Pourquoi un taux d’intérêt négatif ?

Christophe Blot et Fabien Labondance

Comme anticipé, la Banque centrale européenne (BCE) a dégainé le 5 juin 2014 un arsenal de nouvelles mesures non-conventionnelles. Cela afin d’enrayer la dynamique déflationniste dans laquelle se trouve la zone euro. Parmi les mesures annoncées, la BCE a notamment décidé d’appliquer un taux d’intérêt négatif aux facilités de dépôts. Cette proposition inédite mérite une explication.

Il faut rappeler que depuis juillet 2012, le taux des facilités de dépôts était de 0 %. Il passe dorénavant à -0,10 %, de telle sorte qu’une banque déposant des liquidités auprès de la BCE verra son dépôt réduit de ce taux d’intérêt négatif. Avant de voir quelles seront les répercussions de cette mesure, il est utile de préciser le rôle des facilités de dépôts. L’action de la BCE s’appuie sur les prêts octroyés aux établissements de crédits de la zone euro via les opérations principales de refinancement (MRO pour main refinancing operations) ou les opérations de refinancement à plus long terme (LTRO pour long term refinancing operations). Avant la crise, ces opérations étaient conduites à taux variables, suivant une procédure d’enchères. Elles sont réalisées à taux fixe depuis octobre 2008. Le taux des opérations de refinancement doit permettre à la BCE d’influencer le taux pratiqué par les établissements de crédits pour les prêts interbancaires (EONIA pour Euro overnight index average), puis, par ce biais, l’ensemble des taux bancaires et des taux de marché. Pour éviter une trop forte volatilité de l’EONIA, la BCE met deux facilités à disposition des banques : facilités de crédits, par lesquelles elles peuvent emprunter auprès de la BCE pour une durée de 24 heures, et facilités de dépôts permettant de laisser des liquidités en dépôts auprès de la BCE pour une durée de 24 heures. Ainsi, en cas de crise de liquidités, les banques ont la garantie de pouvoir prêter ou emprunter via la BCE, moyennant un taux d’intérêt plus élevé pour les facilités de crédits, ou plus faible pour les facilités de dépôts. Ces taux permettent alors d’encadrer les fluctuations de l’EONIA comme l’illustre le graphique 1.

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En pratique, jusqu’à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, les banques n’avaient que très peu recours aux facilités de dépôts, témoignant d’un fonctionnement normal du marché interbancaire. Depuis, la situation a radicalement changé, et le montant des dépôts laissés auprès de la BCE a fluctué de manière plus ou moins grande selon les incertitudes liées à la crise des obligations souveraines (graphique 2). Le paroxysme de la crise, au printemps 2012 coïncide avec les montants maxima déposés par les banques qui disposaient d’un excès de liquidité. Pendant une période de trois mois, environ 800 milliards d’euros (l’équivalent d’un peu moins de 10% du PIB de la zone euro), rémunérés à 0,25 %, étaient déposés par les banques européennes. Dans un contexte de crainte d’éclatement de la zone euro et d’incertitude sur la situation financière des agents financiers et non-financiers, les banques ont déposé des montants très faiblement rémunérés auprès de la BCE. Elles ont fait ce choix plutôt que d’échanger ces excès de liquidité sur le marché monétaire, ou de soutenir l’activité par l’octroi de crédits aux entreprises ou par l’acquisition de titres financiers. Il a fallu attendre les déclarations de Mario Draghi de juillet 2012 annonçant qu’il mettrait tout en œuvre pour soutenir la zone euro (« Whatever it takes »), pour voir la confiance revenir et ces montants diminuer. C’est aussi le moment où le taux est passé à 0 %, réduisant un peu plus l’incitation à utiliser les facilités de dépôts. D’emblée, les dépôts diminuèrent de moitié, passant de 795,2 à 386,8 milliards d’euros. Depuis, ils diminuent graduellement mais restent élevés, notamment au regard de leur rémunération nulle. Ainsi, la dernière semaine de mai 2014, les dépôts s’élevaient encore à 40 milliards d’euros (graphique 2).

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Ce constat a donc poussé la BCE à proposer des taux négatifs afin d’inciter les banques commerciales à réallouer ces montants. Gageons que dès l’application de ce taux négatif, les dépôts deviendront rapidement nuls. Pour autant, l’impulsion attendue ne sera que de 40 milliards d’euros et il en faudra davantage pour soutenir l’activité réelle. A n’en pas douter, cette seule mesure de la BCE n’a pas convaincu les marchés qu’elle avait pris la mesure de la situation.

La BCE a donc une nouvelle fois fait preuve d’activisme afin d’endiguer les risques qui pèsent sur la zone euro. Cette réaction peut être comparée à celle des autres institutions européennes qui ont eu des difficultés à prendre la mesure de la profondeur de la crise. En poussant la comparaison au-delà de la zone euro, il est aussi frappant de voir que les réactions de la Réserve fédérale et de la Banque d’Angleterre ont été plus rapides, alors même que le risque de déflation était moindre aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Cet activisme n’est peut-être pas étranger au dynamisme retrouvé de la croissance dans ces pays.  L’action de la BCE est donc la bienvenue. Il faut maintenant espérer qu’elle permettra de prévenir le risque de déflation qui pèse sur la zone euro, risque qui aurait pu être évité si les gouvernements de la zone euro n’avaient pas mené des politiques d’austérité budgétaire généralisée, et si la BCE s’était montrée moins attentiste.

 

 

 




La java des fréquences : une explication du « krach éclair »

par Sandrine Jacob Leal[1], Mauro Napoletano[2], Andrea Roventini[3],  Giorgio Fagiolo[4]

Le 6 mai 2010, conjointement à la chute sans précédent du cours de l’E-Mini S&P 500[5], de nombreux indices boursiers américains, y compris l’indice Dow Jones, se sont effondrés en quelques minutes (les baisses enregistrées ont été de plus de 5%), et ont rebondi tout aussi rapidement, jusqu’à récupérer une grande partie des pertes observées. Au cours de ce « krach éclair », la plupart des prix des actifs ont perdu tout rôle informationnel. En particulier, plus de 20 000 transactions, portant sur plus de 300 titres, ont été exécutées à des prix bien au-delà de leur valeur avant le krach (des écarts de plus de 60% ont été notés). Certains contrats ont par exemple été exécutés à 0,01$ ou en de-deçà, ou à plus de 100 000$, avant que le prix de ces titres reviennent à leurs niveaux d’avant le krach (CFTC et SEC, 2010). Ces anomalies excessives des prix ont été associées à une évaporation soudaine de la liquidité sur le marché, à une volatilité accrue du prix des actifs et à une crise de confiance prolongée sur ces marchés (les volumes journaliers moyens sont restés à des niveaux faibles pendant plusieurs mois après cet épisode). En outre, de tels incidents peuvent être à l’origine de crises systémiques notamment du fait de pratiques de comptabilité financière basées sur la valeur de marché. Dès lors, les actifs des banques et autres institutions financières sont évalués à leur prix de marché.

Le « krach éclair » du 6 mai 2010, largement relayé dans la presse écrite, n’a pas été un événement isolé. Des épisodes similaires ont été depuis observés sur plusieurs places financières. Les effets déstabilisants des « krachs éclairs » ont incité les organismes de réglementation, les politiques et les chercheurs à s’y intéresser tout particulièrement. Au cours des quatre dernières années, de nombreuses conjectures ont été avancées pour tenter de clarifier les origines du phénomène et de proposer des mesures réglementaires capables de le prévenir et/ou de réduire ses conséquences. La plupart de ces propositions repose sur le rôle du trading à haute fréquence. Comme le suggère un rapport de la SEC de 2010, les traders à haute fréquence ont probablement joué un rôle capital dans l’amplification du krach, notamment du fait de l’afflux massif d’ordres de vente. Cependant, à ce jour, aucune explication ne s’impose vraiment et le débat sur les coûts et les avantages du trading haute fréquence ainsi que son rôle dans le déclenchement des « krachs éclairs » reste encore ouvert. Certains travaux suggèrent que les traders à haute fréquence nuisent à l’efficience des marchés, en exacerbant la volatilité des cours, en réduisant la liquidité et en alimentant parfois les « krachs éclairs ». D’autres études montrent que les traders à haute fréquence ne sont finalement que les « nouveaux » teneurs de marché, qui fournissent un flux, quasi continu, de liquidité et contribuent ainsi à réduire les coûts de transaction, et à favoriser la découverte des prix et l’efficience des marchés.

L’absence d’un consensus sur les bénéfices nets du trading à haute fréquence n’est cependant pas si surprenante. En effet, ce mode d’intervention sur les marchés, caractérisé par des algorithmes ultra-rapides, constitue une véritable innovation financière, dont l’impact social est difficile à évaluer compte tenu de la pléthore d’externalités associées, souvent imprévisibles, et de la complexité sous-jacente et avérée des marchés financiers. Dans ce contexte, les modèles multi-agents constituent une approche adaptée et efficace afin d’analyser l’impact d’innovations financières, telles que le trading à haute fréquence, sur les dynamiques de marché. Ce type de modélisation permet de concevoir des marchés artificiels au sein desquels les fluctuations de cours émergent directement des interactions entre agents hétérogènes, souvent dotés d’un éventail de stratégies de trading, pouvant aller des plus simples aux plus sophistiquées (comme celles utilisées notamment par les traders à haute fréquence).

Dans un Document de Travail de l’OFCE 2014-03, nous développons un modèle multi-agents d’un marché boursier organisé autour d’un carnet d’ordres à cours limité, dans lequel des traders à haute fréquence, hétérogènes, interagissent avec des traders à basse fréquence. L’objectif principal de ce travail est d’une part d’étudier le rôle du trading haute fréquence dans l’apparition de « krachs éclairs » et, plus généralement, de périodes de volatilité accrue sur les marchés financiers. D’autre part, il s’agit d’identifier parmi les traits distinctifs du trading à haute fréquence ceux qui sont les plus dommageables pour la stabilité des marchés et donc les plus à même d’expliquer les incidents de type « krach éclair ». Cette étude permet également de proposer des éléments de compréhension de la phase de reprise du marché à la suite du krach.

Notre modèle représente un marché dans lequel les traders à basse fréquence achètent et vendent un titre et peuvent adopter soit une stratégie de trading de type fondamentaliste soit chartiste, sur la base de leur performance. Les traders à haute fréquence se distinguent des précédents, non seulement en termes de rapidité d’intervention sur le marché, mais également en termes de règles d’activation et de comportement. Tout d’abord, contrairement aux stratégies des traders à basse fréquence, qui sont basées sur un temps chronologique, le trading algorithmique inhérent à la haute fréquence conduit naturellement ces traders à adopter des règles d’activation « event driven », c’est-à-dire qui reposent sur une mesure différente du temps, basée sur l’occurrence d’événements. En conséquence, les traders à basse fréquence, qui interviennent sur le marché à intervalles constants et exogènes, coexistent avec des traders à haute fréquence, qui participent aux échanges à une fréquence déterminée de façon endogène en fonction des variations de prix. Ensuite, les traders à haute fréquence adoptent des stratégies directionnelles qui visent à tirer profit de l’information contenue dans le carnet d’ordres, relative aux prix et aux volumes, issue des ordres des traders à basse fréquence. Enfin, les traders à haute fréquence ne conservent leurs positions ouvertes que pour de très courtes périodes et ont la particularité d’annuler fréquemment leurs ordres.

Pour analyser ce modèle, nous procédons à des simulations numériques. Nos résultats démontrent notamment que les « krachs éclairs », associés à une volatilité accrue du cours des titres, n’émergent que si les traders à haute fréquence sont présents sur le marché.

Dès lors, pourquoi les « krachs éclairs » apparaissent-ils en présence de traders à haute fréquence ? Dans ce travail, nous montrons clairement que l’émergence de « krachs éclairs » n’est pas seulement imputable à la vitesse d’action de ce type de traders, mais est davantage liée au déploiement de stratégies de trading, propres au trading à haute fréquence, leur permettant d’une part d’absorber la liquidité disponible sur le marché, créant ainsi une fourchette de cotation[6] élevée, et d’autre part de vendre massivement un titre, lorsque la liquidité fait le plus défaut sur le marché.

Enfin, nous considérons l’impact de l’annulation des ordres par les traders à haute fréquence sur la dynamique des prix. Ces comportements ont fait l’objet d’une attention toute particulière, notamment dans les débats publics récents, car ces méthodes peuvent être utilisées de façon stratégique afin d’influencer les cours à leur avantage. Les traders à haute fréquence remplissent ainsi les carnets d’ordres factices en quelques microsecondes, dans le seul but de les annuler tout aussi rapidement. Dans ce travail, nous suggérons que des niveaux élevés d’annulation d’ordres ont un effet ambigu sur ​​l’évolution des cours. Des annulations importantes d’ordres conduisent à une plus grande volatilité des titres et à des « krachs éclairs » plus fréquents, mais aussi à un rebond des cours plus rapide, réduisant ainsi la durée des « krachs éclairs ». Les annulations d’ordres, largement utilisées par les traders à haute fréquence, ont donc des conséquences plus complexes que celles avancées jusqu’à présent. Ainsi, les mesures de réglementation qui visent à limiter ces pratiques devraient tenir compte de telles dynamiques.

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[1] CEREFIGE – ICN Business School (Nancy-Metz) France, et GREDEG. Adresse: ICN Business School (Nancy-Metz) 13, rue Michel Ney, 54000 Nancy (France). Tel: +33 383173776. Fax:+33 383173080. Courriel: sandrine.jacob-leal@icn-groupe.fr

[2] OFCE, Skema Business School, Sophia-Antipolis (France), et Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie). Courriel: mauro.napoletano@sciencespo.fr

[3] Université de Verone (Italie); Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie), et OFCE, Sophia-Antipolis (France). Courriel: andrea.roventini@univr.it

[4] Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie). Courriel: giorgio.fagiolo@sssup.it

[5] Contrat à terme sur Indice S&P500.

[6] L’écart entre le prix acheteur et le prix vendeur observé dans le carnet d’ordres.




La BCE, ou comment devenir moins conventionnel

par Jérôme Creel et Paul Hubert

La situation économique morose de la zone euro, avec ses risques de déflation, amène les membres de la Banque centrale européenne (BCE) à réfléchir à de nouveaux assouplissements monétaires quantitatifs, comme en attestent les récentes déclarations des banquiers centraux allemand, slovaque et européen. De quoi pourrait-il s’agir et ces mesures pourraient-elles être efficaces pour relancer l’économie de la zone euro ?

Les assouplissements quantitatifs, bien souvent qualifiés de QE (pour Quantitative Easing), regroupent plusieurs types différents de politique monétaire non-conventionnelle. Pour les définir, il convient de commencer par caractériser la politique monétaire conventionnelle.

La politique monétaire conventionnelle consiste à modifier le taux d’intérêt directeur (celui des opérations dites de refinancement à moyen terme) par des opérations dites d’open-market pour influencer les conditions de financement. Ces opérations peuvent modifier la taille du bilan de la banque centrale, notamment par le biais de la création monétaire. Il y a donc là un écueil dans la distinction entre politiques conventionnelle et non-conventionnelle : l’augmentation de la taille du bilan de la banque centrale ne suffit pas pour caractériser une politique non conventionnelle.

A contrario, une politique d’assouplissement quantitatif, non-conventionnelle, donne lieu stricto sensu à une augmentation de la taille du bilan de la banque centrale, mais sans création monétaire immédiate supplémentaire : le supplément de liquidités fourni par la banque centrale aux banques commerciales sert à augmenter les réserves de celles-ci auprès de la banque centrale, à charge pour elles d’utiliser in fine ces réserves à l’acquisition ultérieure de titres ou à l’octroi de crédits. Ces réserves, qui sont des actifs sûrs des banques commerciales, permettent d’assainir leurs propres bilans : la proportion d’actifs risqués diminue, celle des actifs sûrs augmente.

Un autre type de politique monétaire non-conventionnelle, l’assouplissement qualitatif (ou Qualitative Easing), consiste à modifier la structure du bilan de la banque centrale, généralement côté actif, mais sans modifier la taille du bilan. Il peut s’agir pour la banque centrale d’acquérir des titres plus risqués (non triple A) au détriment de titres moins risqués (triple A). Ce faisant, la banque centrale atténue la part de risque au bilan des banques auprès desquelles elle a acquis ces titres risqués.

Un dernier type de politique monétaire non-conventionnelle consiste à mener à la fois une politique d’assouplissement quantitatif et qualitatif : c’est l’assouplissement du crédit (ou Credit Easing). La taille du bilan de la banque centrale et le risque induit augmentent de concert.

Parmi les politiques monétaires non-conventionnelles attribuées à la BCE, on cite souvent les opérations d’octroi de liquidités à long terme (3 ans) et à taux d’intérêt bas, entreprises en novembre 2011 et février 2012 et qualifiées d’opérations VLTRO (Very long term refinancing operation). S’agissait-il effectivement d’opérations non-conventionnelles de grande ampleur ? D’une part, ces opérations n’ont pas porté sur des montants de 1 000 milliards d’euros, mais sur des montants nets plus proches de 500 milliards d’euros, ce qui n’est pas négligeable, après corrections des remboursements des banques auprès de la BCE. D’autre part, les opérations de LTRO font partie de l’arsenal conventionnel de politique de la BCE. Enfin, ces opérations auraient été en partie stérilisées : les crédits octroyés par la BCE aux banques commerciales auraient été compensés par des ventes de titres par la BCE, modifiant ainsi la structure de l’actif de la BCE. On peut donc conclure que les opérations de VLTRO ont été, pour partie, « conventionnelles » et, pour partie, « non-conventionnelles ».

Il en va différemment du mécanisme de Securities Market Programme qui a consisté, de la part de la BCE, à acquérir sur les marchés secondaires des titres de dette publique pendant la crise des dettes souveraines. Ce mécanisme a conduit à augmenter la taille du bilan de la BCE, mais aussi le risque induit : cette politique d’assouplissement du crédit a bel et bien été une politique non-conventionnelle.

Compte tenu des différentes définitions existantes à propos de ces politiques non-conventionnelles, il est utile de rappeler que la BCE communique expressément sur les montants qu’elle a consentis dans le cadre qu’elle a défini comme étant caractéristique de ses politiques non-conventionnelles (Securities held for monetary policy purposes). Ces montants sont représentés dans le graphique ci-après. Ils témoignent de la fréquence et de l’ampleur des activités monétaires que la BCE définit donc elle-même de non-conventionnelles.

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Les 3 différentes mesures représentées sur ce graphique (taille du bilan de la BCE, montant des LTRO et montant des Securities held for monetary policy purposes) sont exprimées en milliards d’euros. Les deux premières ont connu une hausse au 4e trimestre 2008 après la faillite de Lehman Brothers tandis que la troisième mesure de politique non-conventionnelle n’a commencé qu’en juin 2009. On remarque ensuite une nouvelle vague conjointe d’approfondissement de ces mesures lors de la fin d’année 2011. A la suite de cet épisode, le montant des opérations de LTRO était égal à 1 090 milliards d’euros et représentait environ 10 % du PIB de la zone euro (9 400 Mds€), soit un tiers environ du bilan de la BCE, tandis que le montant des Securities held for monetary policy purposes n’était que de 280 milliards d’euros, soit 3 % du PIB de la zone euro, et environ 4 fois moins que les opérations de LTRO. Il est intéressant de noter que la politique monétaire de la BCE, qui dépend de la demande de liquidités des banques, s’est modifiée en 2013. On peut interpréter la réduction de la taille du bilan comme le signe d’une politique moins expansionniste ou comme une baisse de la demande de liquidités en provenance des banques. Dans le premier cas, il s’avèrerait que cette stratégie de sortie des politiques d’assouplissement monétaire était sans doute trop précoce au regard de la conjoncture européenne, d’où le recours évoqué récemment à de nouvelles mesures non-conventionnelles.

Jusque-là, ces mesures ont été introduites officiellement afin de restaurer les canaux de transmission de la politique monétaire de la BCE à l’économie réelle, canaux qui dans certains pays de la zone euro ont été brouillés par la crise financière et de la zone euro. Le moyen de restaurer ces canaux a consisté à injecter des liquidités dans l’économie et à augmenter les réserves du secteur bancaire afin d’inciter les banques à accorder à nouveau des prêts. Un autre objectif de ces politiques est d’envoyer un signal aux investisseurs sur la capacité de la banque centrale à assurer la stabilité et la pérennité de la zone euro, matérialisé par le célèbre « whatever it takes »[1] prononcé par Mario Draphi le 26 juillet 2012.

Dans un récent document de travail avec Mathilde Viennot, nous nous penchons sur l’efficacité des politiques conventionnelles et non-conventionnelles pendant la crise financière. Nous estimons les effets de l’instrument conventionnel et des achats de titres dans le cadre des politiques non-conventionnelles de la BCE (Securities held for monetary policy purposes) sur les taux d’intérêt et volumes de nouveaux crédits consentis sur différents marchés : prêts aux entreprises non-financières, aux ménages, marché des dettes souveraines, marché monétaire et celui des dépôts.

Nous montrons que les politiques non-conventionnelles ont permis de réduire les taux d’intérêt sur le marché monétaire, celui des titres souverains et des prêts aux entreprises non-financières. Ces politiques n’ont cependant pas eu d’effets sur les volumes de prêts accordés. Dans le même temps, il s’avère que l’instrument conventionnel, dont l’inefficacité a été l’une des justifications à la mise en place des mesures non-conventionnelles, a eu l’effet attendu sur quasiment tous les marchés étudiés, et d’autant plus dans les pays du Sud de la zone euro que dans ceux du Nord sur le marché des titres souverains à 6 mois et des prêts immobiliers aux ménages.

Il semble donc que les politiques non-conventionnelles ont eu des effets directs sur le marché des titres souverains et des effets indirects, en permettant de restaurer l’efficacité de l’instrument conventionnel sur les autres marchés. Une des raisons permettant d’expliquer le faible impact des deux instruments sur les volumes de prêts accordés tient à la nécessité pour les banques commerciales[2] de se désendetter et de réduire la taille de leur bilan en ajustant leur portefeuille d’actifs pondérés des risques, ce qui les a poussées à accroître leurs réserves plutôt que d’assurer leur rôle d’intermédiation et à réclamer une rémunération relativement plus élevée pour chaque exposition consentie. Ces comportements, bien que légitimes, nuisent à la transmission de la politique monétaire : les taux baissent mais le crédit ne repart pas. Il semble dès lors important que la politique monétaire ne repose pas exclusivement sur le secteur bancaire. Si une nouvelle vague d’opérations non-conventionnelles devait être entreprise, il faudrait qu’elle soit concentrée directement sur l’acquisition de titres souverains ou d’entreprises privées afin de contourner le secteur bancaire. Grâce à ce contournement, on assisterait certainement à des effets d’amplification de la transmission de la politique monétaire à l’économie réelle. Et ce serait bienvenu pour échapper au risque de déflation dans la zone euro.[3]

 


[1] « La BCE mettra en œuvre tout ce qu’il faudra pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant. »

[2] Le raisonnement du désendettement s’applique aussi à leurs clients : les agents non-financiers.

[3] Voir le post de Christophe Blot et le récent rapport du CAE par Agnès Bénassy-Quéré, Pierre-Olivier Gourinchas, Philippe Martin et Guillaume Plantin sur ce sujet.




Banques centrales et dette publique : les liaisons dangereuses ?

par Christophe Blot

Depuis 2008, la politique monétaire est en première ligne pour préserver la stabilité financière et tenter d’endiguer la crise économique. La Grande Récession ne fut pas évitée mais les leçons de la crise des années 1930 ont été retenues. Les banques centrales ont en effet rapidement baissé les taux d’intérêt de court terme, qui sont maintenus à un niveau proche de zéro, et développé de nouveaux instruments de politique monétaire. Ces mesures, dites non conventionnelles, ont conduit à une augmentation de la taille des bilans, qui dépasse 20 % du PIB aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou dans la zone euro et 45 % au Japon. Parmi l’éventail des mesures utilisées, les banques centrales ont recouru à des achats de titres de dette publique. L’objectif était de faire baisser les taux d’intérêt à long terme, soit en signalant que la politique monétaire resterait expansionniste pour une période prolongée, soit en modifiant la composition des portefeuilles d’actifs détenus par les agents privés. Or la Réserve fédérale a récemment annoncé qu’elle allait réduire progressivement ses interventions (voir ici), ce qui pourrait provoquer une remontée rapide des taux d’intérêt comme celle observée en mai 2013 (graphique 1) lors de la précédente annonce de ce type. Dans un contexte où les dettes publiques sont élevées, la dynamique des taux d’intérêt est essentielle. Les banques centrales doivent tenir compte des interactions renforcées entre politique monétaire et budgétaire en coordonnant leurs décisions avec celles prises par les gouvernements.

En temps normal[1], politiques monétaire et budgétaire poursuivent des objectifs communs, au premier rang desquels figure la stabilité macroéconomique. Il existe donc des interactions entre les décisions prises par les deux autorités. Ainsi, un durcissement de la politique monétaire, via une hausse du taux d’intérêt directeur, peut contrecarrer une expansion budgétaire et inversement. La coordination des politiques économiques est nécessaire afin de garantir le meilleur équilibre macroéconomique. Avec la mise en œuvre des mesures non conventionnelles de politique monétaire, ces interactions sont renforcées. L’adoption de mesures non conventionnelles a conduit les banques centrales à acheter des titres de dette publique, si bien qu’à l’exception de la BCE, elles détiennent une part significative de l’encours de dette (graphique 2). Ce faisant leurs opérations interfèrent avec la gestion de la dette généralement dévolue au Trésor. Le lien entre politique monétaire et gestion de la dette n’est pas inédit. Même s’il s’était effacé puisque les banques centrales sont devenues des institutions indépendantes poursuivant un objectif principal de stabilité des prix qu’elles cherchent à atteindre uniquement en modifiant le taux d’intérêt directeur. Goodhart[2] (2010) précise cependant que ce rôle leur fut historiquement dévolu. Or les objectifs de la banque centrale et de l’agence chargée d’émettre la dette publique peuvent être contradictoires (Blommestein et Turner[3], 2012) puisque le Trésor cherche à minimiser le coût du service de la dette, sans tenir compte de l’impact macroéconomique de ses décisions. Deux interactions supplémentaires peuvent émerger. D’une part, le gouvernement peut contrecarrer partiellement l’action de la banque centrale sur les taux longs en cherchant à tirer profit de leur baisse via des émissions supplémentaires sur les maturités ciblées par les opérations monétaires. Le surplus de demande est alors partiellement absorbé par un surcroît d’offre sur une échéance donnée. C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis puisque la maturité moyenne de la dette est passée de 48,5 mois en octobre 2008 à 64 mois en mai 2012. Les travaux récents de Chadha, Turner et Zampolli[4] (2013) suggèrent que cette politique de gestion de la maturité de l’offre de dette publique a un impact significatif sur les taux d’intérêt. Les minutes de la réunion du Trésor américain du 2 novembre 2010 témoignent de ce conflit d’objectifs potentiel : « Les membres du Comité soulignent que la Réserve fédérale et le Trésor sont des institutions indépendantes, avec des mandats différents qui peuvent parfois être en conflit. Les membres conviennent que le Trésor doit respecter son mandat d’assurer le plus faible coût d’emprunt (…). Quelques membres notent que la Réserve fédérale est un investisseur important en obligations du Trésor et que ce comportement est probablement transitoire. En conséquence, le Trésor ne devrait pas modifier son calendrier d’émissions pour s’adapter au comportent d’un seul investisseur ».

D’autre part, la réduction du portefeuille de titres publics détenus par la banque centrale devrait entraîner une hausse des taux longs. C’est en tout cas ce que suggère une partie de la littérature récente sur l’effet des politiques monétaires non conventionnelles. La dynamique des taux d’intérêt obligataires observée en mai 2013 (graphique 1) lorsque les marchés ont anticipé[5] pour la première fois un recul progressif des achats de la Réserve fédérale montre que la hausse peut être rapide et provoquer une forte volatilité sur les marchés financiers. L’explication de cette hausse pourrait avoir été liée à la fin ou au débouclage d’opérations d’arbitrages réalisées par des investisseurs qui ont profité des faibles taux d’intérêt à long terme dans les pays industrialisés pour s’endetter et chercher des placements plus rémunérateurs sur d’autres marchés, et notamment les marchés émergents. Les conséquences d’un tel scénario doivent être prises en compte par les banques centrales. Si la conduite de la politique monétaire passe par une réduction des interventions des banques centrales, il faut tenir compte de l’impact de ce retrait sur le service de la dette. Malgré le processus de réduction de la dette publique, les besoins de financement des gouvernements seront élevés et un surcoût du refinancement lié à une hausse des taux d’intérêt pourrait conduire les Etats à amplifier la consolidation, ce qui aurait alors des effets néfastes sur l’activité économique. Inversement, le maintien de faibles taux d’intérêt peut largement contribuer à faciliter l’ajustement budgétaire, en permettant un refinancement à faible coût et en apportant un stimulus à l’économie, qui atténue l’impact récessif des ajustements budgétaires.

La nature de ces interactions, le contexte macroéconomique marqué par l’importance des dettes publiques et les risques d’instabilité financière rendent donc indispensable la coordination entre politiques monétaire et budgétaire. La citation de James Tobin reprise par Turner[6] (2011) illustre parfaitement cette nécessité dans le cas des Etats-Unis : « La Réserve fédérale ne peut pas prendre de décisions rationnelles de politique monétaire sans savoir quel type de dette le Trésor a l’intention d’émettre. Le Trésor ne peut pas rationnellement déterminer la structure des échéances de la dette portant intérêt, sans savoir combien de dettes la Réserve fédérale a l’intention de monétiser ».

Dans le cas européen, cette question semble être de second ordre puisque le portefeuille d’actifs de la BCE est peu important (graphique 2). Même en observant que le portefeuille est concentré sur les titres obligataires émis par quelques pays (italiens, espagnols, portugais, grecs et irlandais), dont la dette publique représente 42 % de celle de la zone euro, l’encours de dette détenu par la BCE est porté à 5 % en considérant uniquement les pays en crise. Ainsi, nous pouvons regretter que la BCE n’ait pas mené une politique monétaire plus active, qui aurait justement permis de baisser significativement et plus uniformément les taux d’intérêt dans l’ensemble des pays de la zone euro, afin de réduire le besoin de consolidation et d’en atténuer les effets négatifs.

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[1] L’expression « en temps normal » fait ici référence au fait que la conduite de la politique monétaire se caractérise habituellement par les décisions prises par les banques centrales sur le taux directeur qui est un taux d’intérêt de court terme. Pendant la crise, les banques centrales ont fixé ce taux directeur à un niveau plancher proche de zéro (Zero lower bound) et elles ont donc eu recours à de nouvelles mesures pour renforcer le caractère expansionniste de la politique monétaire.

[2] Voir « The changing role of central banks », BIS Working Paper n°326, novembre.

[3] Voir « Interactions between sovereign debt management and monetary policy under fiscal dominance and financial instability », OECD Working Paper n°3.

[4] Voir « The interest rate effects of government debt maturity », BIS Working Paper n°415, juin.

[5] Ces anticipations ont d’abord été alimentées par l’amélioration de la situation de l’emploi aux Etats-Unis puis par la déclaration de Ben Bernanke confirmant un possible retrait de la Réserve fédérale. Ces éléments sont décrits plus en détail par la BRI dans sa revue trimestrielle de septembre 2013.

[6] Voir « Fiscal dominance and the long-term interest rate », 2011, Financial markets group special paper series 199, mai.




Le projet Barnier de réglementation bancaire : pourquoi tant de courroux ?

par Jean-Paul Pollin (Université d’Orléans) et Jean-Luc Gaffard

Cette fois la démonstration est faite et elle est irréfutable : la réaction des « autorités » françaises au projet de réforme structurelle du secteur bancaire en Europe prouve que leur loi dite de « séparation des activités bancaires » n’était qu’un faux semblant ou une mystification visant à contrer par avance les initiatives de la Commission européenne en ce domaine (voir le Blog de l’OFCE). Par la même occasion il s’agissait de renier en douceur le discours du Bourget dont le passage le plus marquant était la dénonciation de la finance comme l’ « ennemi invisible », suivie de la promesse d’une mise à distance de la banque commerciale par rapport à la banque de marché (la banque de financement et d’investissement, BFI). A l’époque, cette déclaration avait été très bien reçue. Parce que les excentricités en tous genres de la finance dérégulée étaient tenues, à juste titre, pour responsables de la « Grande Récession », et parce qu’on jugeait nécessaire d’empêcher que les jeux prédateurs et déstabilisants des marchés financiers ne reviennent polluer les activités traditionnelles de crédit et de gestion des moyens de paiements, dont l’incidence sur l’économie est importante et durable.

Mais ces ambitions ont été enterrées quelques mois plus tard  par une loi qui ne sépare à peu près rien, comme les banquiers eux-mêmes en ont convenu : la quasi-totalité des activités de marché restent donc étroitement liées aux opérations de banque commerciale qui servent à les conforter. Durant la discussion de cette loi, un des arguments invoqués pour la défense de sa frilosité consistait à dire qu’il ne fallait pas mettre notre système bancaire en désavantage comparatif par rapport aux établissements anglo-saxons. Des députés, notamment Madame Karine Berger, rapporteure de la loi, faisaient semblant de croire que le gouvernement anglais n’oserait jamais, afin de préserver la City, mettre en application les recommandations du rapport Vickers, qui préconisait un découpage rigoureux des activités. Il est donc assez curieux d’observer qu’aujourd’hui le Royaume-Uni a effectivement légiféré dans le sens préconisé, résistant à la pression des lobbys financiers ; tandis que le gouvernement français, non seulement a capitulé devant « l’ennemi invisible », mais bataille maintenant contre un projet moins strict que celui adopté outre-Manche.

C’est ainsi que le Ministre de l’Economie a fait part de son courroux (cf. Le Monde 30 janvier 2014 et Le Monde du 5 février 2014) au Commissaire européen Michel Barnier, dont le tort est de proposer un texte qui entend suivre les conclusions du rapport Liikanen ainsi que les recommandations d’un rapport du Parlement européen voté en juillet dernier à une large majorité. Or ce texte n’a rien de bouleversant : il se borne à interdire le trading pour compte propre (de façon directe ou indirectement par le biais d’exposition à des entités le pratiquant) et à imposer une séparation des activités de marchés (à l’exception notamment des transactions sur titres publics) aux établissements pour lesquels ces activités atteignent une certaine taille en valeur absolue et/ou relative (en pourcentage du bilan). Ce qui ne devrait toucher qu’une trentaine de banques européennes dont, il est vrai, les quatre plus grands groupes français. En définitive, la France est devenue un des adversaires les plus résolus d’une réforme qui faisait l’objet, il y a moins de deux ans, d’une des principales promesses de campagne du Président élu.

Tout aussi choquante est l’intervention incongrue du Gouverneur de la Banque de France, Monsieur Noyer, qui s’est cru autorisé à traiter d’irresponsable le projet de Monsieur Barnier et à affirmer qu’il était contraire aux intérêts de l’économie européenne. Il est en effet assez inconvenant de taxer d’irresponsabilité le Commissaire européen qui a fait preuve dans ce dossier de beaucoup de prudence. Indirectement ce reproche s’adresse aussi au Groupe de travail présidé par le Gouverneur de la Banque de Finlande et composé de personnalités (dont Monsieur Louis Gallois) dont on dira, par égard à Monsieur Noyer, qu’elles ne sont pas moins compétentes ni moins au fait des intérêts européens que lui-même. Leur rapport est en réalité aussi sérieux dans ses analyses que pondéré dans ses conclusions. C’est même l’exemple d’un travail bien documenté, argumenté et non partisan, dont l’administration, et en particulier celle de la Banque de France, pourrait s’inspirer. Or le projet de Monsieur Barnier reprend largement les propositions de ce rapport, en laissant même des marges d’appréciation plus importantes au superviseur sur l’opportunité de la séparation des principales activités de marché, à l’exception du trading pour compte propre. Ce qui ne devrait pas déplaire à Monsieur Noyer.

Il est par ailleurs infondé de prétendre que le projet Barnier pourrait affecter négativement le financement des économies européennes et leur porter tort. Personne ne peut sérieusement croire que ce financement ne peut être effectué de façon efficiente que par des banques universelles. D’autant que l’on s’est complu ces derniers temps à rappeler l’importance du crédit bancaire dans les économies d’Europe continentale. En fait, ce qui inquiète Monsieur Noyer (comme d’ailleurs Monsieur Mestrallet, Président de Paris Europlace), c’est l’avenir des opérations de marché, et plus précisément la place que les banques françaises pourront y prendre. Mais le principe de séparation n’implique évidemment pas la disparition des banques de financement et d’investissement. Ce qu’il faut expliquer c’est donc pourquoi, selon lui, la BFI, pour être compétitive ne doit pas être séparée de la banque commerciale, y compris par filialisation :

  • – Est-ce parce que cela permet de réaliser d’éventuelles économies d’envergure ? L’existence de synergies entre des activités de natures différentes n’est pas avérée, mais en admettant qu’elle le soit , la filialisation devrait les préserver. Par exemple, les informations utiles aussi bien au financement de marché qu’au financement par crédit bancaire d’une entreprise peuvent circuler aisément entre les entités séparées d’un groupe bancaire. Plus généralement, pour commercialiser un ensemble de services jugés complémentaires par la clientèle, il n’est pas besoin de les produire dans une même entité.
  • – Est-ce parce que l’existence de subventions croisées entre activités aide à constituer un modèle plus rentable ou plus solide ? Mais alors cela signifie que la force de la banque universelle réside dans la violation des règles de concurrence. Ce qui est naturellement inacceptable et il faut rappeler que l’efficience ne se définit pas par le prix moins élevé de tel ou tel produit ou service mais par le « juste prix » de chacun d’entre eux. Le subventionnement d’opérations de marché par la banque commerciale peut se traduire par une prise de risque excessive, l’inverse tout autant. En ce sens, si la séparation engendre une différenciation des ratings, entre les entités du groupe, ceci devrait profiter à la banque commerciale et donc au coût du crédit. En revanche, il se peut que cela renchérisse le coût des opérations de marché et donc réduise le niveau des transactions. Mais est- il raisonnable de manipuler les prix relatifs des services financiers pour stimuler l’activité sur les places financières européennes ?
  • – Est-ce parce que la possibilité de transférer des liquidités ou des fonds propres entre activités permet aussi de rendre la banque plus stable et de réduire ses coûts de fonctionnement ? Mais cet effet rejoint en partie ce qui vient d’être dit sur la concurrence et l’efficience puisqu’il suppose que les prix de transfert soient différents des prix de marché. Surtout il est susceptible de mettre en danger la banque commerciale lorsque des pertes ou des situations d’illiquidité surviennent sur les marchés. La protection des activités de crédit et de gestion des moyens de paiement ne serait plus alors garantie. La diminution des fonds propres de la banque commerciale pourrait contraindre la distribution du crédit ; l’investissement des dépôts dans des opérations de marché pourrait les soumettre à des risques excessifs.
  • – Est-ce enfin parce que la constitution de banques « trop grandes pour faire faillite » et/ou « trop interconnectées pour faire l’objet d’une résolution ordonnée » mettrait à l’abri des champions nationaux ? Mais on aboutirait alors à pérenniser la subvention implicite dont bénéficient ces établissements. Ce qui poserait à nouveau un problème de distorsion de concurrence, inciterait au développement de ces établissements, donc à la concentration du secteur, et continuerait à faire peser un danger sur les finances publiques. Quant à l’enchevêtrement des activités, il interdirait la mise en place d’un mécanisme de résolution crédible. En ce sens la séparation des activités est bien un complément indispensable aux dispositions envisagées dans le cadre de l’Union bancaire européenne.

Il importe vraiment que des réponses précises et cohérentes soient apportées à ce type de question, faute de quoi les protestations françaises resteront inefficaces parce qu’elles apparaîtront fondées sur la seule défense des intérêts des lobbys financiers nationaux. On pensera qu’il s’agit de leur sacrifier l’efficience et la stabilité des systèmes financiers ; ce qui ne va pas dans le sens des intérêts des économies européennes.

De fait, les nombreux arguments, d’origines très diverses (y compris de la part du Secrétariat de l’OCDE dès 2009), en faveur de la séparation, n’ont jamais été réfutées de façon convaincante. Sans y revenir dans le détail (cf. Note de l’OFCE n°36/novembre 2013), il en ressort que cette séparation est la meilleure, sinon la seule, solution aux problèmes à résoudre : la volonté de protéger les activités de banque commerciale qui ont un caractère de service public, d’éviter les distorsions de concurrence, de maîtriser le risque systémique, d’assurer une gouvernance, une gestion et une transparence efficiente des groupes bancaires de grande taille, de garantir leur possible « résolution » ordonnée. Ce qui correspond globalement à la liste explicite des objectifs du projet Barnier.

Dans l’attente de ces explications, les propos du Ministre de l’Economie ainsi que du Gouverneur de la Banque de France ne font que renforcer les suspicions sur de possibles connivences dans notre pays entre une partie de la haute administration des Finances et le secteur bancaire. Par la même occasion elle prouve à quel point l’argument, souvent entendu en France, selon lequel il convient de privilégier la supervision plutôt que la régulation, est plein d’arrière-pensées et vide de toute crédibilité. Car même si la supervision des grandes banques doit être désormais confiée à la Banque centrale européenne, il est bien évident qu’une partie du travail restera effectué à l’échelon national. Et après les déclarations du Gouverneur de La Banque de France, qui est en même temps Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française, qui pourra sérieusement croire que la supervision de nos établissements sera assurée avec la rigueur et l’indépendance nécessaires ?




Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire

par Céline Antonin, Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

Sous l’impulsion du Commissaire européen Michel Barnier, la Commission européenne a proposé le 29 janvier 2014 un nouveau règlement visant à limiter et encadrer la pratique d’activités de marché pour les banques de taille systémique, c’est-à-dire les fameuses “too big to fail“.

Réglementer les activités pour compte propre : un besoin né de la crise

En raison de la responsabilité particulière des banques dans la crise économique et financière de 2008, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger une réglementation plus stricte des activités financières des banques. Cette exigence a donné naissance à deux approches, l’interdiction ou la séparation.

Aux Etats-Unis, la “Volker rule“, adoptée fin 2013, interdit aux banques toutes les activités de marché pour compte propre ainsi que les prises de participation supérieures à 3% dans les hedge funds. Cependant, les banques peuvent maintenir leurs activités de tenue de marché et  de couverture. Bien évidemment, cette règle n’interdit pas aux banques d’investir leurs fonds propres dans des actifs financiers (actions, obligations publiques et privées). L’objectif de la règle est d’éviter que la banque ne spécule contre ses clients et de limiter au maximum l’utilisation des effets de levier qui ont coûté très cher au système financier (la banque utilisant l’argent de ses clients pour spéculer pour son compte propre).

L’approche européenne est basée sur le Rapport Vickers (2011) pour le Royaume-Uni et le Rapport Liikanen (2012) pour l’Union européenne. Ces rapports préconisent une certaine séparation entre l’activité bancaire classique pour compte de tiers (gestion de l’épargne, offre de crédits, opérations simples de couverture) et les activités de marché pour compte propre ou comportant des risques importants, mais les activités peuvent être maintenues dans un holding commun. Le Rapport Vickers propose d’isoler les activités de banque classique dans une structure séparée. Au contraire, selon le Rapport Liikanen, ce sont  les activités pour compte propre et les activités financières importantes qui doivent être isolées dans une entité juridique distincte.

L’idée de séparer les activités bancaires n’est pas nouvelle. Par le passé, de nombreux pays ont eu recours à des lois de séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires (Glass Steagall Act en 1933 aux États-Unis, loi bancaire de 1945 en France) avant de les supprimer dans les années 1980, convaincus de la supériorité du modèle de « banque universelle », qui permet à une même banque d’offrir toute la gamme des services financiers aux particuliers (crédits, dépôts, placements financiers simples ou complexes) et surtout aux entreprises (crédits, couvertures, émissions de titres, tenues du marché des titres). La crise a montré deux défauts du modèle : les pertes réalisées par le banquier sur ses activités en compte propre ou sur ses activités du marché lui font perdre des fonds propres, remettent en cause ses activités de crédit et obligent les Etats à venir à son secours pour éviter un asséchement du crédit bancaire. La banque universelle, assurée d’être secourue par l’Etat, assise sur une masse de dépôts, manque de vigilance sur ses activités pour compte propre (comme l’ont montré les affaires Kerviel, Picano-Nacci, Dexia).

Un projet de règlement européen ambitieux

Ce projet de réforme bancaire intervient dans une situation déjà compliquée pour plusieurs raisons :

1)      La réglementation Bâle 3, en cours d’adoption, impose déjà des règles très strictes sur la qualité des contreparties des fonds propres. Les activités spéculatives doivent être couvertes par des fonds propres importants.

2)      L’Union bancaire, en cours d’élaboration, prévoit qu’en cas de crise, les créanciers et les titulaires de dépôts importants pourraient être mis à contribution pour sauver la banque (principe de bail in) en cas de faillite, de sorte que les contribuables ne seraient pas mis à contribution (fin du bail out). Mais des doutes existent sur la crédibilité de ce mécanisme qui risque d’entraîner un effet domino en cas de faillite d’une banque systémique.

3)      Certains pays européens ont devancé la réforme en adoptant dès 2013 soit une loi de séparation (en France et en Allemagne), soit une loi d’interdiction (Belgique). Au Royaume-Uni, une loi de séparation inspirée du Rapport Vickers (2011) devrait être adoptée au Parlement début 2014.

Le projet de règlement présenté le 29 janvier dernier est plus exigeant que le Rapport Liikanen. Comme la « Volker rule » américaine, il interdit la spéculation pour compte propre via l’achat d’instruments financiers et de matières premières, ainsi que l’investissement dans les hedge funds (ce qui permet d’empêcher les banques de contourner la régulation en prêtant aux hedge funds tout en détenant des parts importantes de ces hedge funds, profitant ainsi de leur effet de levier).

Par ailleurs, en sus de cette interdiction, le législateur européen se donne la possibilité d’imposer une séparation dans une filiale autonome pour les opérations qui seraient jugées trop risquées, c’est-à-dire qui entraîneraient des prises de position trop importantes. Le but est de remédier à la porosité de la frontière entre trading pour compte propre et compte de tiers, les banquiers pouvant prendre des risques pour eux-mêmes en ne couvrant pas les positions demandées par leurs clients. Avec ce nouveau règlement, le législateur espère alors qu’en cas de crise bancaire, le soutien public apporté aux banques ne se fera qu’au profit des déposants, et non des banquiers, et par conséquent avec un coût global plus réduit.

Par rapport à la règlementation française, ce projet de règlement est plus contraignant que la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013. En effet, la loi française prévoit seulement le cantonnement juridique de certaines activités en compte propre et des activités à fort effet de levier dans une filiale financée de manière autonome ; l’interdiction stricte ne concerne que les activités de trading haute fréquence et la spéculation sur les dérivés de matières premières agricoles. La loi française permet de nombreuses exceptions : fourniture de services aux clients, activité de tenue de marché, gestion de trésorerie, opérations d’investissement ou de couverture par l’établissement de ses propres risques. Dans le projet de règlement, en revanche, l’interdiction est plus large puisqu’elle concerne tout le trading en compte propre. De plus, le projet de règlement interdit l’investissement dans les hedge funds, alors que la loi française l’autorise à condition que ces activités soient cantonnées.

Le projet de règlement ne concerne toutefois que les banques de taille systémique, soit une trentaine sur les 8 000 que compte l’Union européenne, représentant 65 % des actifs bancaires européens. Il ne sera pas discuté avant l’élection du nouveau Parlement et la mise en place d’une nouvelle Commission.

Une réforme qui ne fait pas consensus

La réforme proposée par Michel Barnier a déjà suscité de fortes critiques de certains pays membres et des milieux bancaires. Certaines expriment le reproche d’intervenir dans un domaine où il n’est pas compétent, ce qui montre bien la complexité actuelle de la législation du système bancaire européen.

La France, l’Allemagne, la Belgique peuvent lui dire : « De quoi vous mêlez-vous ? Nous avons déjà fait notre réforme bancaire ». Mais la logique de l’Union bancaire est que les mêmes lois s’appliquent partout. Ces pays ont choisi de faire une réforme bancaire a minima pour préempter le contenu de la loi européenne. Ce n’est guère un comportement acceptable au niveau européen. Reste cependant le cas du Royaume-Uni (auquel le projet Barnier ouvre une porte de sortie : le règlement ne s’appliquerait pas aux pays dont la législation serait plus contraignante).

L’Union bancaire prévoit que c’est la BCE qui supervise les grandes banques européennes et que c’est l’Agence Bancaire Européenne qui fixe les réglementations et les règles de la supervision. On peut donc reprocher à la Commission d’intervenir dans un domaine qui n’est plus le sien. En sens inverse, la crise a bien montré que les affaires bancaires ne concernaient pas que les banques. Il est légitime que les instances politiques (Commission, Conseil, Parlement) interviennent en la matière.

Le projet rencontre deux reproches contradictoires. L’un est de ne pas organiser une véritable séparation des banques de détail et des banques de marché. Dans cette optique, les banques de détail se seraient vues confier des missions précises (collecte et gestion des dépôts, gestion de l’épargne liquide et de l’épargne sans risque, crédits aux collectivités locales, aux ménages et aux entreprises) ; elles n’auraient pas eu le droit de se livrer à des activités spéculatives ou à des activités de marché et de prêter aux spéculateurs (fonds spéculatifs, montage d’opération LBO). Ces banques auraient totalement bénéficié de la garantie publique. En revanche, des banques de marché ou des banques d’affaires se seraient livrées sans garantie publique aux interventions sur les marchés et aux opérations de haut-de-bilan. Comme ces opérations sont risquées, l’absence de garantie publique les aurait conduites à devoir immobiliser beaucoup de fonds propres, à supporter un coût élevé pour attirer des capitaux. Ceci aurait réduit la rentabilité et donc le développement des activités de couverture comme des activités spéculatives. Une entreprise qui aurait eu besoin d’une opération de couverture aurait dû la faire effectuer par une banque de marché et non par sa banque ordinaire, donc à un coût plus élevé. En sens inverse, ceci aurait réduit le risque que les banques entraînent leurs clients (banques ou entreprises) dans des placements ou des opérations risquées. Cette réforme aurait fortement accru la transparence des activités financières, au prix d’une réduction de l’importance des banques et des marchés financiers. Michel Barnier n’a pas osé aller jusqu’au bout de la logique de séparation. Il reste dans la logique des banques universelles qui utilisent leur taille massive en tant que banques de dépôt pour fournir des services d’intermédiaires financiers à leurs clients (émission de titres, couverture de risques, placement sur les marchés, …), pour intervenir sur les marchés (tenue des marchés de changes, de titres publics ou privés), pour garantir des activités spéculatives.

A contrario, la réforme se heurte à une vive opposition des milieux bancaires qui auraient préféré le statu quo. Ainsi, Christian Noyer, membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, a-t-il jugé ces propositions « irresponsables », comme si la BCE avait fait preuve de responsabilité avant 2007 en ne mettant pas en garde contre le développement incontrôlé des activités financières des banques.

La Fédération bancaire européenne (FBE) comme la Fédération bancaire française (FBF) demandent à ce que le modèle de banque universelle soit préservé. Les banques critiquent l’obligation de filialiser les opérations de tenue de marché (y compris pour les dettes des entreprises). Selon la FBF, ce règlement « conduirait à un renchérissement considérable de cette opération », ce « qui aurait un impact négatif sur le coût de financement des dettes des entreprises et des services de couvertures de leurs risques ». Toutefois, cette obligation pourrait être levée si les banques prouvent que leurs interventions sur les marchés ne leur font prendre aucun risque. Ainsi, les banques pourraient continuer à jouer un rôle de teneur de marché à condition de se fixer des limites strictes quant à leurs positions propres ; elles pourraient fournir des opérations de couverture simples, en se couvrant elles-mêmes.

Un quatrième pilier pour l’Union bancaire ?

Certes, les banques européennes ont raison de faire remarquer que cette réforme s’ajoute à la mise en place du MSU (Mécanisme de surveillance unique), du MRU (Mécanisme de résolution unique), de l’opération d’évaluation des banques par la BCE (lancée en novembre 2013). L’ensemble manque de cohésion ; un calendrier raisonné aurait dû être mis en place.

Cependant, la séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise l’Union bancaire et ses trois piliers (MSU, MRU et garantie des dépôts). Ainsi, ce projet contribue-t-il à la convergence réglementaire bancaire, tant d’un point de vue fonctionnel que prudentiel. La mise en place d’un cadre homogène simplifie le contrôle du superviseur européen dans le cadre du MSU (la BCE devra contrôler les activités normales des banques et veiller à ce que les activités spéculatives ne les perturbent pas). La séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise le MRU ; il n’y aura plus de banque trop grosse pour être mise en faillite, les pertes des banques de marché ne se répercuteront pas sur les activités de crédit des banques de dépôt et ne seront pas prises en charge par le contribuable. En réduisant les risques de faillite des banques de dépôt, il diminue le risque de mise en œuvre d’un plan de sauvetage coûteux pour les épargnants (bail-in) comme celui de l’activation de la garantie des dépôts. En ce sens, ce projet de règlement apparaît comme le quatrième pilier de l’Union bancaire.

Pour en savoir plus :

Antonin C. et V .Touzé V. (2013), Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ?, Blog de l’OFCE, 22 février 2013.

Avaro M. et H. Sterdyniak H. (2012), L’union bancaire : une solution à la crise de l’euro ?, Blog de l’OFCE, 12 septembre 2012.

Gaffard J.-L. et J.-P. Pollin (2013), La séparation des activités bancaires est-elle inutile?, Blog de l’OFCE, 19 novembre 2013.

 




L’instabilité financière nuit-elle réellement aux performances économiques ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

Quel lien pouvons-nous établir entre le degré de financiarisation des économies (entendu comme le ratio des crédits accordés aux agents privés sur le PIB), l’instabilité financière et les performances économiques (généralement le PIB par habitant) dans l’Union européenne (UE) ? C’est à cette question que nous entendons apporter des éléments de réponse à travers les résultats tirés d’un récent document de travail[1].

Dans la littérature économique, deux grandes visions s’affrontent. D’un côté, une optique héritée de Schumpeter rappelle la nécessité pour les entrepreneurs d’accéder à des sources de crédit afin de financer leurs innovations. Le secteur financier est dès lors perçu comme un préalable à l’activité innovatrice et comme un facilitateur des performances économiques. D’un autre côté, le développement financier est vu comme le résultat ou la conséquence du développement économique. Ce dernier implique une demande accrue de services financiers de la part des ménages et des entreprises. Il existe donc une source d’endogénéité dans les liens entre développement financier et économique puisque l’un est susceptible d’entraîner l’autre, et vice versa.

Jusqu’à récemment, les analyses tentant de départager et de quantifier ces causalités montraient un lien positif et significatif allant du degré de financiarisation des économies aux performances économiques (Ang, 2008). La crise financière internationale est cependant venue relativiser ces conclusions. En particulier, Arcand et al. (2012) montrent que les effets d’une financiarisation accrue deviennent négatifs au-delà d’un certain seuil[2]. La relation entre financiarisation et performance économique peut être représentée par une courbe en cloche : positive au début puis, à partir de seuils oscillant entre 80 et 100% du ratio crédits/PIB, progressivement nulle voire négative.

Contrairement à d’autres travaux qui incluent des pays avancés et des pays émergents, voire en développement, notre étude se focalise sur les Etats membres de l’UE de 1998 à 2011. L’intérêt de cet échantillon est que nous incluons uniquement des économies dont les systèmes financiers sont développés, ou pour le moins, avancés dans leur niveau de développement[3]. Par ailleurs, il s’agit d’un espace politique relativement homogène qui autorise la mise en place de régulations financières communes. Nous reprenons la méthodologie de Beck & Levine (2004) qui, à l’aide d’un panel et de variables instrumentales, permet de résoudre les problèmes d’endogénéité évoqués précédemment. Les performances économiques sont expliquées par les variables usuelles de la théorie de la croissance endogène, à savoir le PIB par tête initial, l’accumulation du capital humain à travers la moyenne des années d’enseignement, les dépenses publiques, l’ouverture commerciale et l’inflation. De plus, nous incluons les variables de financiarisation précédemment évoquées. Nous montrons ainsi que, contrairement aux résultats usuels de la littérature, le degré de financiarisation des économies n’a pas d’effets positifs sur les performances économiques mesurées par le PIB par tête, la consommation des ménages, l’investissement des entreprises ou encore le revenu disponible. Dans la plupart des cas, l’effet de la financiarisation n’est pas différent de zéro, et quand il l’est, le coefficient a un signe négatif. Difficile alors de prétendre que développement financier et économique vont de pair dans ces économies !

De plus, nous avons inclus dans ces estimations différentes variables quantifiant l’instabilité financière afin de vérifier si les résultats précédemment évoqués ne provenaient pas uniquement des effets de la crise. Ces variables d’instabilité financière (Z-score[4], CISS[5], taux de créances douteuses, volatilité des indices boursiers et un indice reflétant les caractéristiques microéconomiques des banques européennes) apparaissent la plupart du temps comme ayant un impact significatif et négatif sur les performances économiques. Parallèlement, les variables mesurant le degré de financiarisation des économies n’ont pas d’effets manifestes sur les performances.

Ces différents résultats suggèrent qu’il est certainement illusoire d’attendre un impact positif d’un accroissement supplémentaire du degré de financiarisation des économies européennes. Il est vraisemblable que les systèmes bancaires et financiers européens ont atteint une taille critique au-delà de laquelle aucune amélioration des performances économiques ne saurait être attendue. Au contraire, des effets négatifs sont susceptibles de se faire sentir du fait d’un excès d’instabilité financière que participerait à engendrer un secteur financier devenu trop grand et dont les innovations sont insuffisamment ou mal réglementées.

Les conclusions de cette étude suggèrent plusieurs recommandations de politique économique. L‘argument des lobbys bancaires selon lequel réglementer leur taille aurait un impact négatif sur la croissance n’est absolument pas étayé par nos résultats, bien au contraire. De plus, nous montrons que l’instabilité financière est coûteuse. Il est important de la prévenir. Cela passe très certainement par une meilleure définition des normes micro- et macroprudentielles et une supervision effective des banques européennes. L’union bancaire, en cours d’avènement, le permettra-t-elle ? Nombreux sont ceux qui en doutent, tels des économistes de Bruegel, du Financial Times ou de l’OFCE.

 

 

 


[1] Creel Jérôme, Paul Hubert et Fabien Labondance, Financial stability and economic performance, Document de travail de l’OFCE, 2013-24. Cette étude a bénéficié d’un financement au titre du 7e PCRD de l’Union européenne (2007-2013) n°266800 (FESSUD).

[2] Nous évoquions ce travail dans un précédent post.

[3] Au-delà du ratio des crédits accordés aux agents privés sur le PIB, le degré de financiarisation est également appréhendé par le turnover ratio qui permet de mesurer le degré de liquidité des marchés financiers. Il s’agit du rapport de la valeur totale des actions échangées sur la capitalisation totale.

[4] Indice mesurant la stabilité des banques via leur profitabilité, le ratio de capital et la volatilité de leur résultat net.

[5] Indice de risque systémique calculé par la BCE et englobant cinq composantes des systèmes financiers: le secteur bancaire, celui des institutions financières non bancaires, les marchés monétaires, les marchés des titres (actions et obligations) et les marchés des changes.




Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis août 2012, la remontée en Bourse des valeurs bancaires et la baisse de leur volatilité attestent d’un retour de la confiance. Cette confiance retrouvée est-elle durable ? C’est à cette question que la Note de l’OFCE n° 36 du 11 décembre 2013 s’attache à répondre, à partir de l’état des lieux de la situation des banques fin 2013.

En raison de la crise financière, la valorisation des banques a souffert à la fois d’une baisse de rentabilité des activités liées aux marchés financiers et d’une crise de confiance générale dans les placements boursiers. Mais depuis août 2012, les banques affichent de meilleurs résultats qui se traduisent par de meilleures performances boursières.

Cela étant, cette confiance retrouvée s’inscrit dans un contexte de mutation profonde : la crise a modifié le fonctionnement du système bancaire européen avec une montée en puissance de la Banque centrale européenne dans les prêts accordés aux banques et une forte réduction des expositions nationales dans les pays à risque (Portugal, Irlande, Italie, Espagne et Grèce).

Aussi, la pérennité de la confiance dépendra intrinsèquement de la capacité des banques à relever deux défis : d’une part, la réduction du risque d’insolvabilité des dettes publiques et privées dans certains Etats membres ; d’autre part, la capacité des banques à s’adapter aux changements institutionnels en cours à l’échelle européenne (mise en œuvre de Bâle 3, projet d’union bancaire et passage progressif d’une logique de bail out à une logique de bail-in).

 

 




La séparation des activités bancaires est-elle inutile?

Jean-Luc Gaffard  et  Jean-Paul Pollin

C’est au niveau européen que se situe la dernière chance d’une réforme structurelle des systèmes bancaires, c’est-à-dire d’une séparation entre les activités de banque d’investissement et celles de banque commerciale. A en croire la profession bancaire et certains milieux académiques, cette séparation est au mieux inutile et au pire dommageable. Il serait illusoire de vouloir séparer les activités risquées des activités non risquées, les activités non spéculatives des activités spéculatives. Toute activité bancaire est risquée, sinon spéculative. Après tout, la crise des subprime aux Etats-Unis, la crise des caisses d’épargne en Espagne, la crise de la Northern Rock en Grande-Bretagne résultent de risques inconsidérés pris dans l’octroi de crédits immobiliers aux ménages.

En outre, les banques universelles auraient, dans une certaine mesure, aidé à sauver les établissements trop spécialisés. Dans ces conditions, une loi de séparation minimaliste comme la loi française ou une loi plus contraignante comme celle proposée dans le rapport Vickers au Royaume-Uni ou encore celle envisagée par le groupe d’experts Liikanen auraient peu d’utilité au regard d’un objectif de stabilité. Mieux vaudrait, alors, s’en rapporter à la réglementation prudentielle qui devrait, effectivement, être renforcée. D’autant que les banques commerciales devraient pouvoir développer des activités de marché pour répondre aux besoins de leurs clients.

D’un côté, l’existence d’économies d’envergure, qui justifierait de rapprocher les activités de banque commerciale et de banque d’investissement n’a jamais été prouvée. D’ailleurs, les « modèles d’affaires » de l’une et de l’autre restent très différents au point que leur rapprochement puisse faire craindre un affaiblissement des capacités de la banque commerciale de faire son métier. D’un autre côté, l’argumentation développée méconnaît la dimension avant tout systémique de la crise financière et bancaire. Quand les caisses d’épargne ont fait faillite aux Etats-Unis au début des années 1990, les conséquences en ont été circonscrites en raison du cloisonnement du système financier. Avec la crise des subprime, le vrai problème est venu de la contagion directement liée à l’étroite connectivité créée au sein du système financier.

La question n’est pas de reconnaître qu’il existe un risque associé à toute activité bancaire, mais de prendre la mesure des effets de contagion dont l’activité de marché est la principale responsable. C’est avant tout des opérations sur produits dérivés que naissent les interconnexions entre intermédiaires financiers. Ce sont les connexions multiples et mal identifiées créées par les activités de marché, qui ont eu des conséquences dévastatrices sur l’activité traditionnelle de crédit des banques, du fait des risques inconsidérés pris et des pertes enregistrées dans les opérations de marché (et pas seulement dans les opérations de « trading pour compte propre »).

Certes, face au risque systémique, il convient de renforcer la réglementation prudentielle. Toutefois, la réglementation des fonctions, pour importante qu’elle soit, l’est sans doute moins que celle des institutions financières elles-mêmes. De facto, les revenus de la banque commerciale sont relativement réguliers, en dehors des épisodes de crises graves, tandis que ceux de la banque d’investissement sont beaucoup plus volatils. La banque d’investissement a besoin de la banque commerciale pour résister aux fluctuations des marchés (et profiter le cas échéant de la garantie publique), mais l’inverse n’est pas vrai. Le problème revient donc à se demander s’il est opportun de prendre le risque de déstabiliser le cœur du système bancaire pour conforter l’exercice d’activités, dont l’utilité sociale n’est pas toujours avérée, et qui devraient trouver par elles-mêmes les moyens de leur pérennité.

La sagesse voudrait donc que le système financier soit compartimenté de manière à circonscrire les phénomènes de contagion. La réglementation devrait spécifier les types d’actifs dans lesquels chaque catégorie d’institutions pourrait investir de même que le type d’engagements qu’elle pourrait souscrire. C’est ce qui ressortait de l’arsenal législatif et réglementaire mis en place aux Etats-Unis et dans les pays européens après la Grande Dépression, arsenal largement démantelé en France en 1984 et aux Etats-Unis en 1999 quand un terme a été  mis au Glass–Steagall Act. C’est ce qui devrait être remis à l’ordre du jour en revenant à une séparation effective entre banques commerciales et banques d’investissement. Non seulement cette division créerait une certaine étanchéité entre les différents compartiments du système financier, mais elle permettrait d’échapper au dilemme né du fait que les établissements seraient trop gros pour faire faillite.  L’objectif est de protéger la banque commerciale des risques de marché. Il est aussi d’en finir avec des subventions implicites dont les banques universelles bénéficient de la part de l’Etat, que la séparation ne justifie plus vraiment et qui peuvent s’avérer dangereuses pour les finances publiques. Toutes mesures qui devraient être favorables à la croissance.

Pour en savoir plus lire la Note de l’OFCE, n°39 du 19 novembre 2013 de Jean-Paul Pollin et Jean-Luc Gaffard, « Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires ? ».

 

 




Angela : sois malheureuse dans une alliance heureuse !

par François-Xavier Faucounau, Ségolène Guinard, Ivon Lalova, François Petitjean et Emmanuelle Rica (étudiants à HEC) [1]

Pas d’euro-bonds « tant que je serai en vie », avait déclaré la Chancelière allemande en juin dernier. Sa réélection, le 22 septembre, renforce l’opposition allemande à l’émission par la BCE d’euro-obligations, titres qui permettraient de mutualiser la dette des différents Etats de la zone euro, de la Grèce à l’Allemagne. Ces coups de sang médiatiques masquent pourtant des initiatives qui ressemblent à s’y méprendre à des tentatives de mutualisation de dettes européennes.En 2012, une expérimentation sur les project bonds a été lancée par la Commission européenne sur la base de 230 millions d’euros. Or ceux-ci peuvent constituer un outil efficace de la politique de cohésion de la zone et un pas vers une intégration croissante.

Certains font des project bonds des « bébés euro-bonds »[2]. En fait de rejetons de la mutualisation de la dette, il s’agirait plutôt d’emprunts souscrits en commun par les États membres de la zone euro auprès d’investisseurs privés. Ces ressources financières seront investies dans des projets visant à l’amélioration des infrastructures, des transports, de l’approvisionnement énergétique et des technologies de l’information et de la communication. La responsabilité du bon remboursement de ces project-bonds demeure aux mains de la Commission. Bien que la souscription collective rende ces bonds semblables aux euro-bonds, la finalité des dépenses est pré-définie dans le cas des Project bonds alors qu’elle serait destinée à financer les dépenses publiques au sens large pour les euro-bonds.

Par ailleurs une mutualisation de fonds provenant des membres de la zone européenne a déjà été utilisée au plus fort de la crise. En effet, le Mécanisme de stabilité européen (MES), décidé à la suite de la crise grecque en décembre 2010 et entré en vigueur en octobre 2012, a créé une institution capable de lever des fonds sur les marchés financiers. Sa dotation devrait atteindre 700 milliards d’euros d’ici 2018, chaque pays membre contribuant au prorata de son PIB. Cet outil, accouché dans la douleur après deux ans de tractations, n’échappe pas aux critiques adressées aux euro-bonds : une crise prolongée pourrait conduire les marchés à attaquer la solidarité européenne en essayant de « faire sauter la banque », largement financée par l’Allemagne et la France.

Pourtant émettre des obligations au niveau européen permettrait de rendre la dette des pays en crise plus liquide et d’engager une vraie réflexion sur l’équilibre des budgets nationaux et le rôle de la Banque centrale européenne.

Les opposants, dont Jens Weidmann, Président de la Bundesbank s’est fait le porte-parole, redoutent la perte de souveraineté. Certes, mutualiser la dette des Etats membres conduirait à une responsabilité budgétaire partagée entre les Etats, et donc à un droit de regard de l’ensemble de l’Union lors de l’établissement du budget national. Mais, la souveraineté nationale n’a-t-elle pas déjà été entamée – comme en témoigne la situation du Portugal et de la Grèce soumis à des restructurations pour obtenir un financement ?

Derrière cet argument se cache, en fait, la considération de l’intérêt particulier des Etats.

Pourquoi augmenter le prix de son financement en aidant des pays périphériques ? Pourquoi impliquer d’autres Etats dans les décisions d’un Etat souverain ? Par civisme et conviction européenne !  Car comme nous enseigne Thucydide dans son récit de La Guerre du Péloponnèse… au Ve siècle avant J.C. : « une [union] sert mieux les intérêts de ses membres en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chacun de ses membres individuellement, mais chancelant collectivement. Un [pays] peut voir sa situation prendre un cours favorable : si son [alliance] va à la ruine, il n’en est pas moins entraîné dans sa perte ; tandis que malheureux dans une [alliance] heureuse, il se tire beaucoup mieux d’affaires ».

 

 

 

 


[1] Ce texte a été rédigé sous la direction d’Anne-Laure Delatte dans le cadre du cours « Macroéconomie mondiale » de la majeure Alter Management d’ HEC.

[2]   Expression empruntée à « Eurobonds, project bonds, … qu’est-ce que c’est ? », 23 Mai 2012, Lemonde.fr