Compétitivité et développement industriel : les difficultés du couple franco-allemand

Jean-Luc Gaffard

L’obsession de la compétitivité revient sur le devant de la scène avec la campagne électorale. Elle traduit une réalité : les entreprises françaises souffrent effectivement d’une perte de compétitivité qui explique la dégradation du commerce extérieur depuis presque une décennie. Cette perte est manifeste vis-à-vis des pays émergents et explique les délocalisations. Elle est également effective vis-à-vis d’entreprises appartenant à d’autres pays développés, principalement au sein de la zone euro et, singulièrement, vis-à-vis des entreprises allemandes. Cette dernière est d’autant plus grave qu’elle met en cause la cohérence de la construction européenne (cf. OFCE, note n°19  : Compétitivité et développement industriel : un défi européen).

L’écart de compétitivité qui s’est créé avec l’Allemagne est, à l’évidence, un écart de compétitivité-hors prix dont l’une des raisons d’être est la supériorité de son modèle industriel caractérisé par le maintien d’un tissu local fait d’entreprises de toutes tailles centrées sur leur cœur de métier et la fragmentation internationale de la production. Ce modèle est particulièrement adapté au développement d’entreprises s’adressant à des marchés mondiaux et prémunit largement le pays d’origine de ces entreprises du risque de désindustrialisation.

Ce serait, cependant, une erreur que d’ignorer qu’il s’est également produit une évolution défavorable de la compétitivité-prix du fait, à la fois, des réformes du marché du travail en Allemagne, qui ont abaissé relativement le coût salarial, et des stratégies de segmentation de leur production et de délocalisation des segments intermédiaires qui ont également permis une baisse des coûts de production.

Ainsi l’Allemagne est parvenue à la quasi stabilisation de ses parts de marché à l’exportation au niveau mondial grâce à leur augmentation réalisée dans l’Union européenne (+1,7% au cours des années 2000) et plus encore dans la zone euro (+2,3%), quand la France a perdu des parts de marché dans ces mêmes zones (respectivement 3,1% et 3,4%).

La France a subi deux évolutions peu favorables à son industrie. Le tissu des PME industrielles s’est délité. Celles-ci ont souffert moins de barrières à l’entrée que de barrières à la croissance.  Leurs managers ont trop souvent été enclins ou incités à les céder à de grands groupes plutôt que d’en assurer la croissance. L’absence de partenariat véritable avec ces groupes en est l’une des causes en même temps que les difficultés rencontrées auprès des banques et des marchés pour obtenir un financement pérenne. De leur côté, les grandes entreprises industrielles, qu’elles soient présentes sur une multitude de marchés locaux ou sur des marchés internationaux, ont fait le choix de la croissance externe et d’un éparpillement territorial de leur implantation ainsi que de celle de leurs fournisseurs d’équipements ou de services. Cette stratégie, conçue pour répondre au déplacement géographique de la demande, mais aussi pour faire droit à des impératifs de rentabilité immédiate exigée par un actionnariat volatile, s’est faite, en partie, au détriment du développement de tissus productifs locaux. Elle a été réalisée grâce un vaste mouvement de fusions et acquisitions mobilisant des compétences avant tout financières. Les institutions financières se sont, de leur côté, converties au modèle de banque universelle, délaissant en partie leurs métiers traditionnels de banque de crédit mais aussi de banque d’affaires. Ces évolutions concomitantes  se sont révélées désastreuses pour la compétitivité de l’ensemble, d’autant que dans le même temps les coûts salariaux horaires dans l’industrie augmentaient.

Rétablir la compétitivité des entreprises françaises et favoriser, ainsi, une ré-industrialisation du territoire repose alors sur une double exigence. La première est de permettre une maîtrise immédiate des coûts salariaux et le rétablissement des taux de marge, notamment au moyen de mesures fiscales impliquant de réviser le mode de financement d’une partie de la protection sociale. La deuxième exigence est de peser en faveur d’une réorganisation industrielle impliquant la constitution d’un tissu de relations stables entre les différents acteurs du processus industriel, notamment au moyen d’aides conditionnées à la coopération entre grandes et petites entreprises au sein des pôles de compétitivité.

Cet effort à moyen terme restera largement vain si des politiques coopératives ne sont pas mises en œuvre à l’échelle de l’Europe, qui relèvent aussi bien de la stimulation de l’offre grâce à la mise en œuvre de programmes de développement technologique que du soutien des demandes internes là où elles sont manifestement insuffisantes au regard des capacités de production.




Le citoyen doit être le socle de toute politique industrielle, même libérale

par Sarah Guillou

L’objet d’une politique industrielle est d’influencer les spécialisations productives en faveur de secteurs jugés stratégiques pour le bien-être ou la croissance économique. Cela implique de reconnaître que la spécialisation productive a de l’importance en termes de croissance. Mais quels critères permettent de déterminer l’importance de tel ou tel secteur ? L’argument développé par la suite est qu’il n’existe pas de critères solides sans référence aux préférences collectives présentes et futures des citoyens.

Les fondements théoriques justifiant une politique industrielle et démontrant son efficacité sont peu nombreux. De la défense des industries naissantes (List, 1841) au soutien des industries générant des externalités fondamentales pour la croissance, les arguments théoriques définissent des conditions d’exercice très étroites . Le cadre légal international est également très exigu, notamment pour les pays de l’Union européenne dont les instances se préoccupent prioritairement de créer des conditions égales de concurrence pour toutes les entreprises de l’Union et contrôlent tout versement d’aides publiques.

L’espace réduit de la politique industrielle

Dans cet espace réduit, l’exercice d’une politique industrielle a du mal à trouver des raisons d’exister. Bien qu’un mouvement de « normalisation », cher à Dani Rodrick, semble affecter aujourd’hui les études sur la politique industrielle (voir Aghion et al. 2011), celle-ci ne fait toujours pas partie des politiques « normales », au même titre que la politique monétaire, budgétaire, commerciale par exemple. Il s’agit d’une politique exceptionnelle consécutive à des circonstances exceptionnelles. C’est dans la définition de ce qualificatif d’exceptionnel, de sa nature et de sa temporalité, que la politique industrielle met en jeu sa légitimité. Encore récemment, les circonstances exceptionnelles, autant politiques qu’économiques, ont agi fortement comme motif d’une politique industrielle mais elles cachent en fait des politiques de soutien de l’emploi tout en satisfaisant des objectifs électoraux. L’illustrent les entreprises de sauvetages d’usines, des ateliers de lingerie Lejaby à SeaFrance, et les annonces de règlementation des fermetures d’usines en présence d’un repreneur. Bien que ces interventions apportent le bénéfice de réduire l’asymétrie d’information entre les acteurs en proposant des médiations bien souvent utiles, elles ne relèvent pas de la politique industrielle.

La seule politique industrielle « autorisée », cohérente avec le cadre institutionnel et légal, européen ou américain, est aujourd’hui celle qui respecte les conditions d’intervention de l’Etat dans le fonctionnement économique hérité de la doctrine libérale. On peut souhaiter une redéfinition des règles d’intervention, ce qui en passant, amènerait un peu plus de transparence sur les pratiques des Etats, mais l’ambition de cette note est tout à la fois plus modeste et plus large. Cette note veut montrer que, même dans le cadre minimaliste de la doctrine libérale, la politique industrielle doit se définir à l’appui d’un projet de société qui engage la spécialisation productive de l’économie.

Le principe général de la doctrine libérale est de considérer la concurrence comme le processus le plus efficace d’allocation des richesses. Autrement dit, la concurrence est le meilleur système pour optimiser la création de richesse. En effet, elle est supposée créer l’émulation entre les acteurs qui les incitent à augmenter leur productivité et leurs performances ; permettre l’éviction des activités inefficaces qui gaspillent des ressources alors mal exploitées ; et enfin assurer l’égalité et la liberté des acteurs concernant leur entrée sur les marchés et donc le libre exercice de l’activité économique. La théorie économique libérale n’envisage que des situations très particulières à l’exercice d’une politique industrielle.

Dans ce cadre, l’intervention de l’Etat se justifie (i) pour rétablir les conditions concurrentielles de transparence de l’information ; (ii) pour soutenir l’investissement dans les activités générant des externalités positives comme la R&D ou inversement pour décourager celles générant des externalités négatives comme la pollution ; et (iii) pour soutenir des activités jugées stratégiques. On peut observer qu’il s’agit précisément des trois motifs qui sous-tendent la politique industrielle et de concurrence de l’Union européenne. Il faut surtout remarquer que si les deux dernières justifications appellent bien une politique industrielle, elles requièrent un principe supérieur d’ordre politique qui fait appel aux préférences collectives des générations présentes et futures.

Certes, encourager les externalités qui naissent des dépenses en R&D ne relève pas forcément d’un choix politique. En effet, la logique économique sous-jacente pourrait suffire : les externalités de la R&D correspondent à l’accroissement de productivité pour l’ensemble de la société induite par la diffusion de la connaissance. L’accroissement de la productivité assure un surcroît de croissance qui augmente la création d’emplois et de richesses. C’est bien cet enchaînement économique qui est mis en avant par les instances européennes, parmi elles, la Commission européenne (voir Nuggs-Hansen et Wigger, 2010 ; C.E., 2011), comme il fonde la politique américaine de subvention à la R&D (Ketels, 2007). La décision politique de soutien de la R&D et plus généralement de l’investissement dans le capital humain peut reposer simplement sur la logique économique.

Toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société

Toutefois cet enchaînement est insuffisant : une fois que l’on a admis un nécessaire soutien à l’investissement dans la R&D, il faut décider de l’orientation des ressources publiques, rares et dont le coût d’opportunité s’élève avec l’accroissement des dettes, vers les investissements jugés les plus opportuns. La définition de la politique industrielle doit se fonder sur un ensemble d’orientations politiques (puis légales) suffisamment précises pour engager les entreprises dans des investissements technologiques dont les rendements sont par nature incertains. Par exemple, les entreprises ne s’orientent pas naturellement vers les technologies propres. Il faut créer les incitations qui les conduiront à s’inscrire dans des trajectoires de développement durable comme le montrent les résultats d’Acemoglu et al. (2011).

En règle générale, toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société : orienter les processus de production vers le développement durable et le respect de l’environnement est une décision qui assurera la pérennité des ressources, la qualité de vie et l’innovation technologique. Orienter les capitaux vers des technologies stratégiques, comme les biotechnologies, l’espace ou les nanotechnologies, est une nécessité face à la lourdeur des investissements – coûts fixes – qui sont associés à leur développement, dès lors que l’on considère que la maîtrise de ces technologies est indispensable au futur bien-être de la société. Enfin, investir dans le capital humain, préalable à tout politique de soutien de la R&D, est le moyen d’augmenter le niveau et la qualité de vie des individus, de densifier les aptitudes à s’adapter au changement technique, mais aussi d’assurer la solidité et la pérennité de la démocratie (Glaeser et al., 2007).

Certes, l’attachement à une politique de soutien à l’investissement dans la recherche et l’éducation est largement partagé par les dirigeants politiques et repose globalement sur une vision progressiste de la société, une certaine vision du bien-être social en somme. Et de fait, il existe bien un ensemble de mesures répondant à des objectifs de politique de soutien à la R&D : du crédit impôt-recherche aux pôles de compétitivité ; la France est à ce titre souvent considérée comme motrice en termes de mesures de politique industrielle. Mais la finalité invoquée de ces mesures est celle de la compétitivité des entreprises, pas celle de la croissance économique en termes qualitatifs.

Or, la sélection des technologies prometteuses et l’investissement dans les spécialisations du futur appellent une préséance du politique qui doit se prononcer sur l’avenir technologique de la société, qu’il s’agisse de sa protection, de sa sécurité, de sa santé ou de son environnement. Au final, une politique industrielle, même libérale, présuppose des choix politiques qui satisfont une vision sociétale. C’est au nom de cette vision sociétale que les dépenses associées à la politique industrielle peuvent se justifier. Les motifs liés aux mécanismes économiques définissent les contraintes. Les choix politiques doivent définir l’ambition. La révélation des préférences collectives lors des processus électoraux à venir exige que soit exprimé le plus clairement possible le projet technologique du politique.

Références :
Acemoglu, D. et Aghion, P., Bursztyn, L. et Hemous, D. (2011), “The environnement and directed technical change”, MIT WP, June 28, 60 pages.
Aghion, P., M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison & P. Legros (2011), “Industrial Policy and Competition”, CEPR Discussion Paper Series No.8691, June 28.
Buch-Hansen, H. et Wigger, A. (2010), “Revisiting 50 years of market-making: The Neoliberal transformation of European competition policy”, Review of International Political Economy 17(1), 20-44.
Commission Européenne (2011), Industrial policy : Reinforcing competitiveness, COM (2011) (642).
Glaeser, E.L., Ponzetto, G. et Shleifer, A. (2007), “Why does democracy need education?”, Journal of Economic Growth 12(2),77.
List, F. (1841) National System of Political Economy, New York & London: Garland Publishing, Inc., 1974, pp. 70-82.
Rodrik, D. (2008) Normalizing Industrial Policy, Commission on Growth and Development Working Paper No.3
Ketels, C.H.M. (2007), “Industrial policy in the United States”, Journal of Industry Competition and Trade 7,147-167.
Pack, H. and K. Saggi, 2006. “Is There a Case for Industrial Policy? A Critical Survey” The World Bank Research Observer, 21:267–297 www-wds.worldbank.org/…/436150PUB00BOX0327375B01PUBLI




Taxe carbone aux frontières européennes : attachons nos ceintures !

par Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

Comment contourner l’impasse actuelle des négociations climatiques internationales ? Par un dosage optimal d’incitations et de contraintes. Dans l’affaire qui l’oppose actuellement aux compagnies aériennes mondiales, l’Union européenne applique de manière justifiée cette combinaison gagnante pour imposer ce qui s’apparente à une taxe carbone à ses frontières. Elle brandit la menace de la contrainte de sanctions financières pour encourager un accord sectoriel qui n’a que trop tardé entre les compagnies aériennes en vue de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES).

Le bras de fer engagé par les compagnies aériennes de plusieurs grands pays, avec l’appui plus ou moins ouvert de leurs gouvernements, contre l’application de cette nouvelle réglementation sur les émissions de gaz à effet de serre des appareils desservant le territoire de l’Union européenne (UE) constitue, dans cette perspective, un test crucial et un enjeu symbolique considérable, car c’est une grande première : toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE sont assujetties à la nouvelle mesure, de quelque nationalité qu’elles soient. Les responsables européens ont, le 9 mars dernier, réaffirmé leur détermination à maintenir cette réglementation, aussi longtemps qu’une solution satisfaisante n’aura pas été proposée par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) ; or 26 des 36 Etats membres du Conseil de l’OACI, dont la Chine, les Etats-Unis et la Russie, se sont déclarés hostiles aux nouvelles contraintes européennes, enjoignant leurs compagnies aériennes de ne pas s’y soumettre. Et le gouvernement chinois menace à présent de bloquer, voire d’annuler, les commandes de 45 appareils Airbus, dont 10 gros porteurs A380, si la décision européenne n’est pas abrogée.

Des émissions aériennes en forte hausse

Les émissions de GES imputables au transport aérien ne représentent qu’environ 3 % des émissions mondiales et européennes (de l’ordre de 12 % des émissions totales issues des transports dans l’UE). Mais, en dépit des progrès accomplis par les avionneurs en matière d’intensité énergétique, ces émissions, qui sont encore modestes au regard du transport routier, connaissent une croissance explosive depuis 20 ans, beaucoup plus rapide que celle de tous les autres secteurs, y compris le transport maritime (graphique). Il faut donc les maîtriser.

En outre, les carburants utilisés par les compagnies aériennes ne sont, dans la plupart des pays et notamment dans l’UE, pas soumis à la taxation habituelle qui frappe les produits pétroliers, ce qui constitue une évidente distorsion de concurrence par rapport aux autres modes de transport.

Un cadre juridique robuste

Entrée en vigueur le 1er janvier 2012, la nouvelle réglementation européenne oblige toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE à acquérir des permis d’émission pour un montant correspondant à 15 % des émissions de CO2 engendrées par chaque trajet à destination ou en provenance de ces aéroports. Non discriminatoire, puisqu’elle concerne indistinctement toutes les compagnies desservant l’espace européen, quelle qu’en soit la nationalité ou la résidence, cette obligation fondée sur la protection de l’environnement est dès lors parfaitement conforme à la Charte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Elle est également bien entendu conforme aux traités européens mais aussi aux diverses dispositions du droit international en matière d’aviation civile, comme l’a rappelé, dans son arrêt du 21 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne saisie par plusieurs compagnies aériennes américaines qui en contestaient la légalité. Le cadre juridique de cette nouvelle disposition est donc robuste.

Vers la mort du transport aérien ?

Les compagnies aériennes et les gouvernements des principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre hostiles à cette mesure justifient leur opposition frontale par son inopportunité, dans la conjoncture actuelle de faiblesse de la croissance et de hausse du coût des carburants, et par son coût excessif : la hausse induite des tarifs aériens passagers serait de nature à déprimer davantage une industrie déjà fragilisée.

En réalité, la mesure est largement symbolique et son coût presque insignifiant. Que l’on en juge : selon le calculateur Air France agréé par l’ADEME, les émissions par passager pour un aller-retour sont d’un peu plus d’une tonne de gaz carbonique pour un Paris-New-York, et d’environ 1,4 tonne pour un Paris-Pékin. Le prix actuel de la tonne de carbone sur l’ETS – le marché européen du carbone sur lequel les compagnies doivent acquérir les permis d’émission – étant d’un peu moins de 8 euros, le surcoût par billet s’établit respectivement à 1,2 euro pour un Paris-New-York et 1,7 euro pour un Paris-Pékin ! (le calculateur de l’OACI donne des estimations encore inférieures).

Vers la guerre commerciale ?

Les menaces d’annulation de commandes d’Airbus ou d’autres représailles commerciales sont évidemment sans commune mesure avec l’incidence économique de la taxe sur le ciel européen en l’état actuel de la législation. Craindre que celle-ci ne déclenche une « guerre commerciale », c’est en outre oublier que cette guerre est déjà déclarée dans l’industrie, en particulier dans le secteur aérien (avec la multiplication des subventions publiques plus ou moins déguisées, y compris en Europe et l’usage du taux de change, véritable arme de politique industrielle). De plus, les accords ou les annulations de commande dans ce secteur sont de toute façon très souvent influencés par le contexte politique, parfois pour des motifs douteux (comme dans le cas de rapprochements diplomatiques avec des régimes peu fréquentables). Ici, le motif est légitime, puisqu’il s’agit de défendre l’intégrité de la politique climatique européenne.

Relayées par les groupes de pression ciblés – en l’occurrence les avionneurs –, les menaces et chantages de tous ordres sont destinés à faire fléchir les gouvernements pour obtenir des gains à courte vue. Ils visent notamment les pays, au premier rang desquels l’Allemagne et la Pologne, qui traînent aujourd’hui des pieds pour accepter la proposition de la Commission d’accélérer le rythme de réduction des émissions européennes, en passant de 20 % à 30 % l’objectif de réduction des émissions en 2020 (par rapport au niveau de 1990). L’Allemagne et la Pologne agissent, comme c’est au demeurant leur droit, sur le dossier climatique, respectivement, conformément à une stratégie de croissance fondée sur les exportations et une stratégie énergétique fondée sur le charbon. Dans les deux cas, il s’agit de choix nationaux qui ne doivent pas prévaloir sur les orientations européennes. Il n’y a donc, du point de vue de l’intérêt européen, aucune raison valable de céder à ces pressions, même relayées par certains Etats membres.

En confirmant sa détermination, l’UE peut administrer la preuve que son leadership par l’exemple sur le plan climatique dépasse l’enjeu de l’exemplarité morale pour aboutir à des changements effectifs de comportements économiques. L’UE peut donner à voir toute l’efficacité d’une stratégie climatique régionale dans un contexte global bloqué. S’il devait se confirmer, le succès de la stratégie européenne, consistant à inciter à des stratégies coopératives sous la menace crédible de sanctions, indiquerait la voie pour sortir de l’impasse des négociations climatiques.

L’Union européenne va, dans les prochaines semaines, traverser une zone de turbulences (une de plus) sur le dossier de sa taxe carbone aux frontières. Il serait juridiquement absurde et politiquement très coûteux de faire machine arrière maintenant : attachons plutôt nos ceintures et attendons tranquillement l’extinction du signal lumineux.

 

 




“Acheter français” : du slogan à la réalité

par Jean-Luc Gaffard, Sarah Guillou, Lionel Nesta

(une première version de ce point de vue est parue sur le site lemonde.fr, ici)

La campagne électorale donne du poids aux propositions simplistes. Il en est ainsi du slogan  « acheter français » qui fait écho à la nécessité de réindustrialiser la France. Quoi de plus simple, en effet, pour y parvenir que de convaincre les résidents d’acheter les produits de leur propre pays en proposant de mettre à leur disposition un label reconnu. C’est, en outre, davantage politiquement correct que de prôner d’entrée de jeu le retour au protectionnisme. L’emploi est censé y gagner en même temps que la balance du commerce extérieur. A y regarder de plus près, non seulement il est difficile d’identifier l’origine géographique des productions, mais même si cela était possible, la préférence dont elles seraient l’objet pourrait bien se conclure en pertes d’emplois.  La solution ainsi préconisée pour répondre à l’exigence de ré-industrialisation ne fait que marquer le refus d’envisager le fond du problème.

Peut-on vraiment définir ce que signifie « acheter français » ? Est-ce acheter les produits d’entreprises françaises ? Ou bien n’est-ce pas plutôt acheter des produits fabriqués en France par une entreprise étrangère au lieu d’acheter des produits fabriqués à l’étranger par des entreprises françaises. A cette seule observation, on voit bien qu’il n’est pas si facile de détecter le  « made in France ». La vraie difficulté tient au fait que les biens finals fabriqués sur le territoire national incorporent le plus souvent des biens intermédiaires fabriqués à l’étranger. Il peut même arriver que les composants d’un produit final soient fabriqués par un concurrent d’un autre pays. L’exemple de l’iphone est emblématique de cette fragmentation. Faut-il alors s’interdire d’acheter des biens intermédiaires dans des pays à bas salaires alors qu’ils permettent de produire des biens finals à meilleur coût et de mieux les exporter en devenant plus compétitifs en termes de prix ? Ceux qui en arriveraient à le penser ne devraient plus donner l’industrie allemande en exemple quand on sait le poids croissant des biens intermédiaires importés dans la fabrication des biens finals qu’elle exporte (OCDE, Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010 p. 212).

Imaginons, cependant, des consommateurs nationaux capables de détecter les produits à fort contenu en emplois et prêts à se sacrifier dans un élan de patriotisme économique. Les sondages ne nous disent-ils pas que plus des deux tiers des ménages seraient prêts à débourser plus pour acheter des produits français ? Outre que l’on peut douter du passage à l’acte, il serait hasardeux d’ignorer le coût d’opportunité d’un tel choix. Acheter plus cher des produits parce qu’ils sont français réduit le pouvoir d’achat. D’autres biens et services ne seront pas achetés ou le seront à moindre prix à l’étranger. Le bilan pour l’emploi est pour le moins incertain.

Ce même effort de patriotisme économique, s’il devait se concrétiser, constituerait une forme d’attachement de la clientèle à certains types de produits, en l’occurrence désignés par leur lieu de fabrication, qui aurait pour effet de réduire l’intensité de la concurrence. Il pourrait conduire les entreprises concernées à s’exonérer des efforts nécessaires pour améliorer leur compétitivité-prix ou hors-prix. Pourquoi, en effet, devraient-elles investir dans des projets d’investissements coûteux et risqués, alors qu’elles auraient une clientèle assurée ? Il y a fort à parier qu’elles ne le feront pas ou peu. L’économie nationale pourrait alors se trouver enfermée dans une trappe à faible niveau technologique et donc à faible croissance aux conséquences évidemment dommageables pour l’emploi à moyen et long terme. Elle se serait privée des moyens d’innover et d’accroître la compétitivité de ses produits.

Enfin, il est vraisemblable que la volonté d’acheter français bénéficierait à des produits qui viendraient se substituer à des produits fabriqués ailleurs en Europe plutôt qu’à des produits fabriqués dans les pays émergents, soit parce que ces derniers ne sont plus fabriqués en France, soit parce que les différences de prix à l’ avantage de ces derniers restent rédhibitoires. Au final, les délocalisations vers les pays à bas salaires et les pertes d’emplois correspondantes ne seraient pas évitées. De plus, le caractère non coopératif du point de vue européen de cette mesure pourrait entraîner un comportement réciproque des partenaires européens dommageable aux exportations et à l’emploi.

Le slogan « acheter français » masque le refus de voir dans la récession un phénomène global qui appelle une réponse globale à l’échelle européenne, mais aussi le refus d’envisager une politique industrielle volontariste impliquant d’être au fait des réalités de l’offre comme de celles de la demande.

Il n’est pas question ici de se voiler la face. La France subit une désindustrialisation qui menace sa capacité de croissance. Mais qui peut nier que le phénomène s’est accéléré avec la crise et que cette accélération va s’amplifier quand l’austérité budgétaire généralisée et les restrictions de crédit bancaire affaibliront un peu plus la demande intérieure et plus largement européenne pour les biens de consommation durables ? Il y a clairement urgence à soutenir cette demande sauf à accepter que tout un pan de l’industrie en France comme ailleurs en Europe soit détruit sans espoir de retour, avec à la clé des disparités encore accrues entre pays et une exacerbation des conflits d’intérêts.

Est-ce à dire que l’on tiendrait là la solution ? Certes non ; il ne suffit pas de soutenir la demande et une politique industrielle, visant à renforcer l’offre, est également nécessaire. Il s’agit ni de protéger les productions nationales, ni de favoriser la conquête des marchés extérieurs à coups de concurrence fiscale ou sociale, mais de stimuler des investissements visant à la maîtrise de la production de nouveaux biens et services, les seuls à même de créer des emplois stables. Plutôt que de tenter de s’appuyer sur des slogans improbables, l’objectif devrait être de consolider une offre dont l’avantage tient à la qualité des services fournis en matière de conception, de sécurité, de fiabilité, et qui soit en adéquation avec ce que sont réellement les préférences des consommateurs français et européens.




Compétitivité des territoires et stratégies de localisation des entreprises : les heurts de la mondialisation

par Jean-Luc Gaffard

La France comme d’autres pays développés connaît une dégradation de sa compétitivité qui se traduit par un déficit croissant de ses échanges extérieurs et des délocalisations. Comme d’autres pays développés, elle fait face à un double défi : celui lancé par les pays émergents qui bénéficient de larges avantages de coût et celui lancé par des pays développés au premier rang desquels l’Allemagne dont les entreprises pallient l’atonie de leur demande interne en conquérant des marchés extérieurs.

Dans une note du blog, nous montrons que la théorie du commerce international et la théorie de la localisation, mais aussi l’expérience, nous enseignent que la restauration de la compétitivité française suppose que davantage d’entreprises s’engagent plus intensément dans la R&D et dans l’internationalisation de leurs activités en exportant plus et en investissant et en externalisant davantage à l’extérieur. Le succès de cette stratégie reste toutefois étroitement subordonné à la capacité des pays développés à relancer de manière coordonnée leurs demandes internes respectives, gage de l’obtention de gains mutuels et équitables.




R&D à la dérive : les producteurs d’électricité ont-ils disjoncté ?

par Evens Salies

Les efforts technologiques fournis pour répondre aux exigences des politiques environnementales et la libéralisation des marchés de l’électricité sont-ils antinomiques ? En effet, l’évolution depuis trois décennies des dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité peut nous faire douter de la capacité de l’Union européenne à atteindre son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 80 à 93% d’ici à 2050 (Commission européenne, COM/2010/0639).

C’est ce que révèle le graphique ci-dessous, où nous avons isolé les dépenses des 15 principaux producteurs. Ce graphique met en évidence un étonnant retournement de tendance concomitant à la vague de libéralisation du secteur, souhaitée par l’Union européenne. Concomitance ne voulant pas dire causalité, nous nous sommes penchés sur l’éventuelle responsabilité de la libéralisation sur ce retournement.

Les dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité ont fondu de 70 % entre 2000 et 2007, passant de 1,9 milliard d’euros à 570 millions d’euros environ (chiffres corrigés de l’inflation). Les géants EDF et E.ON, qui représentent les deux plus gros budgets R&D dans le secteur, sont largement responsables de cette baisse. Les dépenses de R&D de l’électricien français ont chuté de 33 % de 2000 à 2007, passant de 568 à 375 millions d’euros. Sachant que les charges de R&D sont majoritairement des charges de personnel, le lecteur ne s’étonnera pas d’apprendre que, dans le cas d’EDF, le nombre de salariés affectés à la R&D (chercheurs et personnel d’accompagnement technique et administratif) a été réduit d’environ un quart depuis 2007, sans que nous puissions précisément quantifier cette baisse par type d’activité.

Comment les producteurs peuvent-ils relever le défi technique des énergies alternatives avec une dépense de R&D si faible ? Certains pourraient penser que la situation n’est pas aussi dramatique que le laisse supposer le graphique ci-dessus. En effet, les dépenses de R&D des grands groupes de l’électricité ne représentent que la partie congrue du total, autour de 10 %, l’essentiel étant réalisé par des équipementiers et des laboratoires publics. En se penchant sur les chiffres de l’ensemble des dépenses privées, on constate une part relativement croissante depuis l’année 2000 de celles destinées non seulement à accroître l’efficience énergétique, mais aussi de celles destinées à la production d’électricité à partir de sources d’énergies renouvelables. Ceci est la conséquence de nombreuses aides en faveur de l’innovation (mesures de rachat de l’électricité « verte », financement de projets réunissant des partenaires publics/privés, etc.), sans oublier le crédit d’impôt-recherche dont bénéficie d’ailleurs EDF.

Il vaut mieux cependant attendre avant de se réjouir du déplacement susmentionné de l’activité d’innovation environnementale des producteurs vers les équipementiers dans la mesure où la concurrence risque d’avoir pour effet de peser sur la capacité de ces premiers à acheter ces innovations. La question du pourquoi de la chute des dépenses de R&D reste donc pertinente. Etaient-elles anormalement élevées dans le passé, lorsque les producteurs jouissaient du statut de monopole public ? On peut cependant trouver des raisons objectives à leur baisse, en commençant par la libéralisation des marchés dans l’Union européenne qui, comme l’ont montré plusieurs études, est l’événement déclencheur de ce changement radical dans la politique d’innovation des producteurs d’électricité [1].

La thèse défendue dans ces études est que l’accroissement prévisible de la concurrence, à la suite de l’ouverture des marchés, rend la valeur des revenus futurs des producteurs plus incertaine. L’argument avancé pour soutenir cette thèse est que certains projets de recherche orientés vers des objectifs d’intérêt public (ceux qui permettront de réduire les émissions) ne confèrent pas à court terme des réductions de coûts qui seraient profitables aux producteurs. Les producteurs se sont recentrés sur leur cœur de métier et ont abandonné les programmes de recherche pour lesquels ils n’ont pas d’avantages tangibles, notamment en termes de brevets. En Europe, les projets d’innovation environnementale sacrifiés continuent, en revanche, à être développés chez des équipementiers (Vestas pour l’éolien, par exemple). Quand aux recherches dans l’électronucléaire, elles sont accaparées par les prestataires de recherche comme Areva ou Siemens. Les producteurs tendent à leur substituer des programmes autour de la maîtrise de la demande d’énergie ou de l’amélioration d’efficience énergétique qui requièrent des temps de recherche moins longs. Il faut noter que la nature de bien public de l’innovation rend prudents les producteurs qui devraient supporter le coût de projets de recherche dont ils ne seront pas seuls à récolter les bénéfices. Cela favorise le comportement de « passager clandestin » de certains et conduit donc à un sous-investissement en R&D au niveau agrégé dans le secteur.

De manière intéressante, on constate que ce décrochage succède à une accélération des dépenses de R&D avant la période de libéralisation. Ce fait d’abord observé aux Etats-Unis, s’observe clairement en Europe si l’on se penche sur les dépenses de R&D en niveau. Dès 1996, date à laquelle fut votée la directive contenant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, la baisse des dépenses suit une hausse plus forte que celle observée, en moyenne entre 1980 et 1995.

Cependant, l’instauration de règles de marché n’explique pas tout. S’est opérée une restructuration/fragmentation du secteur avec ouverture du capital qui n’est pas sans conséquences sur l’innovation. De manière similaire à ce qu’on a pu observer dans d’autres secteurs comme les TIC, le comportement des grands groupes de l’électricité a été de s’endetter – nécessairement au détriment des dépenses de recherche et d’autres investissements – en réalisant des opérations de croissance externe. Les firmes réorganisent leur activité de recherche en les externalisant. L’exemple en France est celui d’EDF Energies Nouvelles, 100 % filiale d’EDF depuis le mois d’août 2011. L’organisation industrielle qui prévaut aujourd’hui dans le secteur de l’énergie électrique est un oligopole avec frange concurrentielle (voir encadré). Bien que soumis à une séparation comptable de leurs activités, les principaux producteurs historiques restent verticalement intégrés de la production à la commercialisation.

Cette fragmentation/restructuration renvoie à une hypothèse de recherche bien connue des économistes sur l’avantage des grandes entreprises en termes d’innovation : l’hypothèse schumpétérienne [2]. Formellement, il s’agit de savoir si l’intensité de R&D, c’est-à-dire le ratio entre les dépenses de R&D et une variable de taille (l’actif du bilan, par exemple), est corrélée positivement à la taille. Nous avons pu montrer ce lien pour un échantillon des 15 principaux producteurs européens d’électricité pour la période 1980-2007 [3] . Or, ce résultat est largement contingent à la période étudiée, durant laquelle la plupart des producteurs étaient protégés de l’entrée et de toute pression concurrentielle sur le territoire où ils exerçaient leur activité en tant qu’entreprises publiques désignées alors « monopoles naturels ».

Cette position leur conférait au moins trois avantages qui ont maintenant disparu. Tout d’abord, une sorte de droit de préemption sur l’utilisation des innovations fournies par les constructeurs d’équipements, ou de leurs propres innovations, craignant moins ainsi d’être imités. Pour chaque entreprise, les possibilités de réplication étaient limitées à une zone d’activité bien précise, généralement le territoire national, permettant de répartir les coûts liés à l’innovation sur tous les consommateurs domestiques. De plus, étant certains de ne pas perdre de clients, les opérateurs historiques pouvaient prendre le risque de lancer des projets de recherche fondamentale. Enfin, la réglementation des tarifs assurait un niveau de recette prévisible.

On peut donc penser que l’effet schumpétérien d’appropriation de la rente a dominé l’effet négatif sur l’incitation à innover dû au manque de concurrence réelle ou potentielle. Une fois le secteur ouvert à la concurrence, certains des avantages susmentionnés ont disparu. La grande majorité des clients reste fidèle à cause de coûts de migration importants, mais une partie croissante de l’électricité produite est vendue sur des marchés de gros peu régulés, aux prix volatils. L’hypothèse schumpétérienne pourrait donc disparaître. La concurrence serait donc en train de nuire à l’innovation induite par les dépenses de R&D.

Oligopole de producteurs avec frange concurrentielle

Dans le secteur européen de l’énergie électrique, il s’agit d’un petit nombre de gros producteurs (l’oligopole) qui détiennent une vaste part de marché, pendant qu’un grand nombre de petites entreprises (la frange concurrentielle) détiennent, chacune, une petite part du marché résiduel. Contrairement à l’idée que l’on se fait de la concurrence, la frange peut avoir une influence sur les prix de gros. En effet, l’électricité ne se stockant pas, un producteur sollicité par le transporteur responsable de l’équilibre production-consommation, peut offrir les MWh d’une centrale dont le coût marginal de génération est faible à un prix supérieur à ce coût. C’est le cas du producteur de la centrale marginale qui, en période où la demande butte sur les capacités de production (la pointe), est sollicité pour assurer l’équilibre global en dernier recours.

[1] L’étude de Kammen, D.M. et R. M. Margolis (Underinvestment: the energy technology and R&D policy challenge, Science, Energy–Viewpoint, n° 285, 1999, pp. 690-692) avait anticipé cette situation pour les Etats-Unis. L’étude de P. Sanyal (The effect of deregulation on environmental research by electric utilities. Journal of Regulatory Economics, Vol. 31, n° 3, 2007,  pp. 335-353) est la première à montrer de manière économétrique le rôle de la libéralisation des marchés de l’électricité sur la baisse des dépenses de R&D.

[2] Le lecteur pourra se référer à http://fr.wikipedia.org/wiki/Destruction_cr%C3%A9atrice.

[3] A test of the Schumpeterian hypothesis in a panel of European electric utilities, Document de Travail de l’OFCE, n° 2009-19, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2009-19.pdf.




Quelle politique industrielle dans la mondialisation ?

par Sarah Guillou et Lionel Nesta

Dans des économies nécessairement mondialisées et face aux contraintes budgétaires qu’impose la crise économique, y a-t-il encore une place pour la politique industrielle ? Les développements qui suivent (et la note associée) permettent de répondre par l’affirmative, soulignant le besoin pour l’économie française et au-delà, pour l’économie européenne, d’intensifier la valeur ajoutée en services de la production et plus généralement la valeur en savoir des activités économiques.

Les contraintes structurelles nées de la mondialisation économique et les contraintes conjoncturelles imposées par la crise économique créent une situation paradoxale pour la politique industrielle. Ces contraintes motivent la mise en place de politiques industrielles volontaristes en raison des menaces qui pèsent sur l’industrie et du déclin de l’emploi industriel ; mais elles créent aussi de fortes limites à son exercice en termes de faisabilité légale, technique et budgétaire. La marge de manœuvre est donc très étroite. Ce constat impose une redéfinition des objectifs et des moyens de la politique industrielle. Quel est son rôle et quels investissements doit-elle favoriser ? Doit-elle s’orienter vers la modération salariale, gage de compétitivité-coût, comme le suggère l’exemple allemand ? Doit-elle soutenir des secteurs en déclin ou s’orienter vers des secteurs d’avenir ?

Aujourd’hui, les avantages comparatifs des pays occidentaux – et donc de la France – se situent dans la valeur en services de leur production industrielle, qu’il s’agisse de services privés (R&D, marketing, organisation, réseaux d’approvisionnement, réseaux de distribution) ou de services issus des biens publics (infrastructures, sécurité des approvisionnements, coût de transport, homogénéité des normes, durabilité environnementale des processus, sécurité sanitaire, etc.). Plutôt que de maintenir les emplois industriels traditionnels, voués à être délocalisés de toute façon vers des pays aux salaires plus faibles, il faut accentuer la spécialisation dans les emplois industriels du futur qui reposent sur ces services à haute valeur ajoutée.

La prescription de politique est immanquablement l’investissement dans le capital humain et l’éducation, contradictoire avec une politique de modération salariale. Cette politique se justifie prioritairement parce qu’elle inscrit durablement la spécialisation productive vers ces services à haute valeur ajoutée, donc vers une économie du savoir aux déclinaisons multiples : savoir-inventer, savoir-innover, savoir-faire, savoir-vendre, savoir-distribuer. Par ailleurs, l’avantage comparatif des économies européennes se caractérise par un contenu élevé en bien public. La diversité et la qualité du réseau des transports en Europe est indéniablement un atout qu’il faut absolument consolider et renforcer dans certaines régions d’Europe. La qualité de l’accès aux ressources énergétiques sera également un élément clé de l’attractivité des territoires et de l’implantation des entreprises. Concernant la cohérence et la stabilité réglementaire, elles permettent de lever l’incertitude qui freine les décisions d’investissement des entreprises. Les normes font ainsi œuvre de signal institutionnel qui lève une partie du risque accompagnant les investissements dans de nouvelles technologies (exemples : voitures électriques, énergies solaires, éoliennes). De plus, les normes créent un cadre d’exigence qualitative qui répond à la demande citoyenne en termes de respect environnemental et de sécurité et qui renforce la compétitivité hors-prix des entreprises. Le développement de ces services est également un plaidoyer pour une politique industrielle définie à l’échelle européenne.