Apprentissage: Maîtriser l’atterrissage

Bruno Coquet – Chercheur associé à l’OFCE

La réforme de l’apprentissage de 2018 a stimulé la demande et l’offre de travail en apprentissage tout en solvabilisant une offre de formation élargie. Malgré une conjoncture ralentie et des aides publiques en légère diminution, 850 000 nouveaux contrats d’apprentissage ont été signés en 2023, battant pour la quatrième année consécutive le record de l’année précédente.

Fin 2023, 1,01 million d’apprentis étaient en cours de formation, soit 577 000 de plus que fin 2018. Ceci explique 38 % des créations d’emplois salariés marchands sur cette période. Cette hausse a bénéficié aux taux d’activité et d’emploi des jeunes de 15 à 24 ans (+3,7 et +4,3 points respectivement) et entraîné la baisse de leur taux de chômage (de 20,9% à 17,5%). Le nombre de jeunes chômeurs n’a toutefois que très peu baissé (-26 000), la hausse de l’apprentissage reposant essentiellement sur une bascule du statut d’étudiant vers celui de salarié.

Créée dans le cadre du plan de relance de 2020, c’est surtout l’aide exceptionnelle à la fois très généreuse et non ciblée qui a stimulé l’apprentissage. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau :  458 000 emplois ont été créés dans son sillage, dont selon nos estimations, 252 000 qui n’auraient pas existé sans elle et 206 000 qui résultent indistinctement du cocktail incitatif combinant la réforme de 2018 et l’aide exceptionnelle.

L’image de l’apprentissage a beaucoup bénéficié de cette promotion, notamment dans l’enseignement supérieur. Mais cette politique est excessivement coûteuse compte tenu de son efficience très faible du point de vue de l’insertion en emploi.

Dans le Policy Brief « Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle » qui vient de paraitre, nous mettons à jour et prolongeons l’étude publiée l’année dernière sur ce même thème (« Apprentissage : un bilan des années folles ») en proposant des pistes de réformes pour un meilleur contrôle de cette dépense.

En 2023, la dépense nationale pour l’apprentissage aurait atteint 24,9 milliards d’euros (Graphique), soit 26 000 € par apprenti, environ deux fois plus que ce qui est consacré à chaque étudiant de l’enseignement supérieur.

En 2024, elle devrait se stabiliser à 24,6 milliards d’euros, ce qui reste incompatible avec la situation budgétaire actuelle. Il est cependant délicat de renoncer à ces fortes subventions car l’objectif présidentiel d’atteindre 1 million de nouveaux apprentis par an a conduit à promettre la stabilité des aides jusqu’en 2027, et aussi car l’emploi des jeunes et les organismes de formation en souffriraient.

Répartition de la dépense nationale pour l’apprentissage (2017-2024)

Sources : Dares, France Compétences, IGAS/IGF, Ministère du Budget, Unedic, calculs de l’auteur.

Mieux vaut donc maîtriser l’atterrissage avant de manquer de carburant. Nous proposons ici quatre leviers pour reprendre le contrôle du dispositif, avec à la clé une économie pouvant avoisiner 10 milliards d’euros en année pleine :

  • Revenir au périmètre de l’aide unique en 2018 : une aide ciblée sur les diplômes de niveau bac ou moins, dans les entreprises de moins de 250 salariés, favorisant les formations longues ;
  • Redonner à la taxe d’apprentissage son rôle de financement des coûts pédagogiques : dispositif hybride entre éducation et formation professionnelle, l’apprentissage doit principalement être co-financé par l’État et les employeurs. Mais la taxe d’apprentissage couvre aujourd’hui moins de la moitié des coûts pédagogiques. Il faut rétablir une contribution adaptée au volume et aux caractéristiques des contrats d’apprentissage.
  • Revoir certains niveaux de prise en charge des contrats en les inscrivant dans une stratégie de politique publique. Par exemple il apparaîtrait logique que des formations à des métiers en tension soient mieux prises en charge, ou que le coût des diplômes identiques soit normalisé.
  • Examiner les droits sociaux attachés aux contrats d’apprentissage et la manière dont ils sont financés. La prime d’activité (200 millions d’euros en 2023), l’assurance chômage (770 millions) ou les trimestres de retraites distribués avec largesse (12 milliards d’euros) mériteraient être examinés.

Quatre pistes complémentaires susceptibles de renforcer l’efficience du dispositif pourraient également être explorées :

  • Supprimer ou fortement plafonner l’exonération d’impôt sur le revenu dont bénéficient les apprentis ;
  • Limiter les exonérations de cotisations salariales dont bénéficient les apprentis, qui créent des difficultés de gestion des ressources humaines, et se justifient d’autant moins que les droits sociaux acquis par les apprentis sont les mêmes que ceux de tous les salariés.
  • Revoir la manière dont est calculée l’assiette de la taxe d’apprentissage et la manière dont le seuil d’exemption s’applique.
  • Envisager un renforcement de la modulation régionale des financements pour adapter plus finement les formations aux besoins territoriaux.

En effet, il nous apparait préférable d’envisager des mesures équilibrées afin de garantir la pérennité du dispositif d’apprentissage plutôt que de laisser à la merci du rabot budgétaire plus souvent guidés par la taille de l’économie obtenue que par les gains d’efficience.




Repenser la Révolution française

Antoine Parent, Université Paris 8, LED ; chercheur affilié OFCE, Sciences Po ; Cliometrics And Complexity, CAC – IXXI, Institut Rhône-Alpin des systèmes complexes

Elster a publié en 2020 un ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution française intitulé France before 1789, qui a connu un grand retentissement aux Etats-Unis. J’ai publié un article sur cet ouvrage sous le titre : « France After 1789. Essay on Elster’s France before 1789 » (Parent, 2024). Dans ce blog dont le titre renvoie à François Furet et son Penser la Révolution française (1979), je mets en garde contre les formes toujours renouvelées de mise en cause des acquis universels de la Révolution française (RF). L’ouvrage d’Elster (2020) me paraît emblématique de cette dérive. Qu’il semble loin et daté le temps du bon vieux clivage gauche/droite sur la RF : faut-il ne garder que 89, valoriser au contraire 93, ou même réunir 89, 93 et l’épisode napoléonien dans un grand « moment machiavélien » ? Tels étaient les sujets sur lesquels se déchiraient, dans les années 1970 – 1980s, le libéral Furet (1979), les marxistes, des philosophes politiques héritiers d’une tradition machiavélienne, républicaine et libertaire autour de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. Aujourd’hui le déni du rôle central des idéaux de la RF, liberté, égalité, fraternité prend avec l’analyse comportementale d’Elster (2020) un tour nouveau.

Les apories de l’approche comportementale de la RF

La tradition de l’analyse psychologique de la RF remonte à Le Bon (La Révolution française et la psychologie des révolutions, 1913), puis à la “théorie de la frustration-agression” (Huntington, 1968 ; 1971). La misère est supposée engendrer la révolte et le ressentiment contre l’ordre social existant (Davies, 1962 ; et Gurr, 1968a, 1968b, 1970). Elster (2020) cherche à “enrichir” cette approche d’emprunts à l’analyse comportementale. L’ouvrage se veut, selon son auteur, “programmatique, comme une tentative de pratiquer l’union de l’histoire et de la psychologie, qui sont [à ses yeux] les deux principaux piliers des sciences sociales”. Au terme d’un cheminement comportementaliste, l’auteur nous livre sa conclusion : “Je suggère que la révolution française est devenue inévitable lorsque la réaction des membres du tiers-état au mépris des nobles est passée de la honte à la colère” (p. 231-232). On peut trouver cette conclusion insuffisante, voire légère, mais elle revendique un cadre d’analyse où les agents sont mus par leurs pulsions, leurs désirs, leurs émotions ; les actions collectives sont supposées survenir par un effet de boule de neige. Elster (2020) reconnaît avoir retenu principalement des émotions négatives telles que “la peur, l’anxiété, l’envie, la colère, l’indignation, le ressentiment, la haine, la déception, la honte et le mépris” pour analyser chaque strate de la société d’Ancien Régime. Chaque couche stratifiée de la société d’ordres d’Ancien Régime se voit ainsi attribuer un trait de caractère supposé refléter sa position statutaire. L’ouvrage ressort ainsi comme une vaste galerie de portraits à la La Bruyère, mâtinée de considérations comportementalistes. Ce parti pris méthodologique pose une première question : la RF n’a-t- elle été qu’affaire d’instincts primaires ? 

Deuxièmement, en décrivant les acteurs sous des traits psychologiques immuables et fixes, Elster (2020) dresse un portrait statique de la société d’Ancien Régime. Comment une société aussi figée a-t-elle pu engendrer un monde nouveau, une France post-1789 ? Ma seconde critique de cette approche est qu’elle ne permet pas d’expliquer la dynamique de l’Ancien Régime et la survenue de la RF. Enfin, l’analyse comportementale, sous l’hypothèse de l’existence de biais de comportements systématiques des agents, ne peut expliquer la survenue de la RF que comme la conséquence d’erreurs de jugement provoqués par les biais comportementaux intrinsèques des agents. Elle établit un postulat de départ qui confine au jugement de valeur qu’Elster (2020) habille de références à la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957). La RF devient alors une succession d’évènements inconséquents.

La troisième critique que j’adresse à la démarche d’Elster est qu’elle est totalement oublieuse des valeurs et idéaux des acteurs. Si l’on veut mobiliser à tout prix les sentiments et les passions plutôt que la raison pour expliquer la RF, pourquoi avoir omis d’inclure les “sentiments positifs” comme l’imagination, les aspirations, la réflexion, la volonté des acteurs ? Elster ne peut définir la RF comme acte de volonté car il exclut de son analyse les idées des Lumières et les idéaux de liberté, égalité, fraternité des acteurs. Sous sa plume, la RF est vidée de sa substance, et le cadre comportemental retenu ne peut représenter son déroulement que comme une succession d’évènements non voulus et inconséquents, dont la seule ligne directrice reconstruite ex post reste la violence qu’elle a produite, fruit du ressentiment du tiers état. Nulle part il ne vient à l’idée de l’auteur que derrière cette colère il peut y avoir aussi une conscience de droits fondamentaux bafoués par un millénaire d’absolutisme royal.

Comment l’analyse économique peut-elle aider à restituer la quintessence de la RF ?

Il manque à l’analyse d’Elster l’essentiel, restituer ce qui a constitué la quintessence de la RF : l’existence d’un idéal, une foi en l’avenir, la quête de la vérité, une volonté d’émancipation politique. Seule la prise en compte de ces valeurs permet de comprendre la RF comme rupture. Ceci conduit à proposer une autre grille d’analyse que celle combinant histoire narrative et psychologie qui, on l’a vu, conduit à une impasse. Je défends l’idée dans mon article du JEL (2024) que combiner philosophie politique et économie de la complexité constitue une piste prometteuse pour qui souhaite entreprendre une analyse dynamique du cours de l’histoire et de ses ruptures, c’est à dire comprendre à la fois la RF comme transition de phase au sens de la macrodynamique, et comme porteuse de valeurs et d’idéaux universels au sens de la philosophie politique. L’héritage de la Révolution pour la postérité réside en effet dans ses idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité et dans les luttes des hommes pour ces idéaux.

La RF comme transition de phase

Elster (2020) n’est pas parvenu à transposer son explication de l’effritement de l’Ancien Régime dans une approche dynamique de l’histoire qui englobe la survenue de la RF. Une explication du passage de l’Ancien Régime à la démocratie moderne fait défaut car les ingrédients majeurs sont absents de l’analyse d’Elster : les idéaux des révolutionnaires sont absents, une conception de l’histoire qui évolue sous l’action transformatrice des hommes est absente. Les incursions dans le domaine économique, pourtant nombreuses dans l’ouvrage d’Elster (2020) restent superficielles en l’absence de modélisation dynamique. La contribution des économistes à cette question devrait être de proposer un cadre théorique dynamique pour modéliser les trajectoires dans l’histoire. Mon analyse dans l’article de JEL (2024) est que les outils des systèmes non linéaires, parce qu’ils présentent ces propriétés de bifurcation et de transition de phase, peuvent fournir un langage formel qui manque à Elster (2020). Je suggère que c’est de cette manière que les économistes devraient étudier et modéliser les révolutions dans le cours de l’histoire.

Un travail qui s’appuie sur une conception fichtéenne de l’histoire et analyse la RF comme philosophie de l’humanité

Je propose ainsi une manière renouvelée d’appréhender et de modéliser les révolutions, en combinant trois niveaux d’analyse, la philosophie politique, la dynamique macroéconomique et l’économie de la complexité. Je défends l’idée que la Révolution française est un moment démocratique par excellence et que la compréhension de son essence réside dans sa dimension philosophique, et non dans les traits psychologiques supposés de ses acteurs. Cette vision était déjà celle des philosophes français Quinet (1845), Sade (1795) et Leroux (1839, 1840), tombés depuis dans l’oubli. Comprendre la Révolution française consiste avant tout à analyser les principes fondateurs de la nouvelle république, Liberté, Égalité, Fraternité. Leroux (1840) définit notamment la RF comme une « philosophie de l’humanité ». Je propose de traduire ceci en termes économiques en faisant entrer comme arguments de la fonction d’utilité des révolutionnaires et des citoyens, les trois principes structurants de la RF, Liberté-Egalité-Fraternité, modélisés ensemble, afin de capter la RF dans son entièreté.

Ce projet de recherche en cliométrie et complexité s’inscrit enfin pleinement dans la tradition fichtéenne de la philosophie de l’histoire : dans l’analyse économique retenue, la RF est la conséquence d’une praxis (au sens de Fichte (1793)) motivée par la volonté des agents de se séparer de l’Ancien Régime au nom d’idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans le cadre méthodologique que je propose, on peut expliquer comment la RF devient un acte fondateur et une rupture avec le monde ancien, une réalité que les catégories d’Elster ne permettent ni de comprendre, ni d’analyser.

En conclusion

Je propose une nouvelle approche méthodologique de la RF qui innove en ce qu’elle propose de marier deux champs : philosophie politique et macrodynamique, ce qui permet une analyse dynamique du cours de l’histoire. Du point de vue du débat public, cette approche présente une autre utilité : celle de rappeler le rôle majeur des idéaux et des valeurs universelles dans la marche de l’histoire. Partant, elle met en garde contre deux dérives de la pensée.  

L’épisode de la Terreur sonnerait la fin de l’épisode révolutionnaire chez Elster (2020) comme chez beaucoup d’historiens, elle en serait la fin logique et sa manifestation première. Or, la RF ne se réduit pas à la violence : dans une perspective longue et j’ajouterai intertemporelle d’économiste et de cliomètre, l’héritage de la RF ne se mesure pas par l’épisode de la Terreur, mais par la pérennité des institutions démocratiques et les nobles idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle a su préserver pendant plus de deux siècles. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait toujours partie du bloc de constitutionalité en France.

Les idéaux portés par les hommes provoquent des bifurcations dans le cours de l’histoire. Les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ont fait la RF et constituent son héritage. Toute lecture qui dénigre ou amoindrit la portée universelle de ces idéaux dénature à la fois la quintessence de la RF et méconnait les ressorts qui font la soutenabilité des démocraties.

Bibliographie 

Davies,James C. 1962. “Toward a Theory of Revolution.” American Sociological Review, XXVII (February): 5-I9.

Elster, Jon. 2020. France Before 1789: The Unraveling of an Absolutist Regime. Princeton University Press.

Festinger, Leon. 1957. A theory of Cognitive Dissonance. Palo Alto, CA: Standford University Press.

Fichte, Johann G. 1793. Considérations sur la Révolution française. Trad. Jules Barni (1858). Rééd. Paris. Payot. 1974.

Furet, François. 1979. Penser la Révolution française. Gallimard.

Gurr, Ted. R. 1970. Why Men Rebel. Princeton, NJ: Princeton Univ. Press.

Gurr, Ted. R. 1968a.Psychological factors in civil violence.” World Politics. 20: 245-78.

Gurr, Ted. 1968b. “A Causal Model of Civil Strife: A Comparative Analysis Using New Indices.” American Political Science Review, 62 (December):1104-24.

Huntington, Samuel. P. 1971.“The change to change: modernization, development, and politics”. Comparative Politics 3: 283-322

Huntington, Samuel. P. 1968. Political Order in Changing Societies. New Haven, CT: Yale Univ. Press.

Le Bon, Gustave. 1913. The Psychology of Revolutions. Transl. B. Miall. NY: Putnam.

Leroux, Pierre. 1840. De l’humanité. M. Abensour et P. Vermeren (éd.). Paris. Fayard. Corpus des œuvres de philosophie en langue française. 1985.

Leroux, Pierre. 1839. Réfutation de l’éclectisme. Paris, Ch. Gosselin.

Parent, A., (2024), “France after 1789. Essay on Elster’s ‘France before 1789’”, Journal of Economic Literature, 62 (3): 1230–55. DOI: 10.1257/jel.20221651. https://www.aeaweb.org/articles/pdf/doi/10.1257/jel.20221651?etoc=1&_ga=GA1.1.1725825287.1626106641&_ga_96K6S9DJLT=GS1.1.1716629891.26.1.1716629912.0.0.0

Quinet, Edgar. 1845. Le christianisme et la Révolution française. Paris. Fayard. Coll. Corpus des Oeuvres de Philosophie en Langue Française, 1984.

Sade, Donatien Alphonse François Marquis de. 1795. Philosophie dans le boudoir. Cinquième dialogue : “Français, encore un effort si vous voulez être républicains.” Eds. Folio 2014.




Décarboner en réindustrialisant, un enjeu fondamental pour l’Union européenne

Vincent Aussilloux, économiste

Note qui fait suite à l’intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.

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Compte tenu des enjeux cruciaux au niveau mondial pour la préservation de l’humanité, il est important que les règles et la gouvernance multilatérales se développent dans de multiples domaines notamment pour faire évoluer notre société humaine vers un système de production et de consommation en économie circulaire et plus soutenable. Le monde a besoin de règles définies collectivement et de mécanismes pour assurer leur mise en œuvre. L’Union européenne pourrait ouvrir la voie avec un premier groupe de pays partenaires.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), considèrent qu’ils peuvent s’affranchir des règles internationales en tant que première puissance mondiale. Ils ne réalisent pas qu’ils sapent ainsi la mise en place d’une gouvernance impliquant tous les pays et qu’ils donnent une raison de plus à des puissances comme la Chine ou la Russie de ne pas respecter les règles internationales. C’est offrir à la Chine, qui pourrait devenir prochainement la première puissance mondiale, un blanc-seing pour définir seule les règles mondiales.

Faire des subventions notre levier principal pour la décarbonation ne serait pas optimal. La France est déjà un des pays avec le plus d’aides publiques aux entreprises[1] et en même temps les prélèvements obligatoires les plus élevés ! Or notre base industrielle et notre compétitivité se sont beaucoup dégradées[2]. En France comme dans l’Union européenne, l’enjeu fondamental est de rendre les aides publiques plus efficaces, en particulier pour développer l’offre des technologies indispensables à la transition écologique et les innovations. C’est bien sûr étroitement lié à l’environnement des affaires, en particulier aux normes et aux standards souvent trop complexes et bloquants pour nos entreprises. Il est crucial d’être beaucoup plus performant pour le développement de nos entreprises et l’industrialisation des innovations.

Augmenter encore davantage les subventions comme outil principal de la transition écologique serait extrêmement coûteux pour la puissance publique. La France, comme l’Italie, avec une importante dette publique, serait en risque de crise financière et devrait augmenter ses prélèvements obligatoires, ce qui plomberait encore davantage notre compétitivité et notre base productive.

Il faut mobiliser les aides publiques pour développer l’offre, mais surtout les rendre plus efficaces. L’Union européenne peut ici reproduire des pratiques américaines par exemple :

a/ Mieux financer les innovations et leur industrialisation en mobilisant davantage les achats publics et les aides en ce sens. En particulier, beaucoup mieux financer les start-ups et les licornes, donc développer le capital-risque financé par les grandes entreprises privées et les fonds d’épargne.

Nombre d’entreprises françaises aux innovations intéressantes ne trouvent pas les financements suffisants. Elles sont surtout financées par des fonds et des investisseurs étrangers, ce qui souvent les amène à s’incorporer et à se développer dans un autre pays. On perd ainsi souvent l’intérêt majeur de nos innovations pour notre croissance et notre qualité de vie.

b/ Mieux développer en Europe et en particulier en France les appels à projet pour les innovations et l’accompagnement de leur industrialisation, en particulier en s’appuyant sur le concept de « bac à sable », qui lève  les réglementations bloquantes. Nous y avons peu recours par rapport à d’autres pays, alors même que nous avons plus de réglementations bloquantes.

c/ Un objectif fondamental est de progresser sur l’Union des marchés de capitaux afin que des financements de montants nettement plus élevés soutiennent les solutions  performantes.

d/ Un facteur essentiel du succès des entreprises américaines au niveau mondial est leur capacité de développement très rapide sur le marché américain. Nous devons progresser sur le marché intérieur européen en réduisant notamment les réglementations qui bloquent les entreprises dans leur développement. On pourrait avoir un modèle de réglementations européennes où les entreprises qui auraient un statut européen et non national prendraient juste les règles européennes qui s’appliqueraient dans tous les domaines. Des propositions ont vu le jour en ce sens[3], mais elles n’ont pas encore été suffisamment mises en oeuvre. Bien sûr, cela peut s’appliquer à une partie des États membres et non pas nécessairement à tous.

Choisir les normes comme facteur principal de décarbonation n’est pas non plus le bon vecteur. Cela entraîne des coûts pour les entreprises et les particuliers, ce qui nécessite de mobiliser d’importantes aides publiques, donc de nouveaux prélèvements obligatoires néfastes pour la compétitivité. En outre, nos normes ne peuvent pas s’appliquer de la même manière sur l’ensemble du processus de production des importations. Dans l’agriculture notamment, cette stratégie se traduit par une forte perte de compétitivité, donc par un gros désavantage pour les producteurs locaux.

Choisir la taxation sur les énergies carbonées comme levier majeur crée également un problème de compétitivité. Car on ne peut pas taxer toute la consommation d’énergie carbonée dans les pays tiers impliqués dans l’ensemble de la chaîne de production. Les importations sont donc moins taxées que les productions locales. Par ailleurs, même en redonnant le montant de la taxe aux entreprises, on ne corrige pas totalement leur perte de compétitivité car les montants sont insuffisants pour financer les investissements de décarbonation. Même chose pour les ménages, en particulier ceux qui ont des bas revenus et une forte dépendance à leurs véhicules thermiques et à leur chauffage au fioul.

Les mesures de décarbonation actuelles européennes sont négatives pour la compétitivité et la productivité, comme le montrent les études récentes[4]. La base industrielle européenne se dégrade, ce qui est un scénario catastrophique à la fois pour les finances publiques, l’emploi, le bien-être, la capacité à répondre aux enjeux technologiques et nos capacités d’innovation.

Une mesure de décarbonation beaucoup plus positive pour notre base productive, nos innovations, le pouvoir d’achat et les finances publiques serait une contribution carbone sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fioul), en tenant compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production et en prévoyant une hausse préalable du revenu des ménages. Les taxes carbone déjà payées à certaines étapes de production, y compris dans les pays tiers, seraient déduites, à condition de preuves que ces taxes ont été acquittées par l’entreprise.

Cette mesure serait complémentaire de celles existantes et orienterait fondamentalement la demande vers les produits moins carbonés. Ainsi, l’impact serait positif sur la compétitivité, sur l’attractivité donc la base productive, et sur notre capacité d’innovation. Cela renforcerait la capacité de développer puis d’exporter de nouvelles technologies vertes, nous positionnant mieux à la frontière technologique.

Ce serait aussi une mesure positive pour les ménages car elle réduirait les inégalités du fait de la hausse préalable des revenus liée à la baisse des prélèvements obligatoires par exemple la TVA, ou un système bonus/malus. La hausse mensuelle du revenu serait identique pour chaque individu, ce qui réduirait les inégalités par une hausse en proportion plus forte des bas revenus. Contrairement à ce qu’on observe avec une augmentation de la taxe sur l’essence et le fioul, les ménages peu aisés et les habitants des zones rurales et périphériques ne seraient pas désavantagés : même avec peu de magasins, il y a toujours des choix entre différents produits d’alimentation, habits, produits ménagers, cosmétiques, véhicules, etc. Pour la grande majorité des ménages à part les très riches, le pouvoir d’achat augmenterait car ils seraient incités à acheter les produits moins carbonés donc moins chers. La hausse de leur revenu serait équivalente à la hausse du surcoût de leur panier de consommation s’ils avaient continué à acheter des produits plus carbonés donc plus chers. La réduction des inégalités et la hausse du pouvoir d’achat pour la grande majorité seront des atouts en termes d’acceptabilité et de bien-être.

Tous les produits de grande consommation finale, hors essence et fuel, seront concernés par la prise en compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, les produits finis importés, et les consommations intermédiaires importées, seraient traités par un système de taxe intérieure sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fuel). Or, ces produits finis couvrent environ 60% de notre empreinte carbone. La contribution carbone s’appliquerait aux achats sur le territoire national et ne pénaliserait pas les exportations.

Cela garantit une meilleure rentabilité des investissements de décarbonation et diminue par conséquent les besoins en aides publiques pour inciter et accompagner ces investissements : la demande s’orientant massivement vers les produits moins carbonés en raison de prix plus bas, ce serait une forte incitation à décarboner les productions pour faire baisser le prix de vente au consommateur et ainsi augmenter la demande à l’entreprise.

C’est également un avantage compétitif donné à la production dans les pays aux mix énergétiques moins carbonés, ce qui aidera à renforcer la base industrielle en Europe par un effet d’attractivité et améliorer la souveraineté. Cela aura un impact positif sur la croissance donc l’emploi, le niveau de vie et les finances publiques, et donnera davantage de moyens publics pour activer d’autres leviers comme les subventions pour la transition écologique.

Après quelques années, la contribution carbone serait élargie à l’ensemble des biens et services, en intégrant les autres dimensions environnementales (biodiversité et autres pollutions…). Cela inciterait fortement à l’économie circulaire et soutenable car la demande s’orienterait vers les produits à très faibles impacts environnementaux.

Une première étape très utile au niveau européen serait d’inciter à un étiquetage carbone sur les produits de grande consommation. Avec cette information, les puissances publiques pourraient acheter de manière légale des produits moins carbonés. L’entreprise européenne ou étrangère qui voudrait argumenter que ses produits sont moins carbonés que ce que donnent les bases de données actuelles aurait l’autorisation sous condition de mettre en place une comptabilité carbone et une certification par un organisme labellisé par la puissance publique européenne.

L’étiquetage carbone inciterait une partie des entreprises à développer une comptabilité carbone qui pourrait être mise en place à un coût très faible, comme le montre le collectif Carbones sur Factures avec leur méthode originale[5]. Cela alimenterait une base robuste pour la mise en place rapide de la contribution carbone sur les produits finis de grande consommation. L’Union européenne pourrait promouvoir au niveau international l’étiquetage carbone et cette comptabilité carbone. Les pays proactifs envers la décarbonation répliqueraient cette initiative très positive. Cela constituerait un facteur majeur pour inciter l’ensemble des pays à réduire le contenu carbone de leurs productions, sous peine de perdre en compétitivité sur d’importants marchés de consommation finale.

L’orientation de la demande vers les produits moins carbonés est le levier le plus puissant d’incitation à la décarbonation de la production et de la consommation, en complément des mesures de politique industrielle ciblées sur l’offre. Cette mesure ferait baisser plus rapidement l’empreinte carbone des pays européens et donc optimiserait les dépenses publiques en faveur de la décarbonation par rapport à la trajectoire actuelle. Ce serait la meilleure incitation pour la décarbonation des pays tiers et la meilleure garantie de rentabilité pour les investissements de décarbonation des entreprises dans tous les domaines.


[1] https://www.strategie.gouv.fr/publications/reduire-poids-de-depense-publique

[2] https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales

[3] https://www.fondation-droitcontinental.org/fr/le-code-europeen-des-affaires%E2%80%AF-le-constat-dun-instrument-pertinent-pour-assurer-la-competitivite-de-notre-continent%E2%80%AFa-loccasion-de-notre-conference-du-14-mars-dernie/

[4] 4ème rapport du Conseil national de productivité : https://www.strategie.gouv.fr/publications/quatrieme-rapport-conseil-national-de-productivite-cnp

[5] https://carbones-factures.org/




Effet de la réforme du RSA sur les chiffres du chômage ?

La prévision de printemps de l’OFCE pour l’économie française, publiée aujourd’hui, indique un taux de chômage prévu à 8,2 % fin 2024 et 8,1 % fin 2025. La réforme du RSA dans la Loi pour le plein emploi pourrait impacter le taux de chômage au sens du BIT, indicateur publié par l’Insee. Une possible modification du comportement des allocataires du RSA interrogés dans l’Enquête Emploi pourrait entraîner une variation du taux de chômage estimée entre 0,1 et 1,2 point. Par Magali Dauvin








Comment verser de l’argent aux pauvres ? L’injonction au travail, au risque de la pauvreté

Guillaume Allègre

Comment aider les pauvres ? La question se pose depuis au moins les débuts de l’économie comme discipline. En 1798, le fameux Essai sur le principe de population de Malthus avait pour objectif initial « d’expliquer l’échec constant des efforts effectués par les classes plus élevées pour secourir les classes pauvres ».  En 1817, Ricardo défend dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt l’abolition de la loi élisabéthaine sur les pauvres (1601) qui déléguait aux paroisses l’aide aux pauvres. Pourquoi la pauvreté persiste-t-elle malgré l’accroissement des richesses ? Comment réformer les politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Ce sont deux questions classiques de l’économie politique, notamment chez les économistes britanniques. À l’époque, ce débat a eu un impact sur les politiques publiques. La Poor Law, critiquée à la fois par Malthus et Ricardo pour ses effets contreproductifs fut réformée en 1834 dans le sens d’un très fort durcissement : les pauvres devaient alors travailler dans des maisons de travail où les conditions de vie ne devaient pas être meilleures que celle du travailleur le plus pauvre en dehors de ces maisons. Comme on le sait aujourd’hui, cette réforme a beaucoup aggravé les conditions des plus pauvres, sans améliorer celles des moins pauvres (contrairement à ce qu’espéraient Malthus et Ricardo pour qui l’ancien système était contreproductif pour tous, même pour les plus pauvres). Les Poor Laws furent abolies en 1948 et remplacées par un système de protection sociale moderne d’assurance et d’assistance sociale.



La question de l’aide aux pauvres se pose toujours aujourd’hui et même parfois dans des termes qui peuvent résonner, par exemple lorsque l’on discute du renforcement de la conditionnalité de l’aide sociale en termes d’obligation de travail. Dans le document de travail Les nouvelles lois sur les pauvres (1989-2023) : l’injonction au travail, au risque de la pauvreté ?, j’analyse les politiques de lutte contre la pauvreté par l’emploi et les politiques de lutte contre la pauvreté des travailleurs de la mise en place du RMI en 1989 à aujourd’hui, ainsi que les justifications économiques avancées pour les défendre ou les analyser.

Aujourd’hui tous les pays européens versent une aide monétaire aux plus défavorisés, même aux actifs capables de travailler. La question « comment verser de l’argent aux pauvres ? » ne devrait donc pas être provocatrice : puisque tous les pays européens versent de l’argent aux pauvres, c’est bien qu’il existe un certain consensus sur la légitimité de verser de l’argent aux personnes sans ressources monétaires. De plus, dans tous les pays européens, les revenus minima sont versés selon trois caractéristiques : (1) de manière familialisée en tenant compte des revenus de tous les membres du foyer ; (2) sous conditions d’efforts d’insertion sociale et professionnelle ; (3) de façon dégressive selon le revenu. Du débat sur le revenu universel, les revenus minima n’ont ainsi retenu aucune des trois caractéristiques : (1) individuel ; (2) inconditionnel ; (3) universel. Pourquoi ? On peut défendre les caractéristiques actuelles des minima par leur cohérence avec la justification principale de l’aide : le droit à la dignité qui se traduit en un devoir d’assistance (Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale (PUF, 2024)). Cela justifie la dégressivité et la prise en compte des ressources familiales car les ressources propres ou familiales diminuent le besoin d’assistance. De plus, la justification par la dignité, dont le ressort est d’ordre relationnel (la dignité se juge dans le regard d’autrui), plaide pour un devoir de réciprocité minimal à l’image de la conditionnalité du RMI telle que mis en place en 1989.

Si l’on entend prendre l’objectif de lutte contre la pauvreté au sérieux, il faudrait revenir à l’esprit de 1989 pour lequel c’est le revenu qui insère (revenu minimum d’insertion). À l’époque, pour les législateurs, la trappe à pauvreté n’était pas la contre-productivité des politiques de lutte contre la pauvreté, comme chez Malthus et Ricardo mais la pauvreté elle-même. La pauvreté est à la fois définie comme le manque de ressources monétaires, et causée par un manque de ressources dans un sens plus large (compétences, capitaux divers, capacité d’investissement…). Ceci donne lieu à un cercle vicieux de la pauvreté documenté par les sciences sociales, la littérature et le cinéma. Dans ces conditions, lutter contre la pauvreté doit passer par l’apport de ressources monétaires et non monétaires (éducation, santé, mobilité) à ceux qui en manquent.

En théorie, l’accès au marché du travail peut représenter une ressource. En pratique, la lutte contre la pauvreté par l’emploi relève de la quadrature du cercle (Allègre et Périvier, 2005). Comme désincitation et redistribution ne sont que les deux faces de la même pièce, l’instrument redistributif a toujours un problème : ciblé sur les travailleurs pauvres, il réduit les incitations à sortir de la pauvreté laborieuse ; ciblé sur le Smic à temps-plein, il touche peu les pauvres en emploi précaire et à temps-partiel. Le débat est le même depuis la création de la prime pour l’emploi en 2001. La seule solution pour préserver les incitations pour tous est de diminuer la redistribution. C’est ce qui s’est passé depuis 1990 : le niveau du minimum social par rapport au Smic a été réduit (Graphique). Le discours sur l’incitation semble avoir eu comme conséquence de réduire le niveau relatif des revenus du chômage et de l’inactivité.

De plus, la loi plein-emploi récemment votée renforce la conditionnalité du RSA et prend ainsi le risque de l’augmentation du non-recours et donc d’accroitre davantage la pauvreté et son intensité (voir « Solidarité sous condition », 2023).  




Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations

Françoise Milewski

Le développement de l’emploi à temps partiel des femmes avait été une caractéristique majeure des décennies 1980 et 1990. De l’ordre de 16 à 17 % dans les années 1970, la part du temps partiel dans l’emploi des femmes avait bondi jusqu’à 32,6 % à la fin des années 1990, sous l’effet de politiques publiques (incitations financières aux entreprises). Ces politiques sont devenues neutres à partir des années 2000 mais la proportion est restée élevée, supérieure à 30 % – et même un peu au-delà – durant toute la décennie qui a suivi. La concentration de l’emploi des femmes dans des secteurs (commerces, services) plus fortement pourvoyeurs de temps partiel que dans les autres secteurs (industrie, construction) explique ce maintien à niveau élevé. L’importance du temps partiel est ainsi devenue au fil des ans une des caractéristiques de l’insertion des femmes dans l’emploi avec des conséquences d’une part en termes de revenus, d’autre part de conditions de travail dégradées lorsque les horaires sont atypiques, que l’amplitude est étendue par de multiples coupures, que l’organisation du temps est fluctuante et sans prévisibilité.



La tendance s’inverse à partir de 2017 mais on pouvait en déceler les prémices à partir de 2014. En 2022, le temps partiel représente 26,5 % de l’emploi des femmes.

Dans le même temps, la part de l’emploi à temps partiel des hommes progresse tendanciellement, sans rupture (8,4 % en 2022). L’écart avec celle des femmes demeure massif, bien qu’en repli (18,1 points en 2022 contre 26,4 points en 1999 à son maximum) (graphique).

On peut se demander ce que signifient ces mouvements récents. Témoignent-ils de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Ce billet résume les constatations et interrogations qui sont développées dans l’étude Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations.

Cette baisse du taux de temps partiel des femmes sur les 5 dernières années ne provient pas d’un simple effet de calcul de ratio. Le nombre d’emplois à temps partiel diminue depuis 2014 et le mouvement s’est accentué depuis 2017. Le nombre d’emplois à temps complet augmente depuis le début des années 2000 et surtout depuis 2017. Ces deux évolutions se cumulent. Pour les hommes, l’emploi à temps complet est moins dynamique que celui des femmes et l’emploi à temps partiel progresse.

Les incertitudes liées à la crise sanitaire conduisaient à éviter de sur-interpréter les données de 2020 et 2021. Mais le recul est désormais plus grand. Le rééquilibrage de l’emploi des femmes se confirme.

Les évolutions récentes de l’emploi des femmes témoignent-elles de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Deux lectures sont possibles, qui laissent cependant ouvertes de nombreuses questions quant à l’ampleur des phénomènes en cours et donc quant à l’avenir.

Deux lectures croisées

Deux lectures croisées peuvent être faites de ces évolutions.

La première lecture consiste à mettre en avant que le fait que les femmes ont pleinement profité de la bonne conjoncture de l’emploi, surtout depuis 2019 où le dynamisme des créations d’emplois dans le secteur marchand est allé au-delà de ce que laisserait supposer l’évolution de l’activité. Malgré la réduction du nombre d’emplois à temps partiel, le nombre global d’emplois s’est accru grâce à la progression du nombre d’emplois à temps complet.

Des performances scolaires en hausse constante chez les jeunes femmes conduisent à une amélioration progressive de la qualification des emplois. Or la part du temps partiel s’amenuise au fur et à mesure que l’on monte en qualification.

Dans le même temps, l’emploi des hommes à temps complet a été moins dynamique et l’emploi à temps partiel s’est accru. Les hommes travaillant de plus en plus dans le tertiaire, ils sont aussi désormais de plus en plus déterminés par la nature des emplois proposés dans ce secteur, en particulier lorsqu’il s’agit d’emplois peu qualifiés. Le niveau du total des emplois des hommes s’accroît moins que celui des femmes.

Le développement de l’apprentissage depuis 2019, qui concerne de plus en plus de femmes, a eu un impact significatif sur l’emploi. Mais la progression du temps complet des femmes demeure plus forte que celle des hommes si l’on corrige de l’apprentissage, même si l’ampleur est moindre.

La seconde lecture met en valeur la lenteur des processus et les risques de retournement qui en découlent.

Les effets des meilleures performances scolaires des jeunes femmes sont limités parce que leurs diplômes sont moins bien valorisés. L’accès à l’encadrement demeure moindre que celui des jeunes hommes tandis que leur part parmi les peu qualifié.e.s reste élevée. La « surqualification » est le signe de cette distorsion.

L’orientation vers des filières de formation moins valorisées pèse aussi pour expliquer la moindre « rentabilité » des diplômes obtenus.

La non-reconnaissance des qualifications et savoir-faire joue enfin, tout particulièrement dans les métiers à prédominance féminine comme ceux du soin ou des services à la personne où les compétences pour s’occuper d’autrui sont censées être innées. La crise sanitaire avait révélé le décalage entre l’utilité sociale des métiers essentiels et leurs faibles reconnaissance et valorisation salariale.

De plus, les discriminations dans les déroulements de carrière continuent de peser et expliquent la moindre progression au fil de l’âge. Cette tendance est accentuée pour celles qui connaissent des interruptions et des parcours discontinus.

Parmi les jeunes en tout début de carrière, les mieux formés donc, la durée des temps partiels s’est allongée, mais davantage pour les hommes que pour les femmes. La majorité de celles et ceux qui sont à temps partiel souhaiterait travailler à temps plein… et les jeunes femmes sont plus nombreuses que les jeunes hommes à le vouloir. Cette aspiration à travailler davantage est cependant en recul (surtout pour les hommes), laissant supposer que l’allongement des durées compense l’insatisfaction.

Les inégalités résistent donc. Malgré la convergence des taux de temps partiel, l’écart entre les femmes et les hommes demeure très important. La hausse du niveau d’éducation des jeunes femmes n’a pas suffi et ne suffira pas, à elle seule, pour surmonter les inégalités, compte tenu des freins et des discriminations qui s’exercent dès l’embauche puis dans la carrière. La lenteur des progrès peut donc faire craindre un risque de réversibilité si la conjoncture de l’emploi se dégrade.

Il peut paraître paradoxal qu’au moment même où le niveau du temps partiel recule, la pauvreté s’étende. En réalité, l’amélioration en moyenne masque des inégalités persistantes entre les salarié.e.s très qualifié.e.s, dont les carrières sont en général continues, et celles et ceux qui cumulent faibles qualifications, temps partiel, bas salaires (mensuels mais aussi horaires puisque les emplois à temps partiel sont sur-représentés dans le Smic et les bas salaires) et parfois carrières discontinues. Précarité, sous-emploi durable et bas revenus conduisent à une pauvreté en emploi, qui est surtout le lot des femmes. Celles-ci, surtout lorsqu’elles élèvent seules leurs enfants, sont les nouveaux publics des associations de secours. Leur situation s’est aggravée avec le choc d’inflation. Les moyennes masquent donc une polarisation croissante, y compris parmi les femmes.




Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Près de la moitié des travailleurs proches du smic ne touchent pas la prime d’activité

Muriel Pucci, CES Université Paris 1 et OFCE Sciences Po

On peut lire sur le site solidarites.gouv.fr « La prime d’activité est destinée aux travailleurs aux ressources modestes. Versée chaque mois, elle a pour objectif de soutenir l’activité en complétant les revenus professionnels. Mensuelle, elle a pour but de soutenir leur pouvoir d’achat et de favoriser leur retour ou maintien dans l’emploi. Elle concerne les salariés, les travailleurs indépendants et les fonctionnaires âgés de 18 ans et plus. »



La prime d’activité est donc avant tout conçue comme un dispositif de soutien à l’activité : elle assure que le revenu disponible d’un foyer augmente lorsque les revenus d’activité s’accroissent de telle sorte qu’il soit toujours financièrement plus intéressant de travailler. Ciblée sur les travailleurs aux ressources modestes, elle est également instrument de lutte contre la pauvreté laborieuse. Mais il est trompeur de la présenter comme un complément de revenu professionnel qui serait substituable à une revalorisation des salaires. C’était pourtant le message du gouvernement en 2018, lorsqu’il annonçait la revalorisation de la prime d’activité : “Le salaire d’un travailleur au smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur” (Emmanuel Macron, 10 décembre 2018).

Pourtant, d’après nos estimations, 45% des travailleurs dont le revenu professionnel mensuel moyen est proche du smic ne perçoivent pas la prime d’activité. Cela s’explique en partie par le non recours mais la principale explication repose sur son mode de calcul familialisé qui évalue la modestie des ressources du travailleur au niveau de son foyer.

Au total, pour un travailleur à bas salaire, le fait d’être éligible ou non à la prime d’activité et le niveau du montant éventuellement perçu répondent à des logiques difficiles à comprendre. Aussi,  est-il utile de repartir du mode de calcul de la prime d’activité[1] qui peut être résumé comme suit :

Le montant de la prime est donc la somme d’un montant forfaitaire net  des autres prestations (A) et de bonus d’activité individuels (B)[2] dont on déduit une fraction seulement des revenus professionnels et l’intégralité des revenus non professionnels du foyer (C).

C’est donc une prestation familialisée qui tient compte à la fois de la situation conjugale du travailleur, du nombre d’enfants, du revenu du conjoint éventuel et de la nature (professionnelle ou non) de ce revenu. Au total, si l’on considère comme revenu du travail la somme du revenu professionnel et de la prime d’activité, on peut dire qu’un emploi rémunéré au smic rapporte plus ou moins selon la situation familiale.

Pour comprendre comment ces modalités complexes de calcul jouent sur le montant de la prime d’activité dont peut bénéficier un travailleur rémunéré au smic à temps plein, nous verrons successivement le cas de travailleurs sans enfant (graphique 1) et celui de travailleurs avec un à trois enfants (graphique 2).

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon la situation conjugale et la nature des revenus du conjoint[3]

En 2023, une personne sans enfant rémunérée au smic (1 383 € net mensuels) a droit à 218 € de prime d’activité par mois si elle vit seule, 406 € par mois si elle vit en couple avec un conjoint inactif sans revenu propre, et rien du tout si elle vit en couple avec un conjoint au chômage percevant le montant moyen d’allocation de retour à l’emploi[4] (983 €/mois). Lorsque le conjoint travaille, l’emploi au smic procure 92 € de prime d’activité si ce conjoint a le même salaire mais la prime est nulle s’il gagne 1,5 smic[5].

La comparaison des primes d’activité perçues par les couples selon la situation du conjoint donne des informations complémentaires : 

  • dans un couple biactif avec deux emplois au smic, si l’un des deux tombe au chômage, c’est toute la prime d’activité du couple (2×92 €) qui est supprimée ;
  • dans un couple mono-actif, l’un rémunéré au smic et l’autre sans revenu,  si ce dernier prend un emploi au smic, la prime d’activité du couple passe de 406 € à 184 € ;
  • le montant de prime d’activité du travailleur au smic est plus élevé si son conjoint gagne également le smic que s’il est au chômage rémunéré, alors même que son revenu est plus faible dans le second cas.

Ces résultats, qui illustrent la manière dont les revenus du conjoint et leur nature affectent le montant de la prime d’activité perçue par un travailleur au smic montrent bien que les employeurs ne devraient pas considérer que celle-ci peut se substituer à des revalorisations salariales pour les bas salaires.

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon le nombre d’enfants à charge

La prise en compte des enfants dans le calcul de la prime d’activité au niveau du smic rend compte de deux mécanismes aux effets contradictoires : d’un côté, le montant forfaitaire familial utilisé pour le calcul de la prime augmente avec le nombre d’enfants à charge[6] ; de l’autre côté, les prestations familiales perçues au titre des enfants à charge et le forfait logement, inclus dans la base ressource, réduisent le montant (A+B) duquel sont déduits les revenus pour le calcul de la prime (voir encadré). Il résulte de cette imputation des prestations sur le montant forfaitaire, un montant de prime très variable pour un ou une salarié(e) au smic selon le nombre d’enfants à charge.

Avec un emploi à temps plein au smic, un parent isolé avec un enfant qui ne perçoit pas de pension alimentaire touche une prime d’activité plus élevée qu’une personne seule. Avec 2 enfants, le montant de la prime est plus faible que pour une personne seule et le parent isolé ne perçoit pas de prime d’activité s’il a trois enfants à charge. L’impact des pensions alimentaires sur la prime d’activité a été largement étudiée (Périvier et Pucci, 2021[7]). Si le salarié au smic touchait une pension alimentaire plutôt que l’ASF, le montant de sa prime serait encore réduit, même pour une pension d’un montant équivalent à l’ASF (187 €/enfant).

Pour un travailleur rémunéré au smic qui vit en couple avec un conjoint inactif, le montant de la prime d’activité augmente avec le nombre d’enfants jusqu’au deuxième mais diminue de 130€ avec le troisième. On observe un profil similaire, mais avec des montants plus faibles, lorsque le conjoint est salarié. Dans un couple où les deux travailleurs gagnent le smic, le montant de la prime d’activité de chacun augmente de près de 40 € avec le premier enfant, 18 € avec le deuxième mais diminue de presque 120 € avec le troisième. Lorsque le conjoint est un peu mieux rémunéré (1,5 fois le smic), seuls les couples avec 1 ou 2 enfants peuvent prétendre à la prime d’activité. Enfin, quel que soit le nombre d’enfants, si le conjoint est au chômage et perçoit le montant moyen de l’ARE (983€), le salarié au smic ne peut pas percevoir de prime d’activité.

L’impact du nombre d’enfants sur le montant de la prime d’activité ne semble répondre à aucune logique et être un impensé de la prestation. Une autre interprétation serait que lorsqu’ils sont chefs de familles monoparentales avec 2 enfants ou plus ou de familles nombreuses, les salariés rémunérés au smic sont davantage aidés en tant que parents qu’en tant que salariés. Ces situations concernent particulièrement des mères pour lesquelles le travail est donc moins « payant » que pour les autres salariés au smic.

Il serait plus logique de dissocier les logiques de compléments de revenus d’activité, et de compensation de la charge d’enfant, de sorte que la part de l’aide sociale justifiée par la présence d’enfants ne dépende que du revenu du ménage et non du statut dans l’emploi des adultes. En ce sens, il serait cohérent que le montant de base de la prime d’activité ne dépende pas du nombre d’enfants, et que l’allocation permette le cumul avec les prestations familiales.

Seulement 64% de smicards éligibles à la prime d’activité et à peine la moitié de ceux qui vivent en couple

Le modèle de microsimulation INES développé par l’Insee, la Drees et la Cnaf permet de compléter l’analyse en estimant, au niveau des ménages et non plus des foyers Caf, la part des éligibles à la prime d’activité et le montant mensuel moyen de la prime à laquelle ils peuvent prétendre selon leur configuration familiale et leurs revenus. En effet, ce modèle simule les montants des principaux prélèvements et des prestations sociales pour un échantillon de ménages représentatif des ménages français[8]. La version du modèle utilisée ici simule la législation socio-fiscale de l’année 2019 à partir des revenus annuels des ménages[9]. Lorsqu’on considère des ménages réels, et non plus des cas types, il est impossible de repérer précisément dans les enquêtes portant sur les revenus des ménages, les travailleurs rémunérés au smic mensuel ou même au smic horaire. Le choix retenu ici consiste à sélectionner tous les travailleurs ayant gagné entre 90% et 110% d’un smic annuel, dénommés par la suite « travailleurs proches du smic ». Selon nos résultats, un peu moins des deux tiers d’entre eux sont éligibles à la prime d’activité. Le montant mensuel moyen de prime d’activité auquel les ménages de ces travailleurs peuvent prétendre est de 221 €. La part des éligibles au sein des travailleurs proches du smic, tout comme le montant moyen de prime auquel le ménage peut prétendre sont beaucoup plus faibles pour les travailleurs en couple, en particulier lorsque leur conjoint a une rémunération élevée. Lorsque le conjoint gagne plus de 1,5 smic, seulement 16% de ces travailleurs sont éligibles et pour un montant moyen inférieur à 100 €. La perception de revenu non professionnels (allocations chômage, pensions de retraite, pensions alimentaires…) ou d’autres prestations sociales réduit fortement la part des éligibles et le montant moyen du droit. Conformément aux résultats obtenus sur cas types, l’éligibilité augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec le deuxième et le troisième. Les montants moyens auxquels les familles éligibles ont droit, en revanche augmentent avec le nombre d’enfants.

Dans l’ensemble, un peu moins des deux tiers des travailleurs proches du smic sont éligibles à la prime d’activité. Compte tenu du non-recours, ils ne sont que 55% à en bénéficier[10].

L’étude de l’éligibilité à la prime d’activité des travailleurs rémunérés au smic tend à montrer que ce dispositif rend soutenable socialement une vision du smic comme salaire « d’appoint », insuffisant pour vivre décemment, et qui serait complété soit par les ressources familiales (dont le revenu du conjoint), soit par une aide publique.

Encadré : Modalités de calcul de la prime d’activité

La prime d’activité, calculée au niveau du foyer Caf, vise à amener le revenu disponible du foyer au niveau d’un revenu garanti qui dépend de la situation familiale.

        Revenu garanti du foyer    =     Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                            +  61% des revenus professionnels                                                         +   bonus d’activité individuels

Lorsque le revenu d’un foyer est inférieur à son revenu garanti, le montant de la prime comble l’écart :

       Prime d’activité du foyer   =  Revenu garanti

                                                   –   revenus professionnels   –  revenus non professionnels

                                                   –   forfait logement  –  prestations familiales(*)    –  autres minima sociaux

La prime est versée si son montant est supérieur ou égal à 15 €.

On peut réécrire le montant de la prime comme suit :

       Prime d’activité du foyer  (Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                  –  forfait logement – prestations familiales  – autres minima sociaux )

                                                  + bonus d’activité individuels

                                                –  39 % des revenus professionnels – 100% des revenus non professionnels

Avant déduction des prestations familiales et du forfait logement, le montant forfaitaire croît avec le nombre d’enfants. Après déduction, on constate que pour les parents isolés, le montant forfaitaire net augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec chaque enfant supplémentaire. Pour les couples, le montant forfaitaire net augmente jusqu’au deuxième enfant et diminue ensuite.

(*) Certaines prestations familiales ne sont pas prises en compte pour le calcul de la prime d’activité. C’est le cas de la majoration pour âge des allocations familiales, du forfait d’allocations familiales quand l’aîné des 2 enfants à 20 ans, de l’allocation de rentrée scolaire, de la prime de naissance, des prestations mode de garde, d’une partie de l’ASF et du complément familial.


[1] Voir encadré pour une explication plus précise.

[2] Pour chaque travailleur, le bonus augmente de 0 à 173 € pour un revenu professionnel allant de 0,5 à 1 smic et se stabilise au-delà.

[3] Les résultats ci-dessous ont été obtenus à l’aide de la maquette de simulation des transferts sociaux et fiscaux SOFI pour l’année 2023. Ils supposent que les ménages ont pour seuls revenus des salaires ou des allocations chômage.

[4] Plus généralement, dans un couple sans enfant, le travailleur rémunéré au smic à plein temps n’est pas éligible à la prime d’activité dès lors que les revenus non-professionnels de son conjoint (allocation chômage, pension d’invalidité ou de retraite…) dépassent 523€/mois.

[5] La prime d’activité s’annule lorsque le conjoint gagne un salaire d’au moins 1786 € (soit 1,32 fois le Smic).

[6] La présence d’un enfant âgé de moins de 3 ans modifie le montant du forfait car ces enfants ouvrent droit à des prestations spécifiques, comme l’allocation de base de la Paje ou la Prépare, et majore le montant forfaitaire pour les parents isolés. Il en résulte qu’au-delà du nombre d’enfants, leur âge influence aussi le montant de la prime d’activité pour un travailleur rémunéré au smic.

[7] Périvier H. et Pucci M., 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal », Policy Brief OFCE, n° 91, 14 juin.

[8] Plus précisément, l’échantillon est représentatif des ménages vivant dans un logement ordinaire en France métropolitaine.

[9] La prime d’activité étant une prestations calculée chaque trimestre en fonction des revenus perçus les 3 mois précédents, le modèle Ines répartit les revenus annuels déclarés au cours de l’année à partir notamment d’informations sur le calendrier d’activité des travailleurs.

[10] Compte tenu des hypothèses d’imputation du non-recours dans le modèle Ines, il est délicat de définir la part des bénéficiaires selon les caractéristiques.




L’économie française au ralenti : retour sur 2023 et perspectives pour 2024 selon les panélistes de l’OFCN

Anissa Saumtally et Benoît Williatte

Les prévisionnistes de l’OFCN en désaccord sur la croissance en 2024

La première estimation de la croissance du PIB français en 2023 publiée par l’Insee le 30 janvier 2024 indique une croissance annuelle en volume de +0,9 %. Les dernières prévisions du panel de l’OFCN se plaçait également en moyenne à +0,9 % pour cette année. Bien que la croissance ait été modérée en 2023, voire atone sur le deuxième semestre, les scénarios de prévisions présentés lors de la journée OFCN ont été pour autant revus à la hausse de +0,5 point en moyenne depuis la précédente édition de l’OFCN 2022 (graphique 1). Cette révision provient notamment du maintien de la croissance du pouvoir d’achat des ménages en 2023 alors que la majeure partie des instituts prévoyait une baisse de celui-ci l’année passée. L’emploi particulièrement dynamique aurait permis le maintien des revenus et donc de la consommation des ménages, et ce malgré une forte inflation. Pour plus d’informations, le compte-rendu détaillé de l’OFCN 2023 publié 8 février 2024 est disponible sur le site de l’OFCE.

Graphique 1. Révisions des prévisions du taux de croissance du PIB France pour 2023, par institut.

En 2024, les prévisionnistes de l’OFCN sont partagés sur la croissance française. La moyenne des prévisions s’établit à +0,9 %, mais dans une fourchette assez large, allant de +0,4 % à +1,4 % (graphique 2). Les scénarios avancés sont divergents sur les questions du commerce extérieur et de l’investissement alors que l’ensemble des instituts s’accordent sur une croissance positive de la consommation des ménages.

Graphique 2. Prévisions du taux de croissance du PIB France pour 2024, par institut

D’après les prévisions pour 2024 publiées par l’Insee[1]1, les deux premiers trimestres connaîtraient une croissance de +0,2 % chacun, portant l’acquis de croissance pour l’année de +0,2 % à +0,5 %. Bien que ces premières prévisions annonceraient le retour de la croissance, de nombreuses incertitudes demeurent. En particulier, cette édition de l’OFCN a consacré deux tables rondes, une autour de la crise immobilière et une sur la situations des entreprises en France. Toutes deux faisaient état de perspectives peu optimistes pour l’année à venir.

Une accalmie de l’inflation en 2024

L’indice des prix à la consommation harmonisé a augmenté de 5,7 % en 2023 (moyenne annuelle), soit presque exactement l’inflation anticipée par les participants de l’OFCN (graphique 3). L’absence de nouveaux chocs énergétiques majeurs en particulier aura donc permis aux instituts de prévoir l’inflation avec précision. L’augmentation des prix par rapport à 2022 a été comparable avec celle observée pour la zone euro (5,4 %). En décembre 2023, le niveau des prix aurait donc augmenté d’un peu moins de 15% par rapport au niveau fin 2019 – contre 18% pour la zone euro dans son ensemble.

Graphique 3. Prévisions d’inflation (IPCH) en France en 2023.

En 2024, l’inflation devrait largement baisser à mesure que les effets directs de la hausse des prix des produits énergétiques et alimentaires s’estompent et alors même que la hausse des taux directeurs en zone euro exerce une pression à la baisse sur la demande. Les hausses de prix en France et dans la zone euro devraient là encore être proches : respectivement 2,7 % et 3 % si l’on retient les points médians des prévisions (graphique 4). Les instituts ont souligné la contribution de la politique monétaire à la baisse de l’inflation attendue pour 2024, tandis que le rattrapage des salaires sur les prix et la diffusion de ces revalorisations salariales sur les prix à la consommation constitueraient la principale pression à la hausse – toutefois, les augmentations de salaires et donc l’intensité de ces effets de second tour devraient être modérés, et ne remettraient pas en cause la désinflation anticipée.

Graphique 4. Prévisions d’inflation (IPCH) en France en 2024.


[1] Insee, Point de conjoncture du 7 février 2024




Le système d’assurance-chômage aux États-Unis et son parallèle avec la France

S. Auray (CREST-Ensai, RSB et OFCE) et Camille Boissel (CREST-Ensae)

Les premières résolutions de la réforme de l’assurance-chômage engagées en France sous la présidence d’Emmanuel Macron ont été adoptées en 2019 et ont notamment introduit un mécanisme dit de « bonus-malus » dans certains secteurs de l’économie grands consommateurs de contrats précaires. Appliqué depuis le 1er septembre 2022, ce système est conçu pour internaliser les coûts liés aux allocations chômage, en les facturant aux employeurs des salariés licenciés, avec pour objectif d’inciter les entreprises à améliorer la qualité des emplois qu’elles proposent. Or, le mode de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis fonctionne selon un principe similaire depuis sa création au début des années 1930, ce qui a largement inspiré la nouvelle méthode française de calcul des cotisations employeurs. Ce texte se propose de revenir sur les grands principes de l’assurance-chômage aux États-Unis, en s’appuyant sur l’ouvrage de S. Auray et D. Fuller « L’assurance-chômage aux États-Unis ».



Un bref historique de l’assurance chômage aux États-Unis

En 1932, lors de la Grande Dépression, alors que le taux de chômage ne cessait d’augmenter et dépassait les 25%, le Wisconsin devint le premier État à adopter une loi sur l’assurance-chômage aux États-Unis. Six autres États se dotèrent de lois comparables avant qu’en 1935, un texte ne modifie profondément le système d’assurance-chômage en vigueur aux États-Unis : le Social Security Act, qui jette alors les bases du système de sécurité sociale américain. En mai 1937, la Cour suprême confirma la constitutionnalité de cette loi fédérale et, en août 1937, les 48 États contigus ainsi que l’Alaska, Hawaii et le district de Columbia avaient tous promulgué leurs lois d’assurance-chômage. Au cours des 75 années qui ont suivi son lancement, le programme d’assurance-chômage a connu plusieurs réformes. La durée standard des allocations est passée, par exemple, de 16 à 26 semaines dans la plupart des États[1]. Lorsque l’on considère l’ensemble du pays, on observe que les systèmes d’assurance-chômage varient considérablement d’un État à l’autre, en termes de générosité et de mode de financement. Les règles d’éligibilité ont également évolué. Au cours des premières années, les États n’excluaient pas les travailleurs ayant quitté leur emploi volontairement, ayant été licenciés pour faute grave ou ayant refusé un emploi convenable. Ces salariés étaient simplement considérés comme inéligibles à l’assurance-chômage pendant un certain temps. À la fin de l’année 1945, vingt-six États ont limité l’éligibilité à l’assurance-chômage aux seuls travailleurs ayant perdu leur emploi de manière involontaire, et ces dispositions sont désormais en vigueur dans tous les États. De même, en 1952, seuls douze États réclamaient qu’après une période d’inéligibilité, les chômeurs obtiennent un nouvel emploi afin d’être à nouveau éligibles. Aujourd’hui, cinquante États appliquent une règle comparable. Par ailleurs, le système d’assurance-chômage a été modifié pour faire face aux périodes de ralentissement économique : en cas de brusque augmentation du taux de chômage, des programmes étatiques et fédéraux spéciaux accordent des semaines supplémentaires d’allocations aux travailleurs ayant épuisé leurs semaines de droits à l’assurance-chômage de l’État[2]. Enfin, des programmes dits de bien-être, aux critères d’éligibilité spécifiques, peuvent se juxtaposer à l’assurance-chômage.

Le principe de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage : un système « pollueur-payeur »

Les allocations chômage fournissent une assurance contre le risque de perte d’emploi et de revenu. La transition de l’emploi vers le chômage implique en effet une perte de revenu que l’assurance-chômage permet de compenser, au moins en partie. C’est pourquoi les économistes font référence aux indemnisations ou aux allocations chômage comme à une assurance face au risque de chômage. Ce dispositif d’assurance peut, cependant, affecter le comportement et les choix des employés, des demandeurs d’emploi et des entreprises; et ces changements ne sont pas sans conséquence sur le bon fonctionnement du marché du travail, conséquences dont l’ampleur reste toutefois à déterminer. Ce système a alors été conçu pour limiter l’impact des fluctuations économiques sur le revenu des travailleurs, tout en répartissant les efforts de financement de manière équitable.

Le système d’assurance-chômage aux États-Unis correspond à un partenariat fédéral-étatique unique, fondé sur la loi fédérale mais administré par les employés des États dans le cadre juridique de ceux-ci. Les États sont en effet responsables du financement et de l’attribution de leurs allocations chômage et déterminent, chacun, la structure fiscale et les taux de cotisation applicables. Ce financement est assuré par des cotisations patronales : les entreprises sont soumises à une cotisation sur les salaires qui dépend de l’historique de l’entreprise en matière de licenciement. Le système de modulation des cotisations consiste à faire supporter à chaque employeur les coûts générés par ses licenciements. Il ne s’agit pas d’un mécanisme fiscal, mais d’une méthode de calcul des cotisations sociales.

Chaque État disposant du pouvoir de fixer la durée et le niveau de ses allocations chômage et de déterminer le régime fiscal des cotisations, il existe des différences importantes entre les États sur ces deux aspects. Notamment, les États utilisent des méthodes différentes pour calculer le taux de cotisation applicable aux entreprises[3], bien que les principes restent comparables. Ainsi, en règle générale, l’administration prend en compte l’historique de l’entreprise depuis sa création et applique un barème de calcul tenant compte du volume de licenciements réalisés par l’entreprise. Les fonds ainsi récoltés sont alors versés aux travailleurs licenciés éligibles qui en font la demande sous forme d’allocations chômage ; le statut d’éligibilité des travailleurs licenciés est vérifié par l’administration compétente de l’État, auprès de l’ancien employeur. Les entreprises qui licencient fréquemment des travailleurs appelés à bénéficier d’allocations d’assurance-chômage supportent des taux de cotisations plus élevés que celles qui licencient plus rarement, ou celles dont les travailleurs licenciés décident de ne pas faire valoir leurs droits à ces allocations Les travailleurs pourraient ne pas avoir travaillé le nombre de semaine minimum pour être éligibles à l’assurance chômage par exemple. Ils peuvent aussi décider de ne pas avoir recours à l’assurance chômage pour éviter les coûts administratifs associés. Plus précisément, ce système repose sur le niveau des allocations perçues par les anciens salariés, qui dépend lui-même de la fréquence des licenciements et de la capacité des salariés licenciés à retrouver rapidement un emploi. Dans le système standard de financement des indemnisations chômage aux États-Unis, le taux de cotisation d’une entreprise ne dépend donc pas seulement du nombre de travailleurs déjà licenciés au cours des années les plus récentes, mais également, et surtout, du nombre de travailleurs licenciés par cette entreprise qui perçoivent effectivement des allocations chômage.

Une internalisation seulement partielle des coûts sociaux liés aux licenciements

La modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage aux États-Unis que nous venons de décrire n’est néanmoins que partielle, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, les taux de cotisations ne sont appliqués qu’à une partie de la masse salariale totale imposable d’une entreprise. En 2023, la Floride avait une masse salariale imposable plafonnée à 7 000 $ par salarié et par an, tandis que ce plafond était de 67 600 $ dans l’Etat de Washington. La masse salariale imposable reflète donc la part du salaire de chaque travailleur incluse dans l’assiette fiscale de l’État. Enfin et surtout – quelle que soit la formule utilisée pour calculer le taux des cotisations –, il existe dans chaque État un niveau maximal et un niveau minimal de taux de cotisations employeur. Le taux de cotisations maximal implique que certains employeurs qui contribuent fortement aux dépenses d’allocation n’assurent pas la couverture complète de celles-ci. À l’inverse, un employeur imposé au taux minimal doit supporter plus de cotisations qu’il ne génère de dépenses d’allocations chômage au titre des licenciements auxquels il procède. Tout comme la masse salariale imposable, les taux de cotisations minimal et maximal varient selon les États. En 2023, le taux minimal de cotisations variait de 0 % (dans l’Iowa, le Missouri et le Texas, par exemple) à 2,8 % en Pennsylvanie. Le taux maximal de cotisations, dont le principe est imposé par la loi fédérale, était compris entre 5,4 % (dans 16 États) et 19,57 % (dans le Massachusetts).

Avantages et inconvénients du système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage

Tel que nous venons de le voir, le système de financement de l’assurance-chômage aux États-Unis est donc basé sur une modulation partielle. Ce système a été mis en place lors de la Grande Dépression avec l’objectif clair de dés-inciter les entreprises à licencier. Les États décident de la mesure dans laquelle ils imposent à chaque entreprise d’internaliser ses propres coûts, arbitrant entre une mutualisation complète des coûts, ou à l’inverse une individualisation intégrale des cotisations des employeurs, ou encore des formules mixtes. Face au phénomène du chômage, ce système présente donc certainement des avantages. En 2008, les États-Unis sont entrés en récession et le taux de chômage a atteint alors un nouveau pic. Pourtant, depuis 2010, ce taux a recommencé à baisser pour revenir à un niveau relativement stable, pendant que d’autres pays, comme la France, ne parvenaient pas à le réduire, ni même à empêcher son augmentation.

Cependant, il est à noter que les indemnités de licenciement légales ou conventionnelles versées par les employeurs aux salariés licenciés, s’apparentent à une contribution proportionnelle au nombre de séparations, mais sans mutualisation des sommes ainsi versées au bénéfice des régimes d’assurances sociales. Le système de modulation ne présente effectivement pas que des avantages. En utilisant les données américaines de l’Enquête sur le revenu et de participation au programme (Survey of Income and Program Participation -SIPP) couvrant 1990-2013, Moscarini et Fujita (2015) montrent, qu’après une période sans emploi, un nombre étonnamment élevé de travailleurs retrouvent un emploi chez leur employeur précédent, et ont des carrières dont le profil diffère totalement de celles des individus qui changent simplement d’emploi. Par ailleurs, ces auteurs montrent que la probabilité d’être rappelé par son employeur précédent est beaucoup moins dépendante du cycle économique et moins volatile que la probabilité de trouver un nouvel emploi. Enfin, en utilisant la même base de données, il est possible de calculer la probabilité de sortir du chômage selon que les individus perçoivent ou non leurs assurances chômage alors qu’ils sont éligibles à ces allocations. On trouve alors que cette probabilité est environ deux fois plus élevée pour les individus ayant choisi de ne pas percevoir l’assurance-chômage. Le lien entre choix de ne pas percevoir l’assurance-chômage et le fait d’être rappelé par son employeur précédent apparaît donc clairement (Auray, Fuller et Lepage Saucier 2023). Il reste cependant difficile à expliquer sans une enquête précisant les raisons de ce choix. Ce phénomène montre que le système de modulation peut présenter certaines limites.

 Perspectives sur l’implémentation de ce principe en France

Peu d’autres pays développés recourent à la modulation individualisée des cotisations d’assurance-chômage. Les pays européens dont la réglementation du travail est relativement protectrice, en comparaison de celle en vigueur dans les autres zones adhérentes à l’OCDE, ne jugent généralement pas nécessaire de mettre en place une incitation des employeurs à modérer leurs décisions de licenciement. En France, les cotisations sont payées par les employés et par les employeurs. Depuis 2004, le taux de cotisations total est de 6,4 %, dont 2,4 % à la charge des employés et 4 % à la charge des employeurs, le tout sur une assiette limitée à quatre fois le plafond de la sécurité sociale. Le régime d’assurance-chômage étant basé sur un principe d’autofinancement, les taux de cotisations sont régulièrement ajustés nationalement. Il ne s’agit donc pas d’un système de bonus-malus tel que celui existant aux États-Unis. Pourtant, la mise en place d’un tel système a été proposée à plusieurs reprises, et ce même avant la réforme de 2019, notamment par Edmond Malinvaud en 1998, dans un rapport remis au Premier ministre de l’époque Lionel Jospin, qui recommandait son application à la part patronale des cotisations. Le 27 septembre 1999, le Premier ministre annonçait que son gouvernement allait proposer l’instauration d’une modulation des cotisations chômage en fonction du comportement des entreprises vis-à-vis des licenciements (Journal Le Monde, 29 septembre 1999, p. 7). Ce système n’a pas été appliqué, mais on peut remarquer la mise en place en France de certaines contributions à l’assurance-chômage variant en fonction du comportement de l’entreprise vis-à-vis du licenciement de certaines catégories de travailleurs. Ainsi la contribution dite Delalande a été mise en place, en 1987, pour dissuader les entreprises de licencier des travailleurs âgés de plus de 50 ans. Ce type de dispositif peut, néanmoins, avoir des effets pervers en incitant, par exemple, les entreprises à éviter l’embauche de travailleurs âgés pour ne pas s’exposer au risque d’avoir à payer cette contribution (Behaghel, Crépon et Sédillot, 2004). Depuis le 1er juillet 2013, la part des contributions d’assurance-chômage à la charge des employeurs, au taux de 4%, est majorée pour les contrats de travail à durée déterminée conclus pour surcroît d’activité et ceux dits « d’usage ». Elle est ainsi de 7% pour les contrats de travail d’une durée inférieure ou égale à 1 mois, de 5,5% pour les contrats de travail d’une durée supérieure à 1 mois et inférieure ou égale à 3 mois et de 4,5% pour les contrats de travail dits d’usage d’une durée inférieure ou égale à 3 mois. Ainsi, même si ces majorations ne tiennent pas compte du comportement passé de l’employeur, il s’agit toutefois déjà d’une modulation de type bonus-malus. La réforme de 2019 introduit alors le premier véritable système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage. Actuellement, seuls 7 secteurs sont concernés par cette mesure, soit 30 000 entreprises[4]. Contrairement aux États-Unis, le taux de séparation d’une entreprise est comparé au taux de séparation médian de son seul secteur d’activité pondéré par la masse salariale, et non pas au taux médian de séparation de toutes les entreprises françaises. Selon un rapport de février 2023 de l’Unédic, le taux de séparation dans cinq des secteurs concernés aurait déjà fortement baissé ; mais cela pourrait très bien être dû aux fortes pénuries de main-d’œuvre, qui ont beaucoup affecté les secteurs considérés. Le recul nous manque encore pour évaluer les effets de cette réforme, et le comité d’évaluation de la réforme de l’assurance-chômage entérinée en 2021 sortira fin 2024.

Globalement et quelle que soit l’économie considérée, la modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage ne doit porter, selon nous, que pour partie sur la cotisation patronale. Autrement dit,  en respectant le principe de l’autofinancement du régime, les cotisations pourraient ne pas être totalement supportées par les employeurs, mais également en partie par les salariés. Un système partiel de modulation peut permettre de trouver un compromis entre, d’une part, l’opportunité d’internaliser les coûts de licenciements selon la situation de chaque entreprise et, d’autre part, l’objectif de garantir un certain partage des risques entre les secteurs en ce qui concerne ces coûts de licenciement. Enfin, toujours dans le cas d’un système de modulation des cotisations, un décalage temporel entre l’augmentation des licenciements et celle, correspondante, des taux de cotisation peut s’avérer utile pour éviter des coûts inappropriés aux entreprises touchées par des chocs négatifs. Le financement des allocations chômage par les cotisations sociales influe sur les décisions de licenciement et conduit à une subvention croisée entre des secteurs dont les taux de licenciement diffèrent. Bien qu’il existe des différences importantes entre les marchés européen[5] et américain du travail, il y a de bonnes raisons d’attendre des gains significatifs en cas d’introduction éventuelle, en Europe, d’un système de modulation des cotisations employeurs à l’assurance-chômage (Blanchard et Tirole, 2007). Enfin, si l’on devait spécifiquement penser à la mise en place d’un tel système pour toutes les entreprises dans certains pays européens et notamment en France, il est assez évident qu’il faudrait réduire les coûts de licenciement pour les entreprises et en particulier dans le cas des nouvelles embauches. En effet, conjuguer la mise en place d’un système de bonus-malus pour limiter les incitations aux licenciements par les entreprises, tout en réduisant les coûts des nouvelles embauches permettrait sans aucun doute de réduire les destructions d’emploi tout en faisant augmenter les créations d’emploi.


[1] Il n’existe ni durée minimale ni durée maximale fixée par l’Etat fédéral en ce qui concerne la durée de la période d’indemnisation.

[2] Par exemple, le programme « Federal Extended Benefits » se déclenche lorsque le taux de chômage d’un État dépasse un certain pallier et met à disposition des chômeurs éligibles 13 à 20 semaines supplémentaires de prestations d’assurance-chômage.

[3] En 2023, quatre méthodes sont en vigueur dans des États différents : le ratio de réserves (adopté par 33 États), le ratio des prestations (18 États), le ratio des salaires des allocataires (2 États) et la variation de la masse salariale (Alaska). Voir S. Auray et D. Fuller , chapitre 2 pour plus de détails.

[4] Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac. Travail du bois, industries du papier et imprimerie. Fabrication de produits en caoutchouc et en plastique ainsi que d’autres produits minéraux non métalliques. Production et distribution d’eau, assainissement, gestion des déchets et dépollution. Transports et entreposage. Hébergement et restauration. Autres activités spécialisées, scientifiques et techniques.

[5] Les initiatives d’implémentation partielle du système d’expérience rating ne concernent pas que la France.