Augmenter les cotisations retraites est-il sans effet sur l’emploi ?

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par Xavier Timbeau

Dans un post récent et éclairant sur le site de Médiapart, Clément Carbonnier, chercheur et enseignant en économie,  discute des inégalités qui découleraient du nouveau système de retraite et de la difficulté à en anticiper l’ampleur. Analysant les pistes de financement pour les retraites, il déploie un argument choc : la hausse des taux de cotisations retraite n’aurait pas d’effet sur l’emploi. C’est un résultat fort puisqu’il implique que les efforts consentis pour abaisser le coût du travail, une demande ancienne et constante des employeurs, auraient été produits en vain. CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), pacte de responsabilité, allègements généraux de cotisations sociales sont autant de dispositifs dont Clément Carbonnier suggère que seuls les volets bas salaires auraient produit des effets mais qui au total sont très peu efficaces pour l’emploi.

À la base de son argument, plusieurs autorités sont mobilisées. Des études réalisées par deux laboratoires, le TEPP[1] et le LIEPP[2], sous le pilotage de France Stratégie, concluent à des effets presque nuls sur l’emploi (rapport du Comité de Suivi du CICE, 2017). La divergence relative entre les résultats des deux équipes a été arbitrée par l’INSEE et exposée dans le rapport 2018 du Comité de suivi du CICE. Les conclusions de ces études et de la synthèse de l’INSEE sont riches d’enseignements et procèdent d’une méthodologie maîtrisée, employée couramment dans l’évaluation des politiques publiques : l’évaluation ex-post en utilisant un groupe de bénéficiaires et un groupe de contrôle[3] et comparer le destin de ces deux groupes pour identifier l’effet de la réforme.

A quelques détails près. Premièrement, le CICE n’a pas été mis en place en faisant en sorte qu’il y ait un groupe de bénéficiaires d’un côté et de l’autre un groupe témoin. Cela aurait été la configuration idéale (ou presque, voir infra) pour mesurer l’effet du CICE, si les deux groupes avaient été tirés au sort. On parle de Randomized Controlled Trial (RCT), largement appliqué en médecine et en pharmacologie. Cette méthode a valu le prix en sciences économiques en mémoire à Alfred Nobel à Esther Duflo pour ses applications fructueuses à de nombreuses questions de politiques publiques, notamment dans le cadre de l’économie du développement[4]. Même lorsque les deux groupes sont tirés rigoureusement au sort, la méthode repose sur quelques hypothèses fortes puisqu’on n’observe jamais ce qui se serait passé pour le groupe des bénéficiaires en l’absence de politique. On l’infère à partir de ce qui se passe pour le groupe témoin, ce qui suppose qu’il n’y ait d’effet de la mesure que sur les individus (ou les entreprises) traités.

Pour pallier cette absence d’assignation aléatoire, on raisonne par ce qu’on appelle une expérience naturelle : le tirage au sort n’est pas intentionnel, mais le traitement a été pris de façon suffisamment diverse pour qu’on puisse reconstruire des groupes aléatoires. Par exemple, un médicament est interdit en dessous d’un certain âge et en séparant les individus juste au-dessus et juste au-dessous de cet âge limite, on peut espérer construire des groupes pseudo-aléatoires. Malheureusement pour le CICE (et c’est le deuxième point), cette approche est impossible : toutes les entreprises (soumise à l’impôt sur les sociétés) étaient éligibles au CICE et prendre comme groupe de contrôle les associations à but non lucratif ou les administrations publiques n’aurait aucun sens. Sans cette option, il faut essayer de contourner l’obstacle.

La méthode d’évaluation ex post du CICE utilisée est une forme encore plus dégradée de la méthode d’indentification par RCT. Ne disposant ni d’un groupe de contrôle choisi aléatoirement, ni de la possibilité de le reconstruire à partir des observations, c’est l’intensité de traitement qui est employée pour mesurer les effets du CICE. Certaines entreprises reçoivent un montant de CICE plus élevé que d’autres et c’est sur la base de ces différences que l’on espère pouvoir identifier un effet du CICE. Si le CICE était un médicament et les entreprises des patients traités par ce médicament, on chercherait à mesurer les effets du médicament non pas en séparant d’un côté ceux qui ont pris le médicament et de l’autre ceux qui ne l’ont pas pris (en s’arrangeant pour que la décision de prise du médicament soit « aléatoire »), mais en différenciant ceux qui ont pris une dose de ceux qui en ont pris davantage. Cette approche ne peut fonctionner que si on est sûr que l’effet du traitement est proportionnel à la dose prise et c’est une hypothèse analogue qui a été retenue pour l’évaluation du CICE.

Cet empilement d’hypothèses affaiblit la capacité de la méthode à produire un résultat utilisable. Mais la première est centrale : il est difficile de penser que dans un environnement concurrentiel ce qui arrive à une entreprise n’a pas d’impact sur les autres[5]. Baisser les coûts d’une entreprise réduira l’activité chez ses concurrentes si elles ne bénéficient pas elles-mêmes de la même mesure ; Clément Carbonnier oublie un peu vite une étude pourtant pas si ancienne de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo sur une population très particulière qui concluait à un effet tellement massif des baisses de charges sur les bas salaires qu’il impliquerait un effet important pour un dispositif qui n’est pas concentré. Utilisant le dispositif « zéro charge » pour les entreprises de moins de 10 salariés, les auteurs montraient un très fort effet pour les entreprises juste en deçà de 10 salariés par rapport à celles juste au-dessus. L’effet exhibé est un effet différentiel, potentiellement différent de l’effet agrégé sur l’ensemble de la population des entreprises. Supposer que les entreprises sont comme des individus néglige les interactions entre les entreprises, essence même d’une économie de marché.

Toujours sous la houlette de France Stratégie, d’autres analyses ont été conduites[6], employant la même méthode – en cherchant à exploiter l’intensité de traitement au CICE pour en identifier les effets, mais sur des données de branche. Si l’on perd beaucoup d’observations, passant de plusieurs dizaines de milliers à quelques dizaines, et donc de puissance statistique, on gagne sur un plan : au lieu de considérer des « atomes » insaisissables dont la taille varie au gré du traitement et des interactions avec les « atomes » concurrents, on peut considérer avec un peu plus d’assurance que les secteurs agrègent la plupart de ces dynamiques et sont un objet d’étude plus robuste. Ces analyses concluent à un effet du CICE sur l’emploi, significativement différent de 0. Le résultat n’est pas très précis, mais il est probable que le changement dans le niveau d’observation suffise à améliorer la capacité de la méthode à identifier un effet du CICE.

Toujours est-il que ne pas mesurer un effet ne veut pas dire que cet effet est inexistant. Considérer que l’absence de résultats tranchés à des méthodes qui reposent sur des hypothèses qui sont intuitivement très loin d’être satisfaites ressemble un peu à un jeune enfant qui se cache en fermant les yeux : si je ne vois rien, personne ne me voit. Appuyer cette naïveté déconcertante par des arguments d’autorité ne la rend pas plus convaincante, bien au contraire.

Conclure ainsi de l’échec de la mesure des effets du CICE à l’échec du CICE et de cet échec au fait qu’augmenter les cotisations retraites n’aurait pas d’effet sur l’emploi ou toute autre variable d’intérêt est en opposition avec une kyrielle d’analyses[7]. Argument d’autorité n’est pas autorité de l’argument.


[1] Fédération de recherche CNRS « Travail, emploi et politiques publiques » (FR CNRS n° 3435).

[2] Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, Science Po Paris, à laquelle Clément Carbonnier est rattaché.

[3] Le groupe de bénéficiaires reçoit la mesure (on parle de traitement) alors que le groupe de contrôle, dont les individus sont « proches » de ceux du groupe de bénéficiaires, ne reçoit pas la mesure (ou le traitement).

[4] Il y a néanmoins des limites notables aux RCT (voir ici).

[5] Un autre canal de « contagion » passe par le financement de la mesure. Si cette contagion par le financement n’est pas corrélée au traitement, elle n’empêche pas la mesure du traitement. Cette hypothèse s’ajoute aux autres.

[6] Par l’OFCE, ces résultats seront publiés dans le rapport du Comité de suivi 2020.

[7]La question de savoir ce qui se passe en cas de hausse de cotisations sociales de façon générale (dans la plupart des pays, la notion de cotisations sociales employeurs n’existe pas) est assez complexe (voir Melguizo et Gonzalez-Paramo (2012) pour une méta analyse, et les travaux récents de Bozio, Breda, Grenet (2017) ou Alvaredo, Breda, Roantree et Saez (2017) pour un focus sur le cadre institutionnel français.

2 Comments

  1. Cher Xavier, il est utile de débattre de nos désaccords mais m’accuser de faire usage d’arguments d’autorité ne fait pas avancer le débat, en plus d’être faux.

    Tu m’accuses d’oublier certaines études, j’en cite pourtant un nombre conséquent pour une courte tribune (et pas seulement les miennes). Si je ne cite pas l’article de Cahuc, Carcillo et Le Barbanchon (ne pas l’oublier, il y est pour beaucoup dans cet article), c’est parce qu’on est très loin d’un allègement général et permanent de cotisations : il s’agit de mesurer l’impact à très court terme sur les embauches en CDD courts d’une mesure d’incitation à l’embauche (donc pour une minorité des contrats), uniquement sur les très petites entreprises, pendant une période très courte au plus fort de la crise de 2009. Il semble qu’il y ait eu un effet notable sur l’emploi en proportion de la taille budgétaire de la mesure, mais celle-ci reste faible et ne peut pas être augmentée sans changer totalement le type de mesure, et son efficacité.

    Pour ce qui est de votre étude à l’OFCE, tu cites une étude qui n’est pas encore accessible : si argument d’autorité il y avait, il serait plutôt là. Je ne sais pas si vos nouveaux résultats sont très différents des précédents : i. un article il y a longtemps sur données de branches mais dans lequel vous calibriez votre modèle avec des coefficients non significatifs ; ii. un bouclage macro basé sur l’évaluation (contestée) de 80 000 emplois montrant, avant prise en compte de toutes les mesures de financement, qu’on pourrait augmenter le nombre (contesté) d’emplois créés de 25 % (pour un total restant très faible comparé au coût de la mesure). Je serais très heureux de lire votre nouvelle étude afin de voir si elle change le diagnostic général sur le CICE.

    Je suis par ailleurs d’accord avec tes critiques sur les expériences quasi-naturelles, d’où le fait d’en regarder de nombreuses (à différentes époques, dans différents contextes et différents pays) et d’essayer d’en tirer une compréhension générale, notamment en s’aidant de modèles d’équilibre général (j’ai un article théorique sur le sujet à paraître bientôt dans Annals of Economics & Statistics). Certes, ne pas voir une fois et en déduire immédiatement « si je ne vois rien, personne ne me voit » serait puéril, mais se cacher les yeux après 30 ans de politiques infructueuses de baisse de coût du travail en disant oui mais mon modèle dit que ça doit marcher, comme dans une récente tribune des échos contre les travaux de l’OFCE, n’est pas beaucoup plus convaincant. Ne commençons pas les invectives et débattons plutôt du fond.

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