Après l’Accord de Paris, sortir de l’incohérence climatique

Par Eloi Laurent

S’il fallait résumer d’une formule la teneur des 32 pages de l’Accord de Paris (et des décisions afférentes) adopté le 12 décembre 2015 par la COP 21, on pourrait dire que jamais l’ambition n’a été aussi forte mais que jamais la contrainte n’a été aussi faible. C’est l’arbitrage fondamental du texte et sans doute était-ce la condition de son adoption par tous les Etats de la planète. On pensait que l’enjeu, à Paris, serait d’étendre aux pays émergents, à commencer par la Chine et l’Inde, les engagements contraignants acceptés à Kyoto voilà dix-huit ans par les pays développés. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : sous l’impulsion du gouvernement américain, qui aura dominé de bout en bout et jusqu’à la dernière minute ce cycle de négociations (dont l’UE a été cruellement absente), tous les pays se trouvent désormais de fait hors de l’Annexe 1 du Protocole de Kyoto, libérés de toute contrainte juridique quant à la nature de leurs engagements dans la lutte contre le changement climatique, qui se résument à  des contributions volontaires qu’ils déterminent seuls et sans référence à un objectif commun.

Ce faisant, l’Accord de Paris fait apparaître une nouvelle variable climatique, dont on pourra suivre avec précision l’évolution au cours des prochaines années : le facteur d’incohérence, qui met en rapport objectifs et moyens. Au terme de la COP 21, ce ratio situe dans une fourchette qui va de 1,35 à 2 (la cible climatique choisie, indiquée à l’Article 2, est comprise entre 1,5 et 2 degrés tandis que la somme des contributions nationales volontaires visant à l’atteindre conduit à un réchauffement de 2,7 à 3 degrés). La question qui s’impose aujourd’hui est donc la suivante : comment sortir de l’incohérence climatique en alignant les moyens déployés sur les ambitions déclarées (et ramener le facteur d’incohérence climatique à 1) ?

Les réponses à cette question ont à vrai dire été formulées lors des deux semaines de la COP 21 mais elles n’ont pas survécu aux tractations entre Etats et ne figurent donc pas dans le texte final sous une forme opérationnelle. Elles sont au nombre de trois : la justice climatique, le prix du carbone et la mobilisation des territoires.

La justice climatique, dont l’importance décisive a été soulignée à juste titre notamment par le Président français dès son discours d’ouverture (« C’est au nom de la justice climatique que je m’exprime aujourd’hui devant vous »), fait l’objet d’un contresens dans le texte de l’Accord : alors qu’il ne mentionne qu’une fois le terme « justice », celui-ci dispose que les parties reconnaissent « l’importance pour certains de la notion de justice climatique ». Tout le point de la justice climatique est précisément qu’elle ne concerne pas certaines nations mais toutes, ensemble. Tout reste donc à faire sur ce terrain, et notamment sur la question de la répartition des efforts d’atténuation et d’adaptation.

La nécessité de donner un prix au carbone (et donc de lui conférer une valeur sociale), dont l’affirmation croissante aura été mise en lumière dès l’inauguration de la COP 21 sous l’égide d’Angela Merkel et du nouveau gouvernement canadien, figurait encore dans l’avant-dernière version du texte. Elle a disparu de la dernière mouture (sous la pression combinée de l’Arabie Saoudite et du Venezuela). Il ne fait pourtant pas de doute que c’est en internalisant le prix du carbone que l’on mettra le système économique au service de la transition climatique. Mais il semble à ce stade que les Etats aient choisi d’externaliser cette fonction d’internalisation au secteur privé. Il leur faudra vite reprendre la main, au plan interne et mondial.

Enfin, le rôle essentiel des territoires, à la fois pour compenser les insuffisances des Etats et pour constituer des laboratoires de l’économie bas-carbone, est trop rapidement et vaguement mentionné dans l’Accord. Le sommet organisé par la Mairie de Paris le 4 décembre a pourtant bien montré que les villes, les métropoles et les régions sont devenues des acteurs à part entière de la lutte contre le changement climatique, renouant avec l’esprit du sommet de Rio de 1992. Il faudra mettre en place, au plus vite, une véritable instance de coopération entre les territoires et les Etats nations, en France et ailleurs, pour faire vivre l’Accord de Paris.

On le voit bien à la lumière de ces trois enjeux déterminants, la critique la plus sévère que l’on peut adresser à un accord d’architecture, qui est un programme d’intentions plutôt qu’un véritable plan d’action, est de n’être pas assez évolutif et dynamique et de ne pas davantage anticiper ses propres insuffisances et son dépassement futur en ouvrant la voie à de nouveaux principes, de nouveaux instruments et de nouveaux acteurs. En outre, comment comprendre qu’il faille patienter jusqu’en 2020 pour sa mise en œuvre, alors que les signes du dérèglement climatique sont partout visibles ?

Le desserrement de cette contrainte temporelle viendra peut-être du grand pays qui s’est montré le plus constructif avant et pendant la COP 21 : la Chine. C’est de Chine qu’est venue, cinq jours avant la conclusion de l’Accord, la meilleure nouvelle climatique depuis l’annonce du ralentissement de la déforestation amazonienne au cours de la décennie 2000 : les émissions mondiales de CO2, après avoir connu une quasi-stabilisation en 2014, devraient légèrement diminuer en 2015. Cette atténuation tient à leur fléchissement en Chine sous l’effet combiné de la décélération économique (la sortie choisie de l’hyper-croissance) et de la dé-carbonisation de la croissance (liée à la moindre consommation de charbon). Cette baisse elle-même s’explique par la pression de plus en plus forte des Chinois sur leur gouvernement, car ils ont compris que le développement économique de leur pays est en train de détruire le développement humain de leurs enfants. On peut donc espérer que la Chine contienne les émissions mondiales dans les cinq années qui nous séparent de 2020 et rende l’attente de l’Accord de Paris plus supportable. A condition de la mettre à profit pour sortir de l’incohérence climatique.




Notre maison brûle, et nous ne regardons que Paris

par Paul Malliet

Alors que la 21e Conférence des Parties, la COP 21, a débuté la semaine dernière, tous les regards sont braqués sur Paris dans l’attente d’un accord  global ambitieux qui permettrait de limiter la hausse de la température moyenne mondiale à 2°C et de mener les Etats  à s’orienter très rapidement sur le chemin d’une décarbonisation rapide de leurs économies. Toutefois il est une autre bataille qui se mène actuellement et qui est passée sous silence alors que ses conséquences sont d’une ampleur catastrophique.

Les forêts primaires et les tourbières d’Indonésie, principalement localisées sur les îles de Sumatra et de Kalimantan (et considérées comme l’un des trois poumons verts de la planète) ont été ravagées par le feu pendant plusieurs mois, conséquence d’une saison sèche plus longue que prévue, elle-même alimentée par le phénomène El Niño d’une ampleur rarement observée[1], mais également et surtout par la poursuite des pratiques de culture sur brûlis, pourtant illégales, afin de déboiser des terres nécessaires à l’extension de la culture de l’huile de palme.

Ce sont ainsi 1,62 Gigatonnes de CO2 qui ont été relâchées dans l’atmosphère en l’espace de quelques semaines, triplant les émissions annuelles de l’Indonésie et faisant passer ce pays du 6e au 4e plus gros émetteur mondial derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et devant la Russie[2]. A titre de comparaison, cela représente près de 5 % des émissions mondiales pour l’année 2015.

Pourtant la question de la déforestation était centrale dans la contribution de l’Indonésie à l’effort global de réduction des émissions de gaz à effet de serre, puisque elle représente plus de 80 % de l’effort consenti[3] jusqu’à présent. De surcroît, dans le cadre du mécanisme onusien REDD+ (Reduction Emissions from Deforestation and Forest Degradation) lancé en 2008, l’Indonésie bénéficiait d’un financement international depuis 2011 de 1 milliard de dollars pour lutter justement contre la déforestation et pour promouvoir une gestion durable des forêts.

Or, faute d’une réponse rapide et significative qui aurait sans doute pu limiter les incendies, c’est cet effort qui est littéralement parti en fumée ces derniers mois. Trois éléments d’explication peuvent être avancés à ce stade. Le premier relève des capacités matérielles propres à l’Indonésie lui permettant de répondre à une telle catastrophe. Les autorités ne disposaient à titre d’exemple que de 14 avions, et s’appuyaient principalement sur les populations locales pour lutter contre l’extension des feux de forêts en construisant des bassins de rétention. Le deuxième élément relève de questions géopolitiques régionales. Plusieurs tensions diplomatiques émaillent les relations que l’Indonésie entretient avec ses voisins et il a fallu plusieurs semaines d’incendies avant que le gouvernement ne consente à accepter l’aide internationale. Enfin, une culture de la corruption telle qu’elle existe à plusieurs échelons de l’administration a favorisé des années de déforestation, fragilisant encore plus les écosystèmes au risque d’incendie.

Pourtant, il est désormais indéniable que les débats autour des réponses et des moyens à apporter aux situations de catastrophes climatiques sont à l’heure actuelle totalement absents des discussions dans le cadre de la COP 21. Il est aujourd’hui plus qu’urgent que la communauté internationale soit en mesure de fournir un cadre et des moyens d’intervention en réponse à ce type d’événement, qui malheureusement devrait être de plus en plus fréquent, et dont les conséquences seraient sources de profonds déséquilibres régionaux. Le renforcement des financements destinés à la lutte contre la déforestation est évidemment primordiale, surtout que le coût de la tonne de CO2 évité est dans ce cas très faible ; mais c’est principalement au niveau des pratiques que de nombreux progrès restent à faire, que ce soit  par l’introduction de plus de transparence dans la gestion des fonds ou une intégration plus forte des  populations locales et des ONG dans la mise en œuvre de nouvelles pratiques.

François Hollande déclarait lors de son discours d’ouverture de la COP 21 que « ce qui est en cause avec cette conférence sur le climat, c’est la paix ». Effectivement, les conditions de la paix risquent de plus en plus de dépendre des capacités d’adaptation des sociétés face au risque climatique. Le désastre de la Seconde Guerre mondiale a conduit la communauté internationale à créer le corps des casques bleus dont le mandat est « le maintien ou le rétablissement de la paix et de la sécurité internationale ». Combien de désastres écologiques seront-ils nécessaires pour voir apparaître des casques verts ?

 


[1] D’après l’OMM (Organisation météorologique mondiale), le phénomène El Niño 2015-2016 s’inscrit comme étant l’un des trois plus puissants jamais enregistrés depuis que les données sont répertoriées, en 1950,  et les prochaines décennies sont susceptibles de voir une accélération d’épisodes extrêmes sous l’effet du changement climatique.

[2] World Resources Institute, With Latest Fires Crisis, Indonesia Surpasses Russia as World’s Fourth-Largest Emitter, 29 octobre 2015.

[3] L’Indonésie s’était engagée en 2009 à réduire de 29 %, voire 41% (avec un support international), ses émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à un scénario de référence (Source : National Action Plan for Greenhouse Gas Emissions Reduction (RAN-GRK)).




La justice climatique, sésame de la COP 21

par Eloi Laurent

Les négociations climatiques ne peuvent pas se limiter à une discussion technique entre experts sur la foi de données scientifiques : elles doivent prendre la forme d’un dialogue politique ouvert nourri par une réflexion éthique qui implique les citoyens. Sur quoi doit porter ce dialogue ? Alors que la COP 21 s’ouvre dans deux mois à Paris, il apparaît de plus en plus clairement que la clé d’un possible accord n’est pas l’efficacité économique mais la justice sociale. La « croissance verte » est une ambition du siècle passé qui n’a qu’un faible pouvoir mobilisateur dans un monde rongé par les injustices. Il importe bien plutôt de souligner le potentiel d’égalité d’une action résolue contre le changement climatique, au plan national et global.

Trois enjeux permettent de comprendre que la justice sociale se trouve au cœur des négociations climatiques. Le premier tient au choix des critères de répartition du budget carbone entre les pays en vue d’atténuer le changement climatique (environ 1 200 milliards de tonnes de carbone qu’il nous reste à émettre dans les trois à quatre prochaines décennie pour limiter la hausse des températures terrestres autour de 2 degrés d’ici à la fin du 21e siècle). Divers indicateurs peuvent être utilisés à la fois pour estimer ce budget carbone et pour le répartir équitablement entre les pays, et ces indicateurs doivent être débattus, mais on ne pourra pas, en tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu à Paris. On peut montrer que l’application d’un critère hybride, mais relativement simple de justice climatique, aboutit à diviser par presque deux les émissions mondiales dans les trois prochaines décennies, ce qui permet de garantir l’objectif des 2 degrés et même de viser une hausse des températures proche de 1,5 degré, renforçant ainsi le caractère juste de cette règle commune à l’égard des pays et des groupes sociaux les plus vulnérables.

Le deuxième enjeu est celui de l’adaptation au changement climatique, c’est-à-dire à la fois l’exposition et la sensibilité différenciée, selon les pays et les groupes sociaux, à l’égard des phénomènes climatiques extrêmes et la hausse des températures planétaires. Il importe ici aussi de choisir des indicateurs pertinents de vulnérabilité climatique pour répartir justement les financements disponibles (qui devront être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020). Mais, il sera très difficile de mobiliser les sommes nécessaires sans faire évoluer les négociations climatiques de la logique quantitative actuelle vers une logique de prix (version anglaise ici).

Enfin, le combat contre les inégalités apparaît comme le moyen le plus efficace d’impliquer les citoyens dans le dialogue climatique. La lutte contre le changement climatique doit être comprise non pas comme une menace sociale ou une opportunité de profit mais comme un levier d’égalité : une chance de réduire les disparités de développement humain entre les pays et au sein des pays.

Le cas de la Chine montre comment la contrainte de la réduction des émissions de CO2 peut se transformer en instrument de réduction des inégalités : la limitation de la consommation de charbon réduit, simultanément, les émissions de gaz à effet de serre du pays et les dégâts des particules fines sur la santé des Chinois, ceux-ci étant répartis de manière très inégale sur le territoire et donc au sein de la population. Il en va de même de la souhaitable régulation du trafic automobile dans les zones urbaines françaises, qui représenterait à la fois un gain sanitaire et une réduction des émissions liées à la mobilité. Ce double dividende climat-santé (réduire les émissions afin de contenir le réchauffement a un effet indirect, l’amélioration de la santé) doit donc être mis au cœur des négociations de Paris. La lutte contre le changement climatique est une chance de réduire des inégalités qui s’annoncent ravageuses : en croisant la carte « sociale » et la carte « climatique », nous pouvons ainsi prévoir que l’impact des canicules sera le plus fort dans les régions où l’exposition climatique est importante et où la part des personnes âgées isolées est élevée. Le risque climatique est un risque social-écologique. L’inégalité face à ce risque est une inégalité environnementale. La COP 21 n’a pas pour but de « sauver la planète » et encore moins de « sauver la croissance » mais de « sauver notre santé » en protégeant les plus vulnérables du pire de la crise climatique.

 




A new economic world. Measuring well-being and sustainability in the 21st century

Éloi Laurent and Jacques Le CacheuxUn nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction: Measuring the possibles

“Let no one ignorant of geometry enter here!”

Inscription over the doors of Plato’s Academy in Athens

 

We live under the reign of gross domestic product (GDP) – 2014 marked its seventieth anniversary. Created by the American economist Simon Kuznets at the dawn of the 1930s, GDP was adopted as an international standard for sovereign accounting at the conference held by the WW2 Allies in July 1944 in the small town of Bretton Woods, in the middle of nowhere. GDP is used to measure monetizable market activities and is the benchmark of economic growth and living standards, and as such over the decades it has become the ultimate measure of nations’ success – precise, robust and comparable.

But GDP, like the conventional economic indicators for which it is the standard bearer, is very rapidly losing its relevance in the early 21st century, for three basic reasons. First, economic growth, which was so strong in the initial post-war decades (1945-1975), is gradually fading in the developed countries, rendering its pursuit an increasingly vain hope for public policy. Second, objective and subjective well-being – that is to say, what makes life worth living – is increasingly disconnected from economic growth. Finally, GDP tells us nothing about environmental sustainability, that is, the compatibility of our well-being today with the long-term health of the ecosystems on which that ultimately depends – even though this is certainly the major challenge facing our century.

For these three reasons, all over the world growing numbers of researchers [1] and policy makers are recognizing that the standard economic indicators that still guide public debate are in fact misleading compasses that distort our horizons. In contrast, by trying to measure well-being, an effort is now underway to identify the real determinants of human prosperity, going beyond material conditions like national output and personal income. By bringing together the elements required for sustainability (that is to say, dynamic well-being), they are undertaking the even more difficult task of understanding the conditions required for human development to go forward and sustain itself over time, under increasingly powerful ecological constraints.

This effort at understanding is important for two main reasons: because non-measurability leads to invisibility (what is not counted does not count); and because, conversely, measuring means governing: our indicators determine our policies, and rarely for the better. Opening up the range of human well-being means finding ways to overcome short-sighted trade-offs between economic, social and environmental factors. And situating human development within the framework of sustainable development will avoid blind destruction. But how do we take the full measure of our new economic world?

Let’s start from the current situation: economic growth as measured by GDP seems, despite a few ups and downs, to have run its course since about 2000 in France, in Europe, and in quite a few developed countries and even emerging countries. A debate has recently arisen, kicked off, as is common, in the US, about the causes of this stagnation. As far back as the early 1990s hypotheses were advanced for this (the structural weakening of innovation; economic policy mistakes with lasting effects; impoverishing globalization; job-destroying automation), and there have been more or less alarmist predictions about the tragic fate of the West in a world it no longer dominates as it once did. Though these debates are somewhat interesting, they fail to address the core issue: whether or not economic growth returns, it is not synonymous with people’s welfare or social sustainability.

Strictly speaking, economic growth has returned in Europe and even more so in the United States since 2010. It is resulting in an “invisible recovery” for the population, whose daily reality is light years away from the official optimism. The gap between policy makers and their constituents about the real state of the economy is so gaping that it now seems as if there are two parallel universes that are unaware of each other. In Europe, sluggish growth barely masks a harsh social regression, especially in France, where living standards are inexorably declining, reversing a trend that is over forty years old. In the US, once deflated of finance and income inequality, the wondrous but very recent economic expansion has brought nothing for 99% of the population. The Wealth of Nations, alongside the poverty of the people…

On the other hand, the collapse of economic wealth, however significant, cannot express the brutality of the civilizational destruction being inflicted on Greece, in the context of the European crisis, in the name of “fiscal discipline”[2].

In the meantime, there is a lack of general awareness that every day climate change, the loss of biodiversity and deteriorating ecosystems are undermining not only our own future quality of life, but also that of those who will follow us.

For all these reasons, we already know that the “return to growth” being announced in France for 2015 and 2016 will disappointment expectations. The point is not therefore to attempt to force the pace by feeding an ailing boiler with, if need be, the wood that makes up our ship, but to equip ourselves with a reliable compass to avoid a shipwreck and to navigate as smoothly as possible on the seas of the new economic world.

the rest of the introduction can be read [in French] on the Odile Jacob website: http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] In the French-speaking world, we salute the pioneering and stimulating work of Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey and Isabelle Cassiers, who for many years have identified and written accurately about the limitations of GDP and the narrow horizons set by economic growth.

[2] While GDP has fallen by 25% in Greece since 2009, the decline in health indicators (lower life expectancy, increasing number of suicides, rising infant mortality, the financial strangulation of the public health care system, etc.) is much more worrying for the future of the Greek people.




Les conteurs d’EDF

par Evens Saliesa

L’enjeu des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’est pas seulement environnemental. Il est aussi de stimuler l’innovation, facteur de croissance économique. La politique d’amélioration de l’efficacité énergétique [1] nécessite de lourds investissements visant à transformer le réseau électrique en un réseau plus intelligent, un smart grid.

A ce titre, les Etats membres ont jusqu’en 2020 pour remplacer les compteurs d’au moins 80 % des clients des secteurs résidentiel et tertiaire par des compteurs plus « intelligents ». En France métropolitaine, ces deux secteurs représentent 99 % des sites raccordés au réseau basse tension (< 36kVA), soit environ 43 % de la consommation d’électricité, et près de 25 % des émissions de gaz à effet de serre (sans compter celles émises lors de la production de l’énergie électrique qui alimente ces sites).

Ces nouveaux compteurs possèdent des fonctionnalités qui, comme l’ont montré des recherches, permettent de réduire la consommation électrique. La télérelève des données de consommation toutes les 10 minutes, et leur transmission en temps réel sur un afficheur déporté (l’écran d’un ordinateur, etc.), matérialisent sans délai les efforts d’économie d’électricité ; ce qui était impossible auparavant avec deux relevés par an. La télérelève à haute fréquence permet aussi un élargissement du menu de contrats des fournisseurs à des tarifs mieux adaptés au profil de consommation des clients. Le « pilote » du réseau de transmission peut optimiser plus efficacement l’équilibre entre la demande et une offre plus fragmentée à cause du nombre croissant de petits producteurs indépendants. Pour les distributeurs [2], la télérelève résout le problème d’accessibilité aux compteurs [3].

Ces fonctionnalités sont supposées créer les conditions d’émergence d’un marché de la maîtrise de la demande d’électricité (MDE) complémentaire de celui de la fourniture. Ce marché offre aux fournisseurs non-historiques la possibilité de se différencier un peu plus, en proposant des services adaptés au besoin de MDE de la clientèle [4]. Le gain en termes d’innovation pourrait être significatif si des sociétés tierces, spécialistes des technologies de l’information et de la communication, développent elles aussi les applications logicielles permises par l’usage du compteur. Pourtant, en France, la politique de déploiement des compteurs évolués ne semble pas aller dans le sens d’une plus grande concurrence. L’innovation pourrait s’arrêter au compteur en raison d’une délibération de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) stipulant que :

« Les fonctionnalités des systèmes de comptage évolués doivent relever strictement des missions des [distributeurs] d’électricité, […] Ainsi, les fonctionnalités supplémentaires demandées par certains acteurs [essentiellement les fournisseurs] qui relèvent du domaine concurrentiel (notamment, l’afficheur déporté) ne sont pas retenues. »

A la lecture de ce paragraphe, nous comprenons que les fournisseurs ne sont pas prêts à supporter le coût de développement de ces fonctionnalités. Or, d’après l’Article 4 de cet arrêté, qui précise la liste des fonctionnalités réservées aux distributeurs, aucune ne semble avoir été laissée en exclusivité au secteur concurrentiel. En effet, les ménages équipés d’un ordinateur pourront consulter leurs données de consommation sans passer par leur fournisseur ou une société tierce.

Il est bon de s’interroger sur les bénéfices et les coûts d’une telle approche qui, a priori, ressemble à une monopolisation du marché de la MDE par les distributeurs.

Cette approche permettra d’atteindre rapidement l’objectif des 80 % puisque la CRE a opté pour un service public de la MDE : les distributeurs, qui ont des obligations de service public, déploieront les compteurs communicants. A lui seul, le compteur « Linky » du distributeur d’électricité dominant, ERDF, sera déployé sur 35 millions de sites basse tension, couvrant ainsi 95 % du réseau national de distribution[5]. Ainsi, le risque de sous-investissement dans les capacités d’effacement que les fournisseurs d’électricité devront bientôt détenir est faible. En effet, ces derniers n’ayant pas à supporter les coûts de fabrication et déploiement des compteurs, ils pourront rapidement investir dans le développement de ces capacités. De plus, la péréquation des coûts de sous-traitance pour la fabrication des compteurs et de déploiement sur tout le réseau français de distribution permet des économies d’échelle considérables. Enfin, le faible taux de pénétration des compteurs dans les pays qui ont opté pour une approche décentralisée (le compteur et les services sont alors en partie à la charge des ménages intéressés), plaide en faveur du modèle français. Ce modèle est en effet plus pragmatique puisqu’il supprime l’essentiel des barrières à l’adoption.

Cependant, le niveau de concentration des activités de distribution et de fourniture de l’électricité aux ménages pose question : ERDF est affilié à EDF, en quasi-monopole dans la fourniture aux ménages. En termes d’innovation dans les services de MDE, l’intérêt pour EDF d’aller au-delà du projet Linky de sa filiale paraît faible. D’abord, à cause des coûts déjà engagés par le groupe (au moins cinq milliards). Ensuite parce que la qualité de la solution de base d’information sur les consommations par défaut dans Linky, sera suffisante pour parvenir à créer des coûts de migration vers les services de MDE offerts par la concurrence [6]. Certes, les fournisseurs alternatifs vont pouvoir introduire des tarifs innovants. Mais EDF aussi. Une manière de surmonter cet obstacle serait de mettre en place une plateforme Linky, pour que des applications des sociétés tierces puissent dialoguer avec son système d’exploitation. Moyennant l’accord du ménage et, éventuellement, une charge d’accès aux données, l’activité serait certes régulée, mais l’entrée serait libre. Cela stimulerait l’innovation dans les services de MDE, mais n’augmenterait pas la concurrence puisque ces sociétés ne seront pas fournisseurs d’électricité. Le consommateur a-t-il beaucoup à perdre ? Evidemment, cela dépend du montant de la réduction de sa facture. Etant donnée la hausse probable de 30% des prix de l’électricité d’ici à 2017 (inflation incluse), nous craignons que les efforts des ménages en vue d’optimiser leur consommation ne seront pas récompensés. Le gain net à moyen terme pourrait être négatif.

Finalement, nous pouvons nous demander si, avec Linky, le groupe EDF n’essaie pas de maintenir sa position d’entreprise dominante dans la fourniture d’électricité, affaiblie depuis l’ouverture à la concurrence. Avec un service de MDE installé par défaut sur 95% des sites basse tension, Linky va devenir l’élément d’infrastructure du réseau national que devront emprunter tous les offreurs de service de MDE. Du point de vue des règles de la concurrence, il faut alors se poser la question de savoir si ERDF et ses partenaires ont bien communiqué l’information sur le système d’exploitation de Linky, sans favoritisme pour le groupe EDF et ses filiales (Edelia, Netseenergy). Les conteurs aimeraient nous narrer une belle histoire d’encouragement à l’innovation dans l’énergie et l’économie numérique pour réussir la transition écologique. Sachant que l’actuel PDG de l’entreprise en charge de l’architecture du système d’information de Linky, Atos, était ministre de l’économie et des finances juste avant le lancement du projet Linky en 2007, nous pouvons en douter…


[1] « Amélioration de l’efficacité énergétique » et « économie d’électricité » sont utilisées indifféremment dans ce billet. Voir l’article 2 de la directive 2012/27/UE du Parlement et du Conseil européens pour des définitions précises.

[2] Les distributeurs sont les gestionnaires des réseaux de lignes moyenne et basse tension. Le plus répandu est ERDF. Réseaux et compteurs font partie des ouvrages concédés, propriété des collectivités locales délégantes.

[3] Cependant, cela impliquera, par exemple pour ERDF, la suppression de 5 000 postes (à rapprocher des 5900 départs à la retraite … ; cf. Sénat, 2012, Rapport n° 667, Tome II, p. 294).

[4] En conformité avec la loi NOME de 2010, les fournisseurs et autres opérateurs devront être capables de baisser ponctuellement la consommation d’électricité de certains clients (couper momentanément l’alimentation d’un chauffage électrique, etc.), ce qui est appelé « effacement de consommation ».

[5] Dans les territoires où ERDF n’est pas concessionnaire, d’autres expérimentations existent, comme celle du distributeur SRD dans la Vienne qui déploie son compteur évolué, i-Ouate, sur 130 000 sites.

[6] Voir DGEC, 2013, Groupe de travail sur les compteurs électriques communicants – Document de concertation, février.

———-

a L’auteur remercie C. Blot, K. Chakir, S. Levasseur, L. Nesta, F. Saraceno, et plus particulièrement O. Brie, M.-K. Codognet et M. Deschamps. Les opinions défendues dans ce billet n’engagent que son auteur.




Une compétitivité durable grâce à la fiscalité écologique

par  Jacques Le Cacheux

« Choc » ou « Pacte » ? Le débat sur la perte de compétitivité française s’est récemment focalisé sur le rythme de mise en œuvre d’un basculement de cotisations sociales patronales vers un autre financement, laissant entendre que le principe en était acquis. Face à la situation dégradée de l’emploi et du solde commercial de la France, alors que les éléments étayant la thèse d’une perte de compétitivité des entreprises françaises par rapport à celles de la plupart de nos partenaires s’accumulent[1], et que le taux de marge des entreprises affiche une faiblesse alarmante pour l’avenir, la nécessité d’une baisse du coût du travail semble s’imposer. Mais le rythme et les modalités font débat. Faut-il augmenter la CSG, la TVA, ou un autre prélèvement, au risque d’amputer le pouvoir d’achat des ménages dans un contexte conjoncturel déjà plus que morose ?

La conjoncture doit être gérée au niveau de la zone euro

L’opportunité du basculement d’une partie des cotisations patronales – le chiffre de 30 milliards est souvent évoqué – sur un autre prélèvement est souvent contestée au nom des risques qu’une telle stratégie ferait peser sur une croissance déjà atone : affaiblir la consommation réduirait encore davantage les débouchés des entreprises, pesant ainsi sur l’activité donc sur l’emploi et sur les marges.

Mais la France n’est dans cette situation déprimée que parce que l’Union européenne s’est engagée dans un ajustement budgétaire à marche forcée dont tout le monde – ou presque … – reconnaît aujourd’hui qu’il est contreproductif et voué à l’échec : comme l’illustre de manière navrante la situation espagnole, la quête d’une réduction du déficit budgétaire lorsque l’économie est en récession est vaine, et les efforts « vertueux » – coupes claires répétées dans les dépenses publiques et augmentations d’impôts – ne font qu’affaiblir un peu plus l’économie et aggraver le chômage, car les multiplicateurs budgétaires sont alors très élevés, comme l’avait montré Keynes, voilà plus de 70 ans !

Le soutien budgétaire à l’activité est la seule voie de sortie. Mais l’expérience des premières années du premier gouvernement socialiste reste dans toutes les mémoires : l’échec fut à la hauteur des illusions et le « tournant de la rigueur » rendit le gouvernement impopulaire. Ce qui ne pouvait fonctionner dans le contexte des premières années 1980, avec une économie moins ouverte, une politique monétaire autonome et une parité externe de la monnaie alors ajustable, le pourrait encore moins dans le contexte d’intégration plus poussée et de monnaie unique. Tenter de maintenir le pouvoir d’achat des ménages français, alors que le reste de la zone euro est en récession et que les entreprises françaises ont perdu de la compétitivité ne pourrait que creuser davantage le déficit extérieur, sans soutenir la croissance ni l’emploi.

Il faut donc poursuivre le combat européen pour obtenir que l’on ralentisse partout le rythme de réduction des déficits publics ; mettre en œuvre, dans la zone euro, une politique monétaire plus accommodante, qui aurait le double avantage de réduire les coûts des dettes, publiques et privées, les rendant ainsi plus soutenables, et d’exercer une pression à la baisse sur le taux de change de l’euro, favorisant la compétitivité externe à un moment où les banques centrales américaine et japonaise cherchent à faire baisser la valeur de leur monnaie, ce qui, mécaniquement, poussera l’euro vers le haut ; et s’engager conjointement dans une politique européenne coordonnée de soutien à la croissance, combinant financement de la recherche, investissements dans les réseaux transeuropéens de transport et d’électricité, et investissement dans l’éducation et la formation.

L’offre productive nationale doit être soutenue et stimulée

Le défaut de compétitivité de l’industrie française n’est pas réductible à un problème de coût de travail. Et l’on sait bien qu’une surenchère de modération salariale et de moins-disant social, dont on voit déjà aujourd’hui les ravages en Europe, ne peut qu’entraîner la zone euro dans une spirale déflationniste, comparable à celle que ces mêmes pays avaient vainement enclenchée dans les années 1930 pour tenter de sortir, chacun pour soi, de la Grande dépression.

La baisse des dépenses sociales ne peut donc pas être une réponse, alors que les besoins augmentent de toute part en raison de la montée du chômage et de la précarité de la situation d’un nombre croissant de ménages, salariés et retraités. Baisser les salaires, comme le font certains pays (Grèce et Irlande, notamment), soit directement, soit par le biais d’une augmentation du temps de travail sans accroître la rémunération, n’est pas non plus une solution, car cette déflation salariale déprimerait un peu plus la demande et nourrirait un nouveau cycle de moins-disant salarial en Europe.

Améliorer la compétitivité-coût en allégeant les charges sur les salaires peut faire partie de la solution. Mais cette option n’enverra pas forcément aux entreprises les bons signaux et n’entraînera pas nécessairement une baisse de leurs prix de vente ou une augmentation des embauches : des gains d’aubaine sont inévitables, et la plus grande aisance financière est susceptible de profiter aux actionnaires autant qu’aux clients ou aux salariés. Les allègements de cotisations sociales peuvent être ciblés, sur certains niveaux de rémunération, mais ils ne peuvent pas être sectoriels, ni conditionnels, au risque de violer les règles européennes de la concurrence.

Il convient également d’inciter et d’aider les entreprises françaises à moderniser leurs capacités d’offre. La nouvelle Banque publique d’investissement peut y contribuer, en finançant des projets prometteurs. Mais on peut également jouer sur la fiscalité des bénéfices des sociétés, notamment en recourant aux incitations à l’investissement et à la recherche que permettent les crédits d’impôt et règles d’amortissement : c’est un moyen de jouer plus directement sur les incitations des entreprises et de conditionner les soutiens publics à des comportements susceptibles d’améliorer leur compétitivité.

La fiscalité écologique, levier de compétitivité soutenable

Sur quels prélèvements basculer le coût de ces allègements au profit des entreprises ? Les discussions sur les mérites et inconvénients respectifs de la TVA et de la CSG abondent. Contentons-nous de rappeler ici que la TVA a été créée pour anticiper la baisse des protections tarifaires, à laquelle elle se substitue très efficacement sans discriminer sur le marché national entre produits nationaux et importations, mais en exonérant les exportations : une hausse de TVA ne diffère donc guère d’une dévaluation, avec des avantages et des inconvénients très similaires, notamment en ce qui concerne le caractère non coopératif au sein de la zone euro. Mais rappelons aussi (voir notre post de juillet 2012) que la consommation est aujourd’hui relativement moins taxée en France qu’il y a quelques années, et moins que chez nombre de nos partenaires européens.

Recourir à une véritable fiscalité écologique aurait, au regard des autres options de financement des allègements, le grand avantage de favoriser les secteurs les moins polluants et les moins dépendants des énergies fossiles – amoindrissant du même coup nos problèmes de soldes extérieurs, pour partie imputables à nos importations d’énergie – et de mettre en place les bonnes incitations de prix et de coûts, tant pour les entreprises que pour les consommateurs. En particulier, engager sérieusement la transition énergétique suppose que l’on institue une fiscalité carbone ambitieuse, mieux conçue que celle qui, en 2009, a fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel. Sa création, et son entrée en vigueur progressive, doivent être accompagnées d’une réforme des prélèvements directs sur les revenus des ménages et des principales allocations sous conditions de ressources, pour éviter les « usines à gaz » de compensation (cf. l’article dans l’ouvrage « Réforme fiscale », avril 2012).

Un « choc de compétitivité » donc, mais surtout un « pacte de compétitivité soutenable », qui incite les entreprises française à s’engager sur les bons sentiers, ceux des choix d’avenir.


[1] Voir notamment le post du 20 juillet 2012.




Faut-il choisir entre sauver la planète et sortir de la crise?

par Xavier Timbeau

Il incombe à notre génération et aux suivantes de trouver un moyen de faire vivre décemment 10 milliards d’habitants sur une planète aux ressources et aux capacités finies de façon durable. Comme un niveau de vie décent suppose un mode de consommation plus proche de celui de nos sociétés occidentales que du dénuement d’une grande partie des habitants du monde, la tâche est  immense et l’échec  inacceptable. Tout cela impose de freiner le changement climatique, d’anticiper les chutes de rendements agricoles, de se préparer aux conséquences de la montée des mers, de s’adapter et de mettre un terme aux destructions de la biomasse et de la biodiversité ou de prendre en compte l’épuisement des ressources naturelles, qu’elles soient renouvelables ou non. La liste des contraintes est longue et ne s’arrête malheureusement pas à ces quelques exemples (le lecteur intéressé pourra d’ailleurs lire avec profit des travaux antérieurs de l’OFCE sur ce sujet). 

Pourtant, on oppose souvent la crise qui frappe les pays développés (la Grande Récession) à l’urgence environnementale, suggérant que la préoccupation éthique d’insérer la société humaine dans les limites imposées par son environnement est un luxe que l’on ne peut plus se permettre. Comme il nous faut espérer le retour de la croissance ou préparer la liquidation de nos économies, la décroissance par souci de la nature serait un doux rêve, une option que seuls les plus idéalistes, donc dégagés des contraintes du réel, peuvent considérer « sérieusement ». Comment des sociétés qui connaissent des taux de chômage records, qui devraient réduire leurs dettes publiques comme privées, qui doivent se remettre au travail pour éponger  les excès d’hier ( !), menacées qui plus est par des puissances émergentes qui précipiteront dans le déclin ceux qui ne se plient pas aux règles du nouveau monde, pourraient-elles s’enticher de sauvegarder la planète ?

Ces deux priorités (sortir de la crise, sauver la planète) qu’il faudrait hiérarchiser (l’une réaliste, l’autre idéaliste) est une bien mauvaise façon d’aborder le problème de notre temps. Elle ne peut conduire qu’à de mauvaises stratégies, augmenter le coût futur du nécessaire réalisme environnemental et prolonger la crise économique que nous traversons encore et encore. Trois arguments sont souvent avancés qui aboutissent à négliger les questions environnementales au profit des questions d’ordre économique. Ces arguments sont particulièrement discutables.

Le premier argument est qu’il faut reporter la solution à la question environnementale, or on ne le peut pas. En effet, et à titre d’exemple, on a dépassé depuis longtemps la capacité d’absorption de l’écosystème mondial en gaz carbonique. Continuer à émettre du carbone parce que les hydrocarbures sont moins chers que les autres sources d’énergie[1] sous prétexte que l’on n’a pas d’autres choix est une impasse. Chaque fois que l’on construit une centrale au gaz (de schiste ou pas), elle devra fonctionner (pour être rentable) au moins 50 ans. Or, après 10 ans, on s’effrayera du niveau des émissions de carbone et on prendra conscience que le changement climatique ne menace pas notre confort mais la survie de l’espèce humaine, et réduire les émissions de CO2 deviendra une évidence. Aux nouveaux investissements pour modifier notre mode de consommation de l’énergie, il faudra ajouter la mise au rebus de cette centrale au gaz non rentabilisée. Reporter le respect de la contrainte ne fait pas gagner de l’argent, il accroît au contraire le coût de s’y soumettre, tout simplement  parce qu’on ne peut pas reporter la contrainte environnementale. C’est aujourd’hui le diagnostic, par exemple, de l’Agence Internationale de l’Energie, peu suspecte de verser dans l’écologie profonde. Pour que le climat global n’augmente pas de plus de 2°C (par rapport à l’ère préindustrielle), il faut s’engager tout de suite sur la trajectoire d’une réduction des émissions de CO2 autour de 2t de CO2 par an par habitant (soit 5 à 10 fois moins des émissions actuelles des habitants des pays développés). Ne pas le faire, c’est investir aujourd’hui dans de mauvaises solutions, les déclasser avant qu’elles ne soient rentabilisées et se résigner à ne pouvoir limiter la hausse de la température globale qu’à 3°C ou plus. C’est donc payer plus cher une stabilisation du climat à un niveau plus dégradé qui coûtera plus en adaptation. Faire passer la réduction de la dette publique au premier plan au nom des générations futures est parfaitement hypocrite si cela est fait au détriment des générations futures. Autrement dit, s’ils sont bien conduits, les investissements de décarbonation de l’économie ont une rentabilité sociale future très supérieure au taux d’intérêt sur la dette publique. Ne pas les réaliser revient à appauvrir les générations futures. Ne pas le faire parce que la contrainte de trésorerie nous l’interdit est un renoncement que nous ne pourrons pas justifier auprès des générations futures.

Le deuxième argument avancé est que nous ne serions pas assez riches pour nous permettre de sauver la planète. Se plier aux nécessités environnementales et mettre en œuvre les solutions pour réduire notre impact sur l’environnement nous appauvriront, à quelques exceptions près, en tout cas dans un premier temps[2]. Ce qui était bon marché (par exemple produire de l’énergie avec les réserves accumulées pendant des millions d’années dans  le sous-sol) devra se faire avec plus de travail, plus d’infrastructures ou de capital (et donc plus de travail pour produire ce capital) et donc en étant globalement moins efficace. Concevoir des produits qui pourront être intégralement recyclés, les produire et les recycler, pour que les matières qui les composent soit indéfiniment réutilisées pour ne pas puiser dans le stock fini des ressources de la planète demandera plus de travail, plus d’énergie (et donc plus de travail) et plus de capital (et donc plus de travail). Choisir la trajectoire de respect de l’environnement signifie donc moins de consommation (finale, ou si l’on préfère de services tirés de la consommation ou une baisse du flux de bien-être matériel que l’on tire de la consommation). Mais cela ne signifie pas pour autant une baisse de la production et encore moins la baisse de la production nationale. Plus de souci de l’environnement impliquera une baisse de la productivité, du niveau de vie mais également des créations d’emploi (cela en est le simple corollaire). Or que se passe-t-il lorsqu’on créé des emplois en abaissant la productivité dans une situation de sous-emploi massif ? On peut, sans que cela soit assuré, réduire les inégalités et abaisser le chômage. L’effet revenu, négatif et global, peut être compensé pour une partie de la population par l’effet inégalité. Comme échapper aux raretés  des ressources (celle par exemple des hydrocarbures) réduira (à l’extrême fera disparaître) les rentes associées à ces raretés, la réduction des inégalités s’associera précisément à la primauté du travail sur la propriété. C’est ainsi que l’on peut concilier la réduction des inégalités et la transition environnementale. Moins de richesses consommées, mais moins de chômage à condition que l’on profite de l’occasion ouverte par la transition environnementale pour réduire les inégalités, et ce pas simplement par des tarifs sociaux mais également par des créations de nouvelles productions.

Troisième argument souvent avancé, la contrainte de la concurrence internationale. Puisque nos concurrents ne font pas le choix de respecter l’environnement, leurs coûts restent bas. Si nous nous échinons à pénaliser nos entreprises par des surcoûts environnementaux (taxes, quotas, normes, marchés de droit à polluer), non seulement nous perdrons en compétitivité et donc nous détruirons des activités économiques et de l’emploi, mais en plus, puisque ces activités seront relocalisées dans des espaces où la pollution ou les émissions de CO2 sont « autorisées », ces dégradations environnementales ne se produiront plus sur notre territoire mais sur d’autres et au final augmenteront. Bref, l’idéal environnemental n’est pas compatible avec les dures lois de la mondialisation. C’est pourtant cet argument qui est profondément naïf et maladroit et non l’injonction environnementale. Il existe deux types de réponses possibles, parfaitement compatibles avec la mondialisation telle qu’elle est [peu] régulée. La première est la coopération par l’application des mêmes règles sur des espaces de plus en plus larges. L’Union européenne et son marché carbone en est un exemple. Cet espace peut être étendu, comme l’a essayé le protocole de Kyoto ou comme le prouve la récente coopération entre l’Union européenne et l’Australie. Mais la coopération ne pourra pas s’imposer de façon stable s’il n’y a pas une possibilité de coercition. La seconde réponse possible est donc la taxe environnementale à l’importation, qui est légitime dans le cadre des accords de l’OMC (la protection de l’environnement fait partie des rares motifs pour déroger au principe de libre circulation sans taxe). Notons, pour qu’il n’y ait aucun doute sur le motif environnemental, que le produit de ces taxes à l’importation devrait être au moins en partie redistribué aux pays d’où viennent ces importations, quitte à ce qu’elles soient réservées aux investissements environnementaux. Cela lèverait le soupçon d’une recette fiscale protectionniste, permettrait de faire avancer la question environnementale dans les pays en développement, apporterait une réponse concrète à la notion de dette écologique du Nord vis-à-vis du Sud et serait neutre lors de la mise en place d’une taxation environnementale ou d’un marché de droit à émettre dans les pays concernés. Cela permettrait également de conserver la possibilité d’une division internationale du travail (et des flux de commerce qui vont avec) qui est une source de productivité, de meilleure allocation du capital toujours nécessaire pour faire face à toutes les contraintes que nous devons respecter.

Ainsi, la question environnementale et la sortie de la crise sont deux questions convergentes et non pas opposées. La première ne peut être reportée sans coût majeur ou dommages irréversibles. Les leviers pour agir sur l’environnement doivent être ceux qui participeront à la sortie de la crise, en particulier en ce qu’ils réduisent les inégalités et accroissent l’emploi. Reste la question de la dette publique et de la capacité à disposer de marges de manœuvre pour le futur. Se soumettre à une contrainte de trésorerie (il faut que je rembourse aujourd’hui mes dettes sinon je vais m’effondrer) est la réaction de panique d’un lapin face aux phares de la voiture qui va l’écraser. Or c’est précisément la stratégie budgétaire que l’on s’acharne à suivre. C’est cela qui est contradictoire avec le souci des générations futures et de l’environnement.


[1] Tout comme chercher à gagner un peu de compétitivité en exploitant du gaz de schiste parce qu’il est deux fois moins cher que l’hydrocarbure pétrole moyen, alors qu’au final, et malgré son ratio énergie produite sur carbone émis plus avantageux, il conduit à plus d’émissions.

[2] Ensuite, les contraintes environnementales stimuleront le progrès technique qui pourra au final augmenter à nouveau notre productivité globale.




Négocions un signal-prix mondial du carbone, et vite !

par Stéphane Dion [1] et Éloi Laurent

Vingt ans après la Conférence de Rio, et alors qu’une nouvelle conférence sur le climat s’ouvre à Bonn lundi 14 mai 2012, un constat d’échec s’impose sur le front de la lutte contre les changements climatiques induits par l’activité humaine. Nous ne pourrons pas échapper à un grave dérèglement du climat si nous continuons de la sorte. Il nous faut changer de direction, et vite. 

L’Agence internationale de l’Énergie prévoit un réchauffement de plus de 3.5° C à la fin du 21e siècle si tous les pays respectent leurs engagements, et de plus de 6° C s’ils se limitent à leurs politiques actuelles. À ce niveau de réchauffement, la science du climat nous prévient que notre planète deviendra bien moins hospitalière pour les humains et moins propice à toutes les formes de vie.

À la Conférence de Durban de décembre 2011, les pays ont exprimé leur vive inquiétude quant à l’écart entre leurs propres engagements et l’atteinte de l’objectif de limiter le réchauffement en-deçà de 2° C (par rapport à l’ère pré-industrielle). Ils ont promis de redoubler d’effort en vue d’abolir cet écart. Pourtant, ils ne se sont pas engagés à atteindre des cibles plus contraignantes. Nous faisons dès lors face à une distance de plus en plus insoutenable entre l’urgence de l’action et l’inertie des négociations mondiales.

Les pays développés refusent de renforcer leurs politiques climatiques tant que les autres grands émetteurs n’en feront pas autant. Mais les pays émergents, en particulier la Chine et l’Inde, avec des taux de croissance annuelle de leur produit intérieur brut de 8 à 10 %, n’accepteront pas, dans un avenir prévisible, de cibles de réduction en volume de leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces pays pourraient en revanche être plus ouverts à l’idée de prélever un prix sur la tonne de CO2, harmonisé au plan mondial, dont le revenu leur appartiendrait, et auquel leurs compétiteurs économiques seraient eux aussi astreints.

Selon nous, le meilleur instrument de coordination internationale qu’il faille établir pour lutter contre les changements climatiques est ce signal-prix mondial du carbone. C’est pourquoi nous proposons de concentrer les négociations à venir sur cet objectif essentiel.

Voici ce que nous proposons (voir le détail, en version française http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2012-15.pdf et anglaise) : chaque pays s’engagerait à instaurer, sur son territoire, un prix du carbone aligné sur une norme internationale validée par la science, en vue d’atteindre, ou du moins, de nous rapprocher le plus possible, de l’objectif de plafonnement du réchauffement planétaire à 2° C. Chaque pays choisirait de prélever ce prix par la fiscalité ou par un système de plafonnement et d’échange de permis d’émissions (un « marché du carbone »).

Les gouvernements seraient libres d’investir à leur gré les revenus issus du paiement du prix pour les rejets de carbone et de l’abolition correspondante des subventions aux énergies fossiles. Ils pourraient, par exemple, investir dans la recherche-développement en matière d’énergies propres, dans les transports en commun, etc. Ils pourraient aussi choisir de corriger les inégalités sociales dans l’accès à l’énergie.

Les pays développés auraient l’obligation de réserver une partie de leurs revenus pour aider les pays en voie de développement à instaurer des politiques d’atténuation, d’adaptation et de création de puits de carbone (reforestation, par exemple). L’apport respectif de chaque pays développé serait proportionnel à ce que représentent ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à l’ensemble des émissions de tous les pays développés.

En vertu de cet accord international, les pays auraient le droit de taxer, aux frontières, les produits en provenance d’un pays qui n’aurait pas établi un prix du carbone conforme à la norme internationale. Le message serait clair pour tous les grands émetteurs : si vous ne prélevez pas un prix carbone sur vos produits avant de les exporter, les autres pays le feront à votre place, et ce sont eux qui en tireront des revenus. Chaque pays verrait ainsi que son intérêt commercial est de se conformer à l’accord international, à tarifer ses propres émissions et à utiliser comme il l’entend les revenus qu’il en tirerait.

Ainsi, le monde serait doté à temps d’un instrument essentiel à son développement soutenable. Les émetteurs de carbone seraient enfin obligés d’assumer le coût environnemental de leurs actions. Les consommateurs et les producteurs seraient incités à choisir les biens et les services à plus faible teneur en carbone et à investir dans de nouvelles technologies qui réduisent leur consommation d’énergie et leurs émissions polluantes.

Nous devons négocier ce signal-prix mondial du carbone, et vite. Quel meilleur endroit pour engager cette démarche qu’à Rio, là-même où le problème du changement climatique a été reconnu par la communauté internationale voilà 20 ans ? 


[1] Stéphane Dion est député à la Chambre des Communes du Canada ; ancien ministre de l’Environnement du Canada, il a présidé la 11e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, tenue à Montréal en 2005 (COP 11).




Taxe carbone aux frontières européennes : attachons nos ceintures !

par Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

Comment contourner l’impasse actuelle des négociations climatiques internationales ? Par un dosage optimal d’incitations et de contraintes. Dans l’affaire qui l’oppose actuellement aux compagnies aériennes mondiales, l’Union européenne applique de manière justifiée cette combinaison gagnante pour imposer ce qui s’apparente à une taxe carbone à ses frontières. Elle brandit la menace de la contrainte de sanctions financières pour encourager un accord sectoriel qui n’a que trop tardé entre les compagnies aériennes en vue de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES).

Le bras de fer engagé par les compagnies aériennes de plusieurs grands pays, avec l’appui plus ou moins ouvert de leurs gouvernements, contre l’application de cette nouvelle réglementation sur les émissions de gaz à effet de serre des appareils desservant le territoire de l’Union européenne (UE) constitue, dans cette perspective, un test crucial et un enjeu symbolique considérable, car c’est une grande première : toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE sont assujetties à la nouvelle mesure, de quelque nationalité qu’elles soient. Les responsables européens ont, le 9 mars dernier, réaffirmé leur détermination à maintenir cette réglementation, aussi longtemps qu’une solution satisfaisante n’aura pas été proposée par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) ; or 26 des 36 Etats membres du Conseil de l’OACI, dont la Chine, les Etats-Unis et la Russie, se sont déclarés hostiles aux nouvelles contraintes européennes, enjoignant leurs compagnies aériennes de ne pas s’y soumettre. Et le gouvernement chinois menace à présent de bloquer, voire d’annuler, les commandes de 45 appareils Airbus, dont 10 gros porteurs A380, si la décision européenne n’est pas abrogée.

Des émissions aériennes en forte hausse

Les émissions de GES imputables au transport aérien ne représentent qu’environ 3 % des émissions mondiales et européennes (de l’ordre de 12 % des émissions totales issues des transports dans l’UE). Mais, en dépit des progrès accomplis par les avionneurs en matière d’intensité énergétique, ces émissions, qui sont encore modestes au regard du transport routier, connaissent une croissance explosive depuis 20 ans, beaucoup plus rapide que celle de tous les autres secteurs, y compris le transport maritime (graphique). Il faut donc les maîtriser.

En outre, les carburants utilisés par les compagnies aériennes ne sont, dans la plupart des pays et notamment dans l’UE, pas soumis à la taxation habituelle qui frappe les produits pétroliers, ce qui constitue une évidente distorsion de concurrence par rapport aux autres modes de transport.

Un cadre juridique robuste

Entrée en vigueur le 1er janvier 2012, la nouvelle réglementation européenne oblige toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE à acquérir des permis d’émission pour un montant correspondant à 15 % des émissions de CO2 engendrées par chaque trajet à destination ou en provenance de ces aéroports. Non discriminatoire, puisqu’elle concerne indistinctement toutes les compagnies desservant l’espace européen, quelle qu’en soit la nationalité ou la résidence, cette obligation fondée sur la protection de l’environnement est dès lors parfaitement conforme à la Charte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Elle est également bien entendu conforme aux traités européens mais aussi aux diverses dispositions du droit international en matière d’aviation civile, comme l’a rappelé, dans son arrêt du 21 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne saisie par plusieurs compagnies aériennes américaines qui en contestaient la légalité. Le cadre juridique de cette nouvelle disposition est donc robuste.

Vers la mort du transport aérien ?

Les compagnies aériennes et les gouvernements des principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre hostiles à cette mesure justifient leur opposition frontale par son inopportunité, dans la conjoncture actuelle de faiblesse de la croissance et de hausse du coût des carburants, et par son coût excessif : la hausse induite des tarifs aériens passagers serait de nature à déprimer davantage une industrie déjà fragilisée.

En réalité, la mesure est largement symbolique et son coût presque insignifiant. Que l’on en juge : selon le calculateur Air France agréé par l’ADEME, les émissions par passager pour un aller-retour sont d’un peu plus d’une tonne de gaz carbonique pour un Paris-New-York, et d’environ 1,4 tonne pour un Paris-Pékin. Le prix actuel de la tonne de carbone sur l’ETS – le marché européen du carbone sur lequel les compagnies doivent acquérir les permis d’émission – étant d’un peu moins de 8 euros, le surcoût par billet s’établit respectivement à 1,2 euro pour un Paris-New-York et 1,7 euro pour un Paris-Pékin ! (le calculateur de l’OACI donne des estimations encore inférieures).

Vers la guerre commerciale ?

Les menaces d’annulation de commandes d’Airbus ou d’autres représailles commerciales sont évidemment sans commune mesure avec l’incidence économique de la taxe sur le ciel européen en l’état actuel de la législation. Craindre que celle-ci ne déclenche une « guerre commerciale », c’est en outre oublier que cette guerre est déjà déclarée dans l’industrie, en particulier dans le secteur aérien (avec la multiplication des subventions publiques plus ou moins déguisées, y compris en Europe et l’usage du taux de change, véritable arme de politique industrielle). De plus, les accords ou les annulations de commande dans ce secteur sont de toute façon très souvent influencés par le contexte politique, parfois pour des motifs douteux (comme dans le cas de rapprochements diplomatiques avec des régimes peu fréquentables). Ici, le motif est légitime, puisqu’il s’agit de défendre l’intégrité de la politique climatique européenne.

Relayées par les groupes de pression ciblés – en l’occurrence les avionneurs –, les menaces et chantages de tous ordres sont destinés à faire fléchir les gouvernements pour obtenir des gains à courte vue. Ils visent notamment les pays, au premier rang desquels l’Allemagne et la Pologne, qui traînent aujourd’hui des pieds pour accepter la proposition de la Commission d’accélérer le rythme de réduction des émissions européennes, en passant de 20 % à 30 % l’objectif de réduction des émissions en 2020 (par rapport au niveau de 1990). L’Allemagne et la Pologne agissent, comme c’est au demeurant leur droit, sur le dossier climatique, respectivement, conformément à une stratégie de croissance fondée sur les exportations et une stratégie énergétique fondée sur le charbon. Dans les deux cas, il s’agit de choix nationaux qui ne doivent pas prévaloir sur les orientations européennes. Il n’y a donc, du point de vue de l’intérêt européen, aucune raison valable de céder à ces pressions, même relayées par certains Etats membres.

En confirmant sa détermination, l’UE peut administrer la preuve que son leadership par l’exemple sur le plan climatique dépasse l’enjeu de l’exemplarité morale pour aboutir à des changements effectifs de comportements économiques. L’UE peut donner à voir toute l’efficacité d’une stratégie climatique régionale dans un contexte global bloqué. S’il devait se confirmer, le succès de la stratégie européenne, consistant à inciter à des stratégies coopératives sous la menace crédible de sanctions, indiquerait la voie pour sortir de l’impasse des négociations climatiques.

L’Union européenne va, dans les prochaines semaines, traverser une zone de turbulences (une de plus) sur le dossier de sa taxe carbone aux frontières. Il serait juridiquement absurde et politiquement très coûteux de faire machine arrière maintenant : attachons plutôt nos ceintures et attendons tranquillement l’extinction du signal lumineux.

 

 




Des vertes et des pas mûres : quand les économistes sont pris pour des pommes

Informations complémentaires au communiqué de presse de l’OFCE du 24 janvier 2012 relatif à l’évaluation des projets des candidats à l’élection présidentielle.

par Paul Malliet, Frédéric Reynès, Yasser Y. Tamsamani et Xavier Timbeau

Un « exercice inédit » : c’est ainsi que le site de campagne d’Eva Joly[1] présente un travail d’analyse fait à propos de son projet de budget 2012. Cet exercice est inédit en particulier en ce qu’il attribue à 3 économistes de l’OFCE un travail qu’ils n’ont pas réalisé !

Comme il en est de signer un travail qui n’est pas le sien, voir apposer sa signature sur un travail auquel on n’a pas participé constitue une violation de la déontologie scientifique la plus élémentaire. Paul Malliet, Frédéric Reynès et Yasser Y. Tamsamani déclarent qu’ils n’ont ni participé, ni signé, ni contribué directement ou indirectement au travail d’évaluation proposé par Europe Ecologie Les Verts. Ce travail est la responsabilité pleine et entière de Gaël Callonnec et n’engage que lui.

La présentation erronée et l’attribution indue de ce travail conduit à penser que l’OFCE, en tant qu’institution, apporte une quelconque validation à ce travail. Il n’en est rien, pour la simple et bonne raison que pour valider un travail, il faut en avoir eu connaissance (ce qui n’est pas le cas de cette évaluation), qu’il y ait eu matière à validation et qu’une discussion critique ait été conduite, ce qui n’est pas le cas non plus.

Cette étude indique avoir mobilisé un « modèle économique de l’OFCE » pour conduire son évaluation. Un tel modèle existe : l’OFCE a développé en collaboration avec l’ADEME un modèle macroéconométrique, Threeme, destiné aux évaluations de politique économique en particulier lorsqu’elles ont une dimension environnementale. Intégrer les contraintes environnementales est une préoccupation fondamentale, que nous partageons probablement avec bien des membres d’EELV, pour laquelle il nous a paru important de développer des outils et des méthodes. Le modèle est décrit dans un document de travail de l’OFCE, et a été utilisé pour des évaluations de politique économique (voir par exemple ici, dans le numéro 120 de la revue de l’OFCE consacré à la problématique du développement soutenable). Gaël Callonnec est un des auteurs de ce modèle, mais les autres auteurs de ce modèle (MM. Malliet, Reynès et Tamsamani) ne cautionnent pas nécessairement tous les travaux réalisés à partir de ce modèle, simplement parce qu’ils découlent de son utilisation.

La raison en est que l’utilisation d’un modèle ne garantit pas la justesse des évaluations. Evaluer une proposition de politique économique, c’est d’abord choisir comment intégrer telle mesure dans le cadre restrictif et quantifié d’un modèle. Ce choix est laborieux et, suivant que l’on insiste sur un mécanisme, que l’on omet un comportement, que l’on privilégie un scénario, le résultat final peut varier. Pour lever les indéterminations, pour traquer les erreurs, contourner les idées préconçues et débusquer les a priori du modélisateur, il est nécessaire de confronter l’analyse à d’autres, dans un long processus itératif. Il faut discuter et échanger sur les hypothèses hors modèle et dans le modèle. La validation passe par ces étapes. Rien ne nous indique que l’évaluation de l’étude en question ne soit passée à travers ces filtres et nous ne pouvons donc en rien apporter une caution à ce travail. Apposer le label « OFCE » sur cette étude supposerait que nous ayons pu participer à cette validation. Il n’en est rien.

Mais au-delà de la validation, il nous faut admettre que la méthode économique n’a pas la capacité aujourd’hui d’apporter des certitudes chiffrées sur des sujets pourtant importants pour notre avenir. A cela, on ne peut opposer que la transparence sur les éléments qui alimentent les modèles ou les hypothèses qui les sous tendent. On ne peut répondre à cette incertitude que par des demi-conclusions, des scénarios possibles. C’est une des raisons pour lesquelles l’OFCE a déjà exprimé des réticences à se poser en arbitre des programmes des candidats aux élections (voir ici). Nous croyons en revanche que la discussion des effets, leur quantification et des options de modélisation permettent de faire avancer les débats sur les choix de politiques économiques.

L’évaluation est donc peu propice aux coups médiatiques et aux effets d’annonce spectaculaires. Nous sommes pourtant attachés à ce lent processus scientifique.


[1] Le document indûment attribué peut être consulté ici. Il avait été mis en ligne sur le site de campagne de Eva Joly, et y figurait encore vendredi 27 janvier 2012, à 17h.  Ensuite, il  a été modifié.