Le parachute du renflouement public au secours d’un secteur aérien en chute libre

par Marc-Antoine Faure et Sarah Guillou

Le 16 mars 2020, le Conseil scientifique préconise
d’arrêter toutes les activités qui ne sont pas « strictement nécessaires à
la vie de la Nation »[1].
Le même jour le Président Emmanuel Macron restreint la mobilité des personnes :
fermeture des frontières de l’espace Schengen, suspension des voyages avec les
pays hors d’Europe, interdiction des regroupements non nécessaires ; c’est
le début du « confinement », un coup d’arrêt net pour le transport
aérien, déjà ralenti par les différentes décisions des pays touchés avant la
France. Le 31 mars, l’aéroport d’Orly suspend la totalité de ses vols. L’ensemble
des vols résiduels sont alors concentrés sur l’aéroport Paris-Charles de Gaulle.
Il faut attendre le 26 juin 2020 pour qu’un avion décolle de nouveau d’Orly.



Les mesures de confinement ont eu un impact direct
sur le transport aérien qui fait partie des secteurs les plus impactés par le choc
de la pandémie. Mais l’aéronautique est une victime collatérale dont l’activité
est fortement dépendante du renouvellement de la flotte. Ces deux secteurs ont
été jugés dignes de recevoir une aide de 15 milliards d’euros. Le plan a été élaboré
assez rapidement et est très généreux à l’échelle de l’économie française.
Comparé à ses homologues européens, le plan français est conséquent mais
également assorti de contraintes environnementales fortes.

En chiffres, le
secteur aérien représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande, ses pertes
associées à la crise COVID se montent à 17 milliards d’euros et le secteur va
être soutenu par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

La générosité du plan est assortie de contraintes
environnementales sur la trajectoire de croissance tant pour le secteur aérien
que pour la construction aéronautique.

Si ces contraintes peuvent apparaître lourdes dans le cadre d’un sauvetage d’urgence, elles s’inscrivent dans un changement de trajectoire du secteur dont l’avenir ne peut reposer que sur des ruptures technologiques en l’absence de retour à la demande pré-crise pour un certain nombre d’années.

Le secteur aérien en chute libre

En avril 2020 le
trafic mensuel passagers résiduel ― c’est-à-dire le trafic 2020 rapporté au
trafic 2019 en pourcentage ― en France a été de 0,9%. Cela signifie que le
trafic du mois d’avril représentait moins de 1% du trafic d’avril 2019. Paris
Orly étant fermé, le trafic aéroportuaire était borné à 0 tandis qu’il
atteignait seulement les 2% à Charles de Gaulle et entre 0 et 1% dans les
autres aéroports français. En septembre, la situation s’est légèrement améliorée,
et alors que les confinements et restrictions de mobilités ont été levés en
France et ailleurs dans le monde, le trafic résiduel s’élevait à 25,2%,
rapporté à celui de septembre 2019. Le mois d’août fut le moins mauvais avec 69,2%
de trafic résiduel intérieur, tandis que les restrictions extra-européennes pesaient
sur le trafic international avec 26,1% de trafic résiduel (et seulement 6,9%
sur l’Amérique et 9,4% sur l’Asie Pacifique).

Les chiffres
pour le trafic mondial sont très semblables au printemps 2020 mais diffèrent
plus en cet automne 2020. Pour l’Europe, les nouveaux épisodes de confinement
qui se répandent sur le continent et sans doute demain aux États-Unis ne vont
pas renverser la tendance pour le dernier trimestre de 2020. À titre d’exemple,
Easy Jet annonce ainsi que son activité pour le reste de l’année sera égale à
1/5e de son activité normale[2].

Selon les
chiffres de l’INSEE, l’indice du chiffre d’affaires du transport aérien de
passagers en base 100 en 2015 en France est passé de 122,56 en septembre 2019 à
39,18 en septembre 2020 (voir graphique 1).

Source : INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010543491#

Il va se
produire en outre un deuxième effet dépressif lié à la sensibilité du transport
aérien aux revenus. La crise économique va impacter durablement les revenus et
réduire la consommation de transport aérien même quand les restrictions de
déplacement seront levées. Selon les estimations réalisées dans le passé
(Direction générale de l’aviation civile), l’élasticité de consommation de
transport aérien au revenu serait supérieure à 1, entre 1,6 et 2,3. En outre,
on peut s’interroger sur le changement de comportement des voyageurs. La
propension à voyager pour un revenu donné ne va-t-elle pas diminuer ? La
contrainte sur les comportements de mobilité, qui a été suffisamment longue,
pourrait entraîner des changements d’habitudes. De nombreux voyages d’affaires
ont été substitués par des communications numériques permettant des gains de
temps et de frais de déplacement que le bénéfice du contact physique ne
compense pas forcément. Et le tourisme a été coupé dans son élan au moment même
où son empreinte carbone commençait à toucher de plus en plus les consciences.
Il est donc très probable que la tendance de l’accroissement de la mobilité des
personnes ne retourne pas à son niveau d’avant pandémie.

Autre
conséquence de ce silence de l’espace aérien, l’usure des avions s’est
fortement ralentie, les besoins de remplacement des flottes vont se tarir. Les
constructeurs aéronautiques ne vont pouvoir compter que sur l’obsolescence pour
comprimer le temps de vie des avions. À moins qu’ils n’accélèrent cette
obsolescence par des innovations. Etant donnée la place de l’aéronautique dans
l’économie française, le gouvernement a donc prévu un plan de soutien au
secteur.

Airbus a enregistré des pertes importantes (-767
millions d’euros, contre un bénéfice de 989 millions d’euros au troisième
trimestre 2019) en raison du recul d’un tiers de ses livraisons. Son carnet de
commande ne s’est pas pour autant vidé puisqu’il contient 7 441 appareils
au 30 septembre 2020. Mais ses clients reportent les achats fermes et les
perspectives futures, au-delà des commandes fermes, s’amenuisent. Boeing est
dans une situation comparable mais semble plus prompte à supprimer des emplois.
Environ 7 000 emplois devraient disparaître pour Boeing alors qu’Airbus
annonçait, en juin 2020, 5 000 emplois pour la France (et près de 15 000
pour le groupe)[3].

Ces deux
secteurs sont parmi les plus impactés par le choc de la pandémie. Le secteur du
transport aérien fait partie avec l’hébergement-restauration et les activités
culturelles des 3 secteurs les plus impactés (INSEE, Note de conjoncture d’octobre 2020 et OFCE, 2020a). Les secteurs
les plus impactés représenteraient 9% de la valeur ajoutée marchande et 15% de
la baisse d’activité issue du premier confinement. Le transport aérien est plus
touché que l’aéronautique, puisqu’on estime que la consommation en services de
transports aurait chuté de 30% par rapport au quatrième trimestre 2019 (OFCE,
2020a, page 15)[4]. Air
France annonce, en cette fin d’année, prévoir 7 580 suppressions de postes
d’ici 2022[5].

Une partie des
coûts du choc de la pandémie a été pris en charge par le Plan d’urgence mais la
menace sur la pérennité de la compagnie française et sur la vitalité du tissu
productif aéronautique a enclenché un plan de soutien de plus long terme. Il
faut dire que les deux secteurs ont une place à part dans l’économie française.

Un parachute public dimensionné à la contribution de
ces secteurs à l’activité économique réelle et symbolique

La contribution du
secteur aérien à l’activité économique est loin d’être négligeable, notamment
en matière d’exportation et de recherche et développement pour l’aéronautique.
Le transport aérien est un secteur clé, voire stratégique, au regard de son
service. Son poids économique reste néanmoins faible.

 Les estimations de la part du secteur aérien dans
le PIB dépend du périmètre qu’on accorde à ces secteurs, selon qu’on inclut les
sous-traitants de second ordre pour l’aéronautique ou les activités dépendantes
du transport aérien (comme la restauration attenante…). Au sens strict, en s’en
tenant à l’activité des entreprises enregistrées dans ces secteurs, la construction
aéronautique et ferroviaire représente 1% de la valeur ajoutée (VA) marchande et
le transport (aérien et ferroviaire) représentent 3% de la VA (soit un tiers
des 9% de VA des secteurs les plus impactés selon l’INSEE). Plus précisément, le
transport aérien et l’aéronautique représentent respectivement 0,3 et 0,8% de
la valeur ajoutée.

La filière aéronautique fait travailler de
nombreuses industries, de nombreuses entreprises de services (bureau d’études,
logiciels). Plus stratégiquement, c’est une industrie qui investit beaucoup
dans la recherche et développement : le secteur aéronautique et spatial
réalise 10% des dépenses de Recherche et développement (soit un peu plus de 3
milliards d’euros en 2017). C’est également un vivier d’innovation : le
domaine technologique des transports est celui dans lequel la France dépose le
plus de brevets.

Il convient de rappeler qu’Airbus, tout comme
Boeing, réalise une part de son chiffre d’affaires sur des commandes
militaires, qui seront honorées[6].
Par ailleurs Airbus est une entreprise européenne dont l’emploi est réparti sur
le territoire de plusieurs États membres. La bonne santé de l’entreprise, sur
ses sites français, dépendra aussi des aides apportées par les autres pays. En
France, en fait, c’est plus la filière aéronautique qui reçoit une aide
qu’Airbus en particulier.

Si la chute des exportations de services de
transport aérien a contribué à l’aggravation du déficit commercial, ces
dernières n’ont jamais été un poste déterminant du solde commercial des
services. C’est le contraire pour l’aéronautique, qu’il s’agisse de sa contribution
au solde mais aussi de son évolution immédiate en réponse au choc. Contrairement
à l’automobile, le solde commercial des produits de l’industrie aéronautique et
spatiale est resté positif au deuxième trimestre de 2020. Il s’améliore encore
au troisième trimestre.  Mais le solde a
beaucoup chuté. Il était de 31 milliards d’euros en 2019. L’industrie
aéronautique dans son ensemble représente 14% des exportations manufacturières
avec une contribution très positive au solde commercial. En 2019, les
exportations de l’industrie aéronautique étaient de 64,1 milliards d’euros sur
460 milliards de produits manufacturés, soit 14%. En glissement annuel, la
chute au troisième trimestre 2020 est de 80%. Les 8 milliards d’euros
d’exportations du troisième trimestre 2020 font pâle figure relativement aux 17
milliards du T3 2019 (source : Douanes, Etudes thématiques, T3 2020).

Un
autre motif d’intervention est probablement lié à la propriété des actifs. L’État
français est propriétaire d’Airbus à hauteur de 12% et d’Air France-KLM à
hauteur de 14,3% (alors que l’État hollandais en détient 14%). La présence des États dans les compagnies aériennes est un
héritage de la nature stratégique et militaire de l’aviation. La dualité
civil-militaire est restée une caractéristique de l’aéronautique mais le
transport aérien s’est lui détaché des missions régaliennes en raison de
l’importance prise par le transport civil qui a accompagné la mondialisation
économique. Cependant, le secteur reste rattaché aux attributs de la
souveraineté, Bruno Le Maire a évoqué la « question de
souveraineté nationale » que représentait le fait d’avoir une
compagnie nationale. En général, les États, actionnaires ou pas, sont tous très
sensibles à l’existence d’une compagnie aérienne domestique, symbole de
souveraineté.

Ce dernier motif très souverainiste est sans
doute ce qui justifie que seule la compagnie Air France soit clairement visée
par les aides, et non pas toutes les compagnies qui contribuent ensemble au
0,3% de la valeur ajoutée du secteur marchand par le transport aérien.

Donc,
en résumé, le secteur aérien (aéronautique plus transport aérien respectivement)
qui représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande (0,8 et 0,3% resp.) et 1,4% des
emplois marchands (1% et 0,4% resp.), qui pèse près de 90 milliards
d’euros de chiffre d’affaires (en 2019) dont les pertes ont été évaluées à 17
milliards d’euros, qui investit pour environ 3,5 milliards d’euros dans la
recherche et développement, et dont la capitalisation détenue par l’État se
montait à 13,6 milliards d’euros fin 2019[7]
(13 milliards d’Airbus et près de 600 millions d’Air France) va être soutenu
par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

Un plan de soutien français
rapide mais pas inconditionnel

Alors que le transport aérien était à l’arrêt
depuis le confinement qui a débuté le 16 mars, le 25 avril ― 6 semaines plus
tard ― le gouvernement annonça une aide publique de 7 milliards d’euros à Air
France. Elle prenait la forme (1) d’un prêt garanti par l’État (90%) de 4
milliards d’euros et accordé
par 6 banques françaises et étrangères avec une maturité de 12 mois et (2) d’un
prêt actionnaire de l’État français de 3 milliards d’euros d’une maturité de 4 ans (puisé dans le fonds de
l’agence des participations de l’État de 20 milliards d’euros)[8]. Les
négociations avec les Pays-Bas déboucheront le 26 juin sur une aide de 3,4
milliards d’euros. La compagnie envisageait également d’émettre de
nouvelles obligations que les États pourraient acheter.

Le 9 juin 2020,
le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, présentait le Plan
aéronautique et transport aérien
qui devait être inscrit dans le Projet
de loi de finances rectificatives. L’enveloppe dédiée à ce plan se monte à 15
milliards d’euros et inclut les 7 milliards pour le transport aérien présenté
en avril. Trois axes sont avancés : (1) le soutien immédiat aux
entreprises en difficulté, (2) l’investissement dans les PME et les ETI pour
rendre la filière plus compétitive et la consolider, (3) l’investissement en
faveur de la R&D et de l’innovation (1,5 milliard d’euros). Il inclut outre
le financement de l’activité partielle, une commande publique militaire de 800
millions d’euros, 2 milliards d’euros pour assouplir les modalités de
remboursement des compagnies aériennes, 1,5 milliard pour reporter les
remboursements des crédits à l’exportations, la création de 2 fonds pour
financer des projets d’investissement des PME et ETI (notamment dans la
robotisation et le numérique) d’une part et un fonds d’investissement en fonds
propres de 1 milliard sur 3 ans (500 millions et levée de 500 millions
d’euros). Le soutien à l’aéronautique est conditionné à la décarbonation de
l’industrie en projetant un avion neutre en carbone à l’horizon 2035.

Dans ce dernier
plan (qui inclut le premier), le transport aérien se taille une belle part du
lion. Est-il justifié d’aider Air France à la même hauteur que l’industrie
aéronautique civile et de la défense ? La justification n’est pas triviale
: la compagnie aérienne n’a pas le poids d’Airbus, Thalès ou Safran dans la
R&D et dans les intérêts militaires français. Quel serait le coût d’une
absence de soutien ? Le coût social de la faillite d’Air France excède son
coût privé (Combe et Bréchemier, 2020). Même en cas de reprise, une faillite
serait très déstabilisante. C’est vrai au plan territorial, avec 80% de ses 52
000 emplois directs situés en Île-de-France, Air France est le premier
employeur privé de la région ; comme du point de vue de l’organisation du
trafic, la disparition de la compagnie déstabiliserait grandement le réseau
domestique ; enfin, cela fragiliserait le hub de Roissy-CDG et Orly. Outre
le motif de souveraineté (et de patriotisme économique), des raisons
budgétaires, sociales et organisationnelles jouent donc contre une approche du
type laissez-faire.

La France n’est pas la seule à renflouer la compagnie qui
porte son drapeau. Ainsi en est-il aussi par exemple de l’Allemagne, du
Royaume-Uni ou de l’Italie (voir Tableau 1). Bien que le montant de l’aide
allemande à Lufthansa soit supérieur à l’aide française, cette dernière est
plus généreuse par emploi (122 000 euros en France par emploi contre 79 000
euros en Allemagne). L’aide du gouvernement allemand prévoit une entrée au
capital de Lufthansa à hauteur de 20% pour 6 milliards d’euros. En France, la
recapitalisation n’a été clairement envisagée que très récemment et pourrait
faire montrer la participation de l’État à 30% (soit 16 % de plus, c’est-à-dire
moins de 1 milliard d’euro au cours actuel).[9] On ne
sait pas encore si le financement annoncé de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros
ne concernera que l’augmentation de capital et comment réagira l’actionnaire
néerlandais.

Pour ce qui
concerne l’aide budgétée au PLF (les 15 milliards d’euros), elle n’est pas
gratuite d’une part parce qu’elle se compose en grande partie de prêts, ensuite
parce que les conditions que pose l’État sur le chemin de la croissance du
secteur aérien ne sont pas négligeables.

Des contreparties de trajectoires environnementales
fortes

La première contrepartie est financière et a été
globalement partagée par l’ensemble des gouvernements quel que soit le secteur
aidé, il s’agit du non-versement de dividendes et bonus. Viennent ensuite les
exigences de rentabilité. Le plan de soutien à l’aéronautique prévoit en page
13 des « réformes structurelles sur la maîtrise des coûts » mais sans
précisions supplémentaires, par exemple sur une réorganisation du trafic
domestique en faveur de sa filière low cost.

Le gouvernement
hollandais a pour sa part exigé une réduction des salaires des pilotes et du
personnel navigant, ce qui a bloqué le versement de l’aide de 3,4 milliards
d’euros dans un premier temps. Cette aide est parallèle avec la
mise en place d’un plan d’économie dont des suppressions de 5 000 emplois pour
KLM.

Enfin, il y a les contraintes environnementales. Les
compagnies historiques avaient déjà pris ces dernières années des engagements
en faveur de la réduction de l’impact environnemental de leurs activités dans
un contexte réglementaire européen menaçant. Air France s’est donné pour
objectif de réduire de 50% ses émissions de CO2 d’ici à 2030 (avec
2005 comme année de référence) ; elle vise 0 émission sur ses opérations
au sol en 2030 et une réduction de 50% des déchets non-recyclés par rapport à
2011. Mais le plan cherche à accélérer la mutation.

Le gouvernement français a exigé l’arrêt des vols
domestiques point à point quand une alternative TGV d’une durée inférieure ou
égale à 2h30 est possible. De
fait ces lignes n’étaient pas extrêmement bénéficiaires mais l’impact sur le
tissu productif pourrait à terme être non négligeable car les infrastructures
de transport sont fondamentales pour l’implantation des entreprises. Des
incitations fiscales en faveur de l’investissement dans des avions plus propres
ont été également envisagées par le législateur. Dans le reste de l’Europe, seule
l’Allemagne est également regardante sur le développement environnemental de sa
compagnie, tout comme l’Autriche vis-à-vis d’Austrian Airlines (une filiale de Lufthansa).

L’industrie
aéronautique a bien sûr un rôle à jouer dans la transition écologique du
secteur aérien. Le fonds de modernisation dédié aux
filières aéronautiques est doté de 100 millions d’euros en 2020 et de 100
millions supplémentaires en 2021 et 2022 et cette modernisation sous-entend
principalement l’optimisation environnementale.

La fabrication de l’avion « plus propre »
est au centre des enjeux actuels. Airbus vise le développement d’un avion à
hydrogène pour 2035[10].
Le 21 septembre, l’entreprise européenne a présenté trois projets d’avion à
hydrogène. D’au moins 100 places, l’appareil décarboné en matière d’émissions
en vol devrait voler d’ici à 2035. Tandis que l’A350 et la famille d’appareils
A320 NEO – les principales réalisations d’Airbus ces dix dernières années –
peuvent être rangés dans la catégorie des innovations incrémentales, le
développement d’un appareil décarboné, doté d’une architecture et
d’infrastructures au sol nouvelles, constitue une innovation de rupture, au
même titre que l’avion à réaction avec la Caravelle ou l’avion supersonique
Concorde. Dans les deux prochaines années, 1,5 milliards d’euros vont être
consacrés au Conseil pour la Recherche Aéronautique civile (CORAC) pour
financer la recherche sur la décarbonation du transport aérien civil.

Plusieurs obstacles doivent être surmontés pour
rendre réalisable un transport aérien alimenté par l’hydrogène : (1) le
stockage de ce carburant, trois à quatre fois plus volumineux que le kérosène,
dans les appareils et les aéroports, (2) l’architecture de l’appareil, (3) le
coût (un objectif à 4/5 € du kilo), (4) les infrastructures aéroportuaires et
(5) la certification et la sécurité[11].
Le « plan hydrogène » français comprend 7 milliards d’euros jusqu’à
2030, contre 9 milliards du côté allemand. Ces investissements visent à rendre
possible la production de masse des composants, électrolyseurs, réservoirs etc.
nécessaires à la production d’hydrogène[12].

Les industriels membres du GIFAS, visés par ce plan
de soutien, ont signé une « Charte d’engagements » dans laquelle ils
s’engagent à « préserver les savoir-faire et les compétences présents en
France » ainsi qu’à transformer la filière « en faveur de la
transition écologique ». Cela inclut la prise en compte de critères environnementaux
plus stricts, de favoriser l’offre de fournisseurs français et européens à
compétitivité équivalente à une offre extra-européenne, de relocaliser des
savoirs technologiques et des chaînes de production.

Ce n’est pas la première
fois que le transport aérien obtient le soutien de l’État. L’intervention se
justifie en raison des externalités positives du bon fonctionnement du marché
aérien, mais aussi au motif de l’emploi 
et de la souveraineté. Ce dernier motif n’est pas strictement économique
mais, comme on l’a dit plus haut, le transport aérien est associé à des
missions de sécurité et de défense voire de réquisition pour
l’approvisionnement qui en fait un secteur politiquement stratégique en
prévision de situations exceptionnelles. Durant ces vingt
dernières années, plusieurs événements sont venus frapper violemment le
transport aérien : les attentats du 11 septembre 2001, la pandémie du SRAS
en 2002-2003, la crise financière de 2008-2009 (avec notamment la création du
fonds stratégique d’investissement doté de 20 milliards d’euros). Il apparaît
que ce plan à destination de l’industrie aéronautique et du transport aérien
est d’une ampleur inédite et ce sera clairement confirmé si le gouvernement
décide de monter au capital d’Air France.

Contrairement au soutien de 2009, le plan de 2020
visait, au départ, essentiellement Air France. Il existe pourtant des petites
compagnies françaises comme Air Austral, Air Caraïbes ou Corsair qui ont été
très impactées par l’arrêt des vols hors métropoles sur lesquels elles opèrent et
dont les actionnaires se sont plaints d’être négligés. Elles ont finalement
obtenu des aides qui se chiffrent en quelques dizaines de millions d’euros. Du
côté des compagnies étrangères opérant sur le sol français, elles sont aidées
par la gouvernance de leur siège social.À la suite du premier
confinement, les low cost n’ont pas été oubliés. Ryanair et EasyJet ont
reçu des prêts du Royaume-Uni, pour un montant de 600 millions de livres
(environ 675 millions d’euros) chacune, WizzAir, un prêt de 344 millions
d’euros du Royaume-Uni également.

Un
parachute public, de secours ou ascensionnel ?

L’aide suffira-t-elle à sauver Air France ?
Sans doute, oui. La question est évidemment à quel prix. Si les prêts
sont entièrement accordés, ils subventionnent l’emploi d’Air France à hauteur
de 122 000 euros par emploi. Mais cette perspective par emploi est incorrecte
car le soutien public est un prêt qui sera remboursé et il soutient outre
l’emploi, le capital de l’entreprise. La subvention nette du remboursement
relève de la prise en charge du risque et de l’immédiateté de l’apport de
liquidité à taux faible. Il en est différemment de l’augmentation de capital
qui est à présent envisagé. Cette dernière se traduirait par une prise de
participation de 16% additionnel pour un montant de 4 à 5 milliards d’euros.

Mais l’aide ne lèvera pas les menaces qui pèsent sur
les compagnies historiques et qui existaient avant la crise. La croissance des low
cost
depuis vingt ans les a rendues incontournables : leaders du
marché italien, compagnies de premier plan en Angleterre et en Espagne, concurrents
sérieux en France et en Allemagne. La continuité de leur progression,
bénéficiant de mutations organisationnelles (la généralisation du connecting par exemple, ce mécanisme qui
offre aux passagers la possibilité d’aller sur un autre vol à partir d’un vol low
cost
avec le minimum de coordination possible), menace Air France, dans un
contexte de réduction conjoncturelle de sa voilure, doublée de difficultés
structurelles (faible rentabilité, défaillances organisationnelles…)
persistantes. Combe et Bréchemier (2020) notent au contraire que les grandes
compagnies low cost européennes ont assez de liquidités pour passer la
crise.

La concentration peut être bénéfique à ses acteurs
et à la qualité du service aérien. Mais la conséquence sur les prix est
évidemment à prendre en compte. Comme le montre Philippon (2019), alors qu’à la
fin des années 1990 les billets d’avions étaient bon marché aux États-Unis relativement
à l’Europe, la tendance s’est inversée[13].
Les concurrents low cost ont poussé les prix à la baisse tandis que la
forte concentration du marché étasunien[14]
a renchéri le déplacement par avion.

Tout l’enjeu résidera dans la dynamique de
réallocation des places laissées vides. En Europe, plusieurs compagnies low
cost
ont atteint la taille critique et sont viables à long terme. Si elles
s’en sortent mieux que les compagnies historiques, elles pourront (1) se
positionner dans les aéroports non congestionnés sur les créneaux vacants et
(2) racheter des compagnies en difficulté pour récupérer des créneaux dans les
aéroports où ils sont une ressource rare.

Donc l’aide peut être vue comme participant au
maintien d’un certain niveau de concurrence sur le marché français. Mais la
rationalité du plan repose surtout sur une perspective assez sombre du
transport aérien éloignée de son état pré-pandémie en supposant un changement
de comportement et en intégrant les contraintes environnementales, notamment
l’objectif de neutralité carbone. Pour dépasser cet avenir sombre, et veiller à
la vitalité d’un secteur clé de l’économie française comme l’aéronautique, le
plan fait le choix de l’innovation afin de créer de l’obsolescence et relancer
les achats d’appareils et placer l’opérateur historique au premier rang des
acteurs capables de respecter les contraintes environnementales.

Dans le cas d’un avion à hydrogène deux forces vont
pousser à la transformation mondiale des flottes. La première, d’ordre
économique, se rattache à un gain d’efficacité énergétique lié à
l’hydrogène : des innovations qui permettraient d’obtenir un carburant
moins cher, et non dépendant des cours de pétrole. La seconde force est reliée
aux aides actuelles : pour remplir pleinement les contraintes
environnementales imposées par les aides – et plus généralement par la société
– les compagnies seront incitées à acheter ces avions à hydrogène. La deuxième
force pourrait être renforcée par un effet de levier, si les grandes compagnies
achètent massivement ce type d’appareil, les petites suivront.[15]

C’est ainsi que se justifient des contraintes
environnementales fortes qui peuvent apparaître handicapantes dans une
situation de fragilité financière.

Le pari du plan est risqué mais il en va de l’avenir
du secteur aérien. Sa réussite dépend des engagements européens dans un même
sens.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_16_mars_2020.pdf

[2] Financial Times, 17 novembre 2020, « EasyJet slimps to first loss in 25 years and extends
rescue loan ».

[3] https://www.ladepeche.fr/2020/06/30/airbus-annonce-la-suppression-de-pres-de-15-000-emplois-dici-2023-dont-5-000-en-france,8957801.php

[4]
OFCE
(2020), Prévision Economiques, Policy Brief 78, 14 octobre 2020.

[5] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/air-france-l-etat-francais-s-apprete-a-remonter-sa-part-au-capital-de-la-compagnie-ac3eb08ebac2ff8923c2786fb758adad

[6] Voire accélérées, tel qu’énoncé dans le plan de
soutien à l’aéronautique et au transport aérien (pp. 11-13).

[7] La capitalisation a été divisée par 2 pour Air France
et a perdu 60% du côté d’Airbus entre 2019 et 2020.

[8] « Air France-KLM obtient une aide de 7 milliards
d’euros de l’Etat français ». Air Journal. 25 avril 2020. URL :
https://www.air-journal.fr/2020-04-25-air-france-klm-obtient-une-aide-de-7-milliards-deuros-de-letat-francais-5219757.html

[9] https://www.rtl.fr/actu/economie-consommation/air-france-l-etat-va-injecter-4-a-5-milliards-d-euros-en-plus-et-doubler-sa-part-dans-le-capital-7800935650

[10] « Aéronautique : les cinq grands défis à
surmonter pour un avion à hydrogène en 2035 ». La Tribune. 25
novembre 2020. URL : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/aeronautique-les-cinq-grands-defis-a-surmonter-pour-un-avion-a-hydrogene-en-2035-863087.html

[11]  Ibid.

[12] « L’hydrogène décarboné, l’audacieux pari
industriel de la France ». L’Usine Nouvelle. 10 septembre 2020. URL :
https://www.usinenouvelle.com/article/naissance-d-une-filiere-hydrogene-decarbone-made-in-france.N1002164

[13] Outre le faible nombre d’acteurs, le problème du
marché étasunien réside dans la nature de ces firmes : il n’y a que Southwest
qui est une middle cost, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une firme dont on peut
attendre une concurrence par les prix (Combe et Bréchemier, 2020).

[14] Quatre compagnies (American Airlines, Southwest,
Delta, United) contrôlent 68% du marché domestique, contre 57% pour les quatre
premières européennes.

[15] Elles n’ont pas intérêt à apparaître comme les seuls
agents pollueurs, a fortiori s’il y a un gain économique à la clé.




Une histoire du désajustement franco-allemand (1995-2011)

Par Hadrien Camatte et Guillaume Daudin

Les
salaires par employé des secteurs « abrités » ont progressé beaucoup
plus rapidement en France qu’en Allemagne entre 1993 et 2012 (+47
 % en cumulé en France, +12 % en Allemagne). Selon X. Ragot et M. Le
Moigne, cette modération salariale des secteurs abrités en Allemagne serait
responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre les
deux pays (28 points d’écarts en 2011, en prenant 1995 comme base).  



Grâce
à une approche capturant les chaînes de valeurs (modèle PIWIM) et en suivant
les hypothèses
utilisées
par X. Ragot et M. Le Moigne
, nous
estimons que l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et
l’Allemagne entre 1996 et 2011 explique 40 % de l’écart de performance à
l’exportation entre les deux pays (avec l’élasticité-prix des exportations
σ = 3). Ce résultat est un peu inférieur à celui
obtenu par X. Ragot et M. Le Moigne (50
 % du
total de l’écart) sur un horizon un peu plus étendu (1993-2012 pour X. Ragot /
M. Le Moigne) et sur des données agrégées.

Compte
tenu de la forte incertitude autour de l’élasticité-prix des exportations, nous
réalisons deux variantes : la première en retenant
σ = 2 (test de robustesse de X. Ragot et
M. Le Moigne) et σ = 1,3
correspondant
au coefficient de compétitivité-prix de long-terme du modèle
FR-BDF de la Banque de France. Dans le premier cas,
l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et l’Allemagne entre
1995 et 2011 explique près de 30% de l’écart de performance à l’exportation
entre les deux pays, tandis que l’effet obtenu est de 18 % en utilisant
FR-BDF. Ces résultats sont de nature à confirmer l’importance de la dynamique
des salaires abrités dans la performance du secteur exposé en France vis-à-vis
de l’Allemagne, ce qui a pu conduire à une baisse de son taux de marge ou de
ses performances à l’exportation.

* * *

Dans l’article « France et Allemagne : une histoire du
désajustement européen 
»
(2015, Revue de l’OFCE), X. Ragot et
M. Le Moigne étudient les raisons de la divergence économique entre la France
et l’Allemagne depuis le milieu des années 1990. Selon eux, la modération
salariale allemande dans les secteurs abrités[1]
serait responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre
les deux pays et expliquerait environ 2 points de pourcentages – pp – du
taux de chômage français. « Le problème de l’offre en France est
essentiellement le résultat du désajustement européen. » écrivent les deux
auteurs. Certains travaux de recherche soutiennent cette thèse : à la
Banque de France, J. Carluccio[2]
a montré par exemple que les différences constatées au niveau des prix
immobiliers peuvent expliquer jusqu’à 70 % de l’écart de croissance des
salaires entre les deux pays entre 1996 et 2012. En revanche, d’autres travaux[3]
nuancent le rôle de la hausse des coûts du travail spécifique aux services dans
les pertes de parts de marché françaises à l’exportation. Selon V. Vicard et L.
Le Saux, les contributions significatives des services abrités aux exportations
manufacturières ne sont issues que de quelques secteurs des services, dont les
coûts unitaires du travail évoluent à un rythme proche de celui observé dans le
secteur manufacturier.

Cette note propose d’explorer
cette question en mobilisant le modèle PIWIM (Push-cost Inflation through
World Input-output Matrices
), qui permet une approche sectorielle prenant
en compte l’évolution des chaînes de valeur mondiales.

1 – Un état
des lieux : les salaires abrités français ont progressé nettement plus
vite que les salaires exposés allemands entre 1995 et 2011

La progression des salaires
abrités par tête a été beaucoup plus rapide en France qu’en Allemagne entre
1995 et 2011
(+47 %
en cumulé en France, +12 % en Allemagne soit quatre fois plus, voir graphique
1). Cet écart est beaucoup plus faible entre les salaires exposés français et
allemands : entre 1995 et 2011, ils ont augmenté en cumulé de 61 % en
France par rapport à 32 % en Allemagne, soit « seulement » deux
fois plus (voir graphique 2). L’utilisation des rémunérations par tête plutôt
que les salaires par tête ne change pas le diagnostic, même si l’écart est légèrement
plus creusé entre la France et l’Allemagne dans le secteur exposé (annexes 1).

      Bien que les salaires par tête aient progressé plus fortement en France qu’en Allemagne dans l’ensemble des secteurs abrités, il existe toutefois une grande hétérogénéité entre les secteurs (voir graphique 3 et graphiques en annexes 2). Par exemple, les salaires par tête ont progressé de 84 % dans les activités immobilières en France entre 1995 et 2011, tandis qu’ils ont baissé de 2 % en Allemagne sur cette période. En revanche, l’écart de progression des salaires par tête des services administratifs et de soutien n’a été que de 10 points entre la France et l’Allemagne sur la période, soit 20 points de moins que la moyenne des secteurs abrités. Ce point est central pour tenir compte de la critique de V. Vicard et L. Le Saux, dans la mesure où il s’agit du secteur abrité qui fournit le plus d’intrants au secteur exposé (annexes 2). Aussi, nous pondérons les secteurs abrités par rapport la production exportée pour tenir compte de cette critique.

2 – Méthode :
Que ce serait-il passé si les salaires abrités français avaient évolué comme
les salaires abrités allemands ?

Notre stratégie consiste à bâtir un
scénario contrefactuel de manière séquentielle :

  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix de production abrités, en supposant que les salaires de chaque secteur abrité français (par tête) ont évolué comme les salaires des secteurs équivalents allemands (par tête). Le passage des salaires au prix de production se fait sous l’hypothèse que l’excédent brut d’exploitation est constant. Nous utilisons les données de salaires et d’emploi d’Eurostat pour calculer des salaires par tête pour chaque secteur abrité de la base TiVA de l’OCDE pour la France et pour l’Allemagne.
  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix d’exportation, en calculant l’évolution des prix d’exports français si les salaires abrités français avaient évolué au même rythme que les salaires abrités allemands. Le modèle PIWIM utilisé avec la base de données TiVA nous permet d’obtenir le rôle des prix de production des secteurs abrités dans le total des prix d’exportation, pour la France et l’Allemagne entre 1995 et 2011. Pour mémoire, le modèle PIWIM utilise les tableaux d’entrées/sorties au niveau mondial des bases TiVA (OCDE) et WIOD (Commission européenne). Pour chaque année, il permet de calculer la sensibilité des prix des exportations aux salaires des secteurs abrités. La base TiVA (version 2016) est retenue car elle commence en 1995 (vs. 2000 pour WIOD)
  • À partir du scénario contrefactuel de prix
    d’exportation, nous en déduisons des performances à l’exportation
    contrefactuelles.
    Il
    n’est malheureusement pas possible d’utiliser PIWIM pour cette étape et de
    raisonner en équilibre général, dans la mesure où il s’agit d’un modèle
    purement comptable. L’hypothèse relative à l’élasticité-prix est fondamentale,
    dans la mesure où il existe une forte incertitude des estimations empiriques de
    la littérature : si la plupart des estimations macroéconomiques font état
    d’une élasticité proche de l’unité pour la France, d’autres peuvent aller jusqu’à
    6 (Broda
    et Weinstein[4],
    2006). Comme l’hypothèse de
    cette élasticité conditionne les résultats du contrefactuel de performances à
    l’exportation, nous choisissons d’utiliser σ = 3, σ = 2 et σ = 1,3. Les deux
    premières élasticités sont celles utilisées par X. Ragot et M. Le Moigne, 3
    étant considérée comme une valeur moyenne et 2 étant utilisée comme test de
    robustesse. Nous ajoutons à ces deux élasticités un scénario avec le
    coefficient de long-terme de la compétitivité-prix dans FR-BDF (1,3), le modèle
    de prévision utilisé à la Banque de France.

3 – Résultats

D’après le modèle PIWIM, si
les salaires abrités français avaient évolué comme les salaires abrités allemands,
toutes choses égales par ailleurs, les prix d’exports français totaux auraient
été inférieurs de 3,9 pp par rapport à leur progression réelle (graphique 4).

Sur cette période, l’écart de
performances à l’exportation (exportations en volume / demande mondiale) entre
la France et l’Allemagne s’élève à 28 points (graphique 5).

  1. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 3
    à l’évolution contrefactuelle des prix
    d’exportations (-3,9 pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 12 points, soit un peu plus de 40 % du
    total de l’écart ;
  2. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 2
    correspondant au test de robustesse de X.
    Ragot et M. Le Moigne, nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 8 points, soit près de 30 % du total de
    l’écart ;
  3. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 1,3
    correspondant à l’élasticité-prix de
    long-terme de la compétitivité-prix de l’équation des exportations du modèle FR-BDF
    de la Banque de France à l’évolution contrefactuelle des prix d’exportations (-3,9
    pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des salaires abrités de
    l’ordre de de 18% du total de l’écart.

À élasticité-prix identique,
notre résultat (40 % de l’écart) est un peu inférieur à celui trouvé par
X. Ragot et M. Le Moigne (50%) sur un horizon toutefois un peu plus large
(1993-2012 vs. 1996-2011 pour cette étude). L’utilisation de données
désagrégées, avec une meilleure prise en compte de l’évolution des salaires
abrités de chaque service de soutien est également susceptible d’expliquer une
partie de l’écart. Il est également cohérent avec les résultats obtenus par R.
Cézar et F. Cartellier (« Compétitivité prix et hors-prix : leçons des chaînes
de valeur mondiales
 »,
Bulletin de la Banque de France,
224/2, juillet-août 2019), qui trouvent qu’en France, l’essentiel de la hausse
du coût unitaire du travail corrigé de l’insertion dans les chaînes de valeur
mondiales provient des secteurs de services, surtout abrités, alors que cet
effet est faible en Allemagne. Malgré la prise en compte de la critique de V.
Vicart / L. Le Saux et quelle que soit l’élasticité-prix retenue, ces
simulations confortent l’importance de la dynamique des salaires abrités dans
les divergences de performances à l’exportation de la France et de l’Allemagne. 

* Les prix à l’exportation français et allemands ont évolué à un rythme très proche depuis 1995, alors que les exportations en volume ont progressé beaucoup plus vite en Allemagne qu’en France. Dans un modèle d’offre et de demande, cela suggère que l’Allemagne a bénéficié d’un choc d’offre positif lié à la modération des prix des intrants.

Annexe 1 : Salaire et rémunération par employé


Annexe 2 : Importance
comparée des secteurs abrités en France et en Allemagne

Poids dans la production des secteurs abrités 

La part des différents secteurs abrités dans la production abritée est assez proche en France et en Allemagne.

Poids des consommations intermédiaires
issues des secteurs abrités dans la production des secteurs exposés

Les branches commerces, réparation d’automobiles et activités de services administratifs et de soutien sont les deux branches des secteurs abrités qui fournissent le plus d’intrants au secteur exposé.

Annexe 3 : Salaire par tête dans les secteurs abrités entre 1995 et 2011

Annexe 4 : Taux de marge net
par industrie (EBE et revenu mixte net/Valeur ajoutée)

Une critique assez usuelle consiste à dire que la fixation des prix d’exportations est réalisée par la concurrence et que l’ajustement est réalisé par les marges des exportateurs et in fine par l’innovation, l’investissement et la compétitivité hors prix. Si le taux de marge net des secteurs abrités a évolué de manière assez concomitante en France et en Allemagne entre 1995 et 2011 (cf. G A), celui-ci a connu des dynamiques très différentes dans le secteur exposé depuis le début des années 2000 : il a augmenté en Allemagne, malgré une forte chute observée pendant la crise de 2009, alors qu’il a baissé de façon quasi ininterrompue en France sur cette période (cf. G B).  

[1] Le
secteur abrité rassemble l’ensemble des biens non-exportables : la
construction, le commerce de gros et de détail, le transport, l’hébergement et
la restauration, les services immobiliers, les autres services, notamment les
services principalement non-marchands.

[2] Cf. Carluccio J., 2014, « L’impact
de l’évolution des prix immobiliers sur les coûts salariaux : comparaison
France-Allemagne 
», Bulletin de la
Banque de France
, n°196, 2e trimestre.

[3] Cf. Vicard V. & Le Saux L., 2014, « Les coûts du travail des
services domestiques incorporés aux exportations pèsent-ils sur la
compétitivité-coût ?, » Bulletin de
la Banque de France
, Banque de France, n° 197, pages 55-65.

[4] Broda
C. et Weinstein D., 2006, « Globalization and the Gains from Variety », The Quarterly Journal of Economics,
121(2) 541–585.




Les comptes nationaux à l’épreuve du coronavirus

par Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux

À la fin du mois d’avril, ou à la
mi-mai pour certains pays, les instituts statistiques nationaux des pays
développés ont publié une première version des comptes du premier trimestre.
Marquée d’abord par la détérioration des perspectives du commerce et du
tourisme, puis progressivement à partir de la mi-mars par l’instauration de
mesures de confinement destinées à lutter contre la propagation du virus,
l’activité économique était attendue en forte baisse sur l’ensemble du
trimestre. Sans surprise, les chiffres de croissance du PIB ont déjà concrétisé,
dans leur version provisoire, les effets économiques de ce confinement durant
les deux dernières semaines du trimestre.



Parmi les pays industrialisés ayant publié leurs premiers comptes, les États-Unis et le Royaume-Uni paraissent moins affectés que les pays européens et, parmi les pays européens, la France, l’Italie et l’Espagne affichent les chutes du PIB les plus fortes (Graphique). À l’autre bout du spectre, la Pologne, l’Australie, la Suède et l’Irlande ressortent pour le moment quasiment indemnes de la crise en comparaison des pays ayant subi les contractions les plus fortes.   

Ces disparités observées de
l’effet de la pandémie et du confinement sur la croissance proviennent en
premier lieu des chocs d’origine interne subis par les économies, avec la durée
du confinement qui détermine le temps de mise en veille de l’activité ainsi que
son intensité qui régit l’étendue des arrêts d’activité. Elles s’expliquent aussi
par le degré d’ouverture des pays et leur exposition différenciée aux chocs
subis par leurs partenaires commerciaux. Elles peuvent enfin résulter des
problèmes de construction des comptes nationaux dans le contexte inédit de la
crise du Covid-19 et de la manière dont les instituts statistiques nationaux
ont remédié aux difficultés inhérentes à la situation[1].

La plupart des instituts
statistiques souligne que ces résultats sont davantage susceptibles qu’à
l’accoutumée d’être révisés. L’expérience passée illustre à cet égard la
difficulté de prendre la mesure de l’impact des chocs majeurs sur l’activité
économique. Lors de la grande récession de 2008/09, les révisions des comptes
nationaux entre la première version publiée à l’époque et la version
d’aujourd’hui ont quasiment toujours été faites à la baisse, tant pour les
trimestres de grande récession que pour l’évaluation de la croissance en
moyenne annuelle (Tableau 1).
Dans la situation actuelle, incommensurablement plus grave qu’en 2008/09 et où
les chiffres de récession se comptent en points de PIB et non plus en dixièmes
de points, les révisions des comptes nationaux risquent de revêtir une ampleur
jamais vue.

Le processus de révision des comptes du premier trimestre 2020 a d’ailleurs été engagé un mois après la publication de leur version préliminaire. La contraction du PIB français, initialement estimée à -5,8 % le 30 avril, ce qui plaçait l’Hexagone en queue de peloton, a été révisée à la baisse à -5,3 % selon la deuxième estimation rendue publique le 29 mai. Symétriquement, l’Italie qui avait publié une contraction de son PIB de -4,7 % dans sa version provisoire de fin avril, l’a révisée à -5,3 % le 29 mai. Au final, en l’état de l’information à la fin mai, la France et l’Italie affichent des résultats égaux au premier trimestre 2020 (Graphique).

D’autres pays
ont également révisé leurs comptes, certains à la baisse, d’autres à la hausse (Tableau
2).
En tout état de cause, ce processus de révision des comptes n’en n’est qu’à son
début. Une étape majeure sera franchie l’année prochaine une fois que les
comptes trimestriels auront été calés sur les comptes annuels de 2020. Ces
comptes annuels, révisés à deux reprises jusqu’à leur version définitive en
2023, révéleront alors progressivement l’ampleur d’une récession incomparable
dont on ne perçoit actuellement que les prémisses.


[1] Voir sur
ce point Eurostat, « Guidance on quarterly national accounts estimates in the context of the
covid-19 crisis
 », Methodological
Note
, 24 avril 2020. Voir aussi pour la France, « La statistique publique à
l’épreuve de la crise sanitaire
 », Jean-Luc Tavernier, blog de l’INSEE, 6 mai 2020.




Augmenter les cotisations retraites est-il sans effet sur l’emploi ?

par Xavier Timbeau

Dans un
post récent et éclairant sur le site de Médiapart
, Clément Carbonnier,
chercheur et enseignant en économie,  discute des inégalités qui découleraient du
nouveau système de retraite et de la difficulté à en anticiper l’ampleur. Analysant
les pistes de financement pour les retraites, il déploie un argument choc :
la hausse des taux de cotisations retraite n’aurait pas d’effet sur l’emploi.
C’est un résultat fort puisqu’il implique que les efforts consentis pour
abaisser le coût du travail, une demande ancienne et constante des employeurs,
auraient été produits en vain. CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi), pacte de responsabilité, allègements généraux de cotisations
sociales sont autant de dispositifs dont Clément Carbonnier suggère que seuls
les volets bas salaires auraient produit des effets mais qui au total sont très
peu efficaces pour l’emploi.



À la base de son argument, plusieurs autorités sont
mobilisées. Des études réalisées par deux laboratoires, le TEPP[1]
et le LIEPP[2], sous le
pilotage de France Stratégie, concluent à des effets presque nuls sur l’emploi
(rapport
du Comité de Suivi du CICE, 2017
). La divergence relative entre les
résultats des deux équipes a été arbitrée par l’INSEE et exposée dans le rapport
2018 du Comité de suivi du CICE
. Les conclusions de ces études et de la
synthèse de l’INSEE sont riches d’enseignements et procèdent d’une méthodologie
maîtrisée, employée couramment dans l’évaluation des politiques
publiques : l’évaluation ex-post en utilisant un groupe de
bénéficiaires et un groupe de contrôle[3]
et comparer le destin de ces deux groupes pour identifier l’effet de la
réforme.

A quelques détails
près.
Premièrement, le CICE n’a pas été mis en place en faisant en sorte
qu’il y ait un groupe de bénéficiaires d’un côté et de l’autre un groupe
témoin. Cela aurait été la configuration idéale (ou presque, voir infra) pour
mesurer l’effet du CICE, si les deux groupes avaient été tirés au sort. On
parle de Randomized Controlled Trial (RCT), largement appliqué en médecine
et en pharmacologie. Cette méthode a valu le prix en sciences économiques en
mémoire à Alfred Nobel à Esther Duflo
pour ses applications fructueuses à
de nombreuses questions de politiques publiques, notamment dans le cadre de
l’économie du développement[4].
Même lorsque les deux groupes sont tirés rigoureusement au sort, la méthode repose
sur quelques hypothèses fortes puisqu’on n’observe jamais ce qui se serait
passé pour le groupe des bénéficiaires en l’absence de politique. On l’infère à
partir de ce qui se passe pour le groupe témoin, ce qui suppose qu’il n’y ait d’effet
de la mesure que sur les individus (ou les entreprises) traités.

Pour pallier cette absence d’assignation aléatoire, on raisonne
par ce qu’on appelle une expérience naturelle : le tirage au sort n’est
pas intentionnel, mais le traitement a été pris de façon suffisamment diverse
pour qu’on puisse reconstruire des groupes aléatoires. Par exemple, un
médicament est interdit en dessous d’un certain âge et en séparant les
individus juste au-dessus et juste au-dessous de cet âge limite, on peut
espérer construire des groupes pseudo-aléatoires. Malheureusement pour le CICE
(et c’est le deuxième point), cette approche est impossible : toutes les
entreprises (soumise à l’impôt sur les sociétés) étaient éligibles au CICE et
prendre comme groupe de contrôle les associations à but non lucratif ou les
administrations publiques n’aurait aucun sens. Sans cette option, il faut
essayer de contourner l’obstacle.

La méthode d’évaluation ex post du CICE utilisée est une
forme encore plus dégradée de la méthode d’indentification par RCT. Ne
disposant ni d’un groupe de contrôle choisi aléatoirement, ni de la possibilité
de le reconstruire à partir des observations, c’est l’intensité de traitement
qui est employée pour mesurer les effets du CICE. Certaines entreprises
reçoivent un montant de CICE plus élevé que d’autres et c’est sur la base de
ces différences que l’on espère pouvoir identifier un effet du CICE. Si le CICE
était un médicament et les entreprises des patients traités par ce médicament,
on chercherait à mesurer les effets du médicament non pas en séparant d’un côté
ceux qui ont pris le médicament et de l’autre ceux qui ne l’ont pas pris (en
s’arrangeant pour que la décision de prise du médicament soit
« aléatoire »), mais en différenciant ceux qui ont pris une dose de
ceux qui en ont pris davantage. Cette approche ne peut fonctionner que si on
est sûr que l’effet du traitement est proportionnel à la dose prise et c’est
une hypothèse analogue qui a été retenue pour l’évaluation du CICE.

Cet empilement d’hypothèses affaiblit la capacité de la
méthode à produire un résultat utilisable. Mais la première est centrale :
il est difficile de penser que dans un environnement concurrentiel ce qui
arrive à une entreprise n’a pas d’impact sur les autres[5].
Baisser les coûts d’une entreprise réduira l’activité chez ses concurrentes si
elles ne bénéficient pas elles-mêmes de la même mesure ; Clément
Carbonnier oublie un peu vite une étude
pourtant pas si ancienne de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo
sur une
population très particulière qui concluait à un effet tellement massif des
baisses de charges sur les bas salaires qu’il impliquerait un effet important
pour un dispositif qui n’est pas concentré. Utilisant le dispositif « zéro
charge » pour les entreprises de moins de 10 salariés, les auteurs
montraient un très fort effet pour les entreprises juste en deçà de 10 salariés
par rapport à celles juste au-dessus. L’effet exhibé est un effet différentiel,
potentiellement différent de l’effet agrégé sur l’ensemble de la population des
entreprises. Supposer que les entreprises sont comme des individus néglige les
interactions entre les entreprises, essence même d’une économie de marché.

Toujours sous la houlette de France Stratégie, d’autres
analyses ont été conduites[6],
employant la même méthode – en cherchant à exploiter l’intensité de traitement
au CICE pour en identifier les effets, mais sur des données de branche. Si l’on
perd beaucoup d’observations, passant de plusieurs dizaines de milliers à
quelques dizaines, et donc de puissance statistique, on gagne sur un
plan : au lieu de considérer des « atomes » insaisissables dont
la taille varie au gré du traitement et des interactions avec les
« atomes » concurrents, on peut considérer avec un peu plus
d’assurance que les secteurs agrègent la plupart de ces dynamiques et sont un
objet d’étude plus robuste. Ces analyses concluent à un effet du CICE sur
l’emploi, significativement différent de 0. Le résultat n’est pas très précis,
mais il est probable que le changement dans le niveau d’observation suffise à améliorer
la capacité de la méthode à identifier un effet du CICE.

Toujours est-il que ne pas mesurer un effet ne veut pas dire
que cet effet est inexistant. Considérer que l’absence de résultats tranchés à
des méthodes qui reposent sur des hypothèses qui sont intuitivement très loin
d’être satisfaites ressemble un peu à un jeune enfant qui se cache en fermant
les yeux : si je ne vois rien, personne ne me voit. Appuyer cette naïveté
déconcertante par des arguments d’autorité ne la rend pas plus convaincante,
bien au contraire.

Conclure ainsi de l’échec de la mesure des effets du CICE à
l’échec du CICE et de cet échec au fait qu’augmenter les cotisations retraites
n’aurait pas d’effet sur l’emploi ou toute autre variable d’intérêt est en opposition
avec une kyrielle d’analyses[7].
Argument d’autorité n’est pas autorité de l’argument.


[1]
Fédération de recherche CNRS « Travail, emploi et politiques publiques » (FR
CNRS n° 3435).

[2]
Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, Science
Po Paris, à laquelle Clément Carbonnier est rattaché.

[3] Le groupe
de bénéficiaires reçoit la mesure (on parle de traitement) alors que le groupe
de contrôle, dont les individus sont « proches » de ceux du groupe de
bénéficiaires, ne reçoit pas la mesure (ou le traitement).

[4] Il y a
néanmoins des limites notables aux RCT (voir ici).

[5] Un autre
canal de « contagion » passe par le financement de la mesure. Si
cette contagion par le financement n’est pas corrélée au traitement, elle
n’empêche pas la mesure du traitement. Cette hypothèse s’ajoute aux autres.

[6] Par
l’OFCE, ces résultats seront publiés dans le rapport du Comité de suivi 2020.

[7]La
question de savoir ce qui se passe en cas de hausse de cotisations sociales de
façon générale (dans la plupart des pays, la notion de cotisations sociales
employeurs n’existe pas) est assez complexe (voir Melguizo et
Gonzalez-Paramo (2012)
pour
une méta analyse, et les travaux récents de Bozio, Breda,
Grenet (2017)
ou Alvaredo,
Breda, Roantree et Saez (2017)
pour un focus sur le cadre institutionnel
français.




Les révisions du taux de croissance du PIB dépendent de l’activité économique

par Bruno Ducoudré, Paul Hubert et Guilhem Tabarly (Université Paris-Dauphine)

Les
instituts de statistique révisent régulièrement de manière significative les
chiffres du produit intérieur brut (PIB) dans les mois suivant leurs annonces
initiales. Idéalement, ces révisions – la différence entre les chiffres révisés
et les chiffres initiaux – doivent être non biaisées et imprévisibles :
elles ne doivent refléter que les nouvelles informations non disponibles au
moment des premières estimations. Cependant, même si les révisions sont inconditionnellement
imprévisibles, elles pourraient toujours être corrélées avec d’autres variables
macroéconomiques. C’est ce que suggère le graphique ci-dessous. Lors de la
crise de 2008-2009, le taux de croissance du PIB publié par l’INSEE en première
estimation a été systématiquement plus élevé que le chiffre portant sur le même
trimestre et publié trois ans plus tard.



Dans un
article récent
, nous utilisons des données de panel portant sur 15 pays de
l’OCDE de 1994 à 2017 afin d’évaluer la dépendance des révisions du PIB à la
dynamique de l’activité économique. Nous constatons que l’activité économique
prédit le sens des révisions du PIB : les premières versions des comptes
nationaux ont tendance à surestimer la croissance du PIB pendant les
ralentissements économiques et vice versa.

Nous
constatons également que la source de cette prévisibilité pourrait être liée au
processus de collecte de l’information mobilisée pour constituer les comptes
nationaux. Nos résultats indiquent qu’il n’y a pas de lien significatif entre
les mesures d’activité économique et les révisions à 1 an, alors que ce lien
est significatif pour les révisions à 2 et 3 ans. Seules les révisions à moyen
terme ont tendance à être corrélées à l’activité économique. De plus, les
révisions entre les millésimes à 3 ans et à 1 an sont significativement
associées à l’activité économique. Cette corrélation entre les conditions
économiques en temps réel et les révisions à moyen terme suggère que la
prévisibilité découle de problèmes d’échantillonnage (collecte de données
d’entreprises, …) plutôt que de la construction des comptes trimestriels.

Enfin,
nous utilisons toute une gamme d’indicateurs économiques qui pourraient prévoir
ces révisions et nos résultats indiquent que la prévisibilité provient de la
dynamique de l’activité économique à court terme plutôt que de la position dans
le cycle économique.




Entrée des jeunes dans la vie active : quelles évolutions de leurs trajectoires professionnelles ces vingt dernières années ?

Par Xavier Joutard

Les premières années de vie active sont un moment clé pour la carrière professionnelle, d’autant plus en période de récession. Démarrer sa carrière dans un contexte économique très dégradé peut induire des stigmates persistants et impacter durablement les trajectoires professionnelles des jeunes sortant pour la première fois du système éducatif.



Cela peut concerner la « Génération
de 2010 », c’est-à-dire les jeunes sortis du système de formation en 2010.
Ces jeunes sont entrés sur un marché du travail ayant subi la Grande récession
de 2008. Moins de 3 ans après, ils ont été confrontés à une nouvelle crise, celle
des dettes souveraines européennes, et ont ensuite continué à évoluer sur un
marché du travail très dégradé.

De plus, cette génération, davantage
diplômée que les précédentes, se retrouve au cœur de transformations plus
structurelles du marché du travail : évolution des pratiques de recrutement
avec l’explosion des embauches sur contrats courts, nouvelles vagues
d’innovations technologiques liées à la numérisation et l’intelligence
artificielle, tertiarisation croissante des activités économiques, etc. 

Par rapport aux jeunes de la
« génération de 1998 », ayant eu la chance de s’insérer dans une
conjoncture plus favorable, quels résultats peut-on mettre en avant en
comparant leurs trajectoires professionnelles, au cours de leurs premières
années sur le marché du travail ? Peut-on observer des différences selon
le genre et les niveaux de formation ?

Un accès à l’emploi à durée
indéterminée plus tardif et moins fréquent pour les jeunes hommes les moins
diplômés de 2010

À l’aide des enquêtes Génération du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), on a reconstitué et comparé les trajectoires d’insertion de jeunes sur leurs 7 premières années d’activité : ces enquêtes permettent en effet de suivre des jeunes d’une même génération, sortant de formation initiale la même année et interrogés à 3 reprises, (3, 5 et 7 ans après leur sortie).  L’insertion des jeunes sortant du système éducatif sur le marché du travail s’est dégradée en vingt ans. Particulièrement pour les jeunes hommes sortant de formation initiale sans diplôme ou avec un seul diplôme du secondaire. Sept ans après leur entrée sur le marché du travail, seule une minorité des jeunes les moins qualifiés – disposant au mieux du baccalauréat – de la génération 2010 ont un emploi à durée indéterminée à temps complet (47 %, soit 20 points de moins qu’il y a 12 ans, cf. aires bleues des graphiques 1). Et le délai d’accession à un tel emploi s’est fortement rallongé :  il faut près de 5 ans en moyenne pour obtenir un premier CDI à temps complet pour un jeune homme peu ou non qualifié entré sur le marché du travail en 2010. Pour génération 1998, ce délai était de 2 à 3 ans (32 mois, cf. tableau I-1).

Une moindre dégradation de l’insertion des jeunes les plus qualifiés sur le marché du travail

Les jeunes plus qualifiés ayant
obtenu un diplôme du supérieur semblent moins impactés par des conditions
économiques dégradées en début de carrière : les taux d’insertion dans
l’emploi stable – CDI à temps partiel et complet – à horizon de 7 ans restent
toujours élevés pour les sortants de la génération 2010 : 77 % pour
les jeunes hommes et 71 % pour les jeunes femmes (cf. graphiques 3-B et
4-B). En revanche, ils mettent davantage de temps pour accéder au premier
emploi à durée indéterminée : 8 à 10 mois en moyenne de plus que la
génération 1998 (cf. tableau I-2). De plus, ils traversent plus souvent une
période de précarité, qui se traduit par un passage plus fréquent par un
contrat à durée déterminée au cours des 7 premières années de vie active :
68% (56%) des jeunes femmes (hommes) sont passées au moins une fois par un CDD
entre 2010 et 2017, soit une progression de 4 points par rapport à la
génération de 1998.

 Des analyses du Céreq ont également montré que les perspectives d’évolution de carrière et de salaire ont été dégradées pour les jeunes les plus qualifiés : plus grande difficulté à accéder au statut de cadre (Epiphane et al., 2019), progression des taux de déclassement professionnel (Di Paola et Moullet, 2018) et moindre « rentabilité » de leur diplôme avec des salaires inférieurs (Barret et Dupray, 2019).

Des trajectoires professionnelles devenues très proches entre les hommes et les femmes les moins qualifiés

Les trajectoires d’insertion s’étant
fortement dégradées pour les jeunes hommes les moins qualifiés, elles se sont
par conséquent très nettement rapprochées de celles des jeunes femmes les moins
qualifiées. Elles sont même aujourd’hui quasi-identiques selon le genre (cf.
graphiques 1-B et 2-B), alors que les jeunes femmes de la génération 1998
subissaient un taux d’emploi en CDI plus de 20 points inférieurs à celui de
leurs homologues masculins. Une différence subsiste toutefois entre les
genres : la part des CDI à temps partiels chez les jeunes femmes peu ou
non qualifiées (« aire jaune » dans les graphiques) reste largement
supérieure à celle des jeunes hommes.

En revanche, parmi les jeunes
diplômés les plus qualifiés, les écarts hommes-femmes restent marqués. 75 % des
jeunes hommes bénéficient de CDI à temps plein, après 7 ans d’expérience sur le
marché, contre 60 % des jeunes femmes, soit 15 points de plus. De plus, les
durées d’accès à un premier emploi de ce type sont plus longues de 8 mois pour
les jeunes femmes.

Références complémentaires :

Altonji J. G., Kahn L. B. et J. D.
Speer, 2016, « Cashier or Consultant? Entry Labor Market Conditions, Field of Study, and Career
Success », Journal of Labor Economics, 34(1), pp. 361-401.

Barret C.  et A. Dupray, 2019, « Que gagne-t-on à
se former ? Zoom sur 20 ans d’évolution des salaires en début de vie active », Céreq
Bref,
n° 372.

Couprie H. et X. Joutard, 2017,
« La place des emplois atypiques dans les trajectoires d’entrée dans la
vie active : évolutions depuis une décennie », Revue Française
d’Economie
, volume XXXII, pp. 59-93.

Couprie H. et X. Joutard, 2020, « Atypical
Employment and Prospects of Young Men and Women on the Labor Market in a Crisis
Context », mimeo.

Di Paola, V. et S. Moullet, 2018,
« Le déclassement, un phénomène enraciné »   dans « 20 ans d’insertion professionnelle
des jeunes, entre permanences et évolutions
 » coordonné par T.
Couppié, A. Dupray, D. Epiphane et V. Mora, Céreq Essentiels.  

Epiphane D., Mazari Z., Olaria M.
et E. Sulzer, 2019, « Des débuts de carrière plus chaotiques pour une
génération plus diplômée », Céreq Bref, n° 382.




Fiscalité du patrimoine : un débat capital

par Sandrine Levasseur

La fiscalité du
patrimoine constitue un élément important de notre politique socio-fiscale.
Elle contribue de façon non négligeable au financement des dépenses publiques :
les revenus fiscaux sur la détention, les revenus et la transmission du
patrimoine représentent en France environ 70 milliards d’euros, soit
l’équivalent de 3,5 % du PIB ou de 7 % des recettes fiscales.

Pour autant, la
fiscalité du patrimoine n’a pas qu’une dimension économique et financière. Au
travers de sa transmission, le patrimoine a une forte composante familiale, ce
qui va le doter d’une valeur symbolique. La fiscalité du patrimoine a aussi une
forte composante sociétale car tous les individus ne sont pas en mesure
d’épargner alors que l’épargne est souvent un préalable à la constitution d’un
capital. De même, tous les individus n’héritent pas. D’où un patrimoine qui,
d’une part, est source d’inégalités entre les ménages et d’autre part, peut
être considéré comme n’ayant pas la même légitimité selon qu’il est reçu ou
acquis. Sujet sensible, très médiatisé, émotionnel même[1], la
fiscalité du patrimoine nécessite une approche pluridisciplinaire afin d’en
aborder ses différentes facettes et oblige très souvent à convoquer des
éléments de sociologie, d’histoire en plus de ceux de l’économie.



La fiscalité
n’est pas un objet consensuel. De façon assez récurrente dans l’histoire, des
mouvements émergent afin de contester certains aménagements de la politique fiscale[2]. Ne
serait-ce qu’au cours des dix dernières années, la politique fiscale a connu
plusieurs basculements au gré des alternances politiques mais aussi, certaines
fois, en cours de mandat présidentiel afin de mieux tenir compte des réalités
économiques et sociales. Ainsi, afin de permettre de nouvelles recettes
budgétaires, la fiscalité sur le capital a-t-elle été augmentée à partir de
2010 sous la présidence Sarkozy tandis que le principe de taxation équivalente
des revenus du capital et du travail a été consacré sous la présidence
Hollande. Sous la présidence Macron, plusieurs chantiers liés à la fiscalité
ont été ouverts ; certains ont déjà été achevés tels que la mise en place d’une
flat tax sur les revenus du capital
et le remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt
sur la fortune immobilière (IFI). La suppression de la taxe d’habitation, à
l’horizon de 2023, devrait conduire
à une réflexion sur une réforme de la taxe foncière dans les prochaines années.

Le numéro
161 de La Revue de l’OFCE

est consacré à la fiscalité du patrimoine[3]. Son
objectif est de fournir des éléments de réflexion que citoyens, politiques et
chercheurs pourront s’approprier de façon à éclairer et nourrir le débat sur la
fiscalité en général, et celle du patrimoine en particulier. Il s’inscrit en
complément d’un numéro de La Revue de l’OFCE paru en 2015 et dédié à
la « Fiscalité des ménages etdes
entreprises »[4].

Ce nouvel opus
est articulé autour de sept questions auxquelles sept articles apportent des
éléments de réponse, sinon de réflexion :

1. Où en est-on du
consentement à l’impôt en France ?

2. Quelles sont les
caractéristiques des inégalités patrimoniales ?

3. Comment a évolué
la fiscalisation des différents types d’actifs depuis 2018 ?

4. Comment ont
évolué les transmissions patrimoniales et leur fiscalisation dans le temps long
?

5. Faut-il
individualiser le patrimoine des ménages ?

6. Comment rénover
la fiscalité foncière ?

7. Comment financer
nos économies vieillissantes ?

Les auteurs (et experts reconnus dans
leur champ de recherche et discipline) des articles publiés dans ce numéro sont :
Céline Antonin, Luc Arrondel, Guillaume
Bérard, Kevin Bernard, Jérôme Coffinet, Clément Dherbécourt, Nicolas Frémeaux,
Marion Leturcq, André Masson, Alexis Spire, Vincent Touzé et Alain Trannoy.

La présentation
générale
, par Sandrine Levasseur, introduit et synthétise les sept
articles contenus de ce nouveau numéro de La Revue de
l’OFCE
.


[1]
L’héritage de
Johnny Halliday est très emblématique de l’émotion que suscitent les questions
d’héritage au sein des familles.

[2] Signalons, sans exhaustivité, trois mouvements
observés en France depuis le début de la décennie : ceux des « pigeons » et des
« bonnets rouges » en 2013 et, plus récemment, celui des « gilets
jaunes ».

[3] Ce numéro de La Revue de l’OFCE est constitué en partie de contributions ayant
été présentées lors de deux journées d’études, organisées conjointement avec
France Stratégie, en juin et décembre 2017 sur le thème « Fiscalité &
Patrimoine ».

[4] Revue de
l’OFCE n° 139 (2015),
numéro coordonné par Henri
Sterdyniak et Vincent Touzé.




Pourquoi est-il si difficile de réformer l’impôt en France ?

par Guillaume Allègre

Jusqu’ici, les réformes de la fiscalité des ménages ont consisté à rajouter un impôt (CSG, 1991), à en supprimer un (taxe d’habitation, 2018-2022) ou à déformer un impôt en particulier (voir les nombreuses modifications de la décote au titre de l’impôt sur le revenu) plutôt qu’à une remise à plat générale. Ceci nuit à la cohérence du système fiscal, à son efficacité, à sa transparence ainsi qu’à sa compréhension par les contribuables (et même souvent par les « experts »). L’exemple de la décote est parlant : elle est calculée après l’application du barème et consiste à réduire l’impôt des contribuables les moins aisés de façon inutilement complexe[1].L’objectif est d’exonérer certains contribuables tout en réduisant le coût pour les finances publiques. Pour se faire, la décote crée des taux marginaux implicites plus élevés que les taux affichés à l’entrée de l’impôt de façon incompréhensible pour un contribuable lambda[2]. Une fois mise en place, il est politiquement difficile de la réformer. Les citoyens ne comprenant pas les tenants et aboutissants, ils peuvent croire qu’il y a un loup : simplifier c’est compliqué.

« 56% des foyers français ne payent pas l’impôt sur le revenu »[3]. Cette affirmation, vraie pour l’impôt sur le revenu stricto sensu, est répétée à longueur de tribunes et d’émissions télévisées. L’impôt universel, payé par tous les Français dès le premier euro de revenu, fait partie des revendications des gilets jaunes. Or, cet impôt existe déjà : la CSG impose les revenus du travail et du capital à 9,2% dès le premier euro (les petites pensions en sont exonérées). La CSG rapporte plus que l’impôt sur le revenu : elle a rapporté près de 100 milliards d’euros en 2017 alors que l’impôt sur le revenu (IR) a rapporté 77 milliards d’euros[4]. Cette superposition de deux impôts sur le revenu est une exception en comparaison internationale. Une solution, plus simple et transparente serait de fusionner IR et CSG, d’autant plus que les deux impôts sont maintenant prélevés à la source. Cette fusion est un serpent de mer. Elle faisait partie, avec le prélèvement à la source, des propositions du candidat Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale prônait ce rapprochement dès 2007 (voir également Allègre et al., 2007 : « Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG »). Le rapport concluait que « fusionner IR et CSG permettrait à la fois d’éviter une trop grande concentration apparente de l’impôt sur un nombre réduit de contribuables et de prendre en compte les facultés contributives de tous les contribuables, y compris ceux qui ne sont imposés aujourd’hui principalement qu’à la CSG ». Elle aurait permis de remettre à plat les niches fiscales qui mitent l’IR : à l’époque, on en dénombrait 189 (contre 60 pour la CSG). La fusion permettrait ainsi de s’inspirer du meilleur des deux prélèvements : le rendement pour la CSG et la progressivité pour l’IR.

Alors pourquoi la réforme n’a jamais eu lieu ? Comme toute réforme de la fiscalité à rendement constant, elle ferait de nombreux perdants (et gagnants), notamment dans le bas de la distribution des revenus. Ceci s’explique entre autre par le fait que la CSG, prélevée directement sur les revenus du travail, est individualisée alors que l’IR tient compte de la composition des foyers fiscaux ainsi que de l’intégralité de leur revenu. L’IR est ainsi familialisé – par le quotient familial – et conjugalisé (il tient compte des revenus des deux conjoints). Alors que l’avantage du quotient familial est plafonné, celui du quotient conjugal ne l’est pas (voir Allègre, Périvier et Pucci, 2019 : « Imposition des couples en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal ». L’avantage maximal du quotient conjugal est de 32 000 euros par an pour les très hauts revenus, alors que le quotient familial est plafonné à 1 500 euros. L’individualisation de l’impôt impliquerait un gain en recettes fiscales de 7,2 milliards d’euros qui pourrait être redistribué sous forme de réduction d’impôt pour tous les ménages afin que le rendement global de l’impôt ne soit pas affecté. Une telle réforme n’a pas été menée jusqu’ici car les les réformes impliquant des transferts massifs entre différentes catégories de ménages n’étaient pas appréciées : le gain politique est perçu comme faible car les perdants protestent alors que les gagnants se taisent[5]. Ceci explique également l’absence de réforme de la taxe d’habitation et de la taxe foncière : calculés sur des valeurs locatives cadastrales qui n’ont jamais été actualisées, ces deux impôts sont particulièrement inéquitables[6]. Une grande réforme fiscale aurait pu fusionner taxe foncière, IFI et droits de mutation à titre onéreux (« frais de notaires ») en un impôt s’appuyant sur la valeur de marché de l’habitation nette de l’endettement. Mais au lieu de remettre à plat la fiscalité, le gouvernement Philippe a décidé de supprimer intégralement la taxe d’habitation sans toucher, jusqu’ici, à la taxe foncière. La suppression intégrale de la taxe d’habitation bénéficiera principalement aux ménages les plus riches (voir Madec, 2018 : « Exonération de taxe d’habitation pour tous » : quand justice fiscale rime avec inégalités… » alors que l’exonération pour 80% des ménages seulement était la principale proposition du candidat Macron en direction de la classe moyenne. Résultat, l’ensemble des réformes socio-fiscales du gouvernement Philippe sont dégressives avant même la prise en compte de l’exonération totale de la taxe d’habitation (voir Madec et al., 2018 : « Budget 2019 : du pouvoir d’achat mais du déficit » , graphique 4 ).

Une remise à plat de l’ensemble de la fiscalité, locale et nationale, est nécessaire. La baisse de la fiscalité, entamée en 2018 et poursuivie en 2019, aurait pu être l’occasion d’une grande réforme fiscale qui aurait limité le nombre de perdants, notamment dans le bas de l’échelle des revenus. L’opportunité d’une réforme globale a été gâchée. Une réforme future pourrait revenir sur les avantages fiscaux accordés aux plus aisés afin de limiter l’impact sur les plus pauvres. Comme toute réforme visant une plus grande équité socio-fiscale, cela ne se fera pas sans mécontenter une partie de la population mais c’est le rôle des politiques d’arbitrer entre les revendications des différents groupes sociaux.

 

[1] Le montant de la décote est égal à la différence entre le plafond applicable en fonction de la situation familiale du contribuable (1 196 € pour les contribuables célibataires, divorcés ou veufs et 1 970 € pour les contribuables soumis à imposition commune) et les trois-quarts du montant de l’impôt brut résultant du barème.

[2] Le taux marginal implicite passe ainsi passe de 0 % à 28 %, avant de descendre à 14 %, pour remonter à 30 %, 40 puis 45 % (voir Pacifico et Trannoy, 2015 : « Abandonner la décote, cette congère fiscale »)

[3] Ce chiffre correspond aux foyers fiscaux. Il peut toutefois y avoir plusieurs foyers fiscaux dans un même ménage, certains payant l’impôt sur le revenu et d’autres ne le payant pas (concubin ou enfant par exemple). Le nombre de ménages imposables est donc plus élevé.

[4] Avec la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital et la bascule des cotisations sur la CSG, l’écart va augmenter.

[5] Notons néanmoins que la bascule cotisations/CSG fait beaucoup de gagnants et perdants (entre salariés du privé qui gagnent à la réforme et retraités fonctionnaires qui y perdent). Ce gouvernement, contrairement aux autres, ne semble donc pas avoir peur des gros transferts.

[6] La valeur locative cadastrale est calculée à partir des conditions du marché locatif au 1er janvier 1970. Si l’inflation a été prise en compte, les évolutions structurelles du marché immobilier depuis 50 ans n’ont pas modifié le calcul de la taxe.




L’immatérialité de l’investissement des entreprises françaises

par Sarah Guillou

Dans le billet sur la singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France du 26 octobre 2018, il était mis en évidence l’importance des investissements dans les actifs immatériels des entreprises en France. En comparaison de ses partenaires, semblables en matière de spécialisation productive, l’économie française investit relativement plus dans la Recherche et Développement, les logiciels, les bases de données et autres éléments de la propriété intellectuelle.Sur un total de la Formation Brute de Capital Fixe (FBCF) hors construction, la part des investissements immatériels atteint 53% en 2015, alors que cette part est de 45% au Royaume-Uni, 41% aux Etats-Unis, 32% en Allemagne et 29% en Italie et en Espagne.

Ces résultats sont corroborés par des statistiques qui évaluent d’autres dimensions (base INTAN), hors comptabilité nationale, des investissements immatériels, tels que ceux dans l’organisation, la formation, le marketing. La France ne se laisse pas distancer par ses partenaires dans ce type d’actifs non plus (voir Guillou, Lallement et Mini, 2018).

De son côté, la comptabilité nationale recense deux actifs immatériels principaux : les dépenses en R&D et les dépenses en logiciels et bases de données. En matière de R&D, les performances d’investissement françaises sont cohérentes avec le niveau technologique et la structure de la spécialisation de la production. Si l’économie française avait un secteur manufacturier plus important, ses dépenses en R&D seraient encore bien plus importantes. Ce qui est moins cohérent, c’est l’ampleur et l’intensité de ses investissements en logiciels et bases de données, au point de se demander si la dimension immatérielle des investissements ne frôle pas l’irréel.

Le graphique 1 montre que la destination « Logiciels et bases de données » est plus importante en France que dans le reste des pays européens. Cette part reste cependant proche des parts observées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Bien évidemment, cette part est le miroir de la faiblesse d’autres destinations des investissements telles que les machines et équipements propres au secteur manufacturier (voir le précédent billet sur l’investissement).

Graphe1_postGuillouEn taux d’investissement, c’est-à-dire quand on rapporte la dépense d’investissement à la valeur ajoutée de l’économie marchande, le dynamisme de l’économie française en matière de logiciels et bases de données est confirmé : la France distance nettement ses partenaires.

Graphe2_postGuillou

Cette distance interroge car elle révèle un écart de 2 points de pourcentage de la VA relativement aux Etats-Unis et de 3 points relativement à l’Allemagne. Les entreprises françaises investissent 33 milliards d’euros en plus en logiciels et base de données que ne le font les entreprises allemandes en 2015. Pour rappel, le total hors construction de la FBCF est de 285 milliards d’euros en Allemagne et 197 milliards d’euros en France en 2015. Par ailleurs, l’écart de taux d’investissement sur l’ensemble des types d’actifs en France est de 4 points de pourcentage vis-à-vis de l’Allemagne (voir Guillou, 2018, page 20).

Cette distance ne s’explique qu’aux conditions , (i) d’une part que la fonction de production de l’économie française utilise plus de logiciels et bases de données que ses partenaires, ou (ii) d’autre part que le poste de la FBCF en logiciels et bases de données soit artificiellement valorisé par rapport aux pratiques en cours chez ses partenaires, ce qui pourrait être le cas, soit parce que l’immobilisation des logiciels est plus importante en France (les entreprises peuvent choisir de porter la dépense en logiciels en dépenses courantes), soit parce que la valeur d’immobilisation est plus importante (ce qui est possible parce qu’une partie de cette valeur, celle des logiciels produits en interne, est à la discrétion des entreprises).

La compréhension de cette distance est un enjeu considérable car elle est déterminante pour poser le diagnostic sur l’état de l’investissement des entreprises françaises et sur l’état de sa numérisation (voir Gaglio et Guillou, 2018). La valeur agrégée macroéconomique de la FBCF inclut la FBCF en logiciels, si elle est surestimée, cela a des conséquences sur l’équilibre macroéconomique et la contribution de la FBCF à la croissance. La mesure de la productivité totale des facteurs serait aussi affectée car une surestimation du capital (alimenté par l’investissement) conduit à sous-estimer le progrès technique résiduel. Donc, non seulement on surestimerait l’effort d’investissement des entreprises françaises mais en outre on manquerait le diagnostic sur la nature de la croissance.

Or il existe des raisons de s’interroger sur la réalité de cette différence. Autrement dit ne faut-il pas comprendre l’immatérialité de la FBCF comme un défaut de réalité ?

D’une part, il n’est pas manifeste que la spécialisation productive française justifie un tel surinvestissement dans les logiciels et bases de données. Par exemple, la comparaison avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, les Etats-Unis et l’Espagne, montre une spécialisation assez proche à l’exception du secteur manufacturier beaucoup plus présent en Allemagne. La part du secteur « Information et Communication » dans lequel se situe les services numériques est bien corrélée avec la FBCF en logiciels, mais ce secteur n’est pas nettement plus présent en France. Il représente 6,5% de la valeur ajoutée de l’économie marchande contre 6% en Allemagne et 8% au Royaume-Uni (voir Guillou, 2018, page 30).

D’autre part, les données des tables input-output sur la consommation par branche de biens et services en provenance du secteur des éditions numériques (58) — secteur qui concentre la production de logiciels — ne corroborent pas la supériorité française. Les graphiques suivants montrent, qu’il s’agisse des consommations domestiques (graphique 3) ou importées (graphique 4), que les consommations intermédiaires en services numériques en France ne consacrent pas la domination française constatée pour la FBCF en logiciels et bases de données. Ces deux graphiques montrent, au contraire, que l’économie française n’est pas spécialement consommatrice d’inputs en provenance du secteur des éditions numériques et même que sa consommation domestique a diminué.

Si le recoupement entre « logiciels et bases de données » d’une part et « services des éditions numériques » d’autre part n’est pas parfaitement identique, il ne devrait pas y avoir de contradiction dans les tendances ni dans les hiérarchies entre pays. Sauf à ce que la dépense en logiciels soit principalement constituée de logiciels produits en interne et dans ce cas, elle sera inscrite en immobilisation mais pas en consommation d’inputs en provenance d’autres secteurs.

Graphe3_postGuillou

 

Graphe4_postGuillou

En conséquence, l’investissement en logiciels et bases de données serait principalement le résultat de production en interne, dont la valeur d’immobilisation (qui les inscrit en FBCF) est déterminée par les entreprises elles-mêmes. Doit-on en conclure que la FBCF est survalorisée ? La question est légitime. Elle appelle de plus précises investigations par secteur investisseur et consommateur afin d’évaluer l’ampleur de la surévaluation relativement aux économies comparables à la France.

 

Références

Gaglio C. et Guillou S. , 2018, Le tissu productif numérique en France, Juillet Policy Brief 36, 12 Juillet, OFCE

Guillou S., 2018, En quoi la dépense des entreprises françaises est-elle énigmatique ?, Document de travail OFCE, 2018-42.

Guillou S., P. Lallement et C. Mini, 2018, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 octobre.




La singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France

Par Sarah Guillou

Ce premier billet marque le début d’une série de 3 billets sur l’investissement des entreprises en France. Le premier caractérise les spécificités de l’investissement des entreprises en France. Le second s’intéressera plus précisément à l’investissement dans les logiciels et la R&D en soulignant les différences entre la France et l’Allemagne et le troisième aux politiques publiques de soutien comme notamment le CICE, la réduction de l’IS et le dispositif de suramortissement.

Ce premier billet sur l’investissement caractérise la singularité de l’investissement des entreprises en France relativement à ce qu’on observe chez ses partenaires. Le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Cet investissement soutenu s’accompagne d’une croissante dématérialisation du capital depuis au moins une vingtaine d’années. Plus singulièrement, la France présente un poids plus élevé de l’immatériel que du matériel dans le total de la FBCF depuis 2009.

L’investissement des entreprises en France continue de croître selon les données de l’INSEE (voir graphique 1). Tant la réforme de l’impôt sur les sociétés que le projet de suramortissement pour les investissements des PME, additionné à la transformation du CICE en baisse de charges (permettant la poursuite de l’amélioration des marges) devraient constituer un environnement en théorie favorable à l’investissement.[1]

Graphique 1 : Evolution de la FBCF des secteurs marchands 

SG_graph1

Note : Les secteurs marchands incluent les branches A (Agriculture), B (Activités Minières), C (Manufacturier), D-E (Electricité, Gaz, Eau), F (Construction), les services principalement marchands (G, H, I, J, L, R, S, T).  Les secteurs marchands hors immobilier excluent le secteur immobilier (L) dont la FBCF est assimilable à celle des ménages. La FBCF est exprimée en milliards d’euros courants.

Par ailleurs, à partir des équilibres emplois-ressources, l’INSEE ventile la FBCF par produit en données trimestrielles.[2] La part de la FBCF en bien d’équipements de l’ensemble de l’économie et des ENF relativement au total de la FBCF est retracée dans le graphique 2. Il montre que la part de la FBCF en bien d’équipement relativement au total de la FBCF, qu’on se concentre sur l’ensemble de l’économie ou sur les entreprises non financières, a fortement diminué depuis 1995.

Graphique 2 : Part de la FBCF en biens d’équipement des ENF et du total de l’économie

SG_graph2

Note : Le total correspond à l’ensemble des secteurs institutionnels de l’économie.

Il apparaît donc que ce n’est pas la destination machines et équipements qui gouverne la croissance de l’investissement depuis le début des années 2000 observée dans le graphique 1.  De fait, dans une publication récente de La Fabrique de l’industrie, [3] il apparaît clairement que ce n’est pas dans ce domaine que la France se distingue en matière d’investissement relativement à ses partenaires. Certes la France se singularise par des taux d’investissement élevés relativement à ses partenaires comme le montre le graphique 3 traduisant l’intensité capitalistique de sa spécialisation mais aussi la croissance de son accumulation du capital. Incontestablement, le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Toutefois, si on se concentre sur les investissements en machines et en matériel des technologies de l’information et des communications, alors le taux d’investissement des entreprises en France ne se distingue pas parmi les plus élevés (Graphique 4). Seul le Royaume-Uni, parmi le groupe de pays observés, investit moins en machines et équipements. Cela tient évidemment en partie à la structure de sa spécialisation — parmi les moins manufacturières — mais révèle aussi une croissante dématérialisation de la nature de son capital qui est continue depuis au moins une vingtaine d’année. Autrement dit, les investissements immatériels comprenant la R&D, la propriété intellectuelle, les logiciels et les bases de données, sont en constante augmentation depuis trois décennies.[4]

Si la croissance de l’immatériel est une dynamique partagée par les économies développées, la France présente une domination de la part de l’immatériel dans le total de la FBCF depuis 2009 qui ne s’observe pas pour les autres pays. Ce troisième trait de l’investissement des entreprises en France résulte à la fois de la dématérialisation croissante du capital et de l’absence de reprise des investissements matériels depuis la crise.

Graphique 3 : Evolution des taux d’investissement du secteur marchand en Europe et aux Etats-Unis

SG_graph3

 

Graphique 4 : Evolution des taux d’investissement matériel hors construction du secteur marchand

SG_graph4

Graphique 5 : Evolution des taux d’investissement matériel (hors construction) et immatériel en France

SG_graph5

Note : Le Taux d’investissement est le rapport de la FBCF (matériel hors construction et immatériel) sur la valeur ajoutée des secteurs marchands en valeur.

Cette absence de reprise de l’investissement matériel est sans doute ce qui explique le manque de compétitivité de l’industrie française ou plus précisément le déclin de ses parts de marché internationales en matière d’exportations de marchandises. L’accroissement de valeur ajoutée induit par les investissements immatériels ne compensent pas la faiblesse des capacités de production de l’industrie française.

L’immatérialité croissante du capital des entreprises françaises est à mettre en relation avec l’évolution de sa spécialisation productive mais aussi avec la constance d’un environnement fiscal en faveur des actifs immatériels au détriment des actifs matériels et du travail, constance qui a pu ancrer un processus de délocalisation de la fabrication et des capacités de production. Pour autant, cette immatérialité peut présenter certains atouts à l’heure du capitalisme numérique. Il importe alors de s’arrêter sur la nature de cette immatérialité, ce que nous ferons dans le prochain billet.

 

[1] Nous nous pencherons plus précisément sur l’impact espéré de ces réformes dans le troisième billet.

[2] Il s’agit d’une comptabilité des investissements qui utilisent l’information de la source sectorielle de l’achat d’actifs.

[3] Guillou S., P. Lallement et C. Mini, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 Octobre 2018.

[4] Pour faire des comparaisons internationales, on utilise la source des données EU KLEMS qui ventilent la FBCF par pays selon le type d’actifs, matériels (machines et équipement dont TIC, transport et construction) et immatériels (R&D, logiciels et base de données et propriété intellectuelle).