques qui détiennent ces titres de dette dans leurs fonds propres.

L’Union bancaire donne un cadre juridique et institutionnel au secteur bancaire européen qui repose sur trois piliers :

(1) La banque centrale européenne (BCE) devient le superviseur unique des grands groupes bancaires ;

(2) Une régulation unique des défaillances bancaires instaure un fonds commun de renflouement (Fonds de résolution unique) et interdit le recours à un financement public national ;

(3) Un fond commun doit permettre, à l’horizon 2024 et sous réserve d’accord définitif de l’ensemble des membres de l’Union bancaire, de garantir les dépôts bancaires détenus par les ménages européens jusqu’à 100 000 euros, dépôts garantis par chacun des Etats depuis 2010.

L’Union bancaire n’est pas totalement achevée. L’adoption du troisième pilier prend du retard du fait des problèmes bancaires grec et italien qui ne sont pas totalement résolus en raison d’un risque encore élevé de défaut sur des crédits accordés. La garantie européenne des dépôts « devra attendre que des progrès suffisants soient réalisés dans la réduction et l’homogénéisation des risques bancaires » (Antonin et al., 2017).

Vers une régulation et une stabilité financière renforcées

Ce dispositif d’Union bancaire se juxtapose à la nouvelle réglementation prudentielle Bâle III adoptée progressivement depuis 2014 par l’ensemble des banques européennes à la suite d’une directive et d’un règlement européen. La réglementation Bâle III exige des banques un niveau plus important de fonds propres et de liquidités d’ici 2019.

L’instauration de l’Union bancaire couplée à une politique monétaire très accommodante de la BCE a contribué à mettre fin à la crise des dettes souveraines et du secteur bancaire européen. La politique de rachat massif d’actifs de la BCE contribue à améliorer la structure de bilan des secteurs endettés, ce qui réduit les risques de défaut bancaire. Aujourd’hui, les Etats membres, les entreprises et les ménages européens empruntent à des taux d’intérêt historiquement bas.

L’achèvement d’un espace bancaire et financier européen stable et performant nécessite d’aller plus loin dans la régulation d’un marché européen de capitaux unifié et dans la réglementation des activités financières des banques (Antonin et al., 2014).

L’Union des marchés de capitaux a pour objectif principal de donner un cadre réglementaire commun afin de faciliter le financement des entreprises européennes par les marchés et d’orienter l’épargne abondante de la zone euro vers des investissements à long terme. Cela permettrait d’avoir un niveau de régulation plus cohérent et potentiellement plus exigeant sur les émissions de titres financiers (actions, obligations, opérations de titrisation).

L’Union bancaire pourrait être également renforcée en s’appuyant sur le projet Barnier de 2014 de séparation forte des activités de dépôts et de spéculation. Le rôle de superviseur unique de la BCE (pilier 1) lui permet de vérifier que les activités spéculatives ne perturbent pas les activités normales. Ce rôle de superviseur pourrait être étendu à l’ensemble des activités financières, y compris le système de crédit parallèle aux crédits classiques, le fameux shadow banking. La séparation des activités crédibilise aussi les fonds communs de renflouement (pilier 2) et de garantie (pilier 3). En effet, il devient plus difficile pour les banques d’être trop grosses, ce qui réduit le risque de faillite coûteuse pour les épargnants (renflouement interne et limites des fonds communs).

Défendre un modèle européen de stabilité bancaire et financière

Si aujourd’hui les Etats-Unis renoncent à une réglementation plus exigeante de leurs banques avec pour objectif de court terme d’augmenter leur rentabilité, l’Union bancaire constitue un outil de défense remarquable pour préserver et renforcer le développement des banques européennes tout en exigeant d’elles une haute exigence de sécurité financière.

Alors que la justice américaine n’hésite pas à condamner à de lourdes amendes les banques européennes[3] et que les grandes banques chinoises accaparent désormais quatre des cinq premières places de la finance mondiale (Leplâtre et Grandin de l’Eprevier, 2016), un mode d’action coordonné devient crucial pour défendre et imposer un modèle bancaire européen stable et performant. Dans  ce domaine, une Europe désunie pourrait apparaître faible alors que ses excédents d’épargne en font une puissance financière mondiale. Certes, la crise a affaibli de nombreuses économies européennes, mais il faut se méfier des tentations court-termistes de repli autarcique car un pays européen qui s’isole devient une proie facile face à un système bancaire mondial en mutation.

 

Bibliographie

Antonin C. et V. Touzé (2013a), « Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ? », Blog de l’OFCE, 22 février 2013. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/loi-de-separation-bancaire-symbole-politique-ou-nouveau-paradigme-economique/

Antonin C. et  V. Touzé (2013b) « Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser », Les notes de l’OFCE, n°37, décembre, pp.1-9. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/notes/2013/note37.pdf

Antonin C., H. Sterdyniak et  V. Touzé (2014), «  Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire », Blog de l’OFCE, 30 janvier 2014. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/reglementation-des-activites-financieres-des-banques-europeennes-un-quatrieme-pilier-pour-lunion-bancaire/

Antonin C., S. Levasseur et  V. Touzé (2017), « Les deux premières années de l’Union bancaire », in L’économie européenne 2017 (sous la direction de J. Creel), Repère.

Leplâtre S. et J. Grandin de l’Eprevier (2016), « Les banques chinoises trustent les premières places de la finance mondiale », Le Monde, 29 juin 2016. http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/06/29/les-banques-chinoises-trustent-les-premieres-places-de-la-finance-mondiale_4960155_3234.html#R1zGPo7VG46YVzQ5.99

 

 

[1] Le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act reprend la Volcker rule « qui interdit aux banques de « jouer » avec l’argent des déposants, ce qui conduit à une quasi-interdiction des activités de spéculation pour compte propre des entités bancaires ainsi que d’investissement dans les fonds spéculatifs (hedge fund) ou d’investissement privés (private equity fund) » (Antonin et Touzé, 2013a).

[2] L’Union bancaire est obligatoire pour les pays de la zone euro et facultatif pour les autres pays.

[3] L’actualité récente a montré que la justice américaine pouvait être d’une sévérité redoutable en infligeant d’importantes amendes aux banques européennes : 8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014, 5,3 milliards pour Crédit Suisse et 7,2 milliards pour Deutsche Bank en 2016.




L’optimisme des banquiers centraux a-t-il un effet sur les marchés ?

par Paul Hubert et Fabien Labondance

Les « esprits animaux », aussi appelés « erreurs d’optimisme et de pessimisme » ou « sentiments » contribuent aux fluctuations macroéconomiques comme mis en lumière par Pigou (1927), Keynes (1936), ou plus récemment Angeletos et La’O (2013)[1]. La quantification de tels concepts inobservables apparaît cruciale pour comprendre comment les agents économiques forment leurs anticipations et prennent leurs décisions, qui à leur tour influencent l’économie. Dans un récent document de travail, nous étudions cette question en analysant la communication des banques centrales et en évaluant ses effets sur les anticipations de marchés de taux d’intérêt.

Notre étude a pour objectif de quantifier le « sentiment » véhiculé par la communication des banques centrales à travers les déclarations de politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) et la Reserve fédérale américaine (Fed) puis nous testons si cet optimisme ou ce pessimisme transmis dans ces déclarations affecte la structure par terme des anticipations de taux d’intérêt à court terme.

Le principal défi consiste à mesurer un concept aussi peu tangible que le « sentiment » de la banque centrale. Dans un premier temps, nous quantifions la tonalité employée par la BCE et la Fed dans leurs déclarations de politique monétaire en employant une analyse textométrique qui s’appuie sur trois dictionnaires de mots « positifs » et « négatifs »[2]. Précisons que l’objectif ici n’est pas de mesurer l’orientation du discours (expansionniste ou restrictif par exemple) mais bien de quantifier l’usage de mots à tonalité positive ou négative afin de mesurer la tonalité globale du discours indépendamment de son message de fond. Le sentiment se conçoit comme une composante indépendante des fondamentaux économiques et des décisions de politique monétaire[3]. Dit autrement, nous cherchons à savoir si l’usage de certains mots plutôt que d’autres, indépendamment du message communiqué, affecte les marchés financiers.

 Le graphique 1 montre l’évolution de la tonalité des discours des banquiers centraux, calculée sur la base des trois dictionnaires, entre 2005 et 2015 pour la BCE et la Fed. Cette tonalité est corrélée au cycle économique : le discours est plus optimiste (tonalité positive) durant les périodes de croissance et plus pessimiste (tonalité négative) durant les périodes de récession. On retrouve ainsi à travers notre mesure de tonalité les récessions de 2008-2009 en zone euro et aux Etats-Unis, ainsi que la crise des dettes souveraines en 2012-2013 en zone euro. La tonalité des banquiers centraux semble donc être le produit d’une combinaison entre l’évaluation des banques centrales de l’état actuel et futur de l’économie, et du sentiment qu’elles véhiculent.

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Après avoir isolé la composante de « sentiment » des variables quantifiant la tonalité, nous mesurons l’impact de ce sentiment sur la variation des anticipations de taux d’intérêt à court terme, mesurées par des swaps de taux d’intérêt (OIS – pour Overnight Indexed Swaps), pour des maturités allant de 1 mois à 10 ans. Parce que ce sentiment est communiqué le jour de la décision de politique monétaire, nous vérifions également que nous ne mesurons pas l’effet de la décision en elle-même.

Nos résultats montrent qu’un discours dont le sentiment est positif (i.e. optimiste) a un effet positif sur les anticipations de taux d’intérêt à des maturités allant de 3 mois à 10 ans dans la zone euro et à des maturités de 1 à 3 mois et de 1 à 3 ans aux Etats-Unis. L’effet culminant se situe autour des maturités de 1 et 2 ans à la fois dans la zone euro et aux Etats-Unis. Nous montrons également que cet effet est persistant et tend à prendre de l’ampleur dans le temps (cf. graphique 2). Nous trouvons aussi que l’effet du sentiment dépend de la précision du signal, de sa taille et de son signe (l’effet du pessimisme est plus fort que celui de l’optimisme, par exemple), ainsi que du niveau de l’inflation ou de la croissance.

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Ces résultats montrent que les marchés ne réagissent pas uniquement au message de fond mais également à la façon dont il est véhiculé par les banquiers centraux. Le sentiment des banquiers centraux influence la formation des anticipations de taux d’intérêt et semble indiquer l’évolution future du sentier des taux directeurs. Dans un contexte où les observateurs scrutent avec attention le moindre détail qui pourrait révéler la date à laquelle la Fed augmentera à nouveau son taux d’intérêt, ce travail ouvre de nouvelles pistes de recherche et suggère qu’il pourrait être utile de tester si le sentiment véhiculé lors des derniers discours de Janet Yellen pourrait en être un bon indicateur.

 

[1] Angeletos, George-Marios, et Jennifer La’O (2013), « Sentiments », Econometrica, 81(2), 739-780 ; Keynes, John Maynard (1936), General Theory of Employment, Interest and Money, London, Palgrave Macmillan; et Pigou, Arthur Cecil (1927), Industrial Fluctuations, London, Palgrave MacMillan.

[2] Nous utilisons trois dictionnaires différents : celui centré sur la communication des banques centrales d’Apel et Blix-Grimaldi (2012),  celui développé par Loughran et McDonald (2011) pour un contexte financier, et le General Inquirer’s Harvard dictionary recensant les mots positifs et négatifs de la vie de tous les jours. Ces dictionnaires listent les mots ou expressions connotés positivement ou négativement. La différence entre le nombre de mots positifs et négatifs indique la tonalité du texte : s’il y a plus d’expressions positives que négatives, la tonalité sera optimiste et inversement, pessimiste. Voir Apel, Mikael, et Marianna Blix-Grimaldi (2012), « The information content of central bank minutes », Riksbank Research Paper Series, n° 92 ; Loughran Tim, et Bill McDonald (2011), « When is a Liability not a Liability? Textual Analysis, Dictionaries, and 10-Ks », Journal of Finance, 66 (1), 35-65 ; et http://www.wjh.harvard.edu/~inquirer/.

[3] Cf. Angeletos et La’O (2013).




Un repli sans précédent des banques de la zone euro

par Anne-Laure Delatte, CNRS, OFCE, CEPR, chercheure invitée à Princeton University.

Un petit pas supplémentaire a été fait le mois dernier vers une union bancaire dans la zone euro lorsque la Commission européenne a présenté sa proposition sur le Fonds de résolution unique bancaire[1]. Alors que les observateurs reconnaissent généralement que les 55 milliards d’euros de ce fonds restent une goutte d’eau dans l’océan, nous montrons dans une étude récente que les banques de la zone euro sont de plus en plus isolées du reste du monde (Bouvatier, Delatte, 2014 [2]). En réalité, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro que l’union bancaire est censée corriger n’est qu’une face de la désintégration internationale des banques européennes.

En 2013, les flux de capitaux transfrontaliers ne représentaient que 40 % de leur niveau de 2007 et la plus forte baisse de l’activité touchait les prêts bancaires internationaux. Le graphique 1 montre l’évolution des créances à l’étranger par les banques de 14 pays vis-à-vis de leurs partenaires et distingue ces données selon que les banques appartiennent à la zone euro ou non.[3]

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Nul doute que la crise financière mondiale a donné un sérieux coup d’arrêt aux activités bancaires : en 2008, les créances internationales ont diminué de manière significative, puis elles sont restées à ce niveau inférieur. Cependant, la situation agrégée cache deux évolutions contraires. Certes, les activités internationales des banques situées hors de la zone euro ont été durement touchées en 2007 mais elles sont reparties rapidement sur leur tendance ascendante par la suite. Au contraire, l’activité hors zone euro des banques situées dans la zone euro n’a cessé de décroître. En 2012, les banques de la zone euro réalisaient ainsi 40 % de l’activité bancaire internationale contre 56 % en 2007. En résumé, les données brutes suggèrent :

(1)    un repli massif des banques situées en zone euro et

(2)    une interruption seulement temporaire de l’activité des banques situées hors zone euro.

A quel point ces évolutions différenciées peuvent-elles s’expliquer par des conditions économiques différentes entre la zone euro et le reste du monde ? Les pays européens ont en effet été confrontés à une série de crises depuis 2008 (la crise financière, puis la crise des dettes souveraines) et, aujourd’hui, la zone euro est l’une des rares régions où la croissance n’a pas repris. En même temps, la décennie précédente s’est traduite par une forte augmentation de l’intégration bancaire en zone euro. S’agit-il donc juste d’une correction ? De plus, quelles différences entre l’intégration des banques de la zone euro et le reste du monde ? Pour répondre à ces questions, nous avons construit une mesure originale de l’intégration bancaire internationale. Notre mesure se base sur un modèle statistique de l’activité bancaire qui permet d’isoler les frictions et les facteurs variables dans le temps[4]. Nous en avons extrait les tendances temporelles par zone géographique, ce qui nous permet de mesurer à chaque date où en est l’activité bancaire par rapport aux prédictions du modèle. L’ensemble des graphiques 2 a-d tracent nos mesures.

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Tout d’abord, il est frappant de constater que, après la crise financière de 2008, toutes les tendances concernant la zone euro sont en baisse (graphiques 2-a, 2-b et 2 c) contrairement à celle qui concerne le reste du monde (graphique 2-d). Ensuite, on constate que seules les banques de la zone euro subissent un processus de désintégration (la courbe est en-dessous de l’axe des abscisses sur les figures 2-a et 2-b). Au contraire, l’exposition à des créances de la zone euro des banques situées hors de la zone euro est précisément au niveau prédit par le modèle (figure 2-c). En d’autres termes, l’implication des banques non-européennes en zone euro a diminué, mais il s’agit d’une correction de l’excès de 20 % observé avant la crise et non d’un repli. En revanche, les banques de la zone euro ont massivement réduit leur exposition internationale à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro, avec un niveau inférieur de plus de 30 % aux prédictions du modèle. Ainsi, le ralentissement économique en zone euro depuis 2008 n’est pas suffisant pour expliquer le retrait massif des banques (puisque nos estimations tiennent compte de ce ralentissement). Plus important encore, cette baisse va bien au-delà de la correction et constitue une désintégration marquée. Autrement dit, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro n’est qu’une face d’un processus de désintégration globale des banques de la zone euro.

Enfin, le graphique 2-d, qui trace la situation dans le reste du monde, souligne une différence étonnante : non seulement l’intégration bancaire n’a jamais diminué, mais, au contraire, la tendance est plus forte après la crise. En d’autres termes, la baisse des activités bancaires, observées en 2008 dans les données brutes, était entièrement due à des frictions temporaires.

Partant de ces observations nous pouvons donc tirer les enseignements suivants. Tout d’abord,  nos estimations suggèrent que les banques de la zone euro auraient perdu de façon permanente des parts de marché au niveau mondial. Ensuite, il est frappant de constater que l’intégration bancaire obtenue grâce à l’Union monétaire a été totalement effacée au cours des dernières années. En d’autres termes, la liste des bénéfices tirés de la monnaie unique se réduit, tandis que les coûts ne cessent d’augmenter. Enfin, nos résultats sur le désengagement massif des banques de la zone euro vis-à-vis du reste du monde suggèrent que l’Union bancaire, quoique cruciale pour compléter la monnaie unique, ne suffira pas pour résoudre les défis bancaires de la zone euro.

 


[1] “Europe bancaire: l’Union fait-elle la force ?” Céline Antonin et Vincent Touze, Note de l’OFCE, n°46, 18 novembre 2014.

[2] Vincent Bouvatier et Anne-Laure Delatte (2014), “International Banking: the Isolation of the Euro Area”, Document de travail OFCE.

[3] Parmi ces 14 pays, 7 appartiennent à la zone euro : Autriche, Belgique, Allemagne, Espagne, France, Italie et Pays Bas. Les 7 autres pays sont le Canada, la Suisse, le Danemark, le Royaume Uni, le Japon, la Suède et les Etats-Unis.

[4] Plus précisément, nous avons suivi la démarche de Portes et Rey (2005) qui ont été les premiers à estimer des équations de gravité pour étudier les déterminants l’activité financière. Voir Portes, R. et H. Rey (2005), « The determinants of cross-border equity flows ». Journal of International Economics 65(2), 269-296.




Europe bancaire : l’Union fait-elle la force ?

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis le 4 novembre 2014, la Banque centrale européenne est devenue le superviseur unique des banques de la zone euro. Il s’agit de la première étape de l’Union bancaire.

La crise économique et financière, qui a débuté en 2007, a révélé des fragilités européennes :

–           Les marchés bancaires nationaux, en apparence compartimentés, se sont révélés fortement interdépendants, en témoigne un niveau élevé de propagation-contamination ;

–           Les réponses nationales de soutien aux banques ont souvent manqué de coordination ;

–           Le soutien des Etats au système bancaire, dans un contexte d’endettement public élevé, a conduit à une forte corrélation entre risque bancaire et risque souverain ;

–           L’absence de mécanismes de transfert budgétaire a fortement limité la solidarité européenne.

En 2012, l’idée de l’Union bancaire est née d’une triple nécessité : briser le lien entre crise bancaire et dette souveraine en permettant une recapitalisation directe des banques en difficulté par le Mécanisme européen de stabilité ; prévenir les paniques bancaires ; éviter la fragmentation des marchés bancaires en zone euro.

L’Union bancaire s’organise autour de trois piliers : un mécanisme de supervision unique (MSU), un mécanisme de résolution unique (MRU) avec un fonds de résolution et une logique de renflouement interne des banques (bail-in), ainsi qu’un système unique de garantie des dépôts avec un fonds de garantie.

L’Union bancaire offre des solutions nouvelles. Toutefois, elle laisse des zones d’ombre et la solidarité européenne née de l’Union bancaire pourrait être insuffisante pour répondre à des chocs majeurs.

La dernière Note de l’OFCE (n° 46 du 18 novembre 2014) retrace le contexte qui a présidé à la mise en place de cette Union bancaire et dresse un bilan des avantages et limites d’une telle avancée de l’Europe bancaire.  Cette note a été réalisée dans le cadre de l’étude spéciale intitulée « Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ? », Revue de l’OFCE, n° 136 (2014).

 




Les enjeux du triple mandat de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

La crise financière a initié un débat sur le rôle des banques centrales et la conduite de la politique monétaire avant, pendant et après les crises économiques. Le consensus qui prévalait sur le rôle des banques centrales s’est fissuré. L’objectif unique de stabilité des prix est remis en cause au profit d’un triple mandat incluant l’inflation, la croissance et la stabilité financière. C’est de facto l’orientation qui est donnée au rôle de la BCE. Nous évoquons cette situation dans l’un des articles d’un numéro de la revue de l’OFCE intitulé « Réformer l’Europe »[1], dans lequel nous discutons de la mise en œuvre de ces différents objectifs.

La poursuite du seul objectif de stabilité des prix est aujourd’hui insuffisante pour assurer la stabilité macroéconomique et financière[2]. Un nouveau paradigme émerge dans lequel les banques centrales doivent à la fois veiller à la stabilité des prix, à la croissance et à la stabilité financière. Les évolutions institutionnelles récentes de la BCE vont dans ce sens puisqu’elle se voit confier la surveillance micro-prudentielle[3]. En outre, la conduite de la politique monétaire dans la zone euro montre que la BCE est restée attentive à l’évolution de la croissance[4]. Mais si la BCE poursuit de fait un triple mandat, la question de la bonne articulation entre ces différentes missions continue de se poser.

La coordination entre les différents acteurs en charge de la politique monétaire, de la régulation financière et de la politique budgétaire est primordiale et fait défaut dans l’architecture actuelle. Par ailleurs, certaines pratiques doivent être clarifiées. La BCE a joué un rôle de prêteur en dernier ressort (des banques et dans une moindre mesure des Etats) sans que cette fonction ne lui soit précisément attribuée. Enfin, dans ce nouveau schéma où la BCE joue un rôle accru dans la détermination de l’équilibre macroéconomique et financier de la zone euro, il nous semble nécessaire de renforcer le contrôle démocratique de la BCE. La définition des objectifs de la BCE dans le Traité de Maastricht lui laisse en effet une forte autonomie d’interprétation (voir notamment la discussion de Christophe Blot, ici). Par ailleurs, si la BCE rend compte régulièrement de son action auprès du Parlement européen, ce dernier n’a pas la possibilité de l’orienter [5].

A la suite de ces constats, nous évoquons plusieurs propositions afin d’articuler plus efficacement les trois objectifs poursuivis dorénavant par la BCE :

1 – Sans modification des traités en vigueur, il est important que les dirigeants de la BCE soient plus explicites dans les différents objectifs poursuivis[6]. La priorité annoncée à l’objectif de stabilité des prix ne semble désormais plus correspondre à la pratique de la politique monétaire : l’objectif d’écart de croissance semble primordial, tout comme celui de stabilité financière. Plus de transparence rendrait la politique monétaire plus crédible et certainement plus efficace à prévenir une autre crise bancaire et financière. Le recours à une politique de change[7] ne devrait plus être négligé car elle peut participer à la résorption des déséquilibres macroéconomiques dans la zone euro.

2 – En l’absence d’une telle clarification, l’indépendance extensive de la BCE devrait être remise en cause afin de mieux correspondre aux standards internationaux en la matière. Les banques centrales disposent très rarement de l’indépendance d’objectif : à titre d’exemple, la Réserve fédérale poursuit un double mandat explicite, tandis que la Banque d’Angleterre inscrit son action dans un ciblage d’inflation institutionnalisé. Un triple mandat explicite pourrait être imposé à la BCE par les gouvernements, à charge pour les dirigeants de la BCE d’arbitrer efficacement entre ces objectifs.

3 – La question de l’arbitrage devient effectivement plus délicate au gré de l’élévation du nombre des objectifs poursuivis. Elle l’est d’autant plus que la BCE s’est lancée de facto dans une politique de gestion de la dette publique qui l’expose désormais à la question de la soutenabilité des finances publiques européennes. Le mandat de la BCE devrait donc mentionner de jure son rôle de prêteur en dernier ressort, tâche usuelle des banques centrales, ce qui clarifierait la nécessité d’une coordination plus étroite entre gouvernements et BCE.

4 – Plutôt qu’à une remise en cause totale de l’indépendance de la BCE, qui n’obtiendrait jamais l’unanimité des Etats membres, nous appelons à la création ex nihilo d’un « organe de contrôle » de la BCE, qui pourrait être une émanation du Parlement européen, chargé de discuter et d’analyser la pertinence des politiques monétaires mises en place au regard des objectifs élargis de la BCE : stabilité des prix, croissance, stabilité financière et soutenabilité des finances publiques.  La BCE serait alors non seulement invitée à rendre compte de sa politique – ce qu’elle fait déjà auprès du Parlement ou au travers du débat public – mais pourrait aussi voir ses objectifs ponctuellement redéfinis. Cet « organe de contrôle » pourrait par exemple proposer une quantification de la cible d’inflation ou d’un objectif de chômage.

 


[1] « Réformer l’Europe », sous la direction de Christophe Blot, Olivier Rozenberg, Francesco Saraceno et Imola Streho, Revue de l’OFCE, n° 134, mai 2014. Le numéro est disponible en version française et anglaise et a fait l’objet d’un post de blog.

[2] Le lien entre stabilité des prix et stabilité financière est analysé dans Assessing the Link between Price and Financial Stability(2014),  Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Francesco Saraceno, Document de travail de l’OFCE 2014-2.

[3] La mise en œuvre de l’union bancaire confie à la BCE un rôle en matière de régulation financière (décision du Conseil de l’Union européenne du 15 octobre 2013). Elle est désormais en charge de la supervision bancaire (plus particulièrement des institutions de crédit dites « significatives ») dans le cadre du SSM (Single supervisory mechanism). A compter de l’automne 2014, la BCE sera en charge de la politique micro-prudentielle, en étroite coopération avec les organismes et institutions nationales. Voir également, l’article de Jean-Paul Pollin « Au-delà de l’Union bancaire » dans la Revue de l’OFCE (« Réformer l’Europe »).

[4] Castro (2011) « Can central banks’ monetary policy be described by a linear (augmented) Taylor rule or by a nonlinear rule ? », Journal of Financial Stability vol.7(4), p. 228-246. Ce papier montre, au travers de l’estimation de règles de Taylor entre 1999:1 et 2007:12, que la BCE a réagi significativement à l’inflation et à l’écart de production.

[5] Aux Etats-Unis, le mandat de la Réserve fédérale est défini par le Congrès qui exerce ensuite un droit de surveillance pouvant ainsi modifier ses statuts et son mandat.

[6] Au-delà de l’explicitation des objectifs en termes d’inflation ou de croissance, l’objectif fondamental de la banque centrale est de garantir la confiance en la monnaie.

[7] Cette question est en partie évoquée dans un post récent.