L’essentiel, l’inutile et le nuisible

Éloi Laurent

La crise du Covid-19 n’en est
qu’à ses débuts, mais il paraît difficile d’imaginer qu’elle conduise à un
« retour à la normale » sur le plan économique. De fait, confinement
aidant, les réflexions se multiplient déjà sur le nouveau monde qui pourrait
émerger de la conjonction inédite d’une pandémie globale, de la mise aux arrêts
de la moitié de l’humanité et du tarissement brutal des flux mondiaux et de
l’activité économique. Parmi ces réflexions, dont beaucoup ont été entamées
bien avant cette crise, s’impose la nécessité de définir ce qui est vraiment
essentiel au bien-être humain : de quoi avons-nous véritablement
besoin ? De quoi pouvons-nous dans les faits nous passer ?



Raisonnons d’abord par l’absurde
comme nous invitait à le faire Saint-Simon en 1819. « Supposons que la
France perde subitement les Français les plus essentiellement producteurs, ceux
qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les
plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans
les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française :
ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui
procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa
prospérité : la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les
perdrait… Il faudrait à la France au moins une génération entière pour
réparer ce malheur… »
. C’est sur le mode de la parabole, que Saint-Simon
tentait ainsi d’expliquer le renversement hiérarchique que le nouveau monde de
la révolution industrielle impliquait pour la prospérité du pays, qui pouvait
désormais selon lui se passer des classes monarchiques, alors que « les
sciences, les arts et métiers » lui étaient devenus essentiels.

Adapter la parabole de
Saint-Simon à la situation actuelle revient à reconnaître que nous ne pouvons
pas nous passer en temps de crise de celles et ceux qui assurent les soins, garantissent
l’approvisionnement alimentaire, maintiennent l’État de droit et les services
publics et font fonctionner les infrastructures (eau, électricité, réseaux
numériques). Ce qui implique qu’en temps normal toutes ces professions soient
valorisées à la hauteur de leur importance vitale. La définition du bien-être
humain qui en résulte ressemble au tableau de bord que forment ensemble les
différentes cases de l’attestation
de déplacement dérogatoire
que chaque Français(e) doit remplir pour avoir
le droit de sortir de son confinement.

Mais il est possible d’étoffer
cette réflexion élémentaire par les innombrables travaux menés depuis des
décennies sur la
mesure du bien-être humain
, travaux qui se sont fortement accélérés au
cours des dix dernières années, après la « grande récession ». On
peut commencer par considérer ce qui fait figure d’essentiel aux yeux des
personnes interrogées sur les sources de leur bien-être. Deux priorités se font
alors jour : la santé et
les liens sociaux. À
cet égard, la situation actuelle offre un frappant « paradoxe du
bien-être », par lequel des mesures de confinement parfois drastiques sont
prises pour préserver la santé, qui conduisent en retour à dégrader les liens
sociaux du fait de l’isolement imposé.

Mais comment mieux commencer de cerner
positivement les différents éléments du « bien-être essentiel » sur
lequel il faudrait désormais concentrer les politiques publiques ? La
mesure de la pauvreté peut ici venir en aide à la mesure de la richesse. Les
travaux empiriques pionniers d’Amartya Sen et de Mahbub ul Haq à la fin des
années 1980 ont abouti à une définition du développement humain que
l’Indicateur de développement humain publié
pour la première fois par les Nations Unies en 1990
ne reflète qu’en
partie : « Le développement humain est un processus d’élargissement
des choix des personnes. Les plus critiques sont de mener une vie longue et
saine, d’être éduqué et de jouir d’un niveau de vie décent. Les choix
supplémentaires incluent la liberté politique, les droits de l’homme et le
respect de soi ». Plus précisément, dans le cas français, les travaux engagés
en 2015 par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
(Onpes) sur les budgets de
référence
et prolongés notamment par l’INSEE avec son « indicateur de pauvreté en
conditions de vie 
» conduisent à définir les composantes essentielles
d’une vie « acceptable » (on pourrait aussi parler de
« décence »).

Mais à supposer que ces instruments
de mesure contribuent, dans la sortie de crise, à la définition d’un bien-être
essentiel (dont des travailleurs et travailleuses eux-mêmes essentiels assureraient
le maintien dans des situations de crise qui sont appelées à se répéter sous
l’effet des chocs écologiques), l’expertise seule ne suffirait pas à en tracer
les contours. Il faudrait qu’une convention citoyenne s’empare du sujet.

D’autant que la définition du
bien-être essentiel appelle naturellement deux autres catégories encore plus
délicates à définir, sur lesquelles ce blog reviendra dans les prochains jours :
le bien-être inutile (ou artificiel), celui dont on peut se passer sans dommage ;
le bien-être nuisible, celui dont on doit se passer à l’avenir parce qu’en plus
d’être accessoire il nuit au bien-être essentiel, notamment parce qu’il en sape
les fondations en conduisant à la dégradation des écosystèmes (c’est le débat
qui s’engage en Europe sur la nécessité de sauver ou non les compagnies
aériennes). Le débat sur le bien-être essentiel ne fait que commencer…




Capitalisme, environnement et sciences économiques

par Xavier Ragot


Il faut
adapter nos modes de vie et notre économie à la transition énergétique pour
préserver l’environnement.  Le moins que
l’on puisse dire est que les essayistes et économistes divergent sur le moyen
d’y parvenir. Des questions fondamentales émergent dans le débat public :
le capitalisme est-il compatible avec la transition énergétique et la
protection de la biodiversité ? Comment les sciences économiques peuvent-elles
être utiles pour penser ce changement nécessaire ?



Deux livres
récents montrent la divergence des points de vue. Le livre de Christian
Gollier
« Le climat après la fin du moi », (édition PUF) et le
livre d’Eloi Laurent[1]
« Sortir de la croissance mode d’emploi », (édition LLL) s’opposent
sur l’angle d’analyse, mais proposent en fait des recommandations
complémentaires.  Christian Gollier
insiste sur la capacité d’adaptation des économies de marché et le besoin de
transformer tous les prix pour révéler les vrais coûts en matière d’émission de
CO2 et de dégradation de l’environnement. Il plaide logiquement pour un prix du
carbone élevé, de l’ordre de 50 euros la tonne aujourd’hui, mais surtout une
croissance modérée mais continue de l’ordre de 4 % par an.  Christian Gollier présente aussi l’ensemble
des changements comptables, financiers pour que le coût réel de la dégradation de
l’environnement soit intégré par tous les acteurs, entreprises, ménages et
Etats, dans leurs choix économiques.

Eloi
Laurent insiste sur la nécessité de changer d’indicateurs de progrès, afin de sortir
d’un indicateur simpliste de croissance (comme le PIB). Il montre comment construire
des indicateurs de bien-être incluant la question environnementale, susceptible
de guider l’action européenne, nationale, dans la suite des réflexions du
rapport Fitoussi-Sen-Stiglitz. De manière plus concrète, il montre comment les
territoires et les villes peuvent construire des indicateurs quantitatifs pour
guider le débat et l’action publics dans une stratégie de préservation de l’environnement
socialement juste.  Christian Gollier
veut changer les incitations privées, Eloi Laurent veut déplacer le débat
public et la politique publique.

Cette
présentation ne doit pas cacher une différence de tonalité entre les deux
livres. S’agit-il de réorienter la croissance ou de sortir de la croissance ? Faut-il
mobiliser les acteurs privés ou les acteurs publics ? La réponse à ces
questions importantes oriente les recommandations les plus pratiques. Je
reviens donc ici sur cet enjeu essentiel, afin de proposer une réponse aux deux
questions reliant capitalisme, transition environnementale et sciences
économiques.

Pour penser la possibilité même d’une adaptation du capitalisme à la question environnementale, il faut d’abord se tourner vers l’histoire et la géographie, la diachronie et la synchronie du capitalisme en d’autres termes.   L’histoire, tout d’abord, pour observer l’évolution du capitalisme au XXème siècle face à la question alors principale, qui était la question sociale. La géographie ensuite pour comparer la diversité des capitalismes.

Quelle a
été la grande transformation du capitalisme XXe siècle ? Le capitalisme
a-t-il maximisé la croissance par une prédation accrue sur la vie des
travailleurs ? Non, bien au contraire. Le capitalisme dans tous les pays
développés n’a pas maximisé la croissance. En effet, il a utilisé une partie
des gains de productivité pour réduire le temps de travail, contribuant à
l’invention de la consommation de masse et de la société des loisirs. La durée
annuelle du travail par travailleur était de 3000 heures en 1840, pour
atteindre aujourd’hui environ 1500 heures pour l’ensemble des actifs, soit une
réduction par deux. Ensuite, le capitalisme n’a pas maximisé l’accumulation du
capital, il a conduit à l’émergence d’une consommation de masse.  En effet, la maximisation de l’accumulation
du capital passe par l’investissement. Celle-ci représente moins de 20 %
de la valeur produite chaque année contre 80 % pour la consommation
totale, en France.  Pour mémoire le taux
d’investissement est supérieur à 40 % en Chine, essentiellement du fait de
soutiens publics. Pour prendre la mesure de cette évolution, le système
économique valorisant le temps de travail héroïque, en la personne de Stakhanov
et l’accumulation du capital avec des objectifs ambitieux du Plan n’était pas
le capitalisme. La bataille entre les deux systèmes économiques, capitalisme et
communisme, s’est faire en valorisant le loisir au sein du capitalisme et non
le travail.

Cette
transformation du capitalisme ne provient pas du système économique lui-même
mais de l’ensemble de législation, conflits sociaux, de l’émergence du
syndicalisme au début du XXème siècle, etc. L’intégration de la question
sociale au capitalisme n’est pas une stricte nécessité économique mais une volonté
politique et sociale.  L’observation du
XXème siècle ne peut amener à conclure que le capitalisme est intrinsèquement
progressiste, mais à la conclusion qu’il est politiquement plastique.  Ensuite, la comparaison entre les pays montre
une grande diversité des capitalismes, qu’ont étudié  les institutionnalistes et l’Ecole de la
Régulation, en particulier[2].  Pour faire court, que l’on puisse qualifier à
la fois la Suède et la Chine de capitalisme montre la diversité des compromis
sociaux compatibles avec une économie qualifiée de capitaliste. Devant une
telle diversité, l’on peut même se demander si le mot conserve encore une
efficacité intellectuelle.

C’est donc inexact
de penser que le capitalisme ne conduit qu’à la recherche que la croissance la
plus élevée.  La question consiste plutôt
à identifier quelles seront les forces sociales qui amèneront à transformer
notre système économique afin de placer au son cœur la question environnementale.  Comme pour la question sociale, tous les
aspects de l’économie sont concernés, le droit du travail, la fiscalité, la
politique économique la comptabilité d’entreprise, la finance, etc. C’est un
changement systémique du même ordre. Les livres de Christian Gollier et celui d’Eloi
Laurent convergent sur ce point et abordent la diversité de ces questions.  

 La seconde question
concerne l’utilité de la science économique elle-même pour la compréhension des
efforts nécessaires à la transition environnementale. Ici une précision est
essentielle, en écho avec l’approche historique mentionnée plus haut. Aucun
économiste sérieux ne pense que le but de l’économie doit être de maximiser la
croissance ou une mesure de celle-ci comme le PIB[3]. Au
contraire la science économique s’est construite contre cette vision
productiviste. Elle s’est construite sur l’idée que le bien-être est le but à
atteindre, pas la croissance. Ce dernier est certes toujours difficile à
mesurer, mais l’ensemble des objets matériels et des services ne sont que des
moyens. Plus encore l’objet de la science économique n’est pas l’abondance mais
la rareté.  Ainsi, si la société se donne
réellement comme but la réduction de son empreinte environnementale, la science
économique permettra, modestement mais utilement, d’identifier les leviers. Comme
pour toute discipline traitant des questions environnementales, l’économie
génère des intentions et des travaux parfois contradictoires, qu’il faut
utiliser à bon escient. Cependant, les sciences économiques seront un outil
puissant pour penser les transitions nécessaires. Soyons plus concret :
Faut-il introduire une taxe carbone, une taxe carbone aux frontières, ou
interdire certains biens ou déplacements en avion ?  Comment penser l’évolution du prix du carbone
ou le marché des droits à émission actuellement en Europe ?  Une contribution particulièrement utile de la
science économique à cette réflexion est l’étude menée par l’ADEME,
Beyond Ratings et l’OFCE, par Paul Malliet notamment
. Elle consiste à mesurer les effets d’une taxe carbone aux frontières
de l’Europe, sur les ménages français entre les plus pauvres et les plus
riches. L’approche tient aussi compte des territoires et des personnes pour
comprendre, et donc compenser, les effets d’un changement vers une consommation
compatible avec la transition énergétique. La science économique seule ne permettra
pas, bien sûr, de comprendre toutes les facettes de ce changement de société
mais elle y contribuera.  Est-ce à dire
que la science économique est exempte de toute critique face aux changements
climatiques ? Non. Comme l’a montré Katheline
Schubert
dans un article de la revue de l’OFCE,
l’économie de l’environnement est encore peu développée par rapport à d’autres
pans de l’économie.  On peut bien mieux
faire, être plus précis et plus interdisciplinaire.  L’expert dispose d’un grand nombre
d’indicateurs, le PIB, bien sûr, mais aussi les émissions de CO2 les
différentes formes d’inégalités, etc. Cependant, il est aussi de la
responsabilité de l’économiste de transformer ces éléments en des mesures
opérationnelles, utiles au débat politique et la décision publique. C’est cet
effort que fait Éloi Laurent en réfléchissant à des indicateurs pour guider
l’action publique mesurer les efforts accomplis ou, malheureusement, l’absence
d’efforts sur ce chemin difficile de la transition environnementale. Il est
aussi de la responsabilité de l’économiste de fournir des quantifications
monétaires des efforts nécessaires, c’est ce que fait Christian Gollier en
discutant les sentiers possibles du prix du carbone.

La question de la compatibilité du capitalisme et de
l’écologie n’est donc pas économique mais politique : Comment trouver les
compromis sociaux pour changer nos économies d’une manière socialement
acceptable ? Une condition est nécessaire dans tous les cas :
Débattre de tous ces aspects de la manière la plus large et compréhensible
possible. C’est ce que font brillamment ces deux livres.


[1] Voir la
vidéo du 4 décembre 2019 pour une présentation de l’ouvrage.

[2] Voir par exemple la discussion de la question
environnementale dans la théorie de la Régulation dans Robert Boyer, « Economie politique des capitalismes », La découverte, 2015.

[3] Paradoxalement, c’est peut-être Keynes qui donne parfois l’impression que la croissance est un objectif économique.  Ses considérations sont à comprendre dans le cadre de la crise de 1929, sa vision de long terme et du progrès est clairement au-delà de la croissance, comme le montre ses écrits sur la société désirable, dans sa « lettre à nos petits-enfants ».




Où en est vraiment la transition écologique en France ?

par Eloi Laurent

Le Grand débat national s’est achevé le 8 avril dernier sur un bien maigre programme d’action pour la transition écologique : dans son discours de « restitution », le Premier ministre en est resté au stade du constat, en reconnaissant « l’exigence de l’urgence climatique ». C’est le 25 avril que le Président de la République annonce une méthode originale pour enfin avancer sur ce chantier crucial : la convention citoyenne.

Il est capital pour le succès de cette entreprise que les 150 citoyennes et citoyens tirés au sort dans les semaines qui viennent pour soumettre au Parlement et au Gouvernement des propositions concrètes de politique publique soient correctement informés sur l’état réel de la transition écologique en France. De ce point de vue, cela commence mal.

Lors de la séance des questions au gouvernement du 22 mai, le Premier ministre fait la réponse suivante à un député de son parti qui l’interroge sur les ambitions écologiques de l’exécutif :

La vérité… c’est que cette transition écologique, dont nous connaissons l’urgence et à laquelle nous avons, par des textes et par des objectifs, rappelé que nous étions attachés, nous y sommes engagés. Ainsi, selon l’université de Yale, qui porte un regard indépendant et totalement déconnecté de la politique nationale ou européenne, la France est, à l’échelle internationale, le deuxième pays en termes d’efficacité des politiques publiques menées pour accompagner la transition écologique.

Le Premier ministre fait ici référence au classement, assurément flatteur, de la France dans l’édition 2018 de l’Environmental Performance Index (EPI) publié conjointement par deux équipes de chercheurs de Yale et de Columbia. Mais la mobilisation de cette performance pose au moins trois problèmes.

Le premier est que cet indicateur ne mesure pas « l’efficacité des politiques publiques pour accompagner la transition écologique ». Il évalue, à travers un système de pondérations d’indices, la synthèse de deux dimensions : la « vitalité des écosystèmes » et la « santé environnementale ». Sur les 24 indicateurs utilisés, seuls trois reflètent partiellement une politique publique (en l’occurrence de protection de la biodiversité). Rien n’est dit par exemple du poids de la fiscalité environnementale, des dépenses publiques pour la protection de l’environnement, de l’importance des éco-activités, etc.

Plus fondamentalement encore, comme il est clairement indiqué dans les annexes techniques de l’indicateur 2018, les données les plus récentes incorporées datent de 2017, souvent de 2016, soit avant que les mesures de transition prises par le gouvernement actuel n’aient pu produire leurs effets.

L’examen de la « performance environnementale » de la France révèle en outre des bizarreries méthodologiques qui laissent sceptique sur la valeur d’ensemble de l’EPI. Le très bon score français s’explique notamment par le fait que le pays est classé deuxième en matière de « vitalité des écosystèmes », dimension qui compte pour 60% dans le score total (elle n’est que 11e en matière de « santé environnementale »[1]). Au sein de cette dimension, la France arrive deuxième en matière de « pollution de l’air », mesurée par les niveaux de SO2 (Dioxyde de souffre) et de NOx (Oxydes d’azote). Mais la France est classée 13e selon l’indicateur « qualité de l’air » qui prend en compte la pollution aux particules fines PM 2,5, particulièrement préoccupante dans les villes françaises (la France se classe en la matière autour du rang 90). La différence entre la « qualité de l’air » et la « pollution de l’air » tiendrait à la nature des polluants mesurés…

Comme expliqué récemment dans un Policy Brief de l’OFCE, la seule évaluation chiffrée existante de la stratégie écologique du gouvernement actuel, limitée à la transition énergétique-climatique (portée par la « Stratégie nationale bas carbone » et la « Programmation pluriannuelle de l’énergie »), montre que celle-ci est mal orientée : sur les neuf indicateurs principaux retenus pour le suivi de la transition énergétique par les pouvoirs publics, un seul est en 2017 conforme aux objectifs annoncés (avec des écarts pouvant atteindre plus de 20 %, comme dans le cas des émissions de gaz à effet de serre liées au secteur du bâtiment). Si l’on adopte une perspective plus large en prenant en compte les 28 indicateurs dont les données sont disponibles pour 2017 sur le site de l’Observatoire Climat-Énergie, on parvient à 70 % d’indicateurs mal orientés.

Cette contre-performance, en toute logique, ne peut être exclusivement imputée au gouvernement actuel. Mais il est indispensable de commencer le long travail de la transition écologique française, aujourd’hui littéralement enlisée dans bien des domaines clés (pollutions de l’air, nouveaux indicateurs de bien-être, déploiement des énergies renouvelables, fiscalité écologique, etc.), par un examen attentif et lucide de la réalité, qui révèle l’ampleur du chemin à parcourir.

 

[1] Le cas de la Suisse, classée première de l’EPI 2018, laisse apparaître un écart encore plus grand entre sa première place en matière de vitalité des écosystèmes et son dix-huitième rang en matière de santé environnementale. Pour une décomposition du score global des pays les mieux classés selon ces deux dimensions, voir ici 




Retour de la taxe carbone : les options en présence

par Audrey Berry et Éloi Laurent

Le « grand débat national », décidé et organisé par le pouvoir exécutif, va connaître son épilogue dans les prochaines semaines. Engendré par la révolte des « gilets jaunes » contre l’iniquité fiscale, il était logique qu’il suscite une réflexion sur la réforme de la fiscalité carbone, suspendue en décembre 2018, qui se trouve au point d’intersection exact entre les deux thèmes les plus débattus en ligne par les Français : « la transition écologique » et « la fiscalité et les dépenses publiques ».

Nous ajoutons aujourd’hui une dimension supplémentaire à ce débat en proposant d’instituer pour 2020 une contribution climat anti-précarité énergétique. C’est l’occasion d’éclairer pour les citoyens et les décideurs certaines des options de réforme en présence, avant, éventuellement, de trancher. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des quatre propositions les plus abouties et détaillées présentées ces dernières semaines, dont la nôtre (il en existe bien d’autres).

Tabe_post2-4                    Sources : CAETerra Nova/I4CEIDDRIBerry-Laurent.

Les quatre propositions convergent clairement sur la nécessité de la justice sociale, dont elles font toutes à la fois un objectif en soi et la condition essentielle de l’acceptabilité politique d’une éventuelle nouvelle fiscalité carbone. Nous proposons d’aller plus loin dans cette logique, dans la perspective d’une véritable transition sociale-écologique, en affectant l’essentiel des revenus de la taxe carbone à la lutte contre la précarité énergétique. Plus précisément, notre proposition serait indolore pour les ménages modestes et accélérerait la rénovation énergétique des logements ainsi que le développement d’alternatives de mobilité durable accessibles à tous.

Nous proposons également, plus largement, de définir et de considérer quatre critères de réussite de la fiscalité carbone (efficacité écologique, justice sociale, conformité juridique et acceptabilité politique) en liant notamment les critères d’efficacité écologique et de conformité juridique, pour tirer pleinement les leçons des trois échecs passés de la fiscalité carbone en France (2001, 2010 et 2018).

Le gouvernement est désormais en possession de nombreuses options, précises et praticables, pour réintroduire un signal-prix dans le système fiscal français et tenir ainsi les engagements climatiques qu’il s’est lui-même donné tout en garantissant la justice sociale.

Une autre possibilité existe : celle de ne rien tenter, au nom de la prudence politique. Les modalités de cette option sont déjà connues : injustice sociale et inefficacité écologique. En matière de politique climatique, comme l’a montré il y a près de 15 ans le Rapport Stern, le coût de l’inaction est très supérieur à celui de l’action.

 

 




Justice climatique et transition sociale-écologique

par Éloi Laurent

Il y a quelque chose de profondément rassurant à voir l’ampleur grandissante des marches pour le climat dans plusieurs pays du globe. Une partie de la jeunesse prend conscience de l’injustice qu’elle subira de plein fouet du fait de choix sur lesquels elle n’a pas (encore) de prise. Mais la reconnaissance de cette inégalité intergénérationnelle se heurte au mur de l’inégalité intra-générationnelle : la mise en œuvre d’une véritable transition écologique ne pourra pas faire l’économie de la question sociale ici et maintenant et notamment de l’impératif de réduction des inégalités. Autrement dit, la transition écologique sera sociale-écologique ou ne sera pas. C’est le cas en France, où la stratégie écologique nationale, à 90% inefficace aujourd’hui, doit être revue de fond en comble, comme proposé dans le nouveau Policy Brief de l’OFCE (n° 52, 21 février 2019).

C’est aussi le cas aux États-Unis où une nouvelle génération rouge-verte de responsables engage un des combats politiques les plus décisifs de l’histoire du pays contre l’obscurantisme écologique d’un Président qui est à lui seul une catastrophe naturelle. Dans un texte concis, remarquable de précision, de clarté analytique et de lucidité politique, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez vient ainsi de proposer à ses concitoyen(ne)s une « Nouvelle donne écologique » (« Green New Deal »).

Le terme peut paraître mal choisi : le « New Deal » porté par Franklin Delano Roosevelt à partir de 1933 visait à relancer une économie dévastée par la Grande Dépression. Or l’économie américaine n’est-elle pas florissante ? Si on se fie aux indicateurs économiques du XXe siècle (taux de croissance, finance, profit), sans doute. Mais si on traverse ces apparences, on discerne la récession du bien-être qui mine le pays depuis trente ans et qui ne fera que s’aggraver avec les crises écologiques (l’espérance de vie recule désormais structurellement aux États-Unis). D’où le premier levier de la transition écologique : sortir de la croissance pour compter ce qui compte vraiment et améliorer le bien-être humain aujourd’hui et demain.

Deuxième levier : articuler réalités sociales et défis écologiques. La « Nouvelle donne écologique » identifie comme cause fondamentale du mal-être américain les « inégalités systémiques », sociales et écologiques. Réciproquement, elle entend mettre en œuvre une « transition juste et équitable » en priorité au bénéfice des « communautés exposées et vulnérables » (« frontline and vulnerable communities »), que l’on pourrait nommer les « sentinelles écologiques » (enfants, personnes âgées isolées, précaires énergétiques, etc.). Ce sont celles et ceux qui préfigurent notre devenir commun si nous laissons les crises écologiques dont nous sommes responsables se dégrader encore. C’est cette articulation sociale-écologique que l’on retrouve au cœur de la proposition de plusieurs milliers d’économistes d’instaurer des « dividendes carbone » (une idée initialement proposée par James Boyce, un des meilleurs spécialistes au monde de l’économie politique de l’environnement).

Troisième levier, justement : intéresser les citoyen(ne)s au lieu de les terroriser. Le Rapport détaillé publié par le think tank Data for Progress est redoutablement efficace à cet égard dans la séquence argumentaire qu’il déploie : la nouvelle donne écologique est nécessaire pour la préservation du bien-être humain, elle créera des emplois, elle est souhaitée par la communauté des citoyens, elle réduira les inégalités sociales et le pays a parfaitement les moyens financiers de la mettre en œuvre. Concret, cohérent, convaincant.

L’Europe et la France avaient en 1933 un demi-siècle d’avance sur les États-Unis en matière de « nouvelle donne ». C’est en Europe et en France qu’ont été inventées, développées et défendues les institutions de la justice sociale. C’est aux États-Unis que s’invente aujourd’hui la transition sociale-écologique. N’attendons pas trop longtemps pour nous en emparer.




Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe

par Paul Malliet

La fiscalité des carburants ne peut expliquer à elle seule le mouvement social des gilets jaunes. Mais elle a fédéré le ressentiment d’une partie de la population française sur la question du pouvoir d’achat et a finalement conduit le gouvernement à renoncer à la hausse programmée de la composante carbone de la taxe intérieure sur la consommation sur les produits énergétiques (Contribution climat énergie, CCE) tout comme le rattrapage de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence pour l’année 2019.

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de l’évolution du pouvoir d’achat, (un article récemment paru dans le Portrait social de l’INSEE par des chercheurs de l’OFCE en fournit une analyse suffisamment détaillée), mais nous attacherons plutôt à déterminer l’hétérogénéité des situations et de leur exposition à la fiscalité carbone.

Les émissions ont crû entre 2016 et 2017 en France de 3,2 % (Eurostat 2018), nous éloignant un peu plus de la neutralité carbone en 2050 (Plan Climat 2017). Ce recul est inquiétant, d’autant plus que la Contribution climat énergie est supposée augmenter la tonne de CO2 jusqu’à 86,2 euros en 2022, soit quasiment le double d’aujourd’hui (44,6€ en 2018). La fiscalité carbone a un impact sur le niveau de vie des ménages et il est intéressant de comprendre les catégories les plus touchées par son augmentation.

Graphe1bon_post19-12La fiscalité sur l’énergie est régressive (voir graphique 1), et son impact pèse en moyenne presque cinq fois plus en proportion du revenu pour les 10% des ménages les plus modestes (décile 1 – revenu moyen par UC de 4 990 €) que les plus aisés (décile 10- revenu moyen par UC de 53 440 €), alors que le niveau d’émissions associées à l’usage du véhicule personnel et au logement est lui trois fois plus important pour le 10e décile que pour le premier.

Cette propriété connue de la fiscalité de l’énergie et pour laquelle nous avions déjà fourni des éléments d’analyse en 2017 (Evaluation du programme présidentiel) cache également des disparités fortes au sein des mêmes déciles (Voir graphique 2).

Graphe2_post19-12Si cette régressivité de la fiscalité carbone était déjà connue et précisée – par des travaux universitaires récents[1]–,le niveau de revenu n’explique pas l’ensemble de l’hétérogénéité des impacts, notamment au sein des mêmes déciles de niveau de revenu.

Le lieu de résidence joue un rôle significatif (voir graphique 3), les ménages habitant dans des zones urbaines inférieures à 20 000 habitants, sont plus touchés (0,25% du revenu) que ceux vivants dans les zones urbaines supérieures à 200 000 (0,19%), l’offre de transport alternatif à l’automobile étant plus concentrée dans ces zones. Toutefois ces indicateurs de moyenne cachent des situations individuelles pour lesquelles cet impact est supérieur à 0,5%, voire même supérieure à 1% pour une partie d’entre eux, et ce quelle que soit la taille de la zone urbaine. Si nombre de ces cas sont parmi les ménages les plus modestes (1er quintile), une partie de ceux appartenant notamment à la classe moyenne (Les 2e et 3e quintiles) connaissent également un impact important de la fiscalité du carbone sur leur revenu.

Graphe3_post19-12Une conclusion s’impose face à ce constat, le poids de la fiscalité carbone ne pèse pas de manière équivalente sur le revenu des ménages et dépend d’un ensemble de facteurs découlant des modes de vie. Ceux-ci d’ailleurs résultent de décisions soumises à de nombreuses contraintes – comme la pression des prix de l’immobilier qui pousse les ménages à s’éloigner des centres-villes – ou les conséquences des politiques favorisant l’étalement urbain et s’appuyant sur la mobilité individuelle. La transition rapide vers une société sobre en carbone est inévitable. Pour autant, l’impératif de justice sociale appelle à des politiques d’accompagnement et de compensation pour les plus exposés et les plus vulnérables. Un chèque énergie, sous condition de ressources, même associé à un chèque carburant tenant compte du lieu de résidence ne parviendrait pas à compenser l’hétérogénéité des situations exposées ci-dessus. Il ferait des gagnants, difficiles à justifier, et des perdants, opposants légitimes à la transition. L’acceptabilité sociale de la taxe carbone passe par la prise en compte des cas non moyens, difficilement identifiables par ces seules dimensions, sans quoi cette dernière sera vouée aux gémonies.

[1] Voir notamment sur les impacts redistributifs de la taxe carbone les travaux de Audrey Berry (2018) , Thomas Douenne (2018) et Aurélien Saussay (2018).




Promoting the Energy Transition Through Innovation

by Lionel Nesta, Elena Verdolini, and Francesco Vona

With the striking exception of the USA, countries around the world are committed to the implementation of stringent targets on anthropogenic carbon emissions, as agreed in the Paris Climate Agreement. Indeed, for better or for worse, the transition towards decarbonisation is a collective endeavour, with the main challenge being a technological one. The path from a fossil-based to a sustainable and low-carbon economy needs to be paved through the development and deployment of low-carbon energy technologies which will allow to sustain economic growth while cutting carbon emissions.

Unfortunately, not all countries have access to the technologies which are necessary for this challenging transition. This in turn casts serious doubts on the possibility to achieve deep decarbonisation. Developed countries accumulated significant know-how in green technologies in the last decades, but most of developing and emerging countries do not have strong competences in this specific field. Yet, it is in these latter countries that energy demand, and hence carbon emissions, will increase dramatically in the years to come. The issue at stake is how to reconcile the need for a global commitment to the energy transition with the reality of largely unequal country-level technological competences.

Public R&D investments play an important role in the diffusion and deployment of low-carbon technologies. Public investment in research is the oldest way by which countries have supported renewable energy technologies. For instance, following the two oil crises of the 1970s, the United States invested a significant amount of public resources in research and development on wind and solar technologies, with a subsequent increase of innovation activities in these fields. The same pattern can be observed in the last two decades in Europe, where solar, wind and other low carbon technologies have been supported by public money. But innovation policies and R&D investments are only one of the possible ways in which governments can stimulate low-carbon innovation.

Environmental policies are another way to stimulate clean innovation, which comes as an additional pay-off of emissions reduction. Usually, governments rely on two different types of environmental policy instruments: command-and-control policies, such as emission or efficiency standards, and market-based policies, such as carbon taxies or pollution permits. The former put a limit on the quantity of pollutant that firms and consumers can emit. The latter essentially work by putting an explicit price on pollution. Both types of instruments have the direct effect of lowering carbon emission in the short term. In the longer term, they also have the indirect effect of promoting low-carbon innovation. This is because they make it worth for firms to bring to the market new, improved technologies. Over the past decades, countries have implemented different low-carbon policy portfolios, namely a combination of different policy instruments to foster the development and deployment of low-carbon technologies. The combination of R&D, command-and-control and market-based policies varies greatly across countries.

A crucial question often debated in the literature is : which policy instrument is more effective in promoting innovation in renewable technologies vis-à-vis innovation in efficient fossil-based technologies ? Importantly, low-carbon innovation can refer either to renewable technologies, which effectively eliminate carbon emissions from production processes, or to more efficient fossil-based technologies, which decrease the content of carbon per unit of production. Favouring the former type of innovation over the latter is strategically important in the long-run: renewable technologies allow to completely decouple economic growth from carbon emissions. Conversely, fossil-based technologies may give rise to rebound effects, namely increase in overall energy demand (and possibly also in overall emissions) because they make it cheaper to use fossil inputs.

A recent study by Nesta et al. (2018) shows that certain combinations of research and environmental policy instruments are more effective in promoting renewable energy innovation than others. More specifically, there is no ‘one-fits-all’ solution when it comes to choosing the optimal combination of market-based or command-and-control environmental policies. Au contraire, to be effective in promoting renewable innovation, policy portfolios need to be tailored to the specific capability of each country. The study relies on data on innovation in low-carbon and fossil-based technologies in OECD countries and large emerging economies (Brazil, Russia, India, China, South Africa and Indonesia, BRIICS) over the years 1990-2015. The authors apply an empirical methodology that allows to test how effective each “policy mix” is in promoting innovation, depending on the level of specialization of each country in terms of green innovation.

The analysis shows that there are three different regimes of low-carbon specialization. The first one characterizes those countries with extremely low competences in green technologies as compared to fossil-based technologies. This accounts for about half of the observations in the study, including the BRICS countries. In this case, the research suggests, the only effective way to promote the redirection of technological expertise towards green technologies is through direct investment in low carbon R&D.

The second regime does come into play until a country shows enough specialization in green technologies. In this regime, environmental policies start to become effective in further consolidating the green technological specialization. The successful innovation strategy in this case is that which combines command-and-control policy instruments – which lower the incentives associated with fossil innovation – with market-based policies – which increase the incentives associated with green innovation.

The third regime is characterized by a substantial specialization in green know-how. This regime includes only 12 percent of the observations in the study. In this last case, market-based instruments alone are effective in sustaining green innovation vis-à-vis innovation in fossil technologies.

Countries which tailor their policy portfolio based on their level of competencies will be more successful in promoting renewable innovation. A clear example of the dynamics behind this finding is illustrated by Denmark. In the pre-Kyoto period, Denmark had not yet reached the required level of expertise in renewable energy. The country continued to invested heavily in building such expertise through significant investments in renewable research and innovation. As a result, Denmark moved to the second regime. At that point, the country strengthened both command and control and market-based policy instruments, further promoting renewable innovation vis-à-vis innovation in fossil-based technologies. This resulted in an even higher level of competencies in renewables, bringing Denmark to the third regime. The country was then in a position to switch away from command-and-control instruments and simply rely on market-based instruments to promote renewable innovation.

Countries which fail to tailor their policy portfolio are not successful in promoting renewable energy innovation. For instance, France represents a case of failure, as illustrated by our results. The lack of an adequate market-based support for renewables in the nineties led to the full dissipation of the French early advantage in these technologies. Indeed, France was the only country that is in the third regime in the first period and was then in an ideal position to implement ambitious policies before other countries, thus keeping its relative technological advantage. Instead, the country chose to fully specialize in nuclear energy. This eroded France’s capability in renewable energy innovation. This implies that France cannot simply rely on market-based instruments to successfully promote renewable innovation nowadays.

These results are of interest for emerging economies, and suggest that countries like Brazil, Russia, India, Indonesia, China and South Africa should be less timid in strengthening the stringency of both types of policy instruments, because they are well positioned to fully benefit from the innovation incentives. Fast-developing countries desperately need to build innovative capacity in renewable energy technologies and promote their diffusion. Apart from India and, to a lesser extent, Indonesia, all countries have built a satisfactory level of expertise in renewables. This calls for the implementation of both market-based and command-and-control policy instruments as means to embark on a virtuous renewable innovation circle. China stands out due to a high level of expertise in green technologies. Overall, their level of expertise in renewables is such that they would be in the position to fully benefit from the innovation incentives associated with more stringent mitigation policies in support of the energy transition.

 




Renouveler le mix : réaliser la transition énergétique, enfin !

par Aurélien Saussay, Gissela Landa Rivera et Paul Malliet

Le quinquennat qui s’achève aura été marqué par le succès de la COP21, qui a conduit à la signature en décembre 2015 de l’Accord de Paris visant à limiter la hausse des températures mondiales à 2°C d’ici la fin du siècle. Pourtant, les questions climatiques et de politique énergétique ne semblent pas figurer parmi les priorités du débat présidentiel qui s’ouvre.

Cette question mériterait pourtant d’être traitée en profondeur tant les décisions nécessaires engagent la France à long terme.  Afin d’atteindre les objectifs que la France s’est fixée dans la loi relative à la Transition Energétique et pour la Croissance Verte (LTECV), il est nécessaire d’engager au plus vite les transformations nécessaires de notre mix énergétique, et d’en améliorer l’efficacité afin de modérer la demande des principaux secteurs consommateurs d’énergie, résidentiel, tertiaire, des transports et de l’industrie.

Or le récent rapport parlementaire rendu par la Commission des affaires économiques et la Commission du développement durable[1] souligne le retard pris dans la mise en application de la LTECV. En particulier, le rapport souligne le peu d’avancées réalisées pour exploiter le principal gisement d’économie d’énergie, le secteur du bâtiment. Il relève également le retard pris dans l’augmentation de la part des énergies renouvelables au sein de notre mix énergétique, particulièrement en ce qui concerne la production d’électricité.

A cet effet, la Programmation pluriannuelle de l’électricité (PPE) pour la période 2016-2023 ne semble pas permettre, en l’état actuel, d’atteindre l’objectif de l’article I, section 3 (L100-4), alinéa 5 de la LTECV, qui prévoit de réduire la part de l’énergie nucléaire à 50% du mix électrique en France en 2025. Pour ce faire, il sera nécessaire de réviser la PPE dès le début du prochain quinquennat.

La crainte d’une perte de compétitivité de l’économie française – particulièrement en ce qui concerne les industries intensives en énergie[2], la faible acceptabilité d’une taxation du carbone, et le risque d’impacts économiques récessifs restent les principaux obstacles à la mise en place des plans ambitieux d’investissements nécessaires à la réalisation des principaux objectifs de la loi – et partant de la transition de la société française vers une économie bas carbone.

Si l’analyse des impacts redistributifs de la taxation carbone reste un sujet de recherche, les travaux de l’OFCE, menés en partenariat avec l’ADEME, ont montré que les craintes d’impacts macroéconomiques négatifs étaient injustifiées. Loin de peser sur les perspectives de reprise économique, la transition énergétique pourrait au contraire apporter un léger regain de croissance pour l’économie française au cours des trente prochaines années – et ce, dès le prochain quinquennat.

Ce résultat est la traduction macroéconomique de la réduction continue du coût des technologies nécessaires à la transition, dans chacune de ses dimensions : production d’énergie renouvelable, gestion de l’intermittence, amélioration de l’efficacité énergétique. Il ressort de nos analyses que l’évolution du coût complet actualisé de l’électricité d’origine renouvelable (ou LCOE, Levelized cost of electricity) rend possible un changement complet de paradigme énergétique sans surcoût majeur par rapport aux technologies traditionnelles – même dans un pays à forte pénétration nucléaire comme la France.

Un Policy brief récemment publié par l’OFCE, « Changer de mix : urgence et opportunité de la transition énergétique en France », présente les principales conclusions de ces travaux. Il démontre tout d’abord que la réalisation d’une transition énergétique correspondant à la LTECV permettrait de générer près de 0,4% de PIB supplémentaire et plus de 180 000 emplois à l’horizon 2022, à l’issue du prochain quinquennat. Si ces impacts restent modestes, nos projections indiquent à plus long terme un impact expansionniste de 3% de PIB supplémentaire à l’horizon 2050 – soit 0,1% de croissance annuelle supplémentaire sur la période.

Nous avons en outre estimé l’impact d’un exercice prospectif plus ambitieux encore dans la voie de la décarbonation de l’économie française : un accroissement de la part des renouvelables jusqu’à 100% du mix électrique en 2050. Ce scénario suppose une accélération de la construction des infrastructures de production d’électricité renouvelable – éolien en mer et on-shore et solaire photovoltaïque principalement – dès le prochain quinquennat. Cet effort accru permettrait d’obtenir un gain de PIB plus important encore de 1,3% en 2022, pour atteindre 3,9% en 2050.

Ce dernier exercice montre qu’une transition énergétique comparable dans sa magnitude à l’EnergieWende allemande est tout à fait réalisable en France, tant sur le plan technologique qu’économique.

L’accélération de la transition énergétique en France au cours du prochain quinquennat permettrait de répondre à un triple objectif : offrir à l’économie française un relais de croissance complémentaire, atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2 et de consommation d’énergie fixés au sein de la LTECV, et enfin réaliser la contribution de la France à l’objectif entériné lors de la COP21 de limitation du réchauffement planétaire en deçà de 2°C au-dessus des températures préindustrielles.

 

[1] Mission d’information commune sur l’application de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, 26 octobre 2016.

[2] Voir à ce sujet « L’état du tissu productif français : absence de reprise ou véritable décrochage ? », Département Innovation et concurrence, OFCE, 2016.




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




Des faubourgs de Londres à l’embrasement mondial : une brève histoire des émissions

Par Aurélien Saussay

Une nouvelle carte interactive des émissions mondiales de CO2 de 1750 à 2010 permet de mieux comprendre les responsabilités historiques des différentes régions du globe dans la crise climatique.

La COP 21 s’est conclue le 12 décembre 2015 sur un accord historique. Alors que 195 pays viennent de s’accorder sur la nécessité de limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés à la fin du siècle, c’est le moment de revenir en arrière sur l’histoire des émissions de CO2 depuis le début de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin des négociations, la question de la responsabilité historique des différents pays est restée l’un des principaux obstacles sur le chemin d’un accord mondial sur le climat. Les pays émergents, d’industrialisation récente, et les pays en voie de développement qui entament tout juste leur décollage économique refusent avec raison de fournir des efforts comparables aux pays développés.

Ce sentiment est validé par une nouvelle carte interactive retraçant 260 années d’émissions de CO2 issues de la combustion d’énergie fossile et de la production de ciment à la surface de la planète[1]. Cette carte permet d’explorer les émissions de chaque pays et leur répartition dans l’espace au cours des deux derniers siècles de façon interactive, tant dans leur totalité que par habitant. Elle permet également de suivre l’évolution des émissions mondiales et la consommation progressive du budget carbone permettant de limiter le réchauffement en deçà de 2 degrés.

 

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En combinant des données historiques d’émissions par pays issues du CDIAC  (de 1750 à 2010) avec des données de densité de population décennales produites par le projet européen HYDE (de 1750 à 2010 également), il est possible d’estimer la répartition des émissions dans l’espace et dans le temps à la surface du globe – sur une grille d’une résolution de 5’ d’arc (5’ étant égal à 1/12e de degré, soit environ 10 km par 10 km à l’équateur).

Cette carte interactive illustre les contributions de chacune des régions du globe depuis le milieu du XVIIIe siècle – et offre du même coup un récit saisissant de la diffusion progressive de la révolution industrielle au cours des deux derniers siècles.

Ces données illustrent de nombreux points clés pour mieux comprendre le débat sur les responsabilités historiques différenciées :

– Jusqu’au milieu du 20e siècle, seuls l’Europe et les États-Unis (et, dans une moindre mesure, le Japon) contribuent de manière significative aux émissions globales.
– Ce n’est que ces 30 dernières années que le reste du monde s’est « allumé », Chine en tête.
– A la faveur de l’accélération de la croissance économique dans les pays émergents, les émissions se sont emballées ces quinze dernières années.
– Pondérées par la distribution de la population mondiale, les émissions apparaissent très concentrées dans l’espace. Des données plus fines encore, utilisant notamment la localisation des centrales thermiques et des usines de production les plus énergivores (ciment, aluminium, papier par exemple) renforceraient encore ce constat.

Cette brève histoire des émissions de CO2 à travers le globe nous rappelle la responsabilité particulière des pays occidentaux dans la lutte contre le réchauffement climatique. La précocité de la révolution industrielle y a certes permis un décollage économique bien antérieur au reste du monde, mais a également conduit à émettre une part disproportionnée du budget total d’émissions auquel nous avions droit pour ne pas dépasser l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés.

Reconnue par l’Accord de Paris, cette responsabilité historique différenciée impose aux pays occidentaux un effort particulier dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette responsabilité doit se traduire par un effort accru en matière de transferts financiers et technologiques pour s’assurer que l’émergence des pays en voie de développement limite au maximum le recours aux énergies fossiles, sans pour autant entraver leur décollage économique.

 


[1] Ces émissions n’incluent pas les émissions issues des modifications d’utilisation des sols (LUCLUF) ou de l’utilisation des engrais. Il est malheureusement très difficile de reconstituer ces émissions sur l’ensemble de la période considérée.