Areva, Flamanville et Fessenheim, acteurs du tournant nucléaire français

par Sarah Guillou

La récente loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte » promulguée le 17 août 2015 prévoit de faire chuter de 75 à 50 % la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2025. Elle plafonne par ailleurs à 63,2 GW la puissance du parc nucléaire. Cette limite correspond à la puissance actuelle et implique que toute nouvelle mise en route de réacteur (Flamanville par exemple) devra se traduire par l’arrêt d’un réacteur de puissance équivalente. La décision du report de la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim y est associée et s’inscrit aujourd’hui dans cet équilibre énergétique. Ce conditionnement de la fermeture de Fessenheim provoque le mécontentement de ceux qui croyaient en la promesse inconditionnelle du candidat François Hollande.

Cette décision s’inscrit cependant dans une nouvelle cohérence de la politique électronucléaire française et un contexte international et technologique qui fait renoncer l’Etat français au « tout nucléaire ». Areva, Flamanville et Fessenheim sont les acteurs de ce tournant.

L’acte I démarre avec la mise au jour des pertes d’Areva. Début 2015, l’annonce d’une perte de près de 5 milliards d’euros pour l’exercice 2014 fait basculer l’entreprise du statut de première classe à celui d’entreprise en difficulté, au même titre qu’Alstom dont le rachat de la branche énergie par General Electric se finalise en cet automne 2015. Le chiffre d’affaires du groupe Areva est d’un peu plus de 8 milliards d’euros en 2014. Les difficultés du groupe tiennent à l’occurrence simultanée de « mauvais états de la nature » de son environnement, qu’il s’agisse de l’évolution du marché, de la réglementation, des contraintes technologiques ou de l’évolution de la concurrence (voir « Areva, vaincue à la croisée des risques », Note de l’OFCE, n° 52, septembre 2015). La gouvernance privée et publique n’ayant pas été en mesure de prendre à temps les décisions adaptées à ces évolutions défavorables, l’heure de la restructuration s’est imposée. Areva a aujourd’hui besoin de 7 milliards de financement pour la période 2015-2017 (pour couvrir les pertes et les échéances d’endettement sans inclure d’éventuelles provisions concernant le chantier TVO). L’accord envisagé avec EDF et présenté fin juillet porte sur Areva NP.

Areva NP est déjà une filiale commune d’Areva et d’EDF qui comprend la construction des réacteurs, l’assemblage des combustibles et les services à la base installée et qui représente la moitié du chiffre d’affaires d’Areva. Fin juillet 2015, il a donc été acquis qu’EDF monterait au capital d’Areva NP en apportant 2 milliards d’euros pour détenir entre 52 % et 75 % du capital selon les apports d’autres investisseurs et 400 millions pour l’acquisition d’autres actifs. Il a par ailleurs été convenu que les surcoûts liés au réacteur finlandais OL3 d’Olkiluoto construit par Areva ne seraient pas supportés par EDF mais par l’Etat et Areva. Il reste une incertitude sur la prise en charge du risque lié au réacteur de Flamanville. EDF conditionne ses engagements à la levée de ce risque.

Des capitaux étrangers pourraient participer au renflouement des fonds propres par des rachats d’actifs. Les entreprises chinoises déjà partenaires d’EDF (CNNC et CGNPC) ou encore Mitsubishi qui a des partenariats avec Areva (voir supra) sont les candidats les plus probables à côté du français Engie (GDF-Suez). L’Etat français ne serait prêt à renflouer l’entreprise qu’à hauteur de 2 milliards d’euros.

Le modèle intégré d’Areva est donc bien ébranlé. Moins de 15 ans après la naissance d’Areva, sa cohérence industrielle est remise en question. L’entreprise est contrainte d’admettre la participation de partenaires du secteur à son capital et à son vaste champ de compétences. Son activité sera à présent concentrée sur le cycle du combustible (extraction, enrichissement et retraitement de l’uranium) avec un plan de charge assuré à près d’un tiers par son client EDF et sur les services de maintenance et de démantèlement.

La stratégie de recentrage, l’évolution des marchés et les préférences inscrites dans les politiques énergétiques sont cohérentes entre elles. Le marché du nucléaire va se concentrer sur les besoins de maintien en condition opérationnelle et de démantèlement. Un peu moins de 500 réacteurs sont répertoriés dans le monde, il y a donc un vaste marché de maintenance puis de démantèlement. C’est en effet dans ce domaine qu’Areva a plutôt gagné des contrats ces dernières années.

Pour l’acte II, Flamanville et Fessenheim se retrouvent liés par la nouvelle loi de transition énergétique et illustrent les difficultés technologiques d’une part et les contraintes budgétaires de l’autre. L’achèvement de la construction de la centrale de Flamanville rencontre d’importants obstacles techniques soulevés par l’Autorité de sûreté nucléaire. Son ouverture est donc fortement conditionnée pour le moment. En même temps, le report de son ouverture implique que le plan de charge de production électrique prévu va devoir se passer d’elle. La fermeture de la centrale de Fessenheim, promise pour 2016, se voit donc retardée pour éviter une transition en termes de puissance électrique produite qu’il faudra d’une façon ou d’une autre combler. A défaut de pouvoir, à court terme, remplacer ce manque en KWh nucléaire par des KWh d’énergies renouvelables, la substitution devrait se faire avec des centrales à charbon – à contre-courant des objectifs de réduction des émissions de CO2 – ou des importations d’électricité – défavorables à notre balance commerciale et pouvant augmenter le prix de l’électricité. Le report de la fermeture de Fessenheim s’est imposé et le gouvernement ne manquera pas de saisir l’opportunité politique du décalage entre l’annonce de la fermeture et sa réalité pratique.

Ajoutons à ces éléments une potentielle indemnisation – estimée à 5 milliards d’euros – qui serait demandée par EDF pour la fermeture anticipée de Fessenheim, il est assez logique que le gouvernement temporise au maximum pour se prononcer sur la date de la fermeture.

Au final, on ne sait pas encore à ce jour à quelle hauteur l’Etat va recapitaliser Areva. Le gouvernement a clairement indiqué qu’il minimiserait le plus possible cette somme mais surtout il semble prêt à laisser entrer des acteurs étrangers. Donc, concomitamment, la loi sur la transition énergétique impose une diminution de la part du nucléaire et l’Etat annonce qu’il ne peut plus financer le secteur comme il avait usage de le faire. Plus généralement, la globalisation du secteur, l’accroissement du coût technologique et des exigences de sécurité ainsi que le déplacement des préférences de l’électeur médian vers moins de nucléaire participent conjointement à une redéfinition de l’engagement de l’Etat à l’égard de l’énergie nucléaire.

L’Etat se voit donc contraint politiquement et économiquement de se retirer du « tout-nucléaire » et d’admettre la fin du total « made in France ». Les décisions finales qui seront prises sur l’avenir d’Areva et le devenir des centrales de Fessenheim (qui fermera sans aucun doute à court terme) et de Flamanville (dont l’ouverture est compromise mais financièrement obligatoire) vont donc marquer un changement d’ère de la politique nucléaire, et ce, même si la dernière loi de transition énergétique était modifiée par l’alternance politique.




Pétrole : du carbone pour la croissance

Par Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart, Aurélien Saussay

Ce texte renvoie à l’étude spéciale du même nom qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et reste du monde

La chute du prix du Brent de 50 % entre l’été 2014 et janvier 2015 et son maintien à un bas niveau au cours des mois suivants est une bonne nouvelle pour les économies importatrices de pétrole. Dans un contexte de faible croissance, ces évolutions se traduisent par un transfert de richesse au bénéfice des pays importateurs nets via la balance commerciale, ce qui stimule la croissance et alimente la reprise. La baisse du prix des produits pétroliers augmente le pouvoir d’achat des ménages, accélère la consommation et donc l’investissement, dans un contexte où les coûts de production des entreprises sont réduits. Les exportations sont plus dynamiques, le surcroît de demande en provenance des autres économies importatrices de pétrole étant supérieur au ralentissement enregistré du côté des économies exportatrices.

Cependant, cette baisse des prix n’est pas neutre pour l’environnement. En effet, un faible prix du pétrole réduit l’attractivité des modes de transport et de production pauvres en carbone et pourrait bien ralentir la transition énergétique ainsi que la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Ce contre-choc pétrolier n’aura toutefois des effets favorables sur la croissance des pays importateurs nets de pétrole que s’il est durable. A l’horizon de 2016, l’excès d’offre sur le marché pétrolier, alimenté par le développement passé de la production de pétrole de schiste aux États-Unis et le laisser faire de l’OPEP, se tassera. La production de pétrole non-conventionnel aux Etats-Unis, dont la rentabilité n’est plus assurée en deçà de 60 dollars le baril, devra s’ajuster à la baisse des prix mais le repli, attendu à partir du deuxième semestre 2015, sera insuffisant pour ramener les cours vers leur niveau d’avant le choc. Le prix du pétrole Brent pourrait rester autour de 55 dollars le baril avant d’amorcer à la fin de l’année 2015 une remontée vers 65 dollars un an plus tard. Les prix devraient rester donc inférieurs aux niveaux de 2013-début 2014, et malgré la tendance haussière à prévoir, l’impact à court terme restera positif sur la croissance.

Pour mesurer l’impact de ce choc sur l’économie française, nous disposons de deux modèles macroéconométriques e-mod.fr et ThreeMe grâce auxquels nous réalisons différents exercices de simulations. Ces modèles nous permettent également d’évaluer l’impact macroéconomique et les transferts d’activité d’un secteur à un autre ainsi que l’impact environnemental d’une consommation accrue d’hydrocarbures. Les résultats sont présentés en détail dans l’étude spéciale. Il ressort qu’une baisse de 20 dollars du prix du pétrole entraîne, pour l’économie française, un surcroît de croissance de 0,2 point de PIB la première année et de 0,1 point de PIB la deuxième, mais  s’accompagne d’un coût environnemental non négligeable. Ainsi, au terme de 5 ans, cette baisse conduirait à un surcroît d’émissions de GES de 2,94 MtCO2, soit près d’1% du total des émissions françaises en 2013. Ce volume représente pour la France près de 4% de l’objectif européen de réduction des émissions de 20% par rapport à leur niveau de 1990.

En adaptant le modèle français e-mod.fr aux caractéristiques de consommation, d’importations et de production d’hydrocarbures, les simulations sont étendues aux grandes économies développées (Allemagne, Italie, Espagne, Etats-Unis et Royaume-Uni). A l’exception des États-Unis, l’impact positif du contre-choc pétrolier est significatif et assez proche pour tous les pays, l’Espagne étant celui qui en bénéficie un peu plus en raison d’une intensité pétrolière plus élevée. Au final, en considérant les variations passées et prévues des prix du pétrole (hors effet taux de change), le surcroît de croissance attendu en moyenne dans les grands pays de la zone euro serait de 0,6 point en 2015 et de 0,1 point en 2016. Aux Etats-Unis, les effets positifs sont en partie contrebalancés par la crise que traverse l’activité de production de pétrole non-conventionnel[1]. L’impact sur le PIB serait positif en 2015 (de 0,3 point) et négatif en 2016 (de 0,2 point). Il en ressort que si la baisse du prix du pétrole est bien un choc positif pour la croissance économique mondiale, cela n’est malheureusement pas le cas pour l’environnement…

 


[1] Voir le Post L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste, d’Aurélien Saussay, du 29 avril sur le site de l’OFCE.




L’économie américaine à l’arrêt au premier trimestre : l’impact du pétrole de schiste

par Aurélien Saussay (@aureliensaussay)

Le Bureau of Economic Analysis vient de livrer son estimation de la croissance américaine au premier trimestre 2015 : à 0,2% en rythme annualisé, ce chiffre est très en-deçà du consensus des principaux instituts américains qui s’accordaient sur une prévision légèrement supérieure à 1% – bien loin déjà des 3% encore espérés début mars.

S’il est encore trop tôt pour connaître les raisons exactes de ce coup d’arrêt, un facteur semble devoir émerger : aux États-Unis, la « révolution » du pétrole de schiste semble au bord de l’implosion.  La baisse brutale des cours du brut au deuxième semestre 2014 a provoqué un effondrement de l’activité extractive : le nombre de foreuses pétrolières en activité aux États-Unis a chuté de 56% de novembre 2014 à avril 2015, pour revenir à son niveau d’octobre 2010 (voir graphique). La rapidité de ce ralentissement souligne la fragilité du boom du pétrole de schiste, et sa dépendance à un prix du baril élevé.

 

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Compte tenu de la durée de vie très brève des puits de pétrole de schiste, inférieure à 2 ans, cette baisse brutale du rythme de forage devrait se traduire par une chute tout aussi rapide de la production dans les mois qui viennent : de fait, l’Agence pour l’Information sur l’Energie américaine (US. EIA) a prévu pour le mois de mai une diminution de la production de pétrole de schiste, pour la première fois depuis le début de leur exploitation en 2010.

Cette contraction rapide de l’industrie du pétrole de schiste pourrait avoir des conséquences significatives sur l’économie américaine. Son impact macroéconomique se décline en deux composantes principales : l’activité de forage et de complétion des puits, et les gains de balance commerciale réalisés grâce à la substitution d’une production domestique à du pétrole importé.

En 2013, le secteur de l’extraction d’hydrocarbures et de services miniers associés représentait 2,1% de l’économie américaine, contre 1,6% quatre ans plus tôt. Au premier ordre, la baisse du rythme de forage pourrait donc amputer la croissance américaine de 0,3 point de PIB. L’indicateur manufacturier de la FED illustre déjà ce repli : l’activité de l’industrie américaine y ressort en baisse de 1% en rythme annualisé au premier trimestre 2015, une première depuis le second trimestre 2009. Le secteur minier apparaît comme le premier contributeur à cette contraction, avec une chute d’activité de 4% au cours du trimestre.
Ce chiffre néglige toutefois l’effet d’entraînement du secteur sur le reste de l’économie – qui dépasse le seul impact sur les industries en amont : par exemple, dans les zones concernées, l’exploitation du pétrole de schiste s’est accompagnée d’un boom immobilier, rendu nécessaire par l’afflux de travailleurs sur les gisements. À titre d’illustration, le Texas et le Dakota du Nord, Etats qui concentrent 90% de la production totale de pétrole de schiste, ont contribué à plus de 23% de la croissance américaine de 2010 à 2013, quand ils ne représentaient que 8% de l’économie du pays en 2010. L’impact négatif de l’effondrement de l’industrie pétrolière pourrait donc être plus important que la seule taille du secteur pétrolier pourrait le laisser supposer.

L’augmentation de la production américaine de plus 4 millions de barils par jour a par ailleurs permis en 2014 une amélioration de la balance commerciale, pour une contribution de 0,7 point de croissance additionnel. Si la réduction du nombre de forages est suivie d’une baisse de la production équivalente dès le deuxième semestre, et que le prix du baril reste autour de 60 dollars, la production domestique américaine ne contribuerait plus qu’à hauteur de 0,2 point, soit 0,5 point de PIB de moins qu’en 2014.

Enfin, l’exploitation rapide des gisements de pétrole de schiste a principalement été le fait de producteurs dits indépendants, focalisés sur cette activité, et donc particulièrement vulnérables à la volatilité des cours internationaux. Cette exploitation étant très intensive en capital, les indépendants ont eu recours à la dette obligataire pour financer leurs opérations – pour un montant total de 285 milliards de dollars au 1er mars 2015, dont 119 milliards d’obligations à rendement élevé (high-yield)[1]. L’impact de la chute du prix du baril est particulièrement important sur ce dernier segment : la part des obligations  « junk  bonds » est passée de 1,6% en mars 2014 à 42% en mars 2015[2] – soit 50 milliards de dollars. Il est à noter que cette augmentation résulte principalement de la dégradation des obligations existantes, même si de nouvelles émissions obligataires y ont également contribué. Ce mouvement,  s’il se poursuit, pourrait conduire à une crise sur le segment high-yield du marché obligataire américain, ce qui viendrait dégrader les conditions de financement des entreprises américaines alors même que la Fed souhaite entamer cette année un resserrement de sa politique monétaire.

L’implosion de l’industrie du pétrole de schiste va constituer un test pour la solidité de la reprise aux Etats-Unis : si celle-ci s’avère plus fragile qu’anticipée, le choc du ralentissement brutal de l’exploitation du pétrole de schiste pourrait être suffisant pour ramener l’économie américaine à la quasi-stagnation en 2015.

 


[1] Yozzo & Carroll, 2015, « The New Energy Crisis: Too Much of a Good Thing (Debt, That Is) », American Bankruptcy Institute Journal.

[2] Source: Standard & Poor’s.




Gaz de schiste : redressement d’un mirage

par Aurélien Saussay

Un rapport mis en ligne le 7 avril par le Le Figaro évalue les gains que l’on pourrait attendre de l’exploitation du gaz de schiste en France : ce document y voit une chance de relance pour l’économie française, ainsi qu’une opportunité de réduire la facture énergétique de la France en substituant une production domestique à nos importations gazières. Les impacts macroéconomiques estimés seraient très importants : dans le scénario « probable », plus de 200 000 emplois seraient ainsi créés, pour 1,7 point de PIB additionnel en moyenne sur une période de 30 ans.

La magnitude de ces chiffres découle directement des hypothèses retenues, en particulier géologiques. Le coût de production et les volumes qui peuvent être extraits d’un gisement de gaz de schiste dépendent de ses caractéristiques physiques (profondeur, perméabilité et ductilité de la roche, etc.). Or, sans procéder à un forage par fracturation expérimental, il est très difficile d’estimer à l’avance l’ensemble de ces paramètres, et donc le coût de production final.

Il est pourtant possible d’observer la distribution de ces paramètres sur le seul territoire qui pratique de manière extensive l’exploitation des gaz de schiste : les Etats-Unis. En examinant les données de production accumulées depuis plus de dix ans au sein des gisements américains, une distribution de coûts de production réalistes peut être modélisée. C’est la démarche adoptée pour développer le modèle SHERPA, décrit dans un document de travail de l’OFCE publié ce jour, Can the U.S. shale revolution be duplicated in Europe?

Depuis le début de l’exploitation des gaz de schiste au début des années 2000, plus de 60 gisements ont été explorés aux Etats-Unis. Mais seuls 30 ont pu être mis en production commercialement, et six d’entre eux représentent plus de 90% de la production américaine totale de gaz de schiste. Si l’on considère des hypothèses géologiques correspondant à la médiane de ces six meilleurs gisements, la VAN de la ressource gazière française ressort alors à 15 milliards d’euros – soit 15 fois inférieure aux 224 milliards d’euros estimés dans le rapport sus-cité. Pour parvenir à ce dernier chiffre, il faut faire l’hypothèse que les coûts de forage et de complétion des puits seront similaires en France et aux Etats-Unis, et surtout que les gisements français sont tous comparables au meilleur champ américain, le Haynesville – dont les caractéristiques sont exceptionnelles : la production moyenne de gaz par puits y est près de quatre fois supérieure à la moyenne des cinq autres principaux gisements. S’il est bien entendu impossible d’exclure a priori cette dernière hypothèse, elle reste toutefois très peu probable.

Cette incertitude souligne la nécessité de pratiquer des forages expérimentaux afin de se prémunir contre des scénarios trop optimistes. Le cas de la Pologne est instructif : les projections de l’Agence d’information sur l’énergie américaine (EIA) promettaient de très larges réserves de gaz de schiste à ce pays très dépendant des importations de gaz russes. Le gouvernement, soucieux de renforcer son indépendance énergétique, avait donc souhaité favoriser au plus vite la production domestique, offrant jusqu’au tiers de son territoire en concession d’exploitation. Les premiers forages furent décevants : il s’est avéré que les roches du gisement polonais contenaient trop d’argile, ce qui les rendait trop ductiles et empêchait la bonne fracturation de la roche – étape indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, quelle que soit la technologie retenue. Après expérimentation, les importantes réserves polonaises, annoncées comme étant les premières d’Europe, se sont révélées inexploitables.

Ce type d’évaluation doit toutefois être réalisé dans un cadre public et transparent. Les prospecteurs professionnels, dont l’activité principale est d’estimer la réalité géologique d’un gisement d’hydrocarbures annoncé sur le papier, ont en effet intérêt à surestimer les évaluations réalisées avant forage pour vendre leur service. Un exemple étranger permet à nouveau de mesurer l’étendue du problème : en mai 2014, l’EIA a annoncé qu’elle réduisait de 96% son estimation du volume de pétrole de schiste exploitable dans le gisement américain du Monterey, considéré jusqu’alors comme l’un des plus prometteurs. Après examen, il est apparu que la première estimation, réalisée deux ans plus tôt, était entièrement fondée sur les calculs de prospecteurs privés indépendants, sans intervention du service fédéral de l’US Geological Survey.

Afin d’obtenir une évaluation réaliste de la ressource de gaz de schiste française, il est donc nécessaire de procéder à des forages expérimentaux effectués par un organisme public, dont les résultats et la méthodologie seraient totalement transparents. Seule une telle démarche pourra éviter à l’avenir des scénarios excessivement optimistes et garantir l’objectivité des évaluations.




Guide pratique de la baisse des prix du pétrole

par Paul Hubert

Depuis juin 2014, les prix du pétrole ont baissé de plus de 55%, après une période de volatilité exceptionnellement faible autour de 110 dollars le baril entre 2011 et mi-2014. L’évolution des prix du WTI et du Brent se distingue de celle des autres matières premières. Le prix des métaux industriels et des denrées agricoles ont été relativement stables en 2014, à l’exception d’une hausse des prix agricoles pendant l’été liée à la météo. Le prix du minerai de fer connaît lui une baisse continue depuis 2011, antérieure à celle des prix du pétrole, en raison de la forte concurrence entre les grandes sociétés minières et d’une baisse de la demande chinoise. Les prix du pétrole ont cessé d’évoluer de concert avec ceux des autres matières premières, suggérant que leur baisse est liée à des facteurs spécifiques au secteur.

A. Quels facteurs poussent les prix du pétrole à la baisse ?

Une grande partie de la baisse des prix du pétrole est liée à de récents développements du côté de l’offre. La production mondiale de pétrole a augmenté de 2 millions de barils par jour (mbpj) par rapport à il y a un an, tandis que la croissance de la demande n’a été que de 0,7 mbpj. Cette hausse de l’offre est principalement due à une production libyenne et nord-américaine supérieure aux anticipations de 1 mbpj (source: IEA). La faiblesse de la demande, due au ralentissement de la croissance mondiale et en particulier des pays émergents, a également joué un rôle. Les prévisions de demande de pétrole de l’IEA pour 2015 sont inférieures de 0,5 mbpj aux prévisions de juin, moment où les prix ont commencé à baisser.

Cependant, ces révisions de la demande et de l’offre ne sont pas suffisantes pour expliquer l’ampleur de la baisse du prix du pétrole observée récemment. Le premier facteur explicatif de la baisse des prix est la modification du comportement des pays de l’OPEP. Ceux-ci, en particulier l’Arabie Saoudite, auraient cherché à évincer du marché les producteurs de pétrole non-conventionnel (schiste, sable bitumineux) dont les coûts de production sont élevés, ne réduisant pas leur production afin d’équilibrer le marché et soutenir les prix. Ils auraient donc laissé filer les prix, de façon à ce que l’exploitation du pétrole non-conventionnel soit moins rentable[1]. Jusqu’à présent, les marchés étaient convaincus que l’OPEP ajusterait sa production, ce qui se traduisait par une faible volatilité des prix du baril autour des 100 dollars. La décision de l’OPEP de ne pas réduire la production alors que les prix ont commencé à baisser a ainsi surpris les marchés financiers. Ceci signifie qu’un facteur-clé fournissant un plancher au prix a disparu.

B. Quel prix du pétrole à court et moyen terme ?

La concomitance d’une offre abondante et d’une demande relativement atone a conduit à une hausse des stocks. A court terme, une poursuite de la baisse des prix est donc possible, en particulier parce que l’offre devrait continuer d’excéder la demande en 2015. S’il n’y a pas de réponse de l’OPEP du côté de la production ou s’il n’y a pas de perturbations géopolitiques, les acheteurs exigeront une décote plus élevée par rapport aux prix futurs pour stocker le pétrole acheté aujourd’hui.

Mais il existe des raisons de penser que les prix du pétrole seront plus élevés à moyen terme, reflétant un ensemble de facteurs qui sont susceptibles à la fois de réduire la production et d’accroître la demande. La baisse des prix conduira à une réduction significative de l’offre des producteurs marginaux à coûts élevés (principalement de pétrole de schiste, basés aux Etats-Unis). Il est également possible que les prix faibles augmentent la demande, et donc les prix, tandis que les risques géopolitiques persistent.

i) La production de pétrole de schiste américain répondra-t-elle à la baisse des prix ?

Le pétrole de schiste est une source d’approvisionnement en pétrole dont le coût de production est relativement élevé par rapport au pétrole « classique ». Les estimations du seuil de rentabilité de ce type de production varient selon les champs d’exploitation et les producteurs : elles sont comprises entre 40 et 90 dollars. Cependant, la production de pétrole de schiste est potentiellement plus rapide à répondre aux évolutions de prix que les autres productions non-conventionnelles (sables bitumineux, pétrole lourd, schiste bitumineux, exploitation en offshore profond), car l’exploitation des puits est plus rapide et nécessite des investissements initiaux moins lourds. Les producteurs de pétrole de schiste doivent forer et donc investir en continu pour maintenir la production : ils ont donc la possibilité d’ajuster leur production dans des délais relativement courts. Par conséquent et sous l’hypothèse que le gouvernement américain ne subventionne pas les producteurs domestiques, la croissance de la production américaine de pétrole devrait ralentir en 2015 et donc fournir un certain soutien aux prix.

ii) Risques géopolitiques

Le principal levier à la hausse pour les prix du pétrole est la potentielle perturbation de la production liée aux risques géopolitiques. La récente baisse des prix du pétrole est aussi partiellement due à la reprise de la production dans les pays ayant subi des interruptions de production pour ces raisons. Le risque de nouvelles interruptions est encore significatif, en particulier dans le cas d’une intensification des conflits en Libye ou Irak. En outre, les économies émergentes à forte dépendance aux exportations de pétrole et aux recettes publiques dérivées du pétrole pourraient subir des troubles politiques et sociaux, impactant la production des principaux pays exportateurs (Venezuela – 2.5mbpj et Nigeria – 2mbpj par exemple).

iii) La demande mondiale de pétrole

Dans son rapport December 2014 Short Term Energy Market outlook, l’Agence américaine d’information sur l’énergie (l’EIA) a révisé à la baisse ses perspectives mondiales de consommation de pétrole et ce, même après la baisse de 18% des prix du pétrole en novembre 2014 : elle justifie ses révisions par la détérioration des perspectives de croissance mondiale. Les estimations de l’élasticité-prix à court terme de la demande de pétrole sont plutôt homogènes et suggèrent qu’une baisse de 10% des prix du pétrole devrait stimuler la demande mondiale de pétrole d’environ 0,2-0,3% (voir tableau 11.3 du IEA, 2006, et les tableaux 3.1, 3.2 et 3.3 du IMF WEO, 2011)[2]. Sur cette base, la baisse de 50% des prix du pétrole cette année devrait augmenter la demande de l’ordre de 1,25%. Cependant, les prévisions 2015 de demande de pétrole de l’IEA ont déjà été revues à la baisse de 0,7mbpj en raison d’une activité économique plus faible que prévue, ce qui réduit encore davantage la demande de pétrole. En outre, le rééquilibrage et ralentissement de la croissance en Chine pourraient peser sur la demande de pétrole.

C. Impacts théoriques d’une baisse des prix du pétrole (pour un importateur net)

Les dépenses d’énergie font partie du panier de consommation ; une baisse des prix du pétrole affecte donc directement l’inflation et le pouvoir d’achat des ménages. Cet effet « consommation » dépend de la part des produits à forte intensité énergétique dans l’indice des prix à la consommation et du degré de substituabilité entre consommation liée ou non à l’énergie (qui est susceptible d’être faible à court terme quand la demande d’énergie est relativement inélastique). Les hydrocarbures et autres produits énergétiques entrent aussi dans la fonction de production. Par conséquent, une baisse des prix du pétrole affecte les coûts de production finaux directement, mais aussi indirectement, au travers de la baisse des prix des autres biens intermédiaires importés et des coûts de transport. La baisse des coûts de production finaux affectera à son tour les marges des entreprises, et ensuite leur investissement ou emploi (en fonction du partage de la valeur ajoutée). C’est l’effet « production » dont la taille dépend de la part des produits énergie dans la production finale et du degré de substituabilité entre les facteurs énergétiques et non-énergétiques (comme la consommation, le degré de substituabilité est faible à court terme). Enfin, l’impact via les prix à l’importation hors énergie dépendra de la part des importations dans la production ainsi que de la substituabilité entre produits nationaux et importés.

Enfin, la rémunération, selon leur part dans la valeur ajoutée, des facteurs de production – salaires et profits – est susceptible de s’adapter à la baisse des prix du pétrole. C’est l’effet « prix relatifs ». Les ménages enregistrant une augmentation de leur salaire réel vont augmenter, toutes choses égales par ailleurs, leur demande de produits hors énergie, ce qui exercera une pression à la hausse sur l’indice des prix. En revanche, il peut y avoir une pression à la baisse sur certains revenus non salariaux, tels que les dividendes des entreprises liées au secteur pétrolier. La réponse globale de l’investissement dépendra du prix relatif des facteurs de production et des perspectives de demande. Les plans budgétaires publics peuvent aussi changer en raison des révisions de l’impôt sur les sociétés et des taxes sur l’énergie. L’impact sur le commerce extérieur dépendra de la demande relative et des effets de la baisse des prix du pétrole sur les prix relatifs.

Un autre impact, moins économique qu’écologique, concerne la transition énergétique. Un pétrole bon marché ralentit la transition énergétique dans les transports, en rendant les véhicules hybrides, tout-électriques et ceux plus efficaces, moins attractifs : cela constitue une très mauvaise nouvelle pour les émissions de gaz à effet de serre.

D. Dans quelles proportions la baisse des prix du pétrole affecte-t-elle la croissance ?

L’effet d’une baisse des prix du pétrole sur la croissance d’un pays est différent selon que le pays est importateur ou exportateur net de pétrole, une baisse des prix du pétrole transférant les revenus des pays producteurs vers les pays importateurs. De plus, pour un pays importateur, cela dépend de l’intensité énergétique de son appareil productif mais aussi des facteurs responsables de la baisse des prix du pétrole (facteurs d’offre ou de demande).

Une baisse des prix est supposée produire une hausse du PIB dans les pays importateurs nets de pétrole, la baisse des prix stimulant les revenus disponibles réels (au travers de l’effet « prix relatifs »). En outre, l’offre globale est supposée croître grâce à la baisse des coûts de production intermédiaires. Mais ce canal de transmission tend à être faible (Kilian, 2008), car la part des produits pétroliers dans la fonction de production est relativement faible (entre 2 et 5% selon les secteurs et les régions, IMF WEO, 2011). Chez les pays exportateurs, la baisse des revenus liés au pétrole peut avoir un impact négatif sur leur croissance économique en l’absence d’autres sources de revenus. Aujourd’hui, la baisse du prix du pétrole risque d’avoir un fort impact négatif sur la croissance de pays producteurs les plus vulnérables tels que les la Russie et le Venezuela.

Un autre facteur important à considérer concerne la nature du choc. Si les prix du pétrole baissent en raison d’une détérioration de la demande mondiale, alors la baisse des prix n’enrayera pas la baisse de la croissance mondiale, tandis que si les prix baissent en raison d’une hausse de l’offre, alors le choc est susceptible d’être accompagné d’une hausse de la croissance mondiale (voir Archanskaia, Creel and Hubert, 2012).

Un chapitre du World Economic Outlook (2011) du FMI fournit les impacts estimés d’une baisse des prix du pétrole sur le PIB pour un certain nombre de pays. L’impact est similaire aux États-Unis et en zone euro où une baisse de 10% des prix accroît le PIB d’environ 0,2%. L’impact sur le PIB est plus important pour les pays émergents importateurs nets de pétrole du fait de leur intensité énergétique plus élevée (Chine, + 0,35%). Les exportateurs nets de pétrole voient un effet négatif important (Russie et Arabie saoudite, – 1,2%)[3].

E. L’impact sur la croissance pourrait-il être différent aujourd’hui?

Il existe au moins trois raisons pour lesquelles l’impact de la récente baisse des prix pourrait être différent de la moyenne des impacts précédents :

• Non-linéarités potentielles : les estimations précédentes supposent toutes un impact linéaire du pétrole sur l’activité. Mais certains chercheurs (voir Hamilton, 2010) soutiennent que les changements de prix ont un effet non linéaire à cause de l’incertitude. Plus le choc sur les prix relatifs est grand, plus il est susceptible de provoquer des ajustements sectoriels et dans les technologies de production. Cela signifierait que les baisses des prix du pétrole ont un impact plus modéré sur l’activité que les hausses, de la même façon que l’incertitude accrue et la nécessité de réaffecter les ressources peuvent partiellement compenser l’augmentation des revenus réels de la baisse des prix.

• La suppression des subventions : plusieurs gouvernements ont profité de la baisse des prix pour réduire leurs subventions aux carburants. Les subventions ont été réduites ou les taxes augmentées en Chine, Inde, Indonésie, Malaisie, Koweït et Egypte (Oil Market Report de l’IEA). L’effet sur la croissance dans les économies émergentes serait donc plus faible à court terme[4].

• Déflation : une autre raison pour laquelle la baisse des prix pourrait avoir un effet plus faible sur la croissance est le (déjà) très faible niveau d’inflation dans de nombreuses économies avancées et la contrainte de la borne inférieure des taux d’intérêts pour la politique monétaire. En effet, la récente baisse des prix augmente le risque de déflation, et donc d’une augmentation des taux réels ajoutant une pression supplémentaire à la baisse sur les perspectives de croissance.

F. Quelle est la réponse appropriée de politique monétaire à une baisse des prix du pétrole ?

La façon dont les ajustements des prix relatifs affectent l’économie dépendra aussi de la réponse de politique monétaire. La littérature sur la politique monétaire optimale suggère qu’en réponse à un choc sur les prix relatifs, la banque centrale doit essayer de stabiliser l’inflation des biens (ou des facteurs de production) dont les prix sont les plus persistants et ne pas se préoccuper des prix plus flexibles. L’ajustement nécessaire se produira alors dans les secteurs où les prix sont flexibles, ce qui permettra d’éviter des distorsions de prix ainsi que des écarts de production et d’emploi trop forts.

Mais la réponse optimale de politique monétaire n’est pas possible si les taux d’intérêts directeurs sont contraints par la borne inférieure des taux d’intérêts, ce qui empêche les taux courts de s’ajuster pour contrer les pressions déflationnistes. Sous l’hypothèse que les anticipations d’inflation ne sont pas rationnelles, une baisse des prix du pétrole pourrait conduire à un dés-ancrage à la baisse des anticipations d’inflation, réduisant ainsi la crédibilité de la banque centrale. Ce risque suggère de mettre l’accent en amont sur des politiques accommodantes agissant comme une assurance contre le risque déflationniste.

G. Quels sont les risques pour les pays exportateurs de pétrole ?

La baisse des prix du pétrole pourrait exacerber les fragilités de certains pays exportateurs de pétrole, augmentant le risque de perturbation sur les marchés financiers. Pour les pays producteurs nets de pétrole dont ce secteur représente plus de 10% du PIB, l’exportation de pétrole représente en moyenne 75% du total des exportations (source: IEA). Ainsi, une nouvelle baisse du prix du pétrole et la réduction associée des recettes pétrolières seraient un frein important à la croissance du PIB.

Il existe un petit groupe de pays pour lesquels la baisse des prix du pétrole semble déjà être à l’origine de perturbations financières ; mais ceux-ci sont relativement isolés du système financier mondial. Le Venezuela, l’Iran, le Nigeria, le Kazakhstan, le Tchad et la République du Congo ont une forte dépendance aux revenus pétroliers. Pour le Venezuela, où le pétrole représente plus de 90% des exportations et 40% des recettes publiques, la baisse du prix du pétrole a encore augmenté le risque d’un défaut souverain. Un autre sous-ensemble de pays comprenant les principaux producteurs de pétrole comme le Koweït, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui représente près de 25% de la production totale de pétrole, a des positions extérieures solides qui offrent une protection contre une baisse des prix du pétrole. Ceux-ci seraient moins fragiles : si les revenus liés au pétrole diminuent, ils n’ont pas besoin de procéder à un rapatriement de leurs avoirs à l’étranger.

La Russie est un important exportateur de pétrole et de gaz, et les prix d’une grande partie de ses exportations de gaz sont encore mécaniquement liés au prix mondial du pétrole. La baisse du prix du pétrole réduit ainsi les recettes d’exportation de la Russie. Malgré cela, la position extérieure de la Russie est encore assez forte. Les réserves de change représentaient 11 % du PIB en décembre 2014. La dette publique est faible (9 % du PIB en 2014) et seule une petite proportion (moins de 2 % du PIB) est en monnaie étrangère (source). Le système bancaire russe est créancier net vis-à-vis du reste du monde. Le risque principal est que les entreprises russes, particulièrement exposées aux fluctuations des prix du pétrole ou ayant contracté des emprunts en devises, soient affectées par la baisse du rouble et des prix du pétrole. Le besoin affiché de préserver les réserves de change dans l’optique de fournir un soutien financier semble avoir été l’une des principales raisons de la décision de la Banque centrale russe en novembre 2014 d’adopter un système de change flottant.

 


[1] Provocation ou non, le ministre saoudien de l’Énergie a ainsi déclaré en décembre 2014 qu’un pétrole à 20 dollars était soutenable par l’Arabie Saoudite.

[2] L’élasticité-prix à long terme est supposée plus élevée qu’à court terme, conduisant à de nouvelles pressions à la hausse sur la demande dans les années suivantes qui peuvent, à leur tour, affecter les anticipations à court terme.

[3] Un récent post du blog de la Réserve Fédérale d’Atlanta soutient que la baisse pourrait en effet peser sur la croissance américaine à court terme en réduisant l’exploitation minière et les investissements pétroliers. A plus long terme, l’impact sur la croissance est positif, et plus faible de l’ordre de 0,15 point de pourcentage, que ne le suggèrent les estimations précédentes.

[4] La réduction des distorsions de prix étant supposément bénéfique à long terme.




L’innovation dans les énergies renouvelables : quand intervention de l’État et concurrence vont de pair

par Lionel Nesta et Francesco Vona[1]

Contrairement à une idée reçue selon laquelle la concurrence n’exige aucune intervention de l’État, les politiques d’innovation et de concurrence se complètent mutuellement. C’est la principale conclusion d’une étude[2] que nous avons réalisée sur l’innovation dans le domaine des énergies renouvelables et que nous résumons dans une note de l’OFCE (OFCE Briefing Paper, n°8, October 6, 2014).

L’innovation est en effet le seul moyen permettant, à terme, de surmonter une contrainte environnementale croissante. Dans le domaine de l’énergie, l’augmentation de la rareté des ressources rend de plus en plus pressant le besoin de sources d’énergies renouvelables, comme la biomasse, l’énergie solaire ou éolienne.

Mais en dépit de l’augmentation considérable des demandes de brevets dans le domaine des énergies renouvelables (voir la graphique 1 pour le cas de six grands pays de l’OCDE), les énergies renouvelables ne peuvent toujours pas rivaliser avec les combustibles fossiles, leur production étant moins chère et leur distribution plus efficace. Les politiques publiques s’avèrent dès lors nécessaires notamment parce qu’elles peuvent s’inscrire dans une perspective de long terme permettant le développement des énergies renouvelables. Se pose alors la question des politiques publiques qui seront les plus efficaces pour servir de support à l’innovation verte.

Initialement, l’adoption de l’Accord de Kyoto sur le changement climatique a créé un consensus sur la nécessité de ces politiques environnementales. Ainsi, au cours des 20 dernières années, les pays de l’OCDE ont de plus en plus soutenu l’innovation dans les énergies renouvelables en diversifiant le type d’intervention. Aujourd’hui, ces politiques publiques visent à la fois à stimuler les investissements dans les capacités dites « vertes » et à réduire le coût de production de l’énergie renouvelable.

Dans le même temps, le processus de libéralisation des marchés de l’énergie s’est graduellement affirmé, et ce dans la plupart des pays de l’OCDE. Il a accru la concurrence en abaissant les barrières à l’entrée et accéléré la privatisation des producteurs d’énergie. Ce processus de libéralisation peut être positif pour l’innovation dans les énergies renouvelables, car ce type d’innovation s’appuie sur l’émergence de nouveaux acteurs. Les grands opérateurs historiques, eux, ne sont guère incités à développer des nouvelles technologies qui mettraient en cause leurs investissements passés dans la production d’énergie à grande échelle.

Dans ce contexte, il est important de comprendre la façon dont l’interaction entre politique publique et libéralisation influe sur l’innovation dans les énergies renouvelables. Notre principal résultat est que ces politiques sont plus efficaces dans des marchés libéralisés. Trois fois plus efficaces, en fait ! En général, cette complémentarité est l’un des plus grands moteurs de l’innovation, en particulier pour les brevets de haute qualité. Ce résultat est résumé dans le graphique 2 où nous décrivons l’effet marginal estimé des politiques d’énergies renouvelables sur l’innovation en fonction du degré de déréglementation du marché. Cet effet est positif pour les pays ayant un niveau de réglementation en dessous de la moyenne, comme c’est le cas pour l’Allemagne et les Etats-Unis. Notre conclusion est que l’effet des politiques d’énergies renouvelables sur l’innovation est médiatisé par le degré de concurrence sur le marché de l’énergie.

Encore une fois, dans le secteur de l’énergie, contrairement à la croyance commune que la concurrence n’exige aucune intervention de l’État, les politiques d’innovation et de concurrence se complètent mutuellement.

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[1] Cette recherche a bénéficié du financement du 7e PCRD de l’Union européenne (FP7/2007-2013) n°320278 (RASTANEWS).

[2] Voir : Nesta, L., Vona, F., Nicolli, F., 2014. “Environmental Policies, Competition and Innovation in Renewable Energy”, Journal of Environmental Economics and Management, vol. 67(3), 396-411.




Les énergéticiens voient rouge avec le vert

par Sarah Guillou et Evens Salies [1]

 

Le marché commun de l’énergie fait-il la part trop belle aux sources d’énergies renouvelables (SER) ? C’est ce que pensent les neuf énergéticiens auditionnés au Parlement européen en septembre dernier. Selon eux, atteindre 20% d’énergie d’origine renouvelable dans la consommation finale d’énergie de l’UE d’ici 2020 aurait des répercussions négatives sur le secteur de l’énergie électrique : détérioration des résultats financiers des énergéticiens et de la sécurité d’approvisionnement en électricité. On ne peut nier que depuis la fin des années 1990, la politique de l’UE en faveur des SER est très active dans ce secteur. Les instruments suggérés par la Commission européenne (CE) aux Etats membres pour atteindre l’objectif des 20% sont nombreux (voir la Directive 2009/28/CE) : tarifs d’achat garantis de l’électricité produite à partir de SER, crédit d’impôt, … Aussi, en 2011, l’ensemble de ces mesures a-t-il permis à l’UE-27 d’atteindre 22% d’électricité produite à partir de SER, hydroélectricité incluse (Eurelectric, 2012)[2].

En quoi cette politique porte-t-elle préjudice aux producteurs historiques et à la sécurité d’approvisionnement ? Rappelons quelques faits stylisés de la consommation et du pilotage de la production d’électricité. La consommation est en moyenne plus faible la nuit (période dite de « base ») qu’en journée où elle passe par un ou deux pics (périodes appelées « pointes »). L’électricité n’étant pas stockable, le moyen le moins coûteux de répondre au passage base-pointes est d’utiliser les centrales selon leur « ordre de mérite ». Un producteur faisant appel à plusieurs sources d’énergie les sollicite ainsi de la moins flexible (démarrage lent, coût marginal faible) à la plus flexible (démarrage rapide, coût marginal élevé). En théorie, l’empilement est/était le suivant : nucléaire-charbon pour la base, nucléaire-charbon-gaz en pointe[3]. C’est durant les pointes, où les prix de gros peuvent s’envoler, que les producteurs gagnent le plus d’argent. De son côté, la production des centrales à SER est contingente aux aléas météorologiques (« l’intermittence ») : ces centrales ne produisent que lorsque la ressource primaire associée (vent, soleil, etc.) est suffisante ; elles sont alors prioritaires pour satisfaire la consommation d’électricité.

L’intégration des SER dans le parc de production modifie l’ordre de mérite. L’empilement précédent devient éolien-nucléaire-charbon pour la base, éolien-nucléaire-charbon-gaz en pointe ; du vent est donc substitué à un peu d’uranium, de charbon et de gaz. Sachant que le coût marginal de production des centrales à SER est proche de zéro, leur intégration, pourtant minime dans le mix énergétique, fait baisser le prix moyen sur les marchés de gros. Par conséquent, avec l’intégration des SER, les centrales à énergies fossiles sont moins bien rémunérées. De leur côté, les centrales à SER bénéficient toujours d’un tarif d’achat garanti (en France, 8,2 c€/kWh pour l’éolien, entre 8 et 32 c€/kWh pour le photovoltaïque, …)[4]. Le manque à gagner est plus grand durant les périodes de pointe de consommation. Les producteurs sont moins incités à investir dans la construction de centrales à énergie fossile qui sont pourtant nécessaires pour produire durant ces périodes. D’où un risque pour la sécurité d’approvisionnement : avec un écart potentiellement réduit entre les capacités disponibles et la demande en pointe, le risque que l’écart réel entre la production et la consommation soit négatif est alors plus grand.

Une solution possible est la création d’un « marché de capacités ». Sur ce marché, la mise à disposition bien à l’avance de la capacité de production d’une centrale entraîne une rémunération, même s’il n’y pas de production effective. Ce type de marché intéresse les neuf énergéticiens, dans la mesure où ils sont dotés en centrales électriques à gaz et/ou sont vendeurs de gaz, qui sont celles sollicitées en période de pointe. En France, la loi de NOME de 2010 prévoit la mise en place d’un tel marché pour la fin 2015.

Notons par ailleurs qu’une part significative des centrales à énergie fossile n’étant pas en fin de vie physique, l’intégration des SER ajoute des capacités à un marché européen de l’énergie électrique déjà en état de surcapacité. Cette situation de surcapacité est aggravée par la crise économique qui touche la demande d’énergie. Elle concerne surtout les centrales à gaz déjà concurrencées par les centrales à charbon devenues plus rentables depuis l’importation du surplus de charbon américain, évincé par le gaz de schiste. L’excès d’offre contribue cependant à contenir les prix de l’électricité.

Au final, l’audition des neuf énergéticiens au Parlement européen révèle deux difficultés majeures de toute politique de transition énergétique. La première est le coût de l’ajustement au nouveau mix énergétique. Les énergéticiens, tels les neuf, se plaignent (à juste titre) que ce coût met en péril leur rentabilité et certains seront contraints de fermer des sites de production, voire de les démanteler, pour y faire face (Eon en Allemagne). Les consommateurs, de leur côté, financent entre autres l’obligation de rachat – en France, via la contribution au service public de l’électricité (700 millions d’euros en 2010). Le coût de l’ajustement est incontournable et même nécessaire à l’ajustement : c’est parce qu’elles ont à supporter un coût supplémentaire que ces entreprises modifieront leur portefeuille énergétique. La deuxième difficulté se résume en une question : comment concilier le soutien aux SER et la sécurité d’approvisionnement ? Si la politique énergétique participe bien d’une amélioration de la qualité de l’air, elle semble encore inefficace dans la gestion de la sécurité d’approvisionnement qui constitue tout autant un bien public.

La CE s’oriente vers des solutions de coopération. À l’instar du développement coordonné de l’interconnexion des réseaux nationaux mené par les gestionnaires des réseaux de transport, elle s’interroge sur la faisabilité d’un marché commun d’échanges de capacité de productions d’électricité. La CE souhaiterait également que les Etats membres se coordonnent pour la fixation des tarifs d’achat garantis. En effet, ces tarifs peuvent créer des effets d’aubaine, notamment pour les équipementiers (voir Guillou, S., 2013, Le crépuscule de l’industrie solaire, idole des gouvernements, Note de l’OFCE No. 32). Il reste à trouver des mécanismes qui entraîneraient une gestion coordonnée de la sécurité d’approvisionnement électrique de l’UE tout en faisant une place aux SER. L’audition des énergéticiens au Parlement européen devrait susciter une réflexion plus générale sur la sécurité d’approvisionnement dans l’UE, toutes sources d’énergie confondues.

 


[1] Nous remercions Dominique Finon, Céline Hiroux et Sandrine Selosse. Toute erreur est de notre seule responsabilité.

[2] Le chiffre des 20% couvre un nombre de secteurs plus grand que le secteur de l’énergie électrique.

[3] Ce principe était surtout valable avant la libéralisation des marchés de gros, où un producteur verticalement intégré décidait des centrales à démarrer pour répondre à une demande nationale.

[4] Les tarifs d’achat garantis ont été mis en place afin que les technologies de production de l’électricité à partir de SER qui n’étaient pas encore matures ne soient pas désavantagées.




Les conteurs d’EDF

par Evens Saliesa

L’enjeu des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’est pas seulement environnemental. Il est aussi de stimuler l’innovation, facteur de croissance économique. La politique d’amélioration de l’efficacité énergétique [1] nécessite de lourds investissements visant à transformer le réseau électrique en un réseau plus intelligent, un smart grid.

A ce titre, les Etats membres ont jusqu’en 2020 pour remplacer les compteurs d’au moins 80 % des clients des secteurs résidentiel et tertiaire par des compteurs plus « intelligents ». En France métropolitaine, ces deux secteurs représentent 99 % des sites raccordés au réseau basse tension (< 36kVA), soit environ 43 % de la consommation d’électricité, et près de 25 % des émissions de gaz à effet de serre (sans compter celles émises lors de la production de l’énergie électrique qui alimente ces sites).

Ces nouveaux compteurs possèdent des fonctionnalités qui, comme l’ont montré des recherches, permettent de réduire la consommation électrique. La télérelève des données de consommation toutes les 10 minutes, et leur transmission en temps réel sur un afficheur déporté (l’écran d’un ordinateur, etc.), matérialisent sans délai les efforts d’économie d’électricité ; ce qui était impossible auparavant avec deux relevés par an. La télérelève à haute fréquence permet aussi un élargissement du menu de contrats des fournisseurs à des tarifs mieux adaptés au profil de consommation des clients. Le « pilote » du réseau de transmission peut optimiser plus efficacement l’équilibre entre la demande et une offre plus fragmentée à cause du nombre croissant de petits producteurs indépendants. Pour les distributeurs [2], la télérelève résout le problème d’accessibilité aux compteurs [3].

Ces fonctionnalités sont supposées créer les conditions d’émergence d’un marché de la maîtrise de la demande d’électricité (MDE) complémentaire de celui de la fourniture. Ce marché offre aux fournisseurs non-historiques la possibilité de se différencier un peu plus, en proposant des services adaptés au besoin de MDE de la clientèle [4]. Le gain en termes d’innovation pourrait être significatif si des sociétés tierces, spécialistes des technologies de l’information et de la communication, développent elles aussi les applications logicielles permises par l’usage du compteur. Pourtant, en France, la politique de déploiement des compteurs évolués ne semble pas aller dans le sens d’une plus grande concurrence. L’innovation pourrait s’arrêter au compteur en raison d’une délibération de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) stipulant que :

« Les fonctionnalités des systèmes de comptage évolués doivent relever strictement des missions des [distributeurs] d’électricité, […] Ainsi, les fonctionnalités supplémentaires demandées par certains acteurs [essentiellement les fournisseurs] qui relèvent du domaine concurrentiel (notamment, l’afficheur déporté) ne sont pas retenues. »

A la lecture de ce paragraphe, nous comprenons que les fournisseurs ne sont pas prêts à supporter le coût de développement de ces fonctionnalités. Or, d’après l’Article 4 de cet arrêté, qui précise la liste des fonctionnalités réservées aux distributeurs, aucune ne semble avoir été laissée en exclusivité au secteur concurrentiel. En effet, les ménages équipés d’un ordinateur pourront consulter leurs données de consommation sans passer par leur fournisseur ou une société tierce.

Il est bon de s’interroger sur les bénéfices et les coûts d’une telle approche qui, a priori, ressemble à une monopolisation du marché de la MDE par les distributeurs.

Cette approche permettra d’atteindre rapidement l’objectif des 80 % puisque la CRE a opté pour un service public de la MDE : les distributeurs, qui ont des obligations de service public, déploieront les compteurs communicants. A lui seul, le compteur « Linky » du distributeur d’électricité dominant, ERDF, sera déployé sur 35 millions de sites basse tension, couvrant ainsi 95 % du réseau national de distribution[5]. Ainsi, le risque de sous-investissement dans les capacités d’effacement que les fournisseurs d’électricité devront bientôt détenir est faible. En effet, ces derniers n’ayant pas à supporter les coûts de fabrication et déploiement des compteurs, ils pourront rapidement investir dans le développement de ces capacités. De plus, la péréquation des coûts de sous-traitance pour la fabrication des compteurs et de déploiement sur tout le réseau français de distribution permet des économies d’échelle considérables. Enfin, le faible taux de pénétration des compteurs dans les pays qui ont opté pour une approche décentralisée (le compteur et les services sont alors en partie à la charge des ménages intéressés), plaide en faveur du modèle français. Ce modèle est en effet plus pragmatique puisqu’il supprime l’essentiel des barrières à l’adoption.

Cependant, le niveau de concentration des activités de distribution et de fourniture de l’électricité aux ménages pose question : ERDF est affilié à EDF, en quasi-monopole dans la fourniture aux ménages. En termes d’innovation dans les services de MDE, l’intérêt pour EDF d’aller au-delà du projet Linky de sa filiale paraît faible. D’abord, à cause des coûts déjà engagés par le groupe (au moins cinq milliards). Ensuite parce que la qualité de la solution de base d’information sur les consommations par défaut dans Linky, sera suffisante pour parvenir à créer des coûts de migration vers les services de MDE offerts par la concurrence [6]. Certes, les fournisseurs alternatifs vont pouvoir introduire des tarifs innovants. Mais EDF aussi. Une manière de surmonter cet obstacle serait de mettre en place une plateforme Linky, pour que des applications des sociétés tierces puissent dialoguer avec son système d’exploitation. Moyennant l’accord du ménage et, éventuellement, une charge d’accès aux données, l’activité serait certes régulée, mais l’entrée serait libre. Cela stimulerait l’innovation dans les services de MDE, mais n’augmenterait pas la concurrence puisque ces sociétés ne seront pas fournisseurs d’électricité. Le consommateur a-t-il beaucoup à perdre ? Evidemment, cela dépend du montant de la réduction de sa facture. Etant donnée la hausse probable de 30% des prix de l’électricité d’ici à 2017 (inflation incluse), nous craignons que les efforts des ménages en vue d’optimiser leur consommation ne seront pas récompensés. Le gain net à moyen terme pourrait être négatif.

Finalement, nous pouvons nous demander si, avec Linky, le groupe EDF n’essaie pas de maintenir sa position d’entreprise dominante dans la fourniture d’électricité, affaiblie depuis l’ouverture à la concurrence. Avec un service de MDE installé par défaut sur 95% des sites basse tension, Linky va devenir l’élément d’infrastructure du réseau national que devront emprunter tous les offreurs de service de MDE. Du point de vue des règles de la concurrence, il faut alors se poser la question de savoir si ERDF et ses partenaires ont bien communiqué l’information sur le système d’exploitation de Linky, sans favoritisme pour le groupe EDF et ses filiales (Edelia, Netseenergy). Les conteurs aimeraient nous narrer une belle histoire d’encouragement à l’innovation dans l’énergie et l’économie numérique pour réussir la transition écologique. Sachant que l’actuel PDG de l’entreprise en charge de l’architecture du système d’information de Linky, Atos, était ministre de l’économie et des finances juste avant le lancement du projet Linky en 2007, nous pouvons en douter…


[1] « Amélioration de l’efficacité énergétique » et « économie d’électricité » sont utilisées indifféremment dans ce billet. Voir l’article 2 de la directive 2012/27/UE du Parlement et du Conseil européens pour des définitions précises.

[2] Les distributeurs sont les gestionnaires des réseaux de lignes moyenne et basse tension. Le plus répandu est ERDF. Réseaux et compteurs font partie des ouvrages concédés, propriété des collectivités locales délégantes.

[3] Cependant, cela impliquera, par exemple pour ERDF, la suppression de 5 000 postes (à rapprocher des 5900 départs à la retraite … ; cf. Sénat, 2012, Rapport n° 667, Tome II, p. 294).

[4] En conformité avec la loi NOME de 2010, les fournisseurs et autres opérateurs devront être capables de baisser ponctuellement la consommation d’électricité de certains clients (couper momentanément l’alimentation d’un chauffage électrique, etc.), ce qui est appelé « effacement de consommation ».

[5] Dans les territoires où ERDF n’est pas concessionnaire, d’autres expérimentations existent, comme celle du distributeur SRD dans la Vienne qui déploie son compteur évolué, i-Ouate, sur 130 000 sites.

[6] Voir DGEC, 2013, Groupe de travail sur les compteurs électriques communicants – Document de concertation, février.

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a L’auteur remercie C. Blot, K. Chakir, S. Levasseur, L. Nesta, F. Saraceno, et plus particulièrement O. Brie, M.-K. Codognet et M. Deschamps. Les opinions défendues dans ce billet n’engagent que son auteur.




Ville et logement : les nouveaux défis

par Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Christine Rifflart

Le marché de l’immobilier résidentiel n’est pas un marché comme un autre. Parce que l’accès au logement est un droit et que les inégalités face au logement sont croissantes, le rôle des pouvoirs publics est crucial pour mieux réguler le fonctionnement de ce marché. La France bénéficie d’un parc social important. Faut-il l’étendre davantage ? Peut-on lui attribuer un rôle régulateur dans le fonctionnement global du marché immobilier résidentiel ? Faut-il s’inspirer des modèles de logement social de nos voisins, en premier lieu néerlandais et britannique ? Sur le marché privé, le renchérissement des prix à l’acquisition et des loyers illustre l’insuffisance de l’offre de logements dans les zones les plus attractives du territoire. A l’échelle individuelle, c’est le parcours résidentiel qui perd en fluidité : il est difficile de déménager pour avoir un logement adapté aux besoins  professionnels ou familiaux. Il faut donc mettre en place des politiques adaptées qui améliorent la mobilité résidentielle et qui réduisent les déséquilibres en stimulant l’offre de nouveaux logements.

Le logement est aussi partie intégrante de notre paysage, urbain et rural. Il dessine notre ville d’aujourd’hui mais aussi de demain. Les engagements pris dans le cadre du Grenelle de l’environnement obligent à opérer une véritable révolution, dans l’utilisation du foncier mais aussi dans les nouvelles normes techniques de construction. Pour construire « davantage de m2 » de logement, faut-il mobiliser davantage de foncier non bâti ou faut-il densifier le foncier déjà bâti ? Comment rénover et financer la rénovation d’un parc de logement devenu obsolète au regard des normes énergétiques ?

C’est à ces multiples enjeux que tentent de répondre les contributions rassemblées dans le nouvel ouvrage “Ville et Logement” de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE sous la direction de Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Christine Rifflart. De par la diversité des horizons (chercheurs mais aussi acteurs du monde institutionnel) et des champs disciplinaires (économie, sociologie, science politique, urbanisme) des auteurs, cette revue vise à enrichir la connaissance des problématiques liées au logement et à la ville.

 




Chypre : Aphrodite à la rescousse ?

par Céline Antonin et Sandrine Levasseur

Pendant deux semaines, Chypre a fait trembler l’Union européenne. Si la crise bancaire que traverse l’île a autant retenu l’attention, ce fut essentiellement pour deux raisons. D’abord parce que les tergiversations autour du plan d’aide ont conduit à une crise de confiance autour de la garantie des dépôts ; ensuite, parce c’était la première fois que l’Union européenne laissait une banque faire faillite sans venir à son secours. Si ce mode de résolution de la crise chypriote apparaît comme une avancée institutionnelle[1], dans la mesure où les investisseurs sont mis devant leurs responsabilités et les citoyens n’ont plus à payer pour les errements des banques, l’impact de cette purge sur l’économie réelle de Chypre sera néanmoins massif. Fortement dépendante de son secteur bancaire et financier, l’île sera vraisemblablement confrontée à une violente récession et devra réinventer un modèle de croissance dans les années à venir. En la matière, l’exploitation des ressources gazières nous semble une perspective intéressante qu’il ne faut pas écarter dans le moyen/long terme.

Pour comprendre ce qui se joue actuellement à Chypre, rappelons brièvement les faits. Le 25 juin 2012, Chypre a demandé une aide financière à l’UE et au FMI, essentiellement destinée à renflouer ses deux principales banques (Laïki Bank et Bank of Cyprus), dont les pertes sont évaluées à 4,5 milliards d’euros en raison de leur forte exposition à la Grèce. Ainsi, les banques chypriotes ont été touchées à la fois par la dépréciation des actifs grecs contenus dans leur bilan et par l’effacement partiel de la dette grecque (plan PSI de mars 2012[2]) au moment du second plan d’aide. Chypre estimait avoir besoin de 17 milliards d’euros au total sur quatre ans pour soutenir son économie et ses banques, soit près d’un an de PIB de l’île (17,9 milliards d’euros en 2012). Mais ses bailleurs de fonds n’étaient pas prêts à lui accorder cette somme : la dette du pays, qui atteignait déjà 71,1 % du PIB en 2011, serait devenue insoutenable. Le FMI et la zone euro sont donc tombés d’accord sur un prêt plus faible, d’un montant maximal de 10 milliards d’euros (9 milliards financés par la zone euro, 1 milliard par le FMI) pour recapitaliser les banques chypriotes et financer les besoins budgétaires de l’île pendant trois ans. De son côté Chypre était sommée de trouver les 7 milliards d’euros restant via plusieurs réformes : des privatisations, une hausse de l’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, et une taxe exceptionnelle sur les dépôts bancaires.

Dans un premier temps[3], Nicosie a décidé d’instaurer une taxe exceptionnelle de 6,75 % sur les dépôts bancaires entre 20 000 et 100 000 euros et de 9,9 % au-delà de 100 000 euros, ainsi qu’une retenue à la source sur les intérêts de ces dépôts. Devant l’ampleur de la contestation sociale, le gouvernement a revu sa copie et la taxation des dépôts s’est commuée en faillite et restructuration bancaires. La solution retenue concerne les deux principales banques du pays, Laïki Bank et Bank of Cyprus. Laïki est fermée et a été scindée en deux : d’une part une « good bank » qui recevra au passif les dépôts sécurisés (inférieurs à 100 000 euros) et les prêts de la BCE à Laïki[4], mais récupérera également ses actifs et sera in fine absorbée par Bank of Cyprus ; d’autre part une « bad bank » destinée à accueillir les actions, obligations, dépôts non sécurisés (supérieurs à 100 000 euros), qui seront utilisés pour éponger les dettes de Laïki, selon l’ordre de priorité associé aux liquidations bancaires (les déposants étant remboursés en premier). Outre l’absorption de la « good bank » issue de Laïki, Bank of Cyprus gèlera ses dépôts non sécurisés, dont une partie sera convertie en actions pour participer à sa recapitalisation. Pour éviter une fuite des dépôts, des mesures provisoires[5] de contrôle des capitaux ont été mises en place.

Ce plan inaugure un changement de paradigme dans le mode de résolution des crises bancaires au sein de l’Union européenne. Au début de la crise de la zone euro, et dans le cas emblématique de l’Irlande, l’Union européenne considérait, en vertu du « too big to fail », qu’il fallait épargner les créanciers en cas de pertes et faire appel au contribuable européen. Mais dès 2012, avant la déclaration de Jeroen Dijsselbloem, la doctrine européenne avait déjà commencé à s’infléchir[6]. Ainsi, le 6 juin 2012, la Commission européenne a proposé une directive  sur le redressement et la résolution des défaillances d’établissements de crédit, prévoyant de mettre à contribution les actionnaires et les créanciers obligataires[7]. Cela étant, les règles sur les créanciers ne devaient s’appliquer qu’à partir de 2018, après approbation du texte par le Conseil et le Parlement européen. Or, avec la crise chypriote, ce mode de résolution est en train d’être testé expérimentalement.

De lourdes conséquences sur l’économie réelle

La situation du pays avant 2008

Dans la période précédant la crise économique mondiale, Chypre est une économie prospère qui frôle même l’état de surchauffe en 2007. Sur la période 2000-2006, la croissance du PIB a été, en moyenne, de 3,6 % par an, croissance qui atteint 5,1 % en 2007. Le taux de chômage est faible (4,2 % en 2007), la main-d’œuvre faisant même défaut du fait d’une forte émigration des ressortissants chypriotes vers d’autres pays de l’UE. L’afflux de travailleurs étrangers à Chypre permet de contenir les salaires. Financés en grande partie à crédit, la consommation des ménages et, encore plus, l’investissement des entreprises, sont particulièrement dynamiques à partir de 2004, pour atteindre en 2007 un taux de croissance de respectivement 10,2 % et 13,4 %. L’inflation est modérée et, dans ce contexte globalement positif, Chypre se qualifie pour adopter l’euro au 1er janvier 2008.

Dans cette période de pré-crise, l’économie chypriote – une petite économie très ouverte – repose essentiellement sur deux secteurs d’activité : le secteur du tourisme et celui des services financiers (voir infra).

Les deux secteurs clés de l’économie chypriote

Les revenus touristiques (tableau 1) représentent une manne financière relativement stable pour l’économie chypriote. Ces revenus (hors cycle) représentent environ 2 milliards d’euros chaque année[8]. En part de PIB, le poids des revenus touristiques a cependant diminué de moitié depuis 2000 pour atteindre moins de 11 % en 2012. De même, le poids des revenus touristiques dans les exportations de services a fortement chuté au cours de la dernière décennie : en 2012, ils en représentent 27 % (contre 45 % en 2000). Sur les 15 dernières années, le nombre de touristes a oscillé grossièrement entre 2,1 millions (en 2009) et 2,7 millions (en 2000) pour une population résidente à Chypre de l’ordre de 850 000 personnes.

Les services financiers constituent l’autre poids lourd de l’économie chypriote (tableau 2). Deux chiffres illustrent clairement ce poids : les avoirs bancaires ont représenté plus de 7,2 fois le PIB en 2012 (avec un maximum de 8,3 atteint en 2009) et le stock d’IDE du secteur « Finance & Assurance » est évalué à plus de 35 % du PIB, soit plus de 40 % de l’ensemble des IDE entrants.

 


 

 

Source de richesse importante pour l’économie chypriote, ces deux secteurs ont joué un rôle important, au moins jusqu’en 2007, en compensant (partiellement) le déficit considérable de la balance des biens, lequel se creuse continûment depuis le début des années 1990, et fluctue aux alentours de 30 % du PIB depuis 2000 (tableau 3). Le poste « carburants » pèse de façon croissante dans les importations chypriotes, essentiellement du fait de l’augmentation des prix du pétrole : la facture énergétique a ainsi été multipliée par 3 au cours de la dernière décennie, progressant de 461 millions d’euros en 2000 à 1,4 milliards en 2011. En pourcentage du PIB, l’accroissement de la facture énergétique est également très visible, puisqu’elle est passée de 5 % du PIB en 2000 à 8 % en 2011.

Réduire la taille du secteur financier pose donc la question du nouveau modèle de croissance de l’économie chypriote, celle de sa « conversion industrielle ».

 

 

 

La tentation de sortir de l’euro

Le plan décidé par la troïka met à mal le modèle de croissance de l’île : en pénalisant l’hyperfinanciarisation du pays, il condamne Chypre à plusieurs années de récession. Pour éviter une longue convalescence, l’idée de sortie de la zone euro semble ressurgir, comme dans le cas grec. Pourtant, une sortie de la zone euro est loin d’être une solution miracle. Certes, retrouver sa souveraineté monétaire offre indéniablement des avantages, que décrivent C. Antonin et C. Blot dans une note sur les cas comparés de l’Irlande et de l’Islande : d’une part, la dévaluation interne (par la baisse des salaires) serait moins efficace que la dévaluation externe (par le taux de change) ; d’autre part, la consolidation budgétaire s’avère moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée d’une politique de change favorable. Pourtant, étant donné la structure de l’économie chypriote, une sortie de l’euro ne nous semble pas souhaitable.

En effet, en sortant de l’euro, la banque centrale chypriote émettrait une nouvelle livre. En supposant qu’elle reste convertible, cette monnaie se déprécierait vis-à-vis de l’euro. A titre de comparaison, entre juillet 2007 et décembre 2008, la couronne islandaise a perdu 50 % de sa valeur vis-à-vis de l’euro. Cette dépréciation aurait deux conséquences :

–          Une amélioration de la compétitivité (le taux de change réel s’est apprécié de 10 % depuis 2000) ce qui permettrait de relancer les exportations et de de résorber une partie du déficit de la balance des biens et services (tableau 1). En effet, depuis l’adhésion de Chypre à l’Union européenne en 2004, celle-ci s’est dégradée sous l’effet de plusieurs facteurs : le ralentissement de l’inflation à partir de 2004 lié à l’ancrage de la monnaie à l’euro, qui a favorisé la hausse des salaires réels à un rythme plus fort que les gains de productivité d’une part ; le boom du crédit bancaire, avec la baisse substantielle des primes de risques sur les prêts à la suite de l’adhésion à l’UE, d’autre part[9]. La consommation a été favorisée, la compétitivité de l’économie chypriote s’est dégradée, et les importations se sont accrues. Sortir de l’euro pourrait-il renverser la tendance ? C’est l’argument de Paul Krugman qui défend la sortie de Chypre de la zone euro en évoquant un boom touristique et le développement de nouvelles branches fondées sur l’exportation. Or, d’après nos calculs, une dépréciation du taux de change réel de 50 % donnerait lieu à une augmentation des exportations en valeur de 500 millions d’euros, dont 150 millions provenant de revenus touristiques supplémentaires[10]. Quant aux importations, elles sont faiblement substituables, car composées d’énergie, de biens d’équipement et de consommation. Etant donné la faiblesse de l’industrie, le pays ne peut pas envisager de reconversion industrielle majeure à court ou moyen terme. Par conséquent, l’amélioration de la balance des biens serait limitée. En outre, l’inflation progresserait, notamment par le canal de l’inflation importée, ce qui amplifierait la baisse du pouvoir d’achat des ménages et atténuerait les gains de compétitivité.

–          En outre, la dévaluation alourdirait considérablement le fardeau de la dette publique restant à rembourser, mais également celui des dettes privées libellées en monnaie étrangère. A Chypre, la dette extérieure nette est faible, et représente 41 % du PIB en  2012. En revanche, la dette publique atteint plus de 70 % du PIB, soit 12,8 milliards d’euros. 99,7 % de la dette publique est libellée en euros ou dans une monnaie participant au Mécanisme de change européen (donc arrimée à l’euro), et 53 % de cette dette est détenue par des non-résidents. En outre, le déficit est de 6,3 % du PIB. Si Chypre sortait de l’euro, elle ferait certainement défaut sur une partie de sa dette publique, ce qui priverait momentanément le pays de l’accès aux capitaux étrangers, et l’obligerait à un rééquilibrage budgétaire violent, à l’instar de l’Argentine en 2001.

L’exploitation des ressources gazières

La crise chypriote remet en avant la question des richesses en gaz naturel, découvertes au sud de l’île au début des années 2000. Selon US Geological Survey, le bassin du Levant situé entre Chypre et Israël pourrait contenir 3 400 milliards de m3 de ressources gazières. A titre de comparaison, l’ensemble de l’UE disposerait de 2 400 milliards de m3 (en Mer du Nord essentiellement).

Chypre dispose donc a priori d’une manne gazière importante, même si l’ensemble des gisements ne se trouve pas dans sa Zone Economique Exclusive (ZEE). A l’heure actuelle, seule une parcelle sur douze appartenant à la ZEE chypriote a donné lieu à des forages d’exploration et, en décembre 2011, un gisement de 224 milliards de m3 de gaz naturel a été découvert. Selon le gouvernement chypriote, la valeur de ce gisement, baptisé Aphrodite, est estimée à 100 milliards d’euros[11]. L’exploration des onze autres parcelles appartenant à la ZEE chypriote pourrait s’avérer fructueuse (voire très fructueuse) en ressources gazières. Reste que les concessions d’exploration de ces onze parcelles étant en cours d’attribution par les autorités chypriotes, l’UE aurait pu se saisir de cette (triste) occasion que constituait la demande financière pour gager une partie de l’aide accordée à Chypre sur son potentiel gazier. Pourquoi l’UE n’a-t-elle pas saisi une telle occasion ?

Pour l’UE, la découverte de réserves gazières est une bonne nouvelle dans le sens où l’exploitation des gisements lui permettrait de réaliser une diversification énergétique qui lui tient tant à cœur. Toutefois, plusieurs problèmes se posent, problèmes qui viennent assombrir les perspectives d’exploitation très prochaine du gaz chypriote. Tout d’abord, la découverte de réserves gazières dans le bassin du Levant a ravivé des tensions avec la Turquie, laquelle occupe la partie Nord de l’île de Chypre et estime avoir des droits sur l’exploitation gazière. La multiplication des manœuvres militaires par la Turquie pour imposer sa présence dans les zones de prospections gazières pourrait conduire à une escalade de la violence dans la région et ce, d’autant plus que les autorités chypriotes-grecques (partie Sud) se sont rapprochées d’Israël pour défendre les réserves gazières[12]. Ensuite, même à supposer que le différend gréco-turc soit résolu, l’exploitation du gaz nécessite de lourds investissements en infrastructures, notamment la construction d’un méthanier dont le coût est estimé à 10 milliards d’euros. Enfin, le retour sur investissement ne sera pas immédiat puisqu’il faut au moins 8 ans pour mettre en place les infrastructures nécessaires. Dans ces conditions, on comprend pourquoi l’UE n’a pas saisi l’occasion de gager une partie de l’aide accordée à Chypre sur ces ressources gazières : l’exploitation en est encore trop incertaine et, de toute façon, à un horizon beaucoup trop lointain (au regard de l’immédiateté de la réponse à la crise). De plus, l’UE serait vraisemblablement en porte-à-faux avec plusieurs pays. Si l’UE soutient Chypre dans le différend gazier, cela revient à soutenir Israël alors que, dans le même temps, l’Union européenne poursuit les négociations d’adhésion avec la Turquie et cherche à construire de bonnes relations dans la région, notamment avec les régimes issus du « printemps arabe ». En outre, deux projets de gazoduc sont déjà en concurrence : le projet South Stream, reliant la Russie à l’Europe de l’Ouest à horizon 2015, et Nabucco, reliant l’Iran, via la Turquie, à l’Europe de l’Ouest à partir de 2017. Un nouveau gazoduc reliant les réserves chypriotes au continent européen réduirait davantage le pouvoir de négociation de la Russie, en déplaçant plus le centre de gravité du gaz vers le Sud. Cela favoriserait davantage l’écartèlement et donc les dissensions géopolitiques de l’Europe, partagée entre une Europe du Nord (notamment l’Allemagne) fournie par la Russie, et une Europe du Sud dépendante du Moyen Orient et de la Turquie.

Conclusion

Si dans l’immédiateté de la crise, l’UE a choisi la bonne solution (celle de la « bad » et de la « good » bank), se pose à moyen/long terme la question du nouveau modèle de croissance de l’économie chypriote. Compte tenu des avantages comparatifs de Chypre, l’exploitation du gaz naturel nous semble constituer la seule solution sérieuse de reconversion de l’économie. Or, pour que cette stratégie de reconversion soit possible, il faudra que l’UE prenne clairement position en faveur de Chypre dans le différend gréco-turc.

L’exploitation de gaz, outre l’autosuffisance énergétique qu’elle procurerait à Chypre, serait une source de revenu importante pour l’île. La facture énergétique cesserait d’être un poids pour sa balance des paiements (tableau 1). Ceci est d’autant plus important que le tourisme (autre pilier de l’économie), s’il semble procurer (hors cycle) une source de revenu stable depuis 2000, n’est à l’abri ni d’événements géopolitiques dans la région, ni d’une nouvelle concurrence en matière de destination touristique provenant notamment des pays du « printemps arabe ». Prêtons-nous à un calcul simple. Imaginons que Chypre réussisse à maintenir ses revenus touristiques au niveau des 2 milliards (une hypothèse qui, malgré les bémols précédemment énoncés, n’en demeure pas moins réaliste), alors en l’absence de reconversion industrielle, si le poids du secteur bancaire dans l’économie est réduit de moitié (comme souhaité par la troïka et le bon sens commun), le PIB chypriote retournerait à son niveau de 2003, soit un peu moins de 12 milliards d’euros. Et le PIB par tête serait réduit environ du tiers…

Les enjeux de la reconversion sont donc importants pour l’économie chypriote, comme d’ailleurs pour les autres économies en crise. Sauf qu’à Chypre, il y a Aphrodite.

 

 


[1] Voir Henri Sterdyniak et Anne-Laure Delatte,  « Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné… », blog de l’OFCE, mars 2013.

[2] Voir Céline Antonin, Le retour à la drachme serait-il un drame insurmontable ?, Note de l’OFCE n° 20, 19 juin 2012.

[3] Pour le détail des tergiversations autour du plan d’aide, on pourra se reporter à Jérôme Creel, Le cas « chypri-hot », blog de l’OFCE, mars 2013

[4] Ces prêts, accordés via l’ELA (Emergency Liquidity Assistance) représentent 9 milliards d’euros.

[5] L’article 63 du Traité de l’Union européenne interdit les restrictions aux mouvements de capitaux, mais l’article 64 b autorise les membres à prendre des mesures de contrôle justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique.

[6] « Si une banque ne peut se recapitaliser elle-même, alors nous discuterons avec les actionnaires et les créanciers obligataires, nous leur demanderons de contribuer en recapitalisant la banque et, si nécessaire, nous le demanderons aux détenteurs de dépôts non garantis», déclaration de Jeroen Dijsselbloem le 25 mars 2013 au Financial Times.

[7] http://www.revue-banque.fr/risques-reglementations/breve/les-creanciers-des-banques-mis-contribution

[8] Les revenus touristiques de Chypre dépendent essentiellement des touristes britanniques (43 % en 2011), russes (14 %), allemands et grecs (6,5 % chaque).

[9] Sur les facteurs de dégradation du compte courant, voir Natixis, Retour sur la crise chypriote, novembre 2012.

[10] Estimation réalisée à partir des élasticités calculées par le FMI.

[11] Non loin d’Aphrodite, 700 milliards de m3 de gisements ont été découverts dans la ZEE Israélienne, preuve que la région est riche en gaz.

[12] Les tensions entre Chypre (partie Sud) et Israël ont été résolues (pacifiquement) par la signature d’un traité en décembre 2010 délimitant leurs ZEE respectives. Les deux entités envisagent également de coopérer pour la construction d’infrastructures communes en vue d’exploiter le gaz. Voir l’analyse de Angélique Palle sur les conséquences géopolitiques liées aux découvertes de ressources gazières dans le bassin du Levant.