L’étonnant découplage entre Production et Valeur Ajoutée

Par Elliot Aurissergues

Depuis 2020, la France connait un surprenant découplage entre la croissance de la valeur ajoutée, qui sert de base aux calculs du PIB, du revenu national et de la productivité, et celle de la production de biens et services par l’économie française. Au troisième trimestre 2023, dans les comptes nationaux trimestriels, la production est 5% au-dessus de son niveau pré-COVID alors que la valeur ajoutée a gagné 2% dans le même temps (voir graphique 1). Cette divergence est surprenante. Comptablement, elle s’explique par la forte croissance des consommations intermédiaires qui ont progressé de 8% sur la période. Les coefficients techniques (i.e la quantité de produit i nécessaires à la production d’une unité de la branche j) ont fortement évolué. Le graphique 2 représente l’évolution du coefficient technique au niveau agrégé, c’est à dire la quantité totale de consommations intermédiaires nécessaires à 100 euros production de biens et services. En volume, alors qu’il fallait un peu plus de 50 euros de consommations intermédiaires pour produire 100 euros de biens et services en 2019, il en faut 52 en 2023. Cette évolution est historiquement forte. Il faut remonter à la période 1998-2001 pour observer une évolution comparable. Mais, plus encore, cette évolution est a priori incompatible avec la méthodologie des comptes trimestriels car ceux-ci reposent sur l’hypothèse d’une stabilité des coefficients techniques.



Dans la construction des comptes nationaux trimestriels, la valeur ajoutée vient en dernier. Dans un premier temps, des indicateurs, comme les indices de production industrielle ou des indices de TVA, permettent d’obtenir une évaluation initiale de la production des différentes branches. Les consommations intermédiaires sont évaluées dans un deuxième temps en utilisant les résultats obtenus dans la première étape et les coefficients techniques qui relient production et consommations intermédiaires. Ceux-ci ne sont pas directement observés mais établis à partir du Tableau Entrées Sorties d’une année de référence, en l’occurrence 2020[1][2]. La valeur ajoutée s’obtient dans un troisième temps en calculant la différence entre la production et les consommations intermédiaires[3]. Les quantités de consommations intermédiaires utilisées pour un même niveau de production ne devraient donc pas être différentes de celles de 2020 au niveau désagrégé[4]. Par contre, au niveau agrégé, des effets de composition entre les branches peuvent expliquer les variations observées sans que les coefficients du tableau entrées sorties soient modifiés à un niveau fin. Une telle explication semble cependant peu plausible dans le cas présent. En utilisant les coefficients techniques pour l’année 2020[5] et la production des branches du troisième trimestre 2023, 50,6 euros de consommations intermédiaires seraient nécessaires pour produire 100 euros de biens et services, loin des 52 euros tirés des comptes nationaux. Les coefficients techniques utilisés pour calculer les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée semblent avoir été modifiés par rapport à l’année de référence.

De quels biens ou services a-t-on davantage besoin pour produire la production totale de biens et services aujourd’hui, par rapport à la fin 2019? Les services aux entreprises contribueraient pour presque moitié à la hausse, les produits en information communication pour un quart. Les autres services (notamment transports, commerce, services financiers, etc) expliquent un autre quart. En revanche, la production nécessite plutôt moins de biens industriels (voir graphique 3). Là aussi, des effets de composition ne semblent pas pouvoir expliquer la croissance des emplois intermédiaires en services aux entreprises et en information-communication.

Une valeur ajoutée sous-estimée ?

La croissance de la production annonce-t-elle une révision à la hausse de la valeur ajoutée ? La forte croissance des consommations intermédiaires pourrait être revue à la baisse dans les comptes nationaux définitifs. Si les niveaux de production sont maintenus[6], cela signifierait une révision de la valeur ajoutée et du PIB à la hausse.

Les données des comptes trimestriels sont modifiées plusieurs fois, notamment lors de la publication des comptes nationaux annuels basés sur des données exhaustives, en particulier les déclarations fiscales des entreprises[7]. En moyenne, les comptes provisoires sous-estiment significativement le taux de croissance. Sur la période 2000-2019, ils ont ainsi affiché une croissance de 1,1% en moyenne contre 1,3% dans les comptes nationaux définitifs. Le biais est de plus pro-cyclique. Les années de reprise ou de forte croissance voient presque systématiquement des révisions substantielles à la hausse[8].  Vu l’ampleur de la reprise observée en 2021 et en 2022, une révision à la hausse du niveau du PIB comprise entre 2 et 3 points de pourcentage serait en ligne avec les données historiques. Elle permettrait de réconcilier les données de production et de valeur ajoutée. Elle serait seulement légèrement supérieure aux révisions déjà annoncées dans d’autres pays européens (+1,3% en Italie, +1,6% en Espagne, +2% au Royaume Uni)[9]. D’autres éléments vont également dans ce sens comme le dynamisme de certaines recettes fiscales, notamment de TVA, par rapport au PIB.

Une révision à la hausse de la valeur ajoutée devra toutefois nécessairement aller de pair avec une révision à la hausse des emplois finaux pour laquelle les arguments sont peut-être moins nombreux. La consommation en volume de certains produits, notamment agroalimentaires, a fortement diminué avec le choc inflationniste et il ne serait pas forcément surprenant qu’elle soit revue à la hausse. Le partage volume – prix des exportations peut également interroger. Par rapport à la fin 2019, les prix des exportations ont crû plus rapidement que les prix des importations (incluant l’énergie), ce qui est un peu surprenant alors que l’Europe semble avoir subi un choc négatif majeur sur les termes de l’échange.

La publication des comptes nationaux annuels définitifs permettra d’y voir plus claire. En attendant, le constat est celui d’un processus productif plus inefficient, qui nécessite plus d’inputs pour produire la même quantité d’output.


[1] L’année de référence est la dernière année pour laquelle des comptes définitifs ont été établis.

[2] Plus précisément, la procédure est itérative pour s’assurer de la cohérence entre les données de production et les données sur les emplois finaux. Certains coefficients techniques peuvent être modifiés au cours de ces itérations.

[3] Le lecteur intéressé pourra trouver une explication plus détaillée du processus de calcul des premières évaluations du PIB dans les comptes trimestriels dans Méthodologie des comptes trimestriels, Chapitre 3, le tableau Entrées Sorties et l’Évaluation du PIB, Insee Methodes (2012).

[4] Le niveau de désagrégation est le niveau A38 avec une décomposition un peu plus fine pour certaines branches/produits.

[5] Publiés par l’INSEE au niveau A17

[6] Une révision de la production est évidemment également possible. Cependant, une partie des données de production étant directement issues des indicateurs, de fortes révisions sont moins probables que pour les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée.

[7] Les comptes nationaux annuels font eux-mêmes l’objet d’au moins deux versions, provisoires et semi définitives, avant la version dite définitive 

[8] Voir sur le sujet Hervé Péléraux (2018), Comptes nationaux : du provisoire qui ne dure pas. Blog de l’OFCE, Magali Dauvin et Hervé Péléraux (2019), « Comme d’habitude », l’OFCE optimiste sur la croissance. Blog de l’OFCE, Hervé Péléraux et Lionel Persyn (2012), Oui les comptes nationaux seront révisés après les présidentielles.

[9] Voir pour plus de détails Espagne: pari gagné sur les prix et Royaume-Uni: l’économie résiste dans Revue de l’OFCE (182).




Comment expliquer la dégradation du solde extérieur de la France ?

Par Elliot Aurissergues

La balance commerciale française s’est fortement dégradée en 2022. Au sens de la comptabilité nationale[1], le solde des biens et services a été négatif de 102,3 milliards d’euros, soit 3,9 % du PIB. Si les données du deuxième trimestre 2023 ont montré une amélioration, le déficit atteint toujours 2% du PIB, soit deux fois plus que son niveau avant COVID. En moyenne sur les quatre derniers trimestres, il reste supérieur à 3% du PIB (voir graphique1).



Comment expliquer cette dégradation ? On peut dans un premier temps distinguer les effets prix, ou termes de l’échange, des effets volume. Le graphique 2 montre les évolutions des prix respectifs des exportations et des importations, mesurées par les déflateurs implicites issus des comptes trimestriels. De manière assez surprenante, alors que la crise énergétique semble être un choc majeur des termes de l’échange pour l’ensemble de l’Europe, on peut constater que le déflateur des exportations a évolué aussi vite que le déflateur des importations depuis 2019. Au deuxième trimestre 2023, il n’y a donc pas de dégradation des termes de l’échange en France par rapport au dernier trimestre de 2019. Une analyse plus détaillée des comptes nationaux montre que si les prix des importations en énergie ont effectivement bondi, les termes de l’échange en biens manufacturés se sont légèrement améliorés. Il s’agit de données provisoires qui pourraient être révisées dans les comptes nationaux définitifs mais cela suggère que l’effet prix n’explique qu’une partie limitée[2] de la dégradation du solde extérieur français.

Cette dernière s’expliquerait donc par l’évolution des volumes. On constate effectivement que les importations en volume ont augmenté de 5,7 % au deuxième trimestre 2023 par rapport à la fin 2019 quand les exportations ne progressaient que de 2,6% (voir graphique 3). Le taux de pénétration sur le marché intérieur a augmenté tandis que les parts de marché à l’exportation ont diminué, la croissance des exportations ayant été inférieure à celle de la demande en provenance de nos principaux clients.

Au niveau sectoriel, cette faible croissance des exportations s’explique notamment par la contreperformance des matériels de transport, lesquels incluent à la fois les industries automobiles et aéronautiques et représentent environ 15% du total des exportations. Ces deux industries connaissent actuellement des difficultés importantes. Pour l’automobile, les transformations du secteur, et notamment la fin programmée du moteur thermique, pourraient affecter durablement les comportements de consommation et la compétitivité des sites de production français. Pour le secteur aéronautique, les difficultés semblent plus conjoncturelles, directement liées à la fragilisation du secteur du transport aérien au moment de la crise du COVID. Le secteur évolue environ 20% en dessous de son niveau pré COVID. Ainsi, Airbus prévoit de livrer seulement 720 appareils commerciaux en 2023 alors que la société en avait livré 863 en 2019. Cependant, un processus de rattrapage semble à l’œuvre. La croissance prévue par les grandes sociétés du secteur (Airbus, Safran) est de l’ordre de 10% par an. Le secteur devrait tirer les exportations françaises durant les prochaines années et permettre de regagner des parts de marché.

Si le matériel de transport a connu des difficultés sectorielles spécifiques, les autres industries ont stagné. Alors qu’elles comptent pour près de la moitié des exportations, elles n’ont quasiment pas contribué à leur croissance depuis 2019, l’essentiel de cette croissance étant dû au dynamisme des exportations de services hors tourisme (graphique 4). Ces industries semblent avoir fait le choix d’augmenter leurs prix plutôt que leurs volumes. Cela suggère un problème d’offre plutôt que de demande. Reste à savoir si ce problème d’offre est temporaire, avec les difficultés d’approvisionnement ou de recrutement connues par certaines industries, ou s’il est au contraire durable, en lien par exemple avec le choc énergétique ou certaines difficultés structurelles de recrutement. Même si le problème est temporaire, la reconquête des parts de marché perdus ne sera pas immédiate.

Il est également intéressant de constater que l’évolution des exportations est différente selon les zones géographiques (graphique 5). Les exportations ont progressé de presque 15% en volume au sein de la zone euro alors qu’elles ont diminué de 7% hors de la zone euro, là où la croissance a pourtant été plus forte. Une partie mais pas la totalité de l’écart s’explique par la performance du secteur aéronautique dont les exportations se font majoritairement en dehors de la zone euro. Cependant, cela pourrait également traduire des problèmes de compétitivité par rapport aux économies émergentes. Malgré la dépréciation de l’euro par rapport au dollar, le choc énergétique en Europe mais aussi la dépréciation de certaines monnaies asiatiques ont pu contribuer à dégrader la compétitivité prix de l’économie française vis-à-vis des économies extra zone euro.


[1] Les données de la comptabilité nationale peuvent différer légèrement des données de la balance des paiements souvent utilisée pour le suivi conjoncturel du commerce extérieur. En 2022, la dégradation du solde des biens et services est un peu plus forte dans les comptes nationaux que dans la balance des paiements. Cela s’explique probablement par le dynamisme des activités de négoce international, lesquelles sont intégrées à la balance des paiements mais pas aux comptes nationaux en raison d’une définition différente des agents résidents. Hors négoce international, les ordres de grandeur et les évolutions constatées ces dernières années sont très similaires entre la balance des paiements et les comptes nationaux pour la partie biens et services du compte des transactions courantes.

[2] La contribution exacte des effets prix et volume n’est pas évidente à déterminer. Même si les termes de l’échange ne se sont pas dégradés, une hausse du prix des exportations et des importations accroit le déficit déjà existant. De plus, des effets d’interaction non négligeables sont à l’œuvre étant donné l’ampleur de la hausse des prix. Selon le mode de calcul, l’effet prix expliquerait 20 à 40% de la dégradation entre le T4 2019 et le T2 2023, l’effet volume expliquant 60 à 80%. Ce calcul est basé sur des données provisoires qui peuvent faire l’objet de révisions.




Les élections municipales influencent-elles la ségrégation des immigrés ?

par Gregory Verdugo

La ségrégation spatiale des immigrés a augmenté ces dernières décennies, que ce soit en France (Verdugo et Toma 2018) ou dans la plupart des pays de l’OCDE (Comandon et al. 2018)[1]. Si l’on explique le plus souvent la ségrégation par des modèles d’interactions sociales où elle naît de l’agrégation de choix individuels[2], des travaux plus récents suggèrent que la ségrégation peut également être influencée par les processus de choix collectifs, en particulier par le résultat des élections locales[3]. En effet, si les maires de gauche et de droite mettent en place des politiques systématiquement différentes, et que ces politiques incitent relativement plus les immigrés que les natifs à s’installer dans certaines municipalités, les résultats des élections municipales pourraient influencer la distribution des immigrés entre municipalités.



 Dans un article récemment publié (Schmutz et Verdugo 2023) et librement accessible en document de travail de l’OFCE, nous testons cette hypothèse en nous appuyant sur les données des municipalités françaises. Notre étude combine les résultats des élections municipales depuis 1983 dans plus de 800 communes de plus de 9 000 habitants avec les évolutions démographiques de la population de ces municipalités mesurées dans les recensements successifs. Ce long horizon temporel nous permet d’examiner non seulement si les élections changent la composition de la population à l’élection suivante, 6 ans après l’élection initiale, mais aussi à plus long terme, de 12 à 18 ans après, soit les années de la deuxième et troisième élection suivant l’élection initiale.

Pour isoler un effet causal du résultat des élections sur la composition de la population, il est a priori trompeur de comparer la progression de l’immigration entre les villes ayant élu des maires de gauche avec celles ayant élu des maires de droite car de telles comparaisons sont soumises à un biais de causalité inverse. En effet, il est possible que cela soit l’arrivée des immigrants qui favorise l’élection d’un maire de gauche. Par exemple, la part d’immigrés dans une municipalité de gauche peut progresser plus rapidement en raison de la présence de réseaux ethniques ou d’un important parc de logement sociaux (Verdugo 2016) et, compte tenu d’un fort clivage partisan face à l’immigration entre électeurs de gauche et de droite (Piketty, 2020), cette hausse peut favoriser l’arrivée d’habitants non-immigrés plus favorables à la gauche et ainsi plus susceptibles de voter pour un maire de gauche.

Pour garantir que nos estimations reflètent l’effet du maire élu sur la composition de la population et non l’inverse, nous suivons l’approche proposée par Ferreira et Gyourko (2009) et initialement appliqué sur données américaines. Cette approche consiste à comparer l’évolution de la population entre mairies de gauche et de droite en se limitant aux municipalités où le maire a été élu lors d’une élection serrée. Un avantage crucial des élections serrées est qu’elles imitent les résultats d’une expérience naturelle où la couleur politique du maire élu serait attribuée de manière aléatoire, une hypothèse confirmée par les données. Ainsi, les résultats des élections serrées n’apparaissent pas liés aux caractéristiques de la municipalité avant l’élection, notamment la part d’immigrés dans la population ou sa progression entre deux élections, contrairement aux municipalités où la victoire a été plus large.

Les différences entre les municipalités où un maire de gauche a gagné de justesse relativement à celles gagnées de justesse par un maire de droite suggèrent des effets importants des élections municipales sur la population locale : selon nos estimations, six ans après les élections initiales, lors des élections suivantes, la part des immigrés dans la population municipale augmente ainsi de 1,5 p.p. plus rapidement dans les municipalités ayant élu un maire de gauche que dans celles qui ont élu un maire de droite. Nous trouvons également que ces différences s’accroissent après deux à trois cycles électoraux, ce qui est cohérent avec le fait que la probabilité de réélection du maire est élevée, même si, après trois élections, les effets apparaissent imprécis.

La plupart de l’augmentation relative de la part d’immigrés dans les villes de gauche provient de l’immigration hors-Union européenne. Les conséquences sur l’électorat sont ainsi initialement limitées car seule la moitié de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française et donc pouvant voter aux élections locales. Néanmoins, à plus long terme, les effets sur l’électorat sont plus importants car après trois élections, nous trouvons que la quasi-totalité de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française.

Nous examinons ensuite quelles différences systématiques de politiques municipales expliquent ces arrivées plus importantes d’immigrés dans les municipalités ayant élu un maire de gauche. Nous testons d’abord si cette hausse plus rapide reflète un impact des élections plus large sur les classes populaires, notamment les ouvriers, dont les immigrés ont plus de chance de faire partie. Les données contredisent néanmoins cette hypothèse car nous ne trouvons pas d’effet des élections sur l’évolution de la part des ouvriers ou employés non-immigrés dans la population. De plus, nous trouvons que les élections affectent la proportion d’immigrés dans tous les groupes professionnels, que ce soit les ouvriers et employés mais aussi les cadres.

 Nous examinons ensuite si ces arrivées sont liées à des différences systématiques d’évolution de la fiscalité locale entre la droite et la gauche, qui pourraient refléter des politiques sociales plus généreuses dans les villes de gauche. De manière surprenante mais conformément au résultat de Ferreira et Gyourko (2009) pour les Etats-Unis, nous ne trouvons pas que les élections affectent le niveau des taxes locales, que ce soit la taxe d’habitation ou la taxe foncière.

Nous trouvons, en revanche, que l’arrivée plus importante d’immigrés dans les mairies de gauche s’explique par des différences de construction et de composition de la population dans le logement social. Les nouvelles constructions de logement sociaux sont plus importantes après les élections dans les villes ayant élu un maire de de gauche. L’élection d’un maire de gauche est ainsi associée à une hausse de 2 p.p. plus rapide des ménages en logements sociaux dans la population 6 ans après l’élection initiale et de 4 p.p. après 12 ans. En raison de la plus forte présence d’immigrés dans les logements sociaux, qui reflète notamment le poids des discriminations subies dans le logement privé (Acolin, Bostic, et Painter 2016), ces nouvelles constructions contribuent pour un tiers à l’augmentation plus rapide de la part des immigrés dans le logement social de la commune. Enfin, si les maires de gauche tendent à construire relativement plus de logements sociaux, nous ne trouvons pas de différences significatives sur les constructions de logement privé. Les différences entre maires de gauche et de droite dans la construction de logement social semblent aussi s’être atténuées suite au passage de la loi SRU après 2001, même si ces résultats doivent être interprétés avec précaution car les élections serrées sont relativement rares dans les communes dont la part de logements sociaux est en dessous du seuil de la loi SRU.

Nos résultats s’expliquent également par le fait que la part d’immigrés dans les logements sociaux déjà construits augmente plus rapidement dans les villes de gauche. Ainsi, même si les logements sociaux ne représentent que 25% des logements dans notre échantillon, l’augmentation de la part des immigrés qui vivent dans les logements sociaux explique la moitié de l’effet des élections sur la part des immigrés dans la population.

Des telles différences entre maires de droites et de gauche sur le logement social confirment les travaux récents de Nadeau et al. (2018) qui démontrent que l’importance du parc social d’une municipalité permet de prédire sa trajectoire électorale au cours des dernières décennies. Comme eux, nous trouvons que l’arrivée d’immigrés n’apparaît pas défavorable au maire élu car les chances de réélection d’un maire de gauche semblent en moyenne plus favorables dans les municipalités possédant plus de logements sociaux et qui ont en conséquence accueilli plus d’immigrés.


[1] Le Haut Conseil à l’intégration définit les immigrés comme les individus nés à l’étranger de nationalité étrangère et résidant en France. Un immigré peut donc être soit de nationalité étrangère, soit être devenu français par acquisition.

[2] Dans ces modèles, proposés notamment par le Nobel d’économie Thomas Schelling, la ségrégation est la conséquence de choix de localisation influencés par des préférences portant sur la composition du voisinage. Au niveau d’un quartier, même si les habitants ont des préférences modérées pour tel ou tel groupe social, la mixité peut être un équilibre instable car une hausse, même faible, de la part de la population minoritaire peut faire basculer un quartier mixte en quartier ségrégué (Schelling 2006). Empiriquement, ce modèle explique bien l’évolution de certains quartiers des villes nord-américaines (Card, Mas, et Rothstein 2008) et en Europe (Aldén, Hammarstedt, et Neuman 2015).

[3] Glaeser et Shleifer (2005) ont montré comment certains maires aux Etats-Unis ont mis en place des politiques ayant eu pour conséquence de remodeler la population municipale dans un sens qui leur était électoralement favorable. Ils démontrent notamment comment les maires de Détroit ont stratégiquement encouragé dans les années 1970 l’installation de familles afro-américaines dans leur ville, ce qui leur a permis de s’assurer des réélections confortables, mais a eu pour conséquence d’augmenter la ségrégation dans cette métropole.




FRANCE TRAVAIL : À QUEL PRIX ?

Bruno Coquet

Avec la création de France Travail, le Gouvernement porte « l’ambition d’un emploi pour tous à travers un accompagnement socioprofessionnel renforcé des personnes qui en ont le plus besoin, et une transformation du service public de l’emploi et de l’insertion »[1]. Mais il y a un éléphant dans la pièce, sur lequel le projet de loi reste muet : la question du financement du nouveau réseau et de ses opérateurs.

Incidemment, la question a fait surface dans la négociation ouverte sur les règles de l’assurance chômage. Le document de cadrage de cette négociation indique en effet que « la contribution de l’UNEDIC à Pôle emploi devra de plus permettre d’accompagner la montée en charge de la réforme de France Travail. Cette réforme, par l’accompagnement plus intensif des publics les plus éloignés de l’emploi et par la mise en place d’une offre de service plus performante aux entreprises, est essentielle pour atteindre le plein emploi. Ainsi la contribution de l’UNEDIC a vocation à monter en charge au fur et à mesure que le régime dégage des excédents pour atteindre en 2026 entre 12% et 13% des recettes de l’Unédic »[2]. A cet horizon, la contribution de l’Unedic dépasserait 6 milliards d’euros.



Comme en 2008, lorsqu’à la création de Pôle Emploi la loi avait prévu un prélèvement « qui ne peut être inférieur à 10% »[3] des recettes de l’Unedic ; comme en 2018, quand la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel avait augmenté ce prélèvement obligatoire à 11%, tout se passe à nouveau comme si l’Unedic –et par extension l’épargne de précaution des salariés en cas de chômage– était un réservoir inépuisable dans lequel la pelleteuse budgétaire peut puiser sans retenue ni dommages.

La création de France Travail est une opportunité d’introduire plus de logique, de lisibilité et d’efficience dans ce système. Nous nous intéressons donc ici au mode de financement du service public de l’emploi (SPE), principalement de Pôle Emploi et de France Travail qui va lui succéder, mais pas à son budget qui dépend naturellement d’autres considérations quant à la nature, la qualité et la quantité des missions qui lui sont confiées.

Comment financer le service public de l’emploi ?

Le SPE est comme son nom l’indique un service public : les opérateurs[4] fournissent un service d’intermédiation et d’accompagnement accessible à tous les actifs et tous les employeurs.

En théorie, un service public de ce type doit être financé par l’impôt, éventuellement sur une assiette restreinte au champ pertinent des actifs –voire des personnes d’âge actif, et des employeurs. Si des actions ou services spécifiques sont demandés aux opérateurs du SPE (accompagnement, calcul et versement d’allocations, formation, etc.), ceux-ci doivent les facturer au coût marginal.

Les allocations (assurance chômage, minima sociaux, etc.) n’entrent pas dans le cadre de ces principes car les opérateurs les versent mais ne les financent pas sur leurs moyens de fonctionnement. Ils n’ont en l’espèce qu’un rôle transparent de caissier.

Comment est financé Pôle Emploi ?

Les modalités de financement de Pôle Emploi sont très éloignées de ces principes. L’opérateur principal du SPE reçoit en effet trois types de financements (Graphique 1) :

  • Une dotation budgétaire pour charges de service public, qui se monte à 1,25 milliard d’euros en 2023 et représente un peu plus de 23% du budget de l’opérateur en moyenne entre 2022 ;
  • Un prélèvement de 11% sur les recettes de l’Unedic issues des contributions des salariés et les cotisations des employeurs du secteur privé : 4,33 milliards d’euros en 2023, soit un peu plus de 70% du budget de Pôle Emploi en 2023 ;
  • Des ressources diverses (dont le Fonds Social Européen, les régions, etc.), souvent fléchées vers des missions spécifiques ; on ne peut exclure que certaines financent à la marge des charges de service public mais les données budgétaires ne les identifient pas. Ce montant n’est pas publié à l’avance mais a atteint entre 178 et 745 millions d’euros par an au cours des cinq dernières années. Ce poste est à son maximum en 2022 et représentait 7% du budget en moyenne.

L’Unedic finance donc l’essentiel des moyens de fonctionnement de Pôle Emploi, ce qui pose question au regard des principes théoriques énoncés ci-dessus.

Une priorité donnée à la débudgétisation vers l’Unedic

La contribution de l’Unedic, qui augmente tendanciellement[5], donne le sentiment que l’assurance chômage finance les coûts fixes de Pôle Emploi (dépenses de structure, de personnel, etc.), et que l’État peut se contenter de compléter la part variable (entre autres liée à la conjoncture) du besoin de financement de Pôle Emploi.

En effet, la contribution de l’Unedic est forfaitaire, indépendante du nombre de chômeurs indemnisés tandis que celle de l’État est réévaluée chaque année en loi de finances. La Convention tripartite État – Pôle-Emploi – Unedic 2019-2022, qui naturellement ne s’est pas réalisée conformément à ce qui y était inscrit du fait de la crise sanitaire, illustre bien la logique de répartition des charges : se basant sur la prévision d’une hausse de l’emploi (+408 000) et une baisse du nombre de chômeurs indemnisés entre 2019 et 2022 (-174 000, soit -6,1% sur l’ensemble de la période), elle anticipait une contribution annuelle de l’Unedic en augmentation de 3,52 à 4,36 milliards d’euros entre ces trois années (+839 millions, +23,8%)[6] tandis que la subvention de l’État était prévue pour baisser de 1,37 à 1,06 milliard (-209 millions, -15,2%) sur la même période[7].

Cette divergence ne peut s’expliquer par les contributions de chacun à la charge de travail et à la consommation des services fournis par Pôle Emploi aux chômeurs, indemnisés ou non et aux employeurs. L’évolution de la contribution de l’Unedic est d’autant plus atypique que la fusion ANPE-Assedic a engendré d’importantes économies sur la gestion de l’indemnisation (Cour des Comptes, 2020)[8]. De surcroît, le nombre de demandeurs d’emploi susceptibles d’être accompagnés (DEFM ABCDE) avait augmenté de 40% entre 2010 et 2019, quatre fois plus vite que le nombre de chômeurs indemnisés (+9%).

Graphique 1 – Ressources de Pôle Emploi selon leur origine

Note : La projection de la contribution Unedic est celle des perspectives financières de l’Unedic de juin 2023 pour les années 2023 à 2025. Les recettes de l’année 2026 sont basées sur une hypothèse de croissance de masse salariale égale à la moyenne 2010-2019 (3,2%), avec un taux de prélèvement de 11%. La projection « note de cadrage de l’assurance chômage » s’appuie sur une montée en charge progressive du taux de prélèvement sur les recettes de l’Unedic qui serait de 12% en 2024, 12,5% en 2025, 13% en 2026. La projection de la contribution de l’État est celle du PLF pour 2023, maintenue au même niveau nominal jusqu’en 2026. Pour chaque année de 2023 à 2026, les « autres financements » sont prolongés comme la moyenne des 3 années précédentes.

Sources : données Dares, Unedic, Cour des Comptes, lois de finances, calculs de l’auteur. Pour une définition des DEFM ABCDE, cf. Dares.

En termes simples, l’État augmente le budget du service public, le nombre de ses missions, mais se désengage de son financement. Le projet France Travail va encore plus loin en ce sens, puisque la contribution financière de l’État au nouvel ensemble n’est pas définie (elle aurait pu l’être dans le projet de loi pour le plein emploi en discussion au Parlement) alors que le document de cadrage de la négociation sur l’assurance chômage évoque déjà sans ambigüité une augmentation du prélèvement (« entre 12% et 13% ») sur les recettes de l’Unedic.

Quelle devrait être la contribution de l’Unedic ?

Les services spécifiques fournis par Pôle Emploi aux chômeurs indemnisés (calcul, paiement de l’allocation et des cotisations, données de pilotage, etc.) devraient être facturés au coût marginal, qui est connu : c’est celui facturé aux employeurs publics en auto-assurance[9] signant une convention de gestion avec Pôle Emploi. La gestion administrative et financière de ces chômeurs est alors prise en charge, contre remboursement, à l’identique de ce qui est fait pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic.

Ces « frais de gestion sont calculés à l’acte sur la base de deux actes métiers : d’une part, le traitement d’un calcul de droit (82,33€) : ouverture de droit initiale, rechargement, et d’autre part le traitement mensuel de l’actualisation (6,67€), qu’il y ait ou non versement d’une allocation »[10], soit 162,37€ pour un chômeur pris en charge en année pleine. Il est notable que ce coût est inchangé depuis 2008.

L’Unedic devrait donc être facturée sur cette même base : avec 2,34 millions d’ouvertures de droits (au coût unitaire de 82,33€) et 2,48 millions de chômeurs indemnisés chaque mois (6,67€ au titre de l’actualisation) en moyenne en 2022, sa contribution aurait dû être de 391 millions d’euros, soit 10 fois moins que sa contribution effective. Cette approche fait apparaître une surcontribution de l’Unedic de l’ordre de 3,6 milliards d’euros en 2022 et 3,9 milliards en 2023.

On peut en déduire que 90% de la contribution de l’Unedic finance la charge de service public, ce montant représentant comme dit précédemment, environ 70% du budget de fonctionnement de Pôle Emploi. Ce mode de financement pose trois problèmes principaux :

  • Il pèse sur le coût du travail marchand, pour financer un service public ouvert à un public bien plus large que celui de ces salariés affiliés à l’assurance chômage ;
  • Il puise massivement dans les ressources normalement dédiées au financement des allocations chômage ;
  • Il contribue au déficit de l’Unedic et à la dette qui en découle, qui sont les arguments principaux de toutes les réformes de l’assurance chômage réalisées depuis des décennies, au motif qu’ils témoigneraient de la générosité excessive des droits. Une solution inappropriée au problème, car elle revient à réduire les droits pour réduire un déficit qui n’est pas creusé par eux mais (entre autres) par ce mode de financement de Pôle Emploi.

Sur l’ensemble de la période 2008-2022, ce prélèvement a contribué à hauteur de 43 milliards à la dette de l’Unedic, soit un montant équivalent à celui de la dette hors mesures d’urgence liées à la crise sanitaire (activité partielle, extension des droits, etc.) qui se montait à environ 42,3 milliards fin 2022[11].

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’est pas à la hauteur du contrat…

La convention tripartie 2019-2022 comprend 15 indicateurs de performance, dont seulement 4 concernent exclusivement les chômeurs indemnisés. Pôle Emploi ne communique que sur 4 d’entre eux[12] dont un seul relatif aux seuls chômeurs indemnisés (taux de notification des droits sous 21 jours, qui est atteint). Le bilan des 4 indicateurs réalisé par l’Unedic est très mitigé[13] : 2 sur 4 n’ont pas atteint leurs cibles (le taux de satisfaction des demandeurs d’emploi vis-à-vis des informations concernant les allocations –qui par ailleurs est inférieur à son niveau de 2015 ; le taux de trop perçus), 1 sur 4 l’a atteinte mais est très dégradé par rapport à 2016 (conformité du traitement de l’allocation) et le dernier l’a également atteinte et en progression, celui sur lequel communique Pôle Emploi.

Le nombre d’entretiens entre chômeurs et conseillers ne figure pas parmi les indicateurs régulièrement publiés. C’est pourtant un service important pour les chômeurs et coûteux pour l’opérateur. De manière symptomatique, les rares chiffres disponibles sont difficiles à mettre en cohérence. En 2022, pour la première fois, Pôle Emploi mentionne 6,03 millions d’entretiens en agence[14]. Il faut remonter à 2018 pour avoir un précédent : la Cour des Comptes (2020) recensait alors 13,7 millions d’entretiens, 5,4 millions de demandeurs d’emploi ayant eu au moins un entretien professionnel (ce qui laissait près d’un million de DEFM ABCDE sans aucun entretien professionnel dans l’année), sur un périmètre plus large[15]. Ces chiffres diffèrent très fortement de ceux publiés en 2018 par la mission d’évaluation IGAS-IGF[16] qui recensaient 14,7 millions d’entretiens dont 4,3 millions en agence en 2017. Le nombre moyen d’entretiens selon la modalité d’accompagnement présentait quant à lui des écarts de 30% à 70% entre les données de la Cour et celles des inspections. Ce flou sur la quantité ne permet évidemment aucune analyse de la qualité de cette composante essentielle de l’accompagnement.

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’apparaît donc pas conforme au contrat d’engagement signé avec Pôle Emploi. La période était pourtant favorable, la bonne santé du marché du travail a facilité le travail de l’opérateur, en ce sens que les opportunités d’emploi ont augmenté et que le nombre de chômeurs indemnisés à accompagner a diminué.

… alors que le prix payé a fortement augmenté

Aucune de ces sources ne donne d’indication sur l’accompagnement et les entretiens dont bénéficient spécifiquement les chômeurs indemnisés. La doctrine veut cependant que les chômeurs les plus éloignés de l’emploi bénéficient du niveau d’accompagnement le plus intensif. Or les chômeurs indemnisés étant par définition plus proches de l’emploi que les autres, surtout ceux exerçant une activité réduite (DEFM B et C), ils sont plus susceptibles d’être dans un accompagnement « suivi » ou « guidé », moins coûteux pour l’opérateur. L’Unedic finance donc plus largement l’accompagnement renforcé des chômeurs non-indemnisés que celui de ses propres assurés.

La contribution de l’Unedic à Pôle Emploi s’imputant sur le déficit de l’Unedic, elle vient en déduction des sommes destinées au paiement des allocations, si bien que le coût des services fournis est donc à la charge des chômeurs indemnisés. Ce coût approche 1 700 € par an en 2023 (Graphique 2), dont seulement 140€ pour le calcul et le paiement de l’allocation ; il s’est accru de près de 36% depuis 2018, alors que dans le même temps l’allocation moyenne n’a progressé que d’un peu plus de 8%. C’est un montant considérable.

Graphique 2 – Contribution de l’Unedic à Pôle Emploi par chômeur indemnisé et par an

Note : Prélèvement annuel sur les recettes de l’Unedic rapporté au nombre moyen de chômeurs indemnisés.

Sources : données Unedic (y compris prévisions), Dares, calculs de l’auteur.

Le projet France Travail prévoit un accompagnement très renforcé pour les bénéficiaires du RSA qui vont devoir s’inscrire, dont la plupart sera en effet très éloignée de l’emploi (cela représente environ 1 million de nouveaux demandeurs d’emploi sur les listes de Pôle Emploi, soit une hausse de 15 à 20% des inscrits par rapport à aujourd’hui[17]). Dès lors, sauf en cas de hausse massive de la subvention de l’État, il semble peu probable que les services aux chômeurs indemnisés vont s’améliorer, a fortiori se renforcent, même si la contribution de l’Unedic (donc des chômeurs indemnisés) s’accroît encore, puisqu’elle atteindrait entre 5,5 et 5,9 milliards d’euros par an en 2025[18] (et plus de 6 milliards en 2026, horizon fixé dans le document de cadrage de la convention d’assurance chômage à négocier).

Les contours d’un mode de financement plus équitable et plus efficient

Le confort budgétaire que procurent les règles de financement actuelles du SPE n’incite guère à réfléchir à son amélioration. La création de France Travail fournit l’opportunité de le réformer, afin de le rendre plus lisible, équitable et efficient.

Pôle Emploi –bientôt France Travail– est une organisation suffisamment structurée pour produire une comptabilité analytique précise de ses charges fixes d’une part, des services rendus aux chômeurs et aux employeurs d’autre part. Cela donnerait d’ailleurs corps au « pilotage par des résultats partagés entre les acteurs de la gouvernance » qu’ambitionne le projet France Travail (cf. Exposé des motifs du projet de loi)

Les principes de financement du nouvel opérateur France Travail pourraient s’inscrire dans les contours suivants :

  • Une prestation universelle de suivi et d’accompagnement du chômeur : il s’agirait d’un bouquet de services accessibles à tous les actifs (et dans ce cas, associé au contrat d’engagement) et à tous les employeurs qui le souhaitent, quel que soit leur profil. Au-delà, pour les modalités d’accompagnement plus intense, le surcoût devrait être facturé à l’institution dont le chômeur reçoit ses allocations, ou par l’État si le chômeur n’est pas indemnisable ;
  • Les coûts d’indemnisation pourraient être facturés à l’Unedic, au tarif payé par les employeurs publics an auto-assurance ayant signé une convention de gestion. Ces coûts étant indépendants de la nature et du montant de l’allocation, ils devraient aussi être facturés aux employeurs pour lesquels Pôle Emploi joue le même rôle que pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic. L’État devrait donc contribuer à ce titre pour tous les chômeurs recevant une allocation au titre de la solidarité (ASS, ATA, et bientôt RSA), ainsi que les employeurs en auto-assurance (il n’est pas clair de savoir si c’est Pôle Emploi qui calcule leurs droits, mais les chômeurs concernés ont les mêmes obligations d’inscription et de suivi que les autres) ;
  • Les charges de service public seraient financées par une subvention de l’État, qui couvrirait principalement les coûts fixes de l’opérateur. De facto, cette subvention compenserait tous les coûts qui ne peuvent être attribués aux services spécifiques listés ci-dessus.

Outre les gains évoqués ci-dessus, cette restructuration du financement aurait aussi l’avantage de placer sur un pied d’égalité tous les employeurs privés et publics d’une part, et tous les pourvoyeurs d’allocations d’autre part, et de ne plus faire peser l’essentiel de la charge du SPE sur le coût du travail marchand. Naturellement, le budget total de France Travail ne serait pas affecté par ces principes de financement, puisque défini en fonction d’autres objectifs.


[1] Exposé des motifs du projet de loi pour le Plein Emploi (2023)

[2] Document de cadrage relatif à la négociation de la convention d’assurance chômage

[3] Code du Travail, Art. L5422-24

[4] Les trois opérateurs concernés par France Travail sont Pôle Emploi, Les missions locales (jeunes), Cap Emploi (actifs handicapés), mais le SPE inclut aussi l’APEC (cadres), l’Unedic (indemnisation), et l’AFPA (formation professionnelle).

[5] La masse salariale sur laquelle sont assises les recettes et donc la contribution de l’Unedic n’a jamais diminué en France depuis 1949 (début de la série des comptes nationaux) excepté en 2020 du fait de la crise sanitaire.

[6] Source Unedic (2019) Prévisions financières du 26 novembre 2019.

[7] Source Convention Tripartite 2019-2022

[8] Cour des Comptes (2020) « la gestion de pôle emploi, dix ans après sa création », Rapport public thématique

[9] Employeurs, principalement publics, qui n’ont pas l’obligation d’affilier leurs salariés à l’assurance chômage.

[10] Source Pôle Emploi

[11] Pour une analyse sur longue période on peut se référer à B. Coquet (2016) « Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ? » Note de l’OFCE n°60 et à B. Coquet (2016) « L’assurance chômage doit-elle financer le service public de l’emploi ? » Note de l’OFCE n°58.

[12] Source Pole Emploi

[13] Unedic, Rapport sur la gestion des risque le contrôle et l’audit en 2022

[14] Rapport annuel de 2022 de Pôle Emploi

[15] Ce décompte est assez large car il inclut les entretiens physiques et téléphoniques, et certains échanges par courriel. Aucune source ne précise si les entretiens de situation (lors de l’inscription) sont inclus dans ce total, sachant que le flux d’entrées dans les seules catégories ABC est de l’ordre de 6,5 millions dans l’année.

[16] IGAS-IGF (2018) Évaluation de la convention tripartite 2015-2018 entre l’État, l’Unédic et Pôle emploi. p.28

[17] Si tous les membres inactifs du foyer du bénéficiaire n’ont pas eux aussi l’obligation de s’inscrire.

[18] En juin 2023, l’Unedic prévoit que sa contribution à Pôle Emploi atteindrait 5 milliards en 2025 à législation constante. Le bas de la fourchette correspond à un taux de prélèvement qui passerait à 12% des recettes de l’Unedic, le haut de la fourchette à un taux de prélèvement de 13%.




Logement : une crise pas si neuve que ça …

Légende de l’image Bing Image Creator

par Pierre Madec

Les annonces à venir du Conseil National de la Refondation (CNR) sur le logement, initialement prévues le 9 mai dernier et reprogrammées au 5 juin prochain, devraient, dans un contexte de crise de la construction neuve remettre la question du logement dans l’agenda public et politique. Si d’importantes turbulences traversent le secteur depuis le milieu de l’année 2022 (crise du crédit, construction en berne, renchérissement du prix des matières premières, foncier cher, …), la (les) crise(s) du logement n’est (ne sont) pas nouvelle(s) …



La crise du logement cher qui creuse les inégalités

Entre 1996 et 2022, selon l’Insee, le prix des appartements a été multiplié par 3,3 en France métropolitaine. Sur la même période, les prix à la consommation et le pouvoir d’achat des ménages ont crû de 50%. Ces résultats nationaux cachent bien évidemment des disparités territoriales importantes. Au cours des 25 dernières années, les prix immobiliers ont été multipliés par 4,8 dans l’agglomération lyonnaise, par 4,3 à Paris, par 3,4 dans l’agglomération marseillaise ou encore par 2,9 dans les agglomérations de moins de 10 000 habitants (Insee, 2022).

Une autre façon d’observer cette déconnexion entre revenu des ménages et prix immobilier est d’observer, à partir des comptes nationaux, la valeur du patrimoine immobilier des ménages français en années de revenu disponible. Entre 1980 et 2000, le patrimoine immobilier représentait en moyenne 2,5 années de revenu disponible brut. En 2020, celui-ci représentait près de 5,5 années de revenu disponible. Il est important de noter que la quasi-totalité des pays de l’OCDE a également connu une évolution des prix immobiliers plus dynamique que celles de leur revenu et de leur prix à la consommation.

Cet emballement des prix immobiliers a été largement soutenu par l’assouplissement des conditions de financement. Au début des années 2000, les taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat oscillaient entre 4% et 5%[1]. Avant la crise sanitaire de 2020, ces derniers s’établissaient sous la barre des 1%. Associé à l’allongement des durées d’emprunt, entamé au début des années 2000[2], cet assouplissement global des conditions de crédit a permis aux ménages ayant accès au crédit d’augmenter leur capacité d’emprunt et de s’endetter davantage.

Néanmoins, cette solvabilisation des ménages n’a pas profité à tous. Selon des données d’enquêtes EU_SILC, publiées par Eurostat, alors que 40 % des ménages ayant des revenus inférieurs à 60 % du « revenu équivalent médian » étaient propriétaires de leur logement en 2005, ils n’étaient que 30 % en 2021. Dans le même temps, le taux de propriétaires observé pour le reste de la population a crû de 5 points passant de 65 % à 70 %.

La mobilité résidentielle en berne

Cette accession à la propriété entravée des ménages les plus pauvres a eu des conséquences importantes sur le fonctionnement du marché du logement et a participé à la baisse significative de la mobilité résidentielle. Quel que soit le statut d’occupation ou l’âge analysé, la part des ménages emménageant dans un nouveau logement n’a cessé de baisser depuis le début des années 2000 (Driant et Madec, 2019). Or, la mobilité résidentielle est le principal pourvoyeur de logements sur le marché immobilier chaque année. Au total, ce sont près de deux millions de ménages qui changent de logement chaque année, pour une moyenne de 330 000 logements neufs mis en chantier ces dernières années.

Il est à noter que les prix immobiliers élevés ne sont pas les seuls freins à la mobilité résidentielle. Ainsi, sur le marché de l’accession, les droits de mutation à titre onéreux pèsent sur les mutations (Bérard et Trannoy, 2018). Dans le parc locatif privé, les sauts importants du loyer au moment de la relocation participent également à l’érosion de la mobilité (Le Bayon, Madec, Rifflart, 2013). Enfin, dans le parc social où la baisse du taux de rotation est encore plus importante, la réduction importante des sorties du parc pour aller vers l’accession à la propriété, associée à une demande croissante du fait notamment de la précarisation des locataires du parc privé, engendre un besoin en production sociale de logements de plus en plus fort.

Le « choc d’offre »

Dans ce contexte, la question globale de la production neuve, qu’elle soit sociale ou non, se pose bien évidemment depuis longtemps à la fois pour favoriser la fluidité des marchés immobiliers mais surtout pour faire baisser les prix. D’ailleurs, bien avant la crise immobilière que nous traversons aujourd’hui, le « choc d’offre » a semblé constituer l’Alpha et l’Omega des objectifs de la politique publique menée au niveau national. De la « France de propriétaires » vantée au cours des années 2000 (pour ne pas remonter plus loin encore dans le temps) et soutenue par des dispositifs d’aide à l’accession dans le neuf comme le Prêt à taux zéro, à la loi Elan de 2018 qui promettait de « construire plus, mieux et moins cher » (Madec, 2018) en passant par les nombreux dispositifs fiscaux d’aides à l’investissement locatif (Madec, 2022), la volonté de « construire plus » a eu le mérite d’être largement transpartisane. Dans le cadre du Conseil National de la Refondation sur le logement[3], l’un des trois groupes de travail avait même pour thématique « Réconcilier les Français avec l’acte de construire ».

Cette idée d’une France « fâchée » avec l’acte de construire est quelque peu battue en brèche par la simple analyse des données historiques. La France est ainsi l’un des pays de l’OCDE où le ratio logements / habitants est le plus élevé (590/1000 hab.). Il est également le pays où ce ratio a le plus augmenté au cours de la dernière décennie (2% par an en moyenne). En outre, la littérature économique tend à montrer que l’impact de la production neuve sur les prix serait en France relativement faible par rapport à nos voisins (Friggit, 2021) et une étude récente fait apparaître que ce sont les communes ayant le plus construit qui ont connu les prix immobiliers les plus dynamiques au cours de la dernière décennie (Coulondre et Lasserre-Bigorry, 2022). Cela ne doit évidemment pas être interprété comme un plaidoyer en faveur de la non-production de logements mais permet de relativiser l’idée selon laquelle la production de logements neufs serait la seule et unique réponse à apporter aux crises du logement qui traversent la France.

La solution vient-elle du parc existant ?

Certains observateurs avertis pointent du doigt, à raison, le rôle à jouer du parc ancien. En effet, un nombre de plus en plus important de logements « échappent » au marché des résidences principales. Entre 2012 et 2022, le nombre de résidences principales s’est accru de 2,5 millions d’unités soit une hausse de 9%. Sur la même période, le nombre de logements vacants a augmenté de 20% (+550 000 logements) et le nombre de résidences secondaires de 15% (+495 000 logements). En 2022, sur 30,7 millions de logements en France (hors Mayotte), 3,1 millions sont comptabilisés comme vacants (soit 8,3 % du parc) et 3,7 millions seraient des résidences secondaires (9,8 %). Or ce type de logements (vacants et résidences secondaires) a contribué à un tiers de la hausse du nombre de logements au cours des 10 dernières années.

A l’aune de ces résultats, la mobilisation des logements vacants est souvent présentée comme LA solution à la crise d’offre de logements, parfois même en substitut d’une production neuve abondante… Rappelons que les taux de vacance les plus importants sont observés en général sur les territoires les moins attractifs (Observatoire des territoires). Dans les territoires sous tensions, la vacance observée est le plus souvent le fait d’une mobilité résidentielle plus importante (vacance résiduelle et de courte durée). Si le besoin en rénovation des logements est massif dans certains territoires afin de remettre des logements dégradés sur le marché (vacance structurelle), cela ne pourra répondre que partiellement au problème d’accès au logement des ménages les plus modestes en zones tendues. La mobilisation de la vacance spéculative ne peut être qu’encourager mais encore faut il être capable de la mesurer…

La problématique des résidences secondaires est, elle, un peu différente. Non seulement leur nombre a fortement crû mais cette augmentation a été d’autant plus importante dans les territoires soumis à des prix immobiliers élevés. De nombreuses illustrations de ces phénomènes existent au Pays Basque, en Bretagne ou encore à proximité du littoral. Ces territoires ont connu une production de logements neufs importante au cours des dernières années mais la pression exercée par les résidences secondaires et les meublés touristiques est encore plus forte. L’Ile de France n’est d’ailleurs pas en reste. Une étude récente de l’institut Paris Habitat notait ainsi selon les données du recensement qu’entre 2011 et 2017, alors que le nombre total de logements a continué à augmenter dans la capitale (+26 700 logements sur la période), le nombre de résidences principales a connu de son côté une chute brusque et marquée (-23 900, soit une baisse de 2 %) au profit donc des logements hors-RP (logements vacants, occasionnels et résidences secondaires : +50 600) …

Une conjoncture (très) défavorable

La crise actuelle prend sa source dans ces dynamiques passées. Alors même que les prix immobiliers se situaient à leur plus haut niveau, le durcissement brutal des conditions de crédit depuis plus d’un an a largement entamé les capacités d’emprunt des ménages français dont le pouvoir d’achat était déjà contraint par le retour d’une inflation importante. Entre mars 2022 et mars 2023, selon les données de la Banque de France, les taux d’intérêt annuels des nouveaux crédits à l’habitat ont doublé passant de 1,15% à plus de 2,5%. Dans le même temps, le flux des nouveaux crédits à l’habitat se réduisait de moitié. Le renchérissement soudain des coûts de construction, lié en partie au conflit russo-ukrainien, associé à un prix du foncier historiquement élevé, a largement enrayé la capacité d’achat des ménages.

Le fragile équilibre des marchés du logement qui tenait jusqu’alors est en train de rompre. Dans le parc social, du fait notamment des économies budgétaires demandées au secteur (Madec, 2021) depuis 2017, la capacité de production pour répondre à la demande, est plus que réduite. Dans le parc locatif privé, les taux de rendement modestes (pour les investisseurs entrants) en zone tendue, les réformes fiscales incitant plutôt aux placements financiers (PFU, IFI, …) et la baisse de la mobilité résidentielle devraient avoir pour conséquence une poursuite de l’érosion du nombre de logements disponibles. Enfin, du coté de l’accession à la propriété, dans le neuf ou dans l’ancien, les conditions de crédit moins favorables et les prix qui tardent à s’ajuster par un « effet de cliquet » bien documenté dans l’analyse des cycles immobiliers (Renard, 2003) rendent la solution inextricable à court terme. Dès lors, la question des réponses à apporter se posent.

Quelle(s) sortie(s) de crise(s) ?

Nous l’avons vu, il n’existe pas « une crise du logement ». Tant dans leurs temporalités (conjoncturelle/structurelle) que dans leurs causes, les crises sont multiples. De fait, les réponses doivent l’être aussi. Les acteurs qui se sont réunis dans le cadre du CNR ont ces derniers mois mis sur la table de nombreuses propositions : création d’un statut du bailleur privé pour inciter les ménages à investir sur le marché locatif, réforme fiscale d’ampleur pour lever les freins aux mutations que le système actuel entretient en partie (Madec, Timbeau, 2018), aides nouvelles à la production de logement social, investissement public dans le logement au travers de dispositif du type OFS/BRS, …

Chacune répond, plus ou moins efficacement, aux problématiques (non exhaustives) décrites précédemment : produire du logement neuf abordable dans les zones tendues et y libérer massivement du foncier sous contrainte de respect des contraintes environnementales[4], inciter les ménages (et les investisseurs institutionnels) à (ré)investir dans le logement, soutenir le parc social et le parcours résidentiel des ménages, mieux solvabiliser les ménages dans leurs dépenses en logement, rénover massivement les logements anciens[5], régulation de l’implantation des logements hors résidence principale… Bien évidemment, il faut en premier lieu que les responsables politiques (locaux et nationaux) se réapproprient et réinvestissent la question du logement autrement que par la seule voie des économies budgétaires à réaliser.


[1] Au début des années 2000, l’inflation s’établissait entre 1,5% et 2%.

[2] Entre 2005 et 2022, la durée moyenne des crédits à l’habitat a augmenté de 60 mois passant de près de 17 ans à près de 22 ans.

[3] Le 28 novembre 2022, tous les acteurs du logement se sont réunis pour « établir un constat clair, fixer des objectifs et proposer des pistes de travail ». Des groupes de travail réunissant professionnels de l’immobilier, universitaires, financeurs, représentants des collectivités locales et des bailleurs ont planché sur des (nombreuses) propositions. Le gouvernement doit annoncer celles qui ont été retenues …

[4] Le plan Biodiversité de 2018 demande aux territoires, communes, départements, régions de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation et de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici 2030 par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020. L’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) est lui poursuivi à l’horizon 2050.

[5] Depuis début 2023, la loi Climat et Résilience interdit la mise en location des logements classés G, soit près de 140 000 logements. A partir de 2028, cette interdiction s’élargit aux logements classés F. Sans mesures de soutien fortes à l’adresse des bailleurs (sociaux et privés), un nombre important de logements pourraient être soustraits du marché locatif.




L’effet des chocs conjoncturels sur le déficit commercial français

par Raul Sampognaro

L’économie française fait face à une multitude de chocs ayant un fort impact sur les perspectives de croissance du PIB[1]. Au-delà de la crise du pouvoir d’achat, ces chocs se sont traduits par la dégradation du solde extérieur français au point qu’au troisième trimestre 2022 la France a connu son plus fort déficit commercial depuis 1949 selon les comptes nationaux publiés par l’Insee[2] : le solde commercial s’établit à – 4,6 % du PIB. Selon les données disponibles au deuxième trimestre 2022, le besoin de financement de la nation vis-à-vis du reste du monde (grandeur qui tient compte notamment des flux de revenus) atteint quant à lui 2,9 % de la valeur ajoutée (VA) française. Ce chiffre n’a été dépassé que deux fois depuis 1949 : au troisième trimestre 1982 (4,5 % de la VA) et à la suite du premier confinement de 2020 (4,3 % de la VA au deuxième trimestre 2020 ; voir graphique).



Avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19, le déficit commercial était de 1 % du PIB. La dégradation de plus de 3 points de PIB s’explique en partie par les évolutions des prix. Depuis 2019 les importations françaises se sont renchéries de 28 % tandis que le déflateur des exportations a augmenté de 23 %[3]. Selon les prévisions de l’Insee, la dégradation des termes de l’échange attendue pour 2022 devrait amputer le revenu disponible des agents nationaux de 1,5 point de PIB au cours de l’année en cours[4]. Le creusement de la balance commerciale ne s’explique pas exclusivement par l’évolution défavorable des prix. En volume, les exportations sont en retrait de 3 % au troisième trimestre 2022 par rapport à un trimestre moyen de 2019 alors que les importations sont plus fortes de 3 points.

L’objectif de ce billet de blog est de quantifier la contribution respective des variations de prix et des volumes à l’évolution du déficit commercial entre 2019 et le troisième trimestre 2022. Les contributions seront calculées au niveau A17 de la nomenclature des comptes nationaux. La baisse des exportations totales mentionnée masque des évolutions divergentes entre les branches pendant la période. La plupart des branches ont augmenté leurs ventes à l’étranger en volume. L’évolution du chiffre global reflète en grande partie la chute des exportations de produits pour lesquels la France disposait d’une forte spécialisation : la fabrication des matériels de transport (-26 %) et la consommation des touristes étrangers sur le territoire français (-7 %).

Pour calculer les déterminants des évolutions des prix et des volumes aux évolutions de la variable  (soit les exportations, soit les importations) pour chaque produit  entre 2019 et le troisième trimestre 2022 la formule suivante est mobilisée :

La dégradation de 24,3 milliards d’euros du solde commercial s’explique majoritairement par les évolutions des prix (13,4 milliards d’euros s’expliquent par ce facteur) (Tableau). Sans surprise, l’effet vient du renchérissement des produits énergétiques et raffinés importés (net des exportations, l’effet est de 19,0 milliards d’euros). Cette dynamique est atténuée par la hausse du prix des échanges de services de transport (+3,4 milliards d’euros).

Si les termes de l’échange ont un effet quantitatif négatif, l’évolution des volumes aggrave le déficit de 10,9 milliards d’euros supplémentaires. L’essentiel de la baisse s’explique par les évolutions observées dans les échanges de matériels de transport (-5,0 milliards)[5]. Le maintien d’un taux d’investissement élevé explique une dégradation supplémentaire du solde du fait des volumes échangés en biens d’équipement (-3,2 milliards). Le volume des échanges de produits énergétiques contribue lui aussi négativement au solde (-1,7 milliard) probablement en lien avec le remplissement rapide des stocks de gaz et les évolutions spécifiques observées dans l’électricité ; mais à ce niveau de la nomenclature il n’est pas possible de distinguer ces deux effets. Encore une fois, les volumes échangés de services de transport compensent partiellement ces évolutions (+2,0 milliards).

La contribution du tourisme international mérite un commentaire spécifique. La consommation des étrangers sur le territoire français serait quasiment stable au troisième trimestre 2022 par rapport à 2019 (+0,4 milliard). Cette évolution masque une baisse du volume (-1,0 milliard), plus que compensée par l’évolution du prix. Dans le contexte post-Covid, les dépenses des Français à l’étranger reculent encore plus fortement (-0,6 milliard dont une baisse des volumes de -1,6 milliard). Alors que le tourisme est plutôt un domaine où la France est spécialisée et dispose d’une balance historiquement en surplus, le solde touristique contribue toujours positivement à améliorer la balance commerciale à l’issue du troisième trimestre 2022, mais avant tout sous l’effet notable d’un ajustement plus marqué des importations que des exportations.

Le déficit record de la balance commerciale observé au troisième trimestre 2022 constitue un point d’alerte pour l’économie française. Cette évolution s’explique en grande partie par l’évolution défavorable des prix énergétiques. Toutefois, pour le moment, les volumes échangés, loin d’atténuer le déficit, l’aggravent. En particulier, la situation est particulièrement dégradée dans les matériels de transport. Ces chocs ont été en partie atténués par la contribution des ventes de services de transport au reste du monde. La plus grande incertitude pour le futur reste de savoir si ces chocs sont temporaires ou permanents. Ceci détermine l’ampleur de l’ajustement qui sera nécessaire pour diminuer ce déséquilibre vis-à-vis du reste du monde, notamment s’il faut financer une facture énergétique durablement plus onéreuse.


[1] Département analyse et prévision de l’OFCE, sous la direction d’Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2022, « Du coup de chaud au coup de froid : perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale », OFCE Policy brief, n° 109, 12 octobre.

[2] Il est possible de calculer le solde commercial grâce aux données douanières ou de la balance des paiements. Des différences de champ ou de méthodologie peuvent expliquer des divergences sur les chiffres publiés. La comptabilité nationale offre l’avantage de réaliser des comparaisons sur longue période avec une méthodologie homogène.

[3] Pour plus de détails sur ce que la comptabilité nationale nous apprend sur la dynamique de prix récente, voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Ce que nous enseignent les déflateurs en comptabilité nationale », Le blog de l’Insee.

[4] Voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Termes de l’échange et revenu intérieur réel: mesurer le pouvoir d’achat de la nation », Le blog de l’Insee.

[5] Ce produit de la nomenclature des comptes nationaux comprend à la fois l’automobile et l’aéronautique.




Perspectives de rentrée pour l’économie française 2021-2022 : la vague de la reprise

Par Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro, sous la direction de Eric Heyer et Xavier Timbeau [1]

L’économie française a connu l’année dernière un choc récessif sans précédent depuis l’après-guerre, enregistrant une perte d’activité de 8 points de PIB. Marqué par le calendrier des mesures prophylactiques depuis le début de la crise sanitaire, le PIB a connu des chutes et des rebonds de grande ampleur, notamment pendant le premier confinement et la période post-confinement du printemps-été 2020. Depuis le troisième trimestre 2020, l’économie fonctionne en sous-régime, avec des pertes particulièrement marquées dans certains secteurs (hôtellerie-restauration, services et fabrication de matériels de transports, services aux ménages), et oscille, depuis un an, à un niveau de PIB trimestriel compris entre – 4 % et – 3 %, par rapport à la période pré-Covid.  C’est bien supérieur aux -18 % du deuxième trimestre 2020, et même aux -6 % du premier trimestre 2020, qui pourtant ne comportaient que 15 jours de confinement. Cette chute de l’activité au premier semestre 2020 a été bien plus marquée que celle de la moyenne de la zone euro et a impacté très négativement l’année 2020. Ainsi, 50 % des pertes accumulées depuis un an et demi ont été réalisées lors du premier confinement qui aura duré 8 semaines.  



Depuis le troisième trimestre 2020, la France enregistre moins de pertes de PIB que la moyenne de la zone euro (hors France) (graphique 1). La gestion sanitaire et économique a largement évolué au cours du temps et le « quoi qu’il en coûte » s’est renforcé couvrant mieux les pertes des entreprises, notamment les charges liées aux coûts fixes. Au deuxième trimestre 2021, les pertes de PIB étaient identiques à celle du troisième trimestre 2020 alors même que les contraintes sanitaires étaient très différentes entre ces deux périodes. Rappelons que le deuxième trimestre 2021 a été marqué par quatre semaines de confinement et un couvre-feu jusqu’au 20 juin alors qu’à l’inverse, à l’été 2020, il y avait peu de restrictions sanitaires. L’économie française a su s’adapter aux contraintes sanitaires au cours du temps, limitant les pertes économiques malgré les mesures prophylactiques. Les pertes sont désormais très concentrées dans les secteurs liés au tourisme et ceux à forte interaction sociale. Ainsi, sur le cumul des six trimestres depuis le début de la crise, plus de 100 % des pertes d’excédent brut d’exploitation (EBE) du secteur marchand non financier étaient concentrées dans quatre branches : services de transport, fabrication de matériels de transport, construction et hôtellerie-restauration. Ces quatre branches ne représentent que 17 % de l’EBE du secteur marchand non financier.

Le « quoi qu’il en coûte » à la rescousse des bilans privés

Depuis le début de la crise, sur la période allant du premier trimestre 2020 au deuxième trimestre 2021, l’économie français a enregistré près de 180 milliards de pertes de revenu (Tableau 1). Plus de 90 % du choc global a été encaissé par les administrations publiques (APU), par le biais des stabilisateurs automatiques et la mise en place des mesures d’urgence et de relance, conduisant à une dégradation du déficit public moyen de 6,3 points de PIB sur la période (par rapport à 2019).

Du côté des ménages, leur RDB a augmenté de 45 milliards au cours des six trimestres (19 milliards si l’on retire les effets de l’inflation). Avec une consommation largement contrainte, les ménages ont accumulé 151 milliards d’ « épargne-Covid » sur la période, avec encore plus de 50 milliards sur le seul premier semestre 2021. Et selon les comptes de patrimoine financier de 2020, 70 % de cette « épargne-Covid » sont des supports liquides et rapidement mobilisables.

Malgré les dispositifs exceptionnels mis en place pour limiter les pertes économiques des agents privés, les entreprises (SNF-SF) ont encaissé une baisse de revenu de 55 milliards au cours des six derniers trimestres. En raison d’une baisse de l’investissement des entreprises de 4 % en moyenne sur la période, les nouveaux besoins de financement des entreprises ont été de 0,6 point de PIB, soit 20 milliards sur six trimestres.

Enfin, l’économie française enregistre un nouveau besoin de financement vis-à-vis du reste du monde de 2 points de PIB au cours des six trimestres, en raison de sa spécialisation sectorielle dans les matériels de transport et le tourisme, ainsi que de la baisse des revenus tirés du stock d’investissements directs à l’étranger détenus par les résidents.

La levée des contraintes sanitaires génère un vif rebond de l’économie

Les données de la première moitié de l’année 2021 confirment ce que l’on observe depuis le second semestre 2020, c’est-à-dire un découplage entre la consommation en « services contraints », qui regroupent l’hôtellerie-restauration, les services de transport et les services aux ménages, et le reste de la consommation. Avec la levée progressive des mesures prophylactiques depuis la fin juin, et malgré la mise en place d’un passe sanitaire cet été, la consommation des ménages serait, par rapport à la situation pré-Covid, à -2 % au deuxième trimestre 2021[2] (après – 7 % au cours des trois trimestres précédents), soit un niveau identique à celui du troisième trimestre 2020 (Graphique 2). Ainsi, l’essentiel des pertes de consommation sont attribuables aux services contraints qui ne représentent pourtant que 15 % de la consommation des ménages. Le rebond de la consommation au troisième trimestre 2021, tiré par celle en « services contraints » se poursuivrait en supposant un retour à la « normale » pour l’ensemble des secteurs au second semestre 2022, date à laquelle la consommation en services « contraints » retrouverait son niveau pré-Covid. La consommation des autres branches évoluerait sur une « tendance » proche de celle d’avant-crise. La consommation totale serait fin 2021, -0,4 % en-dessous de celle de fin 2019, et atteindrait +2,7 % fin 2022[3].

Il est utile de rappeler que les hypothèses sur la politique publique pour l’année 2022 sont réalisées avec l’information disponible au 16 septembre 2021. L’introduction des éléments du Projet de loi de finances sera réalisée pour la prévision d’octobre 2021.

Malgré le confinement du mois d’avril et le maintien d’un couvre-feu jusqu’en juin 2021, l’investissement total était au deuxième trimestre 2021 revenu à un niveau légèrement supérieur à celui d’avant-crise. Cela révèle le fait que les entreprises n’ont pas anticipé une chute durable de l’activité, considérant que cette crise, bien que très intense, n’était pas durable. L’enquête sur l’investissement dans l’industrie de septembre 2021, qui est très bien orientée, confirme ce sentiment. Cela révèle également que la situation financière des entreprises a été relativement préservée et n’ampute pas significativement leur capacité à investir. La reprise de l’investissement est particulièrement marquée dans l’investissement en information-communication : il était, au deuxième trimestre 2021, 7 % au-dessus de son niveau d’avant-crise, ce qui montre que les entreprises ont profité de cette crise pour accélérer leur transformation numérique et digitale. Cet effet pourrait avoir des conséquences positives sur la productivité du travail et la croissance potentielle.

Au-delà du deuxième trimestre 2021, l’investissement continuerait à augmenter mais à un rythme légèrement moins rapide que celui qu’on observe depuis l’été 2020. Tiré par la baisse des impôts sur la production et le volet investissement du Plan de relance, avec notamment la rénovation thermique des bâtiments et le numérique, l’investissement total serait 3 % au-dessus de son niveau pré-Covid au second semestre 2021 et 7 % au second semestre 2022.

La trajectoire de consommation des ménages et celle de l’investissement pour les trimestres à venir, à laquelle s’ajoute celle de la consommation des APU, tirée par les dépenses de santé, d’éducation et de sécurité, conduiraient à une croissance du PIB de 2,4 % au troisième trimestre 2021 puis une croissance comprise entre 0,7 % et 0,8 % les trimestres suivants. La croissance annuelle du PIB serait de 6,3 % en 2021 et de 4 % en 2022 (Tableau 3). La contribution cumulée du commerce extérieure et des variations de stocks serait nulle sur 2021 et 2022, après avoir contribué négativement de 1 point de PIB en 2020.  Un redressement plus rapide du secteur aéronautique et du tourisme international, notamment d’affaires, pourrait conduire à une contribution positive du commerce extérieur, scénario qui n’a pas été retenu dans notre prévision.

Une croissance sans désépargne

Ce scénario de croissance correspond à un retour progressif du taux d’épargne des ménages à son niveau d’avant-crise d’ici au second semestre 2022. Ainsi, les ménages disposeraient de 177 milliards d’euros d’« épargne-Covid » à la fin de l’année 2021 (et 200 milliards à la fin 2022), soit 11,5 points de RDB annuel (et 12,7 points de RDB annuel) (Graphique 3). Ce scénario dans lequel l’épargne accumulée est thésaurisée et n’est jamais désépargnée sous-tend que les ménages ont un comportement « ricardien » très fort dans lequel ils anticipent que leur « épargne-Covid », résultat de l’intervention publique pour maintenir les revenus dans la crise, serait totalement absorbée par des hausses d’impôts futurs ou des réductions de transferts publics afin d’éponger la dette Covid. C’est le scénario que nous avons retenu ici mais nous analyserons ultérieurement, dans une publication complémentaire, un scénario alternatif dans lequel les ménages désépargneraient 20 % de l’ « épargne-Covid » accumulée. Ce scénario alternatif, tout aussi probable, peut être envisagé pour un certain nombre d’arguments : une grande part de cette épargne est liquide et donc facilement mobilisable pour consommer, elle est « subie » et non « désirée »; les perspectives sanitaires et sur le marché du travail sont favorables, et le gouvernement n’a pas annoncé d’austérité budgétaire ou fiscale. Comme nous le verrons dans la prochaine publication, ce scénario de désépargne conduirait à des effets plus favorables sur la croissance, le marché du travail et les finances publiques mais aussi à une dynamique des salaires et des prix plus élevée.

Un retour sur PIB vers son long terme et la bonne tenue de l’investissement permettent de limiter les pertes sur les capacités de production potentielles

Fin 2021, le PIB serait proche de son niveau d’avant-crise (-0,2 %) et serait, fin 2022, 2,9 % au-dessus de celui-ci. En revanche, par rapport à son évolution tendancielle (+1,2 % / an et sans perte de PIB liée à la crise), le PIB accuserait encore un retard de 3,2 % fin 2021 et de 1,3 % fin 2022 (graphique 4). En revanche, dans le scénario avec 20 % de désépargne que nous étudierons ultérieurement, le PIB pourrait passer au-dessus de son niveau tendanciel, ce qui pourrait être à l’origine d’un regain d’inflation. Par ailleurs, la moindre accumulation de capital productif, privé et public, par rapport à un scénario d’évolution tendancielle de l’économie conduirait à réduire le PIB potentiel de moyen terme de 0,5 % fin 2021. En revanche, la hausse significative de l’investissement net de la consommation de capital fixe conduirait à une progression du stock de capital productif supérieure à celle de la trajectoire du PIB tendanciel en 2022. Ainsi les pertes sur le PIB potentiel de moyen terme se réduiraient et seraient ramenées à -0,3 % fin 2022.

Un déficit qui se réduit en 2022 mais qui reste largement au-dessus de celui d’avant-crise

Sur l’ensemble de la période 2020-2022, selon les informations disponibles au 16 septembre, les mesures d’urgence et de relance représenteraient un coût direct pour les finances publiques, hors prise en charge par le Fonds de relance européen, de 230 milliards d’euros (9,5 points de PIB), dont environ la moitié serait déployée sur l’année 2021 (4,7 points de PIB). Les principaux dispositifs sur la période 2020-22 concernent le soutien aux entreprises (3,5 points de PIB) (Fonds de solidarité, exonérations de cotisations sociales, dispositif de renforcement des fonds propres, baisse durable des impôts sur la production…), les mesures pour soutenir l’emploi (2,2 points de PIB) (Activité partielle, Plan 1 jeune 1 Emploi…) et des mesures exceptionnelles liées à la santé (1,8 points de PIB) (Urgence sanitaire, Ségur de la Santé). Enfin, une part significative du plan de relance est orientée vers l’investissement dans les infrastructures publiques (0,6 points de PIB) (rénovation thermique, numérique…) et l’aide aux ménages modestes (0,6 points de PIB).

En 2021, malgré une croissance que nous prévoyons de 6,3 %, le PIB serait encore en-dessous de la trajectoire du PIB tendanciel pré-Covid-19, dégradant le déficit public conjoncturel de 1,4 point de PIB. Si l’on inclut le coût budgétaire attendu des mesures d’urgence et de relance (4,7 points de PIB), et les effets des mesures prises hors plan de relance (baisse d’IS et de la taxe d’habitation, Ségur de la Santé, revalorisation des salaires des enseignants, Beauvau de la Sécurité…), le déficit public s’établirait à 8,5 % du PIB en 2021. Une partie des dépenses du Plan de relance français doivent être prises en charge par des transferts issus du Plan de relance européen, pour un montant prévu de 0,7 point de PIB (le déficit public, hors financement européen, serait donc de 9,2 % du PIB). La dette publique passerait de 115 %  du PIB en 2020 à 116 % du PIB en 2021 (Tableau 4).

En 2022, avec une croissance attendue à 4 % et des mesures issues du Plan de relance représentant 1,5 point de PIB, le déficit public se réduirait à 4,9% du PIB et la dette publique baisserait à 115 % du PIB. Nous supposons en 2022 une prise en charge équivalente à celle de 2021 du Plan de relance français par les fonds européens, soit 0,7 point de PIB. En revanche, la trajectoire prévue des finances publiques n’intègre pas certaines nouvelles mesures qui auraient un impact significatif sur les comptes publics dès 2022, telles que le Plan d’investissement (entre 20 et 30 milliards sur 5 ans) et le Revenu d’engagement pour les jeunes (entre 1,5 et 2 milliards).

À l’inverse, il est important de noter que la dette brute des APU a davantage augmenté que le déficit public en 2020, en raison de l’accumulation de numéraire et dépôts à l’actif financier des APU pour faire face aux risques et incertitudes liés à la crise (provisions pour risques de défaut sur le PGE, recapitalisations potentielles, prêts…). Cet écart entre déficit et variation de dette représente 75 milliards d’euros (3,1 points de PIB). Dans les années à venir, dans un scénario de stabilisation de l’économie sans défauts massifs, les montants à l’actif des APU devraient être réduits , ce qui devrait diminuer d’autant la dette brute, hypothèse dont nous ne tenons pas compte dans la prévision actuelle.


[1] Cette prévision est réalisée sur la base des informations connues au 16 septembre 2021, avant la publication du Projet de loi de finances pour 2022. En fonction des nouvelles informations budgétaires à venir et de l’évolution de l’environnement économique, cette prévision pourrait être amenée à être révisée d’ici à la mi-octobre, et sera complétée par des nouvelles analyses.

[2] Nous avons calibré à très court terme (de juillet à septembre 2021) la consommation des ménages par branche sur les informations conjoncturelles fournies par l’Insee dans son Point de conjoncture du 7 septembre 2021 : « L’économie passe la quatrième vague ».

[3]  Elle serait donc encore fin 2022 à 1 % en-dessous de son niveau tendanciel si l’on suppose que celle-ci avait évolué comme la croissance du PIB tendanciel d’avant-crise.






La réforme du Crédit impôt recherche sonne-t-elle le glas des coopérations public-privé de R&D ?

par Pierre Courtioux (Paris School of Business) et Evens Salies

Alors que le Conseil d’analyse économique prône davantage de coopération public-privé en matière de recherche et d’innovation, afin notamment de combler le retard qu’accuse la France dans le secteur pharmaceutique[1], la loi de finance pour 2021 supprime une mesure d’incitation à la sous-traitance publique des activités de R&D privée. Il s’agit de la règle dite du « doublement de l’assiette » du Crédit d’impôt recherche (CIR) qui permet à un donneur d’ordre privé, externalisant une activité de R&D à une entité publique de recherche, de déclarer à l’administration fiscale le double des dépenses facturées par l’entité.



Avec
cette règle, pour l’externalisation d’une même dépense de recherche, une entreprise
bénéficie d’un montant de CIR plus élevé si elle se tourne vers un laboratoire
ou une université publique[2] que si elle se tourne vers
le privé.

À court terme, de (faibles) économies budgétaires

L’idée de
supprimer cette règle n’est pas nouvelle. Elle fut déjà envisagée par la Cour des comptes en 2013 et
le Conseil national de
l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESR) en 2019
comme un moyen de limiter la croissance
des dépenses de CIR. En effet, le CIR qui représentait 4,5 milliards d’euros en
2008, atteint désormais 6,8 milliards[3] !
La DIRDE est passée de 25,7 à 33,9 milliards d’euros (+31,9 %) sur la même
période. Le ratio CIR/DIRDE mesurant le rendement du CIR, a augmenté de 14,6 %, un gain
non-négligeable pour les entreprises ayant une activité de recherche. Les
différents coups de rabot envisagés, dont la suppression du doublement de
l’assiette discutée ici, peuvent apparaître d’autant plus légitimes que le CIR
est loin d’avoir atteint ses objectifs en termes d’entraînement des dépenses de
R&D[4].

L’argument
des économies budgétaires liées à la suppression de cette règle doit cependant
être relativisé. En effet, les 150 millions d’économie
potentiellement dégagés représentent à peine 2,3 % de CIR annuel[5]. Dès lors, on peut légitimement se demander si ces
« petites économies » sur le CIR, aussi appréciables soient-elles à
court terme, ne risquent pas de ralentir les coopérations porteuses
d’externalités positives du public vers le privé et contribuer à asphyxier la
recherche publique par manque de financements à plus long terme.

En
l’absence d’évaluations d’impact claires en la matière, le consensus politique
peut s’avérer plus difficile à trouver. Lors des discussions du projet de loi,
des sénateurs et représentants d’organismes de recherche auditionnés se sont
opposés à la suppression de cette règle, et ont même obtenu que la suppression
ne se fasse pas avant 2023. Ce report est-il une bonne chose et permet-il
de préserver l’écosystème français de R&D ?

La règle du doublement de l’assiette n’a pas développé massivement
de partenariat public-privé de recherche

Le report
de la réforme en 2023 ne nous semble pas une mesure conservatoire porteuse d’enjeux
majeurs, pour la simple raison que les entreprises ont relativement
peu recours à la sous-traitance publique. On peut même se demander si le doublement
de l’assiette n’a jamais incité à la création de nouveaux partenariats
public-privé ! En 2018, sur les 14 milliards d’euros que les entreprises
allouent pour les travaux de R&D en externe, 94 % sont à destination
d’autres entreprises. Dans
son rapport de 2015 préconisant une réforme du CIR, l’ex-sénatrice madame Gonthier-Maurin
avait déjà souligné (p. 217) que les entreprises ont une préférence pour des
sous-traitants faisant, comme elles, une R&D plus proche de la réalisation
de prototypes et de l’innovation (le ‘D’ de R&D). Ainsi, la sous-traitance publique ne représente pas plus de 2 % des
dépenses de R&D déclarées au CIR
(avant doublement).

Si les entreprises trouvaient le doublement de l’assiette incitatif, les effets des réformes de 2004 et 2008 du CIR (respectivement années d’introduction du doublement de l’assiette et de montée en puissance du CIR) se verraient dans les chiffres. Or, comme on peut le constater, le niveau du financement de la recherche publique assuré par la sous-traitance publique reste faible mais stable autour de 5 % depuis 20 ans (la bande noire dans le graphique).

Source : Eurostat, 2021. Dépenses intra-muros de R&D par secteur d’exécution et source de financement. Dernier accès : 30/03/2021. Calculs des auteurs.

La suppression du doublement
de l’assiette aura probablement plus d’impact dans les secteurs où la
sous-traitance publique est concentrée. Il s’agit essentiellement des
entreprises dont les activités sont spécialisées, scientifiques et techniques
(19,7 %) et de l’industrie manufacturière (54,7 %) dans laquelle se trouve
l’industrie pharmaceutique. Certes, les groupes pharmaceutiques ont longtemps
soutenu les laboratoires universitaires ayant la capacité de travailler de
manière continue à la recherche de nouvelles molécules et autres solutions,
avec parfois des applications inattendues (comme les bétabloquants pour
l’hypertension artérielle, ou la thérapie génique basée sur l’ARNm)[6].
Mais la sous-traitance publique ne pèse que 28 millions d’euros en 2016 dans ce
secteur, ce qui n’est rien à côté des activités externalisées vers des
entreprises de cette industrie (758 millions d’euros[7])
ou du CIR versé à certains grands groupes pharmaceutiques[8].

À plus long terme, une sécurisation du crédit impôt recherche

Paradoxalement, dans un contexte européen où la concurrence fiscale
entre pays pour attirer les entreprises ayant une activité de R&D s’est
accentuée[9], l’abandon de la règle du doublement de l’assiette va certainement
contribuer à renforcer le CIR dans le long terme.  

En
effet, selon le gouvernement, cette règle ne serait pas conforme au régime des
aides d’État encadré par l’Article 108 du Traité de fonctionnement de l’UE
(TFUE) en faisant peser une concurrence déloyale sur les entreprises de
R&D. Plus précisément, certains types de sous-traitants publics auraient
une activité marchande trop élevée pour être qualifiés d’organismes de
recherche, au sens du droit de l’UE. En supprimant le doublement de l’assiette,
le gouvernement aligne la règle de la sous-traitance publique sur celle de la
sous-traitance privée, et sécurisant ainsi le CIR au regard de la
règlementation européenne[10].

Débarrassé
de son objectif de renforcement du partenariat public-privé, le CIR français a
encore de beaux jours devant lui. Mais la question du financement (notamment
par le privé) de la recherche publique au sein de l’écosystème français de
R&D reste entière. En France, les entreprises contribuent beaucoup moins au
financement de la recherche publique qu’en Allemagne (5 % contre 12 %). Pourtant,
les structures pour aider les entreprises à conclure des contrats de recherche
avec des organismes de recherche publics ne manquent pas (Instituts Carnot et
de Recherche Technologique). Existent également les structures permettant le
transfert des idées issues des milieux universitaires vers de nouveaux projets
(les Sociétés d’Accélération du Transfert Technologique). On peut ajouter les
mesures telles que le dispositif des Jeunes
Entreprises Universitaires depuis 2008, ou celles inscrites dans la Loi de programmation
de la recherche (LPR) votée en décembre 2020, qui augmentent les thèses CIFRE (convention industrielle de
formation par la recherche) et facilitent le cumul d’activités à temps partiel
entre un laboratoire public et une entreprise ou la création d’entreprises de
R&D[11]. Mais, en l’absence de
financement conséquent des laboratoires par des entreprises, peut-on vraiment
parler de partenariat ?

La
réforme du CIR ne sonne pas le glas des coopérations public-privé de R&D, car
elles n’ont, de fait, jamais décollé. Bien évidemment personne ne pense
sérieusement que le Crédit d’impôt recherche pourrait « sauver » le
financement de la recherche publique. Dès lors, continuer à défendre la
« règle du doublement de l’assiette », nous paraît illusoire.


[1].    Loi de Finance pour 2021.

[2].    Les
types de sous-traitants faisant bénéficier du doublement de
l’assiette sont nombreux : universités, organismes de recherche
(CNRS, INSERM, etc.), les fondations de coopération scientifique (par ex., la
Fondation Jean-Jacques Laffont – TSE), les établissements publics à caractère
scientifique, culturel et professionnel (écoles normales supérieures, COMUE,
établissements expérimentaux, Institut .polytechnique de Paris, …), les
fondations reconnues d’utilité publique (Institut Pasteur, Fondation Sophia Antipolis,
…), des associations de loi 1901 dans le secteur de la recherche, etc.

[3].    MESRI,
2020. Le CIR en 2018
(données provisoires),
MESRI-DGRI, dernier accès : 5/05/2021.

[4].    Salies
E., 2018, Impact du Crédit d’impôt
recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises
, Revue
de l’OFCE
, n° 154, février.

[5].    Moga
J.-P., 2020, Projet de loi de finance pour
2021 : recherche et enseignement supérieur – Avis No. 139, 2020-2021
. Rapport fait au nom de la Commission des
affaires économiques du Sénat, nov. Dernier accès : 30/03/2021.

[6].    Voir
Clozel M., 2005, La découverte de médicaments en biotechnologie
: de l’idée au produit – Les relations biotechnologie – Université
, Collège de France. Dernier accès : 30/03/2021.

[7].    Calculs
obtenus à partir de l’enquête annuelle sur les moyens consacrés à la recherche
et au développement dans les entreprises, et de la base GECIR des déclarations
au CIR de la DGFiP.

[8].    Des
montants de plus de 100 millions d’euros sont évoqués dans les débat à
l’Assemblée nationale (PLF 2019 – Amendement
n°II-2029
, déposé le 9
novembre 2018).

[9].    Salies E., Guillou S., 2020, L’Allemagne prise dans
l’engrenage du CIR
, Blog OFCE, juin.

[10] La mise en conformité du dispositif comprend
également un abaissement du plafond. En effet, il existe un plafond, applicable
aux dépenses externalisées par l’entreprise, de 12 à 10 millions d’euros ;
ce montant est la règle pour un sous-traitant privé.

[11].  Lire
plus particulièrement les articles 23 à 25 de la Loi n° 2020-1674 du
24/12/2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et
portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement
supérieur
. Dernier
accès : 30/03/2021.




Les effets des réformes des dépenses sociales et fiscales consacrées aux enfants depuis 2008

Pierre Madec, Muriel Pucci-Porte et Laurence Rioux (Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge)

Comment les réformes
socio-fiscales intervenues depuis 2008 ont-elles modifié les dépenses publiques
consacrées aux enfants au titre de la politique familiale ? Quels effets
ont-elles eu sur le niveau de vie des familles avec enfants selon la
configuration familiale, le nombre d’enfants et la place dans l’échelle des
niveaux de vie ?



Pour évaluer précisément ces effets
redistributifs, la microsimulation est un outil particulièrement adapté. Deux
exercices de chiffrage des effets des réformes ont été menés. Le premier
utilise une maquette de cas-types permettant de comparer finement les barèmes
des législations de 2008, 2013 et 2020. Le second exercice, mené sur un
échantillon représentatif de l’ensemble de la population à l’aide du modèle de
microsimulation Ines[1], a pour objectif d’évaluer
l’effet (à comportements inchangés) des réformes des dépenses publiques
consacrées aux enfants intervenues entre 2008 et 2018 sur le niveau de vie des
familles avec enfants.

Les résultats détaillés de notre étude
sont à retrouver dans le Document de travail de l’OFCE disponible ici.
Les principales conclusions mises en évidence sont les suivantes :

L’évaluation par cas-type montre que, à la
suite des différentes réformes intervenues depuis 2008, le montant cumulé des
dépenses socio-fiscales par enfant présente en 2020 les caractéristiques
suivantes :

  • une forte variabilité du montant de
    dépenses par enfant selon les configurations familiales, le nombre et l’âge des
    enfants, et le revenu d’activité total du ménage ; les écarts pouvant
    aller de un à sept ;
  • un montant plus élevé pour les familles
    monoparentales et les familles nombreuses, ce qui résulte en partie des
    réformes menées depuis 2008 ;
  • à configuration familiale et nombre
    d’enfants donnés, un profil plus chahuté qu’en 2008 de la courbe des dépenses
    publiques par enfant en fonction du revenu d’activité. Cela provient de
    l’empilement des différents dispositifs sociaux et fiscaux liés aux enfants,
    qui se chevauchent en partie mais ont des finalités différentes. Le « supplément
    enfant » de prime d’activité, en particulier, explique pour une bonne part
    le profil erratique de la dépense par enfant dans le bas de l’échelle des
    revenus du travail.

L’évaluation à l’aide du modèle Ines montre que :

  • Les réformes des prestations familiales
    mises en œuvre depuis 2008 se sont traduites par un transfert des prestations
    d’entretien universelles vers des prestations d’entretien ciblées et
    majoritairement sous conditions de ressources. Elles ont amélioré la situation
    des familles monoparentales et des familles les plus modestes, mais ont dégradé
    la situation des familles appartenant aux 20 % des ménages les plus aisés ;
  • les réformes de l’IR (pour l’essentiel les
    baisses du plafond du quotient familial en 2013 et 2014) ont conduit à une
    nette hausse du montant d’IR acquitté par les familles appartenant aux
    20 % des ménages les plus aisés ;
  • Les réformes des « suppléments enfant »
    des prestations sociales se sont, elles, traduites par une forte hausse des
    dépenses consacrées aux enfants et ne font quasiment que des gagnants, situés
    dans la 1re moitié de l’échelle des niveaux de vie. Les familles
    appartenant aux 20 % des ménages les plus modestes et les familles
    monoparentales en particulier en ressortent gagnantes ;
  • En quelques années, un double basculement
    s’est donc produit :

    • au cœur de la politique familiale a eu
      lieu un transfert des prestations d’entretien universelles vers des prestations
      d’entretien ciblées et majoritairement sous conditions de ressources ;
    • au sein de l’ensemble des dépenses
      sociales et fiscales consacrées aux enfants, s’est produit un transfert des
      dépenses relevant de la politique familiale (prestations familiales et prise en
      compte des enfants dans le calcul de l’impôt) vers celles à la frontière de la
      politique sociale et de la politique familiale (liés aux « suppléments enfants »
      de prestations sociales) ;
  • Prises dans leur ensemble, les réformes des dépenses consacrées aux enfants intervenues entre 2008 et 2018 (ou
    entre 2013 et 2018) n’ont pas modifié le niveau de vie moyen des
    familles avec enfant(s). Mais cette stabilité d’ensemble masque de fortes
    variations à la hausse pour certaines familles et à la baisse pour d’autres,
    les pertes importantes des perdants compensant au total les gains élevés des
    gagnants ;
  • Les réformes ont conduit à une
    redistribution des dépenses entre configurations familiales, des couples avec
    deux enfants ou plus vers les familles monoparentales. 42 % des couples
    avec deux enfants ou plus se retrouvent ainsi perdants à la suite des réformes
    intervenues entre 2008 et 2018, alors que 73 % des familles monoparentales
    avec deux enfants ou plus sont gagnantes ;
  • Les réformes ont également conduit à une
    redistribution verticale des familles les plus aisées vers les plus modestes.
    Les familles appartenant aux 30 % des ménages les plus aisés ont en
    moyenne perdu à la suite des réformes, en particulier celles situées au-dessus
    du 8e décile de niveau de vie. Les familles avec enfant(s)
    appartenant aux 60 % des ménages les plus modestes ont en moyenne bénéficié
    des réformes (et plus particulièrement les plus pauvres situées en dessous du 3e
    décile de niveau de vie). Mais les réformes ont aussi fait des perdants parmi
    les plus modestes : 20 % des familles en dessous du 1er
    décile de niveau de vie ont ainsi perdu à la suite des réformes intervenues
    depuis 2013.

[1] Ces travaux ont été menés respectivement par
Muriel Pucci (Université Paris 1 et OFCE) et Pierre Madec (OFCE) pour et en
collaboration avec le secrétariat général du HCFEA dans le cadre d’un rapport
disponible ici.




Quel rebond de l’emploi en 2021 ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Fin 2021, selon nos dernières prévisions,
l’activité en France devrait être inférieure de 1,4% par rapport à son niveau
atteint fin 2019, soit près de 5% en dessous de son niveau potentiel. Ce retard
de production aurait dû se traduire par des destructions d’emplois
vertigineuses de plus d’1 million fin 2021 par rapport à fin 2019. Par
ailleurs, compte tenu de la hausse tendancielle de la population active prévue
par l’Insee, l’augmentation du chômage aurait dû être de près de 1,2 million
fin 2021. Nos prévisions décrivent pourtant un marché du travail moins dégradé :
explications.  



Fin 2020, près de 800 000
destructions d’emplois malgré une forte chute de la productivité du travail

Compte tenu de la chute
d’activité inédite en 2020 (-9,5%) et de son hétérogénéité sectorielle, près de
2,7 millions d’emplois auraient dû être détruits en cette fin d’année (Tableau 1).
Or avec une perte de 790 000 emplois salariés, nos prévisions tablent sur
des destructions trois fois moindre.

Trois facteurs expliquent cette meilleure résistance sur le
front de l’emploi :

  • Le premier réside dans la mise en place par le gouvernement d’une politique de l’emploi active (contrats aidés, garantie jeunes, service civique, alternance, prime à l’embauche d’un jeune de moins de 26 ans…) qui a permis de créer environ 80 000 emplois ;
  •  Par ailleurs, si les mesures prophylactiques ont nui à l’activité, elles ont également eu un effet sur la productivité du travail. Pour un niveau donné d’activité, certaines entreprises ont été contraintes pendant la crise de conserver un niveau d’emploi supérieur à celui qu’elles choisiraient en temps normal, du fait des mesures sanitaires : soit parce qu’elles font face à des coûts de production additionnels (matériels de protection sanitaire, jauge de clients maximale…) soit parce que les tâches s’en trouvent affectées (temps de désinfection…). D’après l’enquête Acemo-Covid menée par la Dares en novembre 2020, 33,4% des salariés se trouvaient ainsi dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail modérément (moins de 10%) et 11,4% des salariés se trouvaient dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail significativement (de 10% ou plus). Pour 2020, nous avons estimé à 200 000 le nombre d’emplois correspondant à ce type de rétention de main-d’œuvre, qui a vocation à disparaître avec la fin de la crise sanitaire et la levée des mesures de protection ;
  • Enfin et surtout le fort recours à l’activité partielle a permis de préserver plus de 1,6 million d’emplois.

La bonne résistance de l’emploi
observée en 2020 compte tenu de la chute d’activité s’explique donc principalement
par une forte rétention de main-d’œuvre que nous évaluons à plus de 1,8 million
de salariés.

En 2021, une reprise
de l’activité mais une moindre rétention de main-d’œuvre

En 2021, la photographie du
marché de l’emploi sera toute autre : si l’activité devrait selon nous
s’améliorer et permettre de soutenir l’emploi, l’incidence positive des trois facteurs
précités devrait en revanche être considérablement affaiblie l’année prochaine.

Du côté des bonnes nouvelles, par
rapport à la situation pré-crise, les destructions d’emplois potentiellement
liées à la chute de l’activité devraient être ramenées de 2,7 millions fin 2020
à 1,1 million fin 2021, tandis que la politique de l’emploi continuerait d’avoir
des effets positifs en soutenant l’emploi de plus de +130 000 unités en
fin d’année prochaine.

En sens inverse, cette
amélioration de l’activité, liée principalement à la levée progressive des
mesures prophylactiques, devrait se traduire par une forte réduction de la
rétention de main-d’œuvre : celle-ci ne devrait représenter plus que
300 000 salariés fin 2021 contre plus de 1,8 million fin 2020.

D’une part, le retour graduel à un
contexte sanitaire proche de la normale couplée à une adaptation des
entreprises et des salariés à ces conditions se traduiraient par une
récupération partielle des gains de productivité perdus en 2020 : la
rétention de main-d’œuvre due à la mise en place de mesures prophylactiques ne
serait plus que de 50 000 fin 2021, soit une baisse de 150 000 par
rapport à la situation observée fin 2020.

D’autre part, en lien avec la
reprise de l’activité, nous anticipons une baisse significative du nombre de
salariés effectivement placés en activité partielle fin 2021. Dans notre
prévision, nous faisons dépendre le recours effectif à l’activité partielle de la
perte d’activité prévue au sein de chaque branche. Ce taux de recours traduit la
perte d’activité en heures non travaillées, puis en tenant compte de la durée
du travail moyenne dans la branche, nous évaluons le volume d’emplois placés
effectivement en activité partielle. Au quatrième trimestre 2020, ce taux de
recours effectif serait proche, quoique plus faible, de celui observé au deuxième
trimestre 2020, le taux de prise en charge par l’État et l’Unedic ayant diminué
pour une partie des branches. En 2021, ce taux de recours diminuerait sous l’effet
principal d’un retour progressif à un niveau d’activité proche de celui
d’avant-crise (notamment dans la construction et le commerce). Certaines
branches, comme les services aux ménages, ont déjà largement réduit leurs
effectifs, et malgré un niveau de production encore dégradé en 2021, n’auraient
plus besoin de recourir à l’activité partielle. En moyenne sur l’ensemble des
branches, le niveau d’activité prévu pour l’année 2021 se traduirait par un
recours à l’activité partielle de même ampleur que celui observé au troisième
trimestre 2020. Trois branches (hébergement-restauration, services aux
entreprises, transports) concentreraient plus de 50% des heures d’activité
partielle en 2021 (Graphique 1). Au total, fin 2021, près de 250 000
salariés devraient être encore en activité partielle contre plus de 1,6 million
un an auparavant.

… et les faillites
d’entreprises vont augmenter de 180 000 les destructions d’emplois

Par ailleurs, malgré la mise en
œuvre de mesures de soutien aux entreprises, la brutalité de la récession
induite par la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires associées
devrait avoir des conséquences importantes sur le tissu productif français.
L’ampleur des séquelles que laissera cette crise sera d’autant plus importante
et durable que la récession d’activité est hétérogène suivant les secteurs. Dans une étude
récente
(Heyer, 2020), nous avons ainsi estimé que l’impact de la crise sur
les destructions d’emplois spécifiquement dues aux défaillances d’entreprises
pourrait atteindre 180 000 destructions d’emplois. Nous avons intégré à
notre scenario d’emploi pour 2021 ces destructions, ce qui aboutit à un niveau
d’emploi globalement stable fin 2021 par rapport à fin 2020[1].

Une évolution du
chômage perturbée par celle de la population active

Enfin, les destructions d’emploi prévues
fin 2021 par rapport à fin 2019 (-822 000 emplois), auxquelles il faut
ajouter l’augmentation tendancielle de la population active (+118 000
personnes en 2020-2021) ne se traduiraient pas par une augmentation correspondante
du chômage. Nous prévoyons en effet un taux de chômage qui atteindrait 10,6% de
la population active fin 2021, soit une hausse de +766 000 chômeurs et non
de +940 000 (cf. Tableau 2).

De fait, l’année 2020 a été marquée par de sorties massives de chômeurs vers l’inactivité. Ces sorties sont liées pour partie aux confinements successifs et à l’impossibilité de chercher un emploi et au découragement face à la situation dégradée de l’emploi. Elles pourraient également être le fait de personnes cherchant à limiter leurs contacts avec d’autres car étant vulnérables à la Covid-19. Il est néanmoins probable qu’une partie de ces personnes privées d’emploi reprennent leur recherche d’emploi en 2021, du fait de la reprise attendue de l’activité économique et de la levée progressive des mesures sanitaires qui l’accompagnerait. Si la population active devait toutefois progresser comme prévu par l’Insee, alors la hausse du chômage s’élèverait fin 2021 à +940 000 personnes par rapport à fin 2019 et le taux de chômage s’établirait alors à 11,2%.


[1] Notons que la prise en compte de ces destructions d’emplois additionnelles dues aux faillites d’entreprises (-180 000 salariés) couplées à l’effet d’une annulation partielle des pertes de productivité dues aux mesures prophylactiques (-150 000 salariés), expliquent près de 80 % de l’écart de nos prévisions d’emplois avec celle du gouvernement.