Le Traité de Rome et l’égalité

par Hélène Périvier

Traité de Rome : Article 119, Titre VIII, « Politique sociale, éducation, formation professionnelle et jeunesse », chapitre 1 : « Dispositions sociales » : Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.

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Les institutions européennes se targuent d’avoir comme valeur fondatrice le principe d’égalité femmes-hommes[1]. Il est vrai que dès le Traité de Rome, la question de l’égalité de rémunération a fait l’objet de négociations qui ont abouti à l’adoption de l’article 119  garantissant « l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail ».

A y regarder de plus près, les motivations ayant conduit les pays signataires à adopter cet article ne sont pas liées, du moins pas directement, à des considérations de justice, ou de valeurs égalitaires auxquelles les pays membres auraient adhéré dès le départ, faisant ainsi de l’égalité une « valeur » fondatrice des institutions européennes. Non, les motivations sont avant tout d’ordre économique.

Le Traité de Rome vise l’intégration économique et non pas une union politique ou sociale. Reconstruire la généalogie de l’article 119 éclaire la tension entre les questions économiques liées à l’organisation des échanges et de la production et les questions sociales, notamment celles liées à la justice et à l’égalité.

Garantir une concurrence loyale

L’article 119 vise à organiser une concurrence loyale au sein du nouvel espace de libre circulation des biens des services et des personnes. Parmi les 6 pays signataires du Traité, c’est la France qui réclame un article portant sur l’égalité de rémunération. En effet, contrairement à certains de ses partenaires, dont l’Allemagne, elle avait déjà adopté des dispositions législatives concernant le salaire des femmes et l’égalité salariale. Dans le cadre de la restructuration des relations professionnelles à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat français avait construit des classifications professionnelles et une hiérarchie salariale conduisant dans certaines branches à affirmer le principe d’égalité de rémunération, même si les possibilités de discrimination restaient importantes (Saglio, 2007). En juillet 1946, l’arrêt Croizat supprimait l’abattement de 10% sur les salaires des femmes. Enfin, la loi du 11 février 1950 généralisait les conventions collectives et introduisait le principe « à travail égal, salaire égale » (Silvera, 2014).

La France craignait donc que l’ouverture à la concurrence du marché des biens et des services ne défavorise les secteurs productifs dans lesquels la proportion de femmes était importante, notamment dans le textile (Rossilli, 1997). En 1956, l’OIT, consciente de ces enjeux, commandait un rapport sur les conséquences sociales de l’intégration économique en Europe dans le cadre d’une commission présidée par l’économiste Ohlin. La question de l’égalité salariale y était soulevée explicitement (point 162, page 64), et chiffres à l’appui, le rapport dénonçait le risque de concurrence déloyale dans les industries fortement féminisées (Ohlin, 1956)[2]. Les écarts en matière de droits sociaux entre les pays membres appelaient à une régulation du marché du travail pour éviter les distorsions de concurrence au sein du marché commun. Les débats qui ont conduit à l’aboutissement de l’article 119 ne font pas état de discussions relatives aux droits des femmes et à la juste rémunération de leur travail  (Hoskyns, 1996).

Principes de justice supranationaux et pragmatisme économique

L’inscription dans le Traité de Rome du principe d’égalité de rémunération est donc motivée par des considérations économiques et non éthiques, et c’est pour des raisons économiques qu’il n’est pas appliqué immédiatement bien qu’énoncé, car cela aurait induit une augmentation massive des coûts salariaux (sauf à réduire le salaire des hommes). Malgré cela, les principes de justice ne sont pas étrangers à cette dynamique. En effet cette démarche s’inscrit dans le contexte international d’affirmation des droits humains des années d’après-guerre : la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1946[3] affirme dans son préambule l’égalité des droits des hommes et des femmes et la Déclaration de Philadelphie de 1944 qui renforce les missions de l’OIT proclame que tous les êtres humains, quels que soit leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales. La convention 100 de l’OIT adoptée en 1951 affirme que Chaque Membre devra, par des moyens adaptés aux méthodes en vigueur pour la fixation des taux de rémunération, encourager et, dans la mesure où ceci est compatible avec lesdites méthodes, assurer l’application à tous les travailleurs du principe de l’égalité de rémunération entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale[4]. Certains pays européens adhèrent à ces principes déclaratifs plus rapidement que d’autres, c’est le cas de la Belgique et de la France qui ratifient la convention 100 respectivement en 1952 et 1953. Ces pays entraînent dans leur sillon leurs partenaires signataires du Traité de Rome, afin de limiter la distorsion de concurrence qui résulterait d’une adhésion non uniforme à ce principe de justice dans un espace économique intégré.

En remontant plus loin dans la genèse des textes portant l’égalité salariale, on retrouve également des motivations d’ordre économique : le texte fondateur de l’OIT en 1919 comprend l’inscription du principe du salaire égal, sans distinction de sexe pour un travail de valeur égale (Section II., Article 427, 7)[5]. Cette attention particulière portée à l’égalité s’explique en partie par la crainte qu’avaient les syndicats de voir les salaires des hommes baisser. En effet durant la guerre, les femmes avaient occupé pour des salaires plus faibles les emplois réservés aux hommes en temps de paix. Réclamer l’égalité de rémunération permettait de contenir cette concurrence déloyale que représentaient les femmes (Ellina, 2003 ; Hoskyns 1996).

La métamorphose de l’article 119

Chercher les racines historiques de l’affirmation des principes d’égalité de rémunération  est vain car l’argument économique s’articule à celui de la justice. Cette dialectique conduit les acteurs du moment à mobiliser l’un ou à réaffirmer l’autre. Durant les négociations du Traité de Rome, les écarts entre pays concernant le droit à congés payés, la réglementation de la durée du travail ou encore le paiement des heures supplémentaires étaient également identifiés comme une source de distorsion de concurrence. Ce n’est donc pas tant la place qu’occupe l’égalité femmes-hommes dans les négociations entre les pays signataires qui est à questionner que la nature même du Traité qui vise l’intégration économique et non pas l’harmonisation des politiques sociales des pays signataires. A l’époque, l’intégration économique était probablement la perspective la moins conflictuelle sur laquelle négocier et opérer un rapprochement des pays européens.

L’article 119 du Traité de Rome, bien qu’inscrit à des fins de régulation de la concurrence, est devenu un pilier de la construction du droit européen en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations. A la fin des années 1970, sous l’impulsion de mouvements féministes, ce principe est progressivement activé et devient un principe fondateur des institutions européennes (Booth et Bennett, 2002). En 1971, la Cour de justice des Communautés européennes s’y réfère pour affirmer que l’élimination de discriminations fondées sur le sexe fait partie des principes généraux du droit communautaire (arrêt Defrenne[6]). En 1976, le champ de l’égalité des rémunérations est étendu par la directive de 1976 (76/207) à l’ensemble des conditions de recrutement, de formation et de conditions de travail (Milewski et Sénac, 2014). D’un outil de régulation du marché commun, il est devenu un principe de droit.

Retrouver l’esprit de Philadelphie 

Le principe d’égalité tel qu’énoncé dans la Déclaration de Philadelphie ne s’appuie pas sur l’intérêt économique qu’il y aurait à promouvoir l’égalité femme-homme, mais affirme ce principe comme une valeur en soi. Lors de négociations précédant la signature du Traité de Rome, l’harmonisation des dispositions sociales s’est faite en généralisant le principe d’égalité de rémunération aux pays ne l’ayant pas encore intégré, et pas en demandant aux pays l’ayant déjà adopté d’y renoncer. Dans cette dynamique le principe de justice prime sur la perspective économique : l’évaluation des conséquences économiques de l’égalité de rémunération non généralisée dans un espace économique intégré a conduit à étendre son adoption à l’ensemble des pays membres de cet espace et in fine à le renforcer.

Depuis les années 2000, un glissement s’est opéré dans la promotion des politiques d’égalité : il ne s’agit plus d’analyser les conséquences économiques des principes de justice ou inversement de dénoncer l’atteinte aux principes de justice de certaines politiques économiques, non il s’agit davantage de renverser la hiérarchie entre les deux perspectives. L’égalité est promue au nom des bénéfices économiques réels ou fantasmés qu’elle produirait. Les organisations supranationales, les institutions européennes et les acteurs nationaux vantent les vertus de l’égalité en termes de prospérité économique. L’affirmation du seul principe de justice ne suffit plus pour convaincre du bien-fondé des politiques d’égalité, jugées a priori coûteuses. L’égalité, réduite le plus souvent à l’accroissement de la participation des femmes au marché du travail et de leur accès aux postes à responsabilité, serait source de croissance et de richesse. Il ne s’agit plus alors d’une articulation complexe entre forces économiques et principes fondateurs, mais d’une justification de ces principes par la rentabilité ou l’efficacité de l’économie de marché (Périvier et Sénac, 2017 ; Sénac, 2015). Cette approche loin d’être anecdotique met en danger l’égalité comme principe de justice et nous écarte de la dynamique humaniste portée par les institutions supranationales durant la première moitié du 20e siècle. Aurions-nous perdu l’esprit de Philadelphie (Supiot, 2010) ?

 

Bibliographie

Booth C. et C. Bennet, 2002. « Gender Mainstreaming in the European Union. Toward a New Conception and Practice of Equal Opportunities?  », The European Journal of Women Studies, 9 (147), 430-446.

Ellina C., 2004, Promoting Women’s Rights. The Politics of Gender in the European Union, Routledge.

Hoskyns C., 1996. Integrating Gender. Women, Law and Politics in the European Union. Londres: Verso.

Milewski F. et R. Sénac, 2014, « L’égalité femmes-hommes. Un défi européen au croisement de l’économique, du juridique et du politique », Revue de l’OFCE, n°134.

Périvier H. et R. Sénac, 2017, « Le nouvel esprit du néolibéralisme. Egalité et prospérité économique », mimeo.

Rossillli M., 1997. « The European Community Policy on the Equality of Women. From the Treaty of Rome to the Present ». The European Journal of Women’s Studies, 4, 63-82.

Saglio J., 2007, « Les arrêtés Parodi sur les salaires : un moment de la construction de la place de l’État dans le système français de relations professionnelles », Travail et Emploi, n°111.

Sénac R., 2015, L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Presses de Sciences Po.

Silvera R., 2013,  Un Quart en Moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire, La Découverte.

Supiot A., 2010, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil.

 

Notes:

[1] http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-07-426_en.htm

[2] http://staging.ilo.org/public/libdoc/ilo/ILO-SR/ILO-SR_NS46_engl.pdf

[3] http://www.ohchr.org/EN/UDHR/Documents/UDHR_Translations/frn.pdf

[4] http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:312245

[5] http://www.ilo.org/public/libdoc/ilo/1920/20B09_18_fren.pdf

[6] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A61970CJ0080

 




Revenu universel : l’état du débat

Par Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak

Dans une situation de maintien d’un niveau élevé de chômage et de pauvreté, d’extension de la précarité du travail, de crainte de disparition des emplois du fait de l’automatisation, le projet de revenu universel s’est installé dans le débat économique et social en France comme dans d’autres pays développés. Il s’agirait de verser à  toute personne résidante dans le pays une allocation mensuelle sans aucune condition de ressources, d’activité, de contrepartie. Dans le cadre de sa mission d’animation et d’éclairage  du débat économique, l’OFCE a organisé, le 13 octobre 2016, une journée d’étude à laquelle ont été conviés des chercheurs qui avaient travaillé sur ce projet, pour le développer, le soutenir ou le critiquer. Un e-book rassemble la plupart des contributions qui ont été présentées et discutées durant cette journée, parfois revues compte-tenu des enseignements de la discussion.

Les débats ont porté sur plusieurs points :

  • Dans quel projet de société les propositions de revenu universel s’inscrivent-elles ? Quelles sont les modalités précises des projets en présence en termes de montant de l’allocation et d’insertion dans les dispositifs actuels de protection sociale ?
  • Le revenu universel est-il finançable ?
  • Quelles en seraient les conséquences financières pour les différentes catégories de ménages, en particulier pour ceux en situation de précarité financière ?
  • Quel serait l’impact sur l’activité, l’emploi, le chômage, les salaires, les conditions de travail, en particulier sur les emplois pénibles, le travail à temps partiel, le travail précaire, les bas-salaires ?
  • Le revenu universel est-il une réponse à la « fin du travail » ? Cette dernière est-elle une hypothèse crédible ?
  • Quels sont les projets alternatifs pour lutter contre la pauvreté et la précarité du travail ?

L’article d’Henri Sterdyniak, « Des minima sociaux au revenu universel ? », présente la situation actuelle des prestations d’assistance, des minimas sociaux et de la Prime d’activité en France. Ceux-ci sont ciblés et relativement généreux, mais le système est compliqué, s’accompagne de  contrôles intrusifs ;  les minima sociaux sont souvent ressentis comme stigmatisants. L’article plaide pour le maintien du caractère familial des impôts et des prestations d’assistance. L’article discute les divers justificatifs des projets de revenu universel et présente leurs modalités. Si on souhaite maintenir les prestations d’assurances sociales (chômage, retraite) et les prestations universelles (santé), le revenu universel devrait essentiellement être financé par la hausse des prélèvements directs sur les ménages, ce qui le rend peu réalisable. Par ailleurs, il n’est pas socialement souhaitable de renoncer à l’objectif de plein-emploi et d’écarter durablement une partie importante de la population du travail même en lui assurant un revenu à la lisière de la pauvreté. L’article plaide pour un revenu minimum garanti (sous conditions de ressources), à court terme pour la relance économique, pour la création d’emplois publics, pour des emplois de « dernier ressort », à plus long terme pour le partage du travail par la réduction du temps de travail et des cadences de travail.

L’article de Guillaume Allègre, « Le revenu universel : utopique ou pragmatique ?» souligne que deux objectifs sont souvent assignés au revenu universel : d’une part, gérer la fin du travail et, d’autre part, simplifier le système socio-fiscal et supprimer le non-recours. Pour les uns, il devrait être suffisant pour vivre, pour les autres, relativement faible pour ne pas bouleverser le système socio-fiscal. Des doutes subsistent sur la réalité de la raréfaction du travail. De plus, la réduction généralisée du temps de travail semble une stratégie plus soutenable que le revenu universel car elle concerne tous les salariés au lieu de couper la société en deux. Peut-être, faut-il envisager le revenu universel comme une réforme socio-fiscale qui permet surtout de lutter contre le non-recours aux prestations sociales. On passerait d’une prestation d’assistance quérable à une prestation universelle automatique. Se pose alors la question corollaire de l’individualisation du système socio-fiscal. Les pouvoirs publics font face à un arbitrage entre la simplicité et l’automaticité d’une part ou la réponse fine aux besoins d’autre part.

L’article de Gaspard Koenig,  « Revenu d’existence », dénonce le système actuel du RSA, le jugeant paternaliste, injuste et stigmatisant. Il défend une conception libérale du revenu d’existence qui permet à chaque individu d’être responsable et autonome, de définir ses propres besoins. Le revenu universel serait de 500 euros (250 euros pour les enfants), sous forme de crédit d’impôt,  tandis qu’une taxe de 25 % serait le seul impôt sur le revenu. La réforme ne changera pas fondamentalement la répartition des richesses mais libérera les plus pauvres de la hantise de la pauvreté en leur procurant stabilité et sécurité.

 L’article de Guillaume Mathelier, « Un pas vers l’égalité des dotations initiales : vers une  existence bien vécue », assigne à la société l’objectif philosophique et politique de garantir à chaque individu « une existence bien vécue ». L’exigence morale d’ « égalité des dotations initiales » s’inscrit dans trois mesures. La première mesure articule la mise en place d’un revenu d’existence pour couvrir les besoins fondamentaux à partir de 18 ans comprenant d’une part un revenu égalitaire, universel, sans condition ni contrepartie auquel s’ajoute d’autre part un montant équitable qui entend répondre aux besoins locaux et spéciaux des individus bénéficiaires. Sa deuxième mesure envisage qu’un revenu d’existence puisse être capitalisé pendant l’enfance et serait versé à 18 ans sous la forme d’un « capital d’émancipation » dont la contrepartie serait un service civique obligatoire. Enfin, des droits non monétaires (services publics, préservation des ressources vitales naturelles, biens communs), doivent s’y ajouter pour garantir l’objectif philosophique et politique d’une « existence bien vécue ».

Après avoir remis en cause dans leur article, «  Le revenu de base comme revenu primaire », la thèse de la fin du travail, Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone  proposent un réexamen de la notion de travail productif dans le capitalisme cognitif où le travail cognitif, immatériel et collectif tend à se déployer sur l’ensemble des temps sociaux et de vie. Cette mutation rend impossible la mesure de la quote-part que chaque individu apporterait à la production en raison du caractère de plus en plus social et collectif du travail. Aussi le revenu de base serait un revenu primaire directement lié à la production, c’est-à-dire la contrepartie d’activités créatrices de valeur et de richesse, actuellement non reconnues et non payées.

L’article de Jean-Éric Hyafil, «  Mise en place d’un revenu de base : difficultés et solutions » propose un exemple de réforme simple introduisant un revenu universel au niveau de l’actuel RSA pour une personne seule (475 €) en le finançant par une restructuration de l’IR. L’objectif de l’exercice est de partir de cet exemple pour mettre en évidence les enjeux, les difficultés et les éventuelles solutions pour rendre possible une réforme fiscale introduisant un revenu universel. La réflexion concerne la comptabilisation budgétaire d’une telle réforme, ses effets redistributifs, la question de l’avenir des dépenses fiscales sur l’IR (« niches fiscales »), la question de l’individualisation ou de la conjugalisation de l’impôt, la mobilisation d’autres ressources financières que l’IR pour financer le revenu universel, etc.

L’article de Anne Eydoux, « Conditionnalité et inconditionnalité : discussion de deux mythes sur l’emploi et la solidarité », dénonce deux mythes : celui selon lequel le RSA et les allocations chômage décourageraient le travail et celui de la fin de l’emploi salarié qui pourrait être remplacé par un revenu universel. L’article montre que c’est la faiblesse de l’offre d’emploi et les réformes de l’emploi qui expliquent la persistance du chômage et le développement de l’emploi précaire. Le projet de revenu universel revient à distribuer des ressources sans organiser la production nécessaire à les générer. Il oublie la centralité du travail et renonce à l’objectif de plein-emploi. L’article suggère d’autres pistes que le revenu universel, en particulier de réduire la conditionnalité des prestations sociales, mais aussi d’augmenter les salaires des emplois réputés non-qualifiés et de réduire la durée du travail.

Jean-Marie Harribey dans « Le revenu d’existence : un remède ou un piège ? »  dénonce les incohérences du projet de revenu d’existence. Il récuse la thèse de la fin du travail et l’abandon de l’objectif de plein-emploi. Il soutient que le travail socialement validé par le marché ou par une décision politique est la seule source de valeur, contrairement au travail domestique, au bénévolat ou aux activités libres, de sorte que le revenu d’existence serait obligatoirement un revenu de transfert. Mais distribuer plus de revenus nécessite obligatoirement de produire plus, ce qui est contradictoire avec la thèse selon laquelle le revenu universel permettrait d’échapper à la nécessité du travail.  L’article dénonce les risques du projet : la fracture entre ceux qui auraient un emploi et les exclus, la mise en cause des droits sociaux. Il propose la réduction collective du temps de travail et une allocation garantie pour les adultes.

L’article de Denis Clerc, « Le revenu d’existence : beaucoup de bruit pour pas grand-chose ? », présente une analyse critique des propositions de revenu universel. Il lui reproche de nécessiter beaucoup de transferts bruts pour des faibles effets redistributifs. On pourrait parvenir au même résultat de façon beaucoup plus simple en augmentant les revenus des plus pauvres (par l’aide sociale ou la création d’emplois socialement utiles financés en partie par la collectivité) tout en taxant davantage les plus riches. Il craint que la hausse de la fiscalité sur les plus riches se heurte à des obstacles politiques et économiques. Il souhaite que des expérimentations soient mises en place et que des décisions ne soient pas prises avant que leurs résultats ne soient connus.

Paul Ariès  dans « Pour un revenu universel démonétarisé : défendre et étendre la sphère de la gratuité » propose une dotation individuelle d’autonomie (DIA) qui serait donnée au maximum sous une forme démonétarisée : une partie en monnaie nationale, une partie en monnaie régionale si possible fondante pour faciliter la relocalisation des activités vers des activités à forte valeur ajoutée sociale et écologique et la partie essentielle sous forme de droit d’accès à des biens communs. L’objectif est d’étendre la sphère de la gratuité. Cette gratuité serait utilisée pour démocratiser le fonctionnement des services publics, pour repenser écologiquement et socialement les produits et services existants, pour décider ce qui doit être gratuit et donc produit en priorité, pour mettre en place des communs, des relations de dons réciproques.

Le texte de Bernard Friot, « Continuer d’affirmer une production non capitaliste de valeur grâce au statut politique du producteur », récuse tant le projet de revenu de base (qui permettrait au capital de ne plus assumer les responsabilités d’employeurs, d’organiser la baisse des salaires et l’insécurité de l’emploi) que la réponse keynésienne de plein emploi, de baisse de la durée du travail et de fiscalité redistributive. Les travailleurs ne doivent pas se battre pour une meilleure répartition de la valeur, mais sur la production d’une valeur alternative. Ils doivent remplacer les institutions capitalistes (propriété lucrative, crédit, marché du travail) par des institutions inspirées de la Sécurité sociale et de la fonction publique : la production non capitaliste, la qualification personnelle, le salaire à vie, le financement de l’investissement par une cotisation économique.

L’article de Mathieu Grégoire, « Le régime des intermittents : un modèle salarial pour l’ensemble de l’emploi discontinu ? » part de l’expérience de la mise en place puis du maintien du régime des intermittents du spectacle. Celui-ci organise la socialisation du salaire dans le cadre des mécanismes de solidarité interprofessionnelle et non par une subvention publique  financé par le contribuable. Aussi, la lutte pour un revenu inconditionnel doit passer par l’extension du rapport salarial et l’exigence d’un salaire pour tous et non par des mécanismes redistributifs. En s’appuyant sur le régime des intermittents, il convient de fournir à l’ensemble des salariés en emploi discontinu, un droit à un salaire indirect socialisé.

En tout état de cause, le débat sur le revenu universel n’aura pas été inutile s‘il permet de faire progresser la réflexion sur deux points importants : le niveau et les conditions d’accès aux minima sociaux, ainsi que l’évolution du travail.

Pour en savoir plus : Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak (coord.), 2017 : “Revenu universel : l’état du débat”, OFCE ebook 




La question des minima sociaux

par Henri Sterdyniak

Fin 2014, 4,1 millions de personnes recevaient en France un minimum social, ce qui représentait au total 7,1 millions de bénéficiaires en tenant compte des personnes à charge (enfants ou conjoints), soit près de 11 % de la population. En même temps, le taux de pauvreté reste élevé (13,3 % en 2014 selon Eurostat) et ne montre pas de tendance à la baisse. Pourtant, certains dénoncent le « cancer de l’assistanat », d’autres proposent de diminuer de façon importante le montant des prestations pour creuser l’écart avec les revenus d’activité. Le débat sur les minimas sociaux est donc important et on ne peut que se réjouir de la parution du rapport  de Christophe Sirugue : « Repenser les minima sociaux, vers une couverture socle commune ». Celui-ci préconise la fusion à terme des minimas sociaux en une couverture socle commune, ouverte aux 18-25 ans. Nous voudrions ici discuter de cette proposition[1]. Par ailleurs, le rapport ne traite pas de la situation des enfants (qui connaissent pourtant des taux de pauvreté élevés) ; il ne discute ni le montant, ni les modalités d’indexation des prestations.

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Au sens large, notre système distribue 10 minima sociaux, avec des montants et des réglementations spécifiques. C’est beaucoup certes, mais les situations des bénéficiaires de chaque type de minimum diffèrent, en particulier quant à  leur situation vis-à-vis de l’emploi. Le rapport Sirugue présente deux scénarios pour le moyen terme. Dans le deuxième qui a sa préférence, une couverture socle unique serait mise en place, mais avec des compléments différenciés pour les retraités, les handicapés, les actifs engagés dans un processus d’insertion. Ce ne serait pas une simplification puisque les bénéficiaires auraient à demander deux prestations (la couverture socle plus le complément) et, surtout, la spécificité des situations serait niée : un retraité pauvre, un chômeur en fin de droit, une mère isolée sans ressources, un jeune ne trouvant pas d’emploi relèvent d’un traitement social différencié, de sorte que la couverture socle unique serait fictive. Nous préférons donc le premier scénario de réduction du nombre de minimas sociaux, mais cette réduction peut être obtenue de plusieurs façons qu’il convient de discuter.

Un pays riche comme la France pourrait se donner des objectifs précis et ambitieux en matière de baisse de la pauvreté, sachant que celle-ci dépend de deux facteurs : les divers transferts sociaux d’un côté (les minima sociaux, mais aussi les allocations logement et les prestations familiales), la situation de l’emploi de l’autre. En période de chômage de masse, le problème n’est pas tant d’inciter les chômeurs à reprendre un emploi, même s’il faut toujours maintenir un certain gain à l’emploi, que celui d’inciter les entreprises à en créer. La politique de flexibilisation de l’emploi et de développement des emplois à bas salaires a des effets contradictoires sur la pauvreté puisque les emplois précaires, à temps partiel subi, ne permettent souvent pas de sortir de la pauvreté. En 2013, le revenu médian par unité de consommation était de 1 667 euros par mois. Le seuil de pauvreté à 60 % était donc de 1 000 euros par mois ; celui à 50 % de 833 euros par mois. L’objectif pourrait être de faire échapper à la pauvreté à 60 % les personnes dans l’incapacité de travailler, à celle à 50 % les autres. Reste, nous le verrons,  la question des enfants.

Le système français est mixte, la solidarité nationale s’ajoute à la solidarité familiale, selon des modalités différentes selon les âges et les niveaux de revenu. Les enfants et les jeunes sont principalement à la charge de leurs parents ; les personnes âgées bénéficient de prestations publiques. Ce partage doit sans doute évoluer pour tenir compte de l’allongement de la période de la jeunesse. Mais l’abolition de la solidarité familiale serait trop coûteuse aujourd’hui. Il faut en rester à un compromis.  Contrairement à ce qu’écrit le rapport Sirugue, on ne peut donner une couverture socle unique à tout individu dès 18 ans, « sans tenir compte de la composition de son foyer », car les personnes vivent dans des familles qui partagent leurs revenus ; il faut tenir compte de la solidarité conjugale et des besoins des enfants. Actuellement, le principe du RSA et du minimum vieillesse est que la prestation pour un couple est 1,5 fois celle d’une personne seule. L’étude de l’ONPES sur les budgets de référence estime que les besoins d’un couple sont de 1,4 fois ceux d’une personne seule. Aussi, la suggestion du rapport de donner aux couples deux fois la prestation de la personne isolée nous semble coûteuse et nous éloigne de l’équité. Il vaut mieux aider les familles avec enfants que les couples.

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Toute réforme doit bien distinguer entre les prestations destinées aux personnes qui ne reviendront pas à l’emploi, les prestations destinées aux personnes qui ne trouvent pas temporairement d’emploi et le filet de sécurité du revenu minimum.

Le minimum vieillesse est actuellement de 801 euros par mois pour une personne seule, de 1 242 euros pour un couple. Il est versé à partir de 65 ans (ou de l’âge minimum de la retraite pour les personnes inaptes au travail). Les personnes âgées, qui ne sont pas propriétaires de leur logement, ont droit à une allocation logement de l’ordre de 300 euros. Aussi, toutes les personnes âgées sont en principe au-dessus du seuil de pauvreté à 60 %.  Toutefois, 8,6 % des plus de 65 ans restent sous ce seuil, sans que l’on sache s’il s’agit de personnes propriétaires[2] ou de personnes n’ayant pas demandé le minimum vieillesse en raison de ressources non mesurées (l’aide des enfants), de l’ignorance des droits (en particulier au moment du veuvage), du refus d’une prestation jugée stigmatisante ou de la crainte d’une récupération sur l’héritage (sur la partie de celui-ci qui dépasse 39 000 euros). Contrairement aux préconisations du rapport Sirugue, il ne nous semble pas utile de couper cette prestation en couverture de base et en complément de soutien. Le plafond  de récupération sur l’héritage devrait cependant être relevé pour permettre la transmission du patrimoine familial de faible valeur à des héritiers à faible revenu. Notons que ce montant de 800 euros (1 100 avec l’allocation logement) est un plancher pour tout projet d’allocation universelle ou de revenu de base.

L’Allocation aux adultes handicapés (AAH) est d’un montant très légèrement supérieur à celui de l’ASPA (808 euros) ; peuvent s’y ajouter, outre les allocations logement, une majoration pour la vie autonome ou un complément de ressources. C’est une allocation individuelle, mais son attribution dépend d’un plafond de ressources tenant compte de la composition du foyer (1 616 euros pour un couple). Statistiquement, l’adulte handicapé échappe à la pauvreté (mais l’indicateur de pauvreté ne tient pas compte des besoins spécifiques des handicapés). Le système apparaît relativement généreux pour les couples d’handicapés (ils ont des besoins spécifiques), mais peu satisfaisant pour les couples actif/handicapé puisque les ressources du conjoint s’imputent pour 80 % sur l’AAH. Ne pas tenir compte des ressources du conjoint serait une réforme nécessaire, du point de vue de l’incitation au travail du conjoint, mais aussi de la justice sociale : la personne handicapée a droit à la solidarité nationale et pas seulement à celle de son conjoint.

L’allocation  supplémentaire d’invalidité est versée aux personnes titulaires d’une pension d’invalidité, n’ayant pas atteint l’âge minimum de la retraite, mais qui n’ont pas vocation à retourner à l’emploi. Elle est au maximum de 404 euros pour une personne seule, de 666 euros pour un couple ; c’est une allocation différentielle jusqu’à un plafond de 702 euros pour une personne seule, de 1 230 euros pour un couple.  Il est difficile de comprendre ce qui justifie la différence de montant avec l’AAH. Une réforme simplificatrice serait d’en faire une allocation individuelle du même montant et même réglementation que l’AAH.

L’allocation de solidarité spécifique est destinée aux chômeurs ayant épuisé leurs droits à l’assurance-chômage. Elle est d’un faible montant (494 euros par mois contre 872 euros pour le montant minimal de l’Allocation de retour à l’emploi (ARE), et son attribution est soumise à un plafond de ressources : 1 138 euros pour une personne seule, 1 788 euros pour un couple. Comme c’est une allocation différentielle, elle aboutit à un effet pervers : le revenu du ménage reste le même quand le salaire du conjoint passe de 1 294 à 1 788 euros. Une réforme simplificatrice consisterait à la transformer en un prolongement de l’Allocation de retour à l’emploi, donc en une prestation individuelle gérée par Pôle emploi comme l’ARE, mais prise en charge par le budget de l’Etat.

L’Allocation veuvage, destinée aux personnes d’âge actif (moins de 55 ans) venant de perdre leur conjoint, est aujourd’hui une prestation d’assistance, versée pendant deux ans aux veuves sans ressources propres. Elle est de 602 euros avec un plafond de ressources de 753 euros. Elle ne laisse donc guère échapper à la pauvreté.  L’aide aux veuves et aux orphelins, en cas de décès précoce, est en fait mieux assurée par les contrats de prévoyance (qui se sont généralisés et devraient être rendu obligatoires), de sorte que l’allocation veuvage ne joue plus qu’un rôle très limité. Comme le suggère le rapport Sirugue, elle pourrait être fondue dans le RSA. Il en va de même pour l’Allocation temporaire d’attente et le Revenu de solidarité d’outre-mer.

Le RSA pour une personne seule est actuellement de 525 euros par mois, soit de 463 euros hors forfait logement, ou de 785 euros (y compris les allocations logement). En 1990, le RMI représentait 35 % du revenu médian (52 % avec les allocations logement) ; en 2015, le RSA est à 31 % du revenu médian (47 % avec les allocations logement). En 2013, le gouvernement avait annoncé une revalorisation de 10 % du RSA en 5 ans, dont 6 % ont déjà été effectué. En 2017, le RSA n’aura pas rattrapé le niveau relatif de 1990. Il serait souhaitable que le montant du RSA, comme celui des autres minimas sociaux, évolue en permanence comme le revenu médian. Le RSA laisse une personne seule en dessous du seuil de pauvreté à 50 %. Il est nettement plus faible que le minimum vieillesse ou l’AAH car la société considère que la personne d’âge actif est responsable de sa situation ; elle  pourrait travailler ; elle doit être incitée à le faire. Grâce à la prime d’activité, travailler à un demi-smic rapporte 278 euros par mois et fait sortir de la pauvreté à 60 %.

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Dans le cas d’un couple avec deux enfants, le RSA n’assure qu’un niveau de vie de l’ordre de 43 % du revenu médian. Grâce à la prime d’activité, le travail rapporte (309 euros pour un demi-SMIC, 596 euros pour un SMIC), mais  il faut un SMIC pour sortir de la pauvreté à 60 %. Le chômage (qui fait perdre la prime d’activité) fait retomber dans la pauvreté. Les enfants de Rmistes ou de travailleurs précaires vivent donc dans la pauvreté alors qu’ils ne sont pas responsables de leur situation et que vivre dans la pauvreté ne leur permet pas de s’épanouir et risque de compromettre leurs études. Leurs parents jouent un rôle social (élever des enfants) et il n’est pas illégitime qu’ils aient un niveau de vie plus élevé qu’un couple sans enfant. Aussi, la question des minima sociaux ne peut faire l’impasse de la question des enfants. Les allocations familiales devraient être revalorisées ; elles sont de 189 euros pour deux enfants alors qu’assurer à chaque enfant une prestation correspondant au seuil de pauvreté à 60 % voudrait qu’elles soient de 350 euros par enfant.  En l’absence de cette revalorisation générale, il faudrait un complément familial de montant élevé pour aider les familles de travailleurs pauvres dès le premier enfant et un RSA nettement revalorisé pour les familles avec enfants. Enfin, la prime d’activité devrait être versée aussi aux chômeurs.

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Les jeunes de 18 à 25 ans apparaissent aujourd’hui comme la classe d’âge la plus pauvre (même si cela doit être relativisé puisque les transferts familiaux sont mal pris en compte ; par ailleurs, ce n’est pas une spécificité française). Les jeunes, étudiants ou chômeurs, sont à la charge de leurs parents, ce qui est source d’injustice sociale entre les jeunes des classes populaires et ceux de familles aisées. Il n’est guère possible aujourd’hui, pour des raisons budgétaires, de créer une allocation d’autonomie, qui socialiserait totalement  la prise en compte des jeunes. Par ailleurs, il serait injuste d’attribuer une allocation aux jeunes étudiants et pas aux jeunes travailleurs.

Le rapport Sirugue propose, et on ne peut que l’approuver, d’étendre le RSA aux jeunes non étudiants  à partir de 18 ans (ou de 21 ans). Il n’y a en effet aucune raison pour qu’un jeune de 23 ans, sans aide de sa famille, vive dans la misère jusqu’à ses 25 ans. Pour une famille pauvre, le jeune toucherait 463 euros au lieu que sa famille touche 210 euros pour lui. En contrepartie, les familles aisées dont le jeune demanderait le RSA perdraient le droit au quotient familial (mais celui-ci ne « rapporte » que 125 euros par mois). Le jeune perdrait lui le droit à l’aide de ses parents (qu’il peut aujourd’hui réclamer en justice). Il faudra donc choisir entre deux formules : le RSA est un droit pour les jeunes qui délie les parents de l’obligation de les aider ; le RSA est versé sous condition de ressource des parents, les parents qui le peuvent doivent continuer à aider leurs jeunes adultes.

Une solution alternative et qui serait sans doute préférable est de donner aux jeunes à la recherche d’un emploi et n’ayant pas droit aux allocations chômage une Allocation d’insertion, équivalente à l’ASS, qui leur donnerait droit à valider des points pour la retraite.

Le RSA est actuellement le dernier filet de sécurité de notre système social. Il est faible pour ne pas désinciter au travail, mais ce souci est peu pertinent en situation de chômage de masse. Les entreprises sont devenues plus exigeantes. Beaucoup de personnes ne peuvent espérer retrouver un emploi. On pourrait rendre le système plus généreux en ouvrant un choix aux personnes qui ne peuvent espérer retrouver un emploi normal dans le secteur privé pour des raisons personnelles et professionnelles (trop âgées, professions en déclin, qualifications périmées, etc.) entre toucher une allocation invalidité (comme dans les pays anglo-saxons) qui pourrait être de l’équivalent de l’AAH (800 euros par mois)  et bénéficier d’un emploi dans une collectivité locale ou une association.

Le système actuel peut être jugé compliqué et inquisiteur. Il cherche à tenir compte de la diversité des situations. Un système plus simple (une allocation universelle versée à chacun[3]) serait moins précis et devrait choisir entre être beaucoup plus coûteux (800 euros par adulte, 400 par enfant) ou beaucoup moins généreux (400 et 200 euros) au détriment des personnes âgées et des handicapés.

 

[1] Une Lettre de l’OFCE avait déjà été consacrée à cette question : Hélène Périvier, 2006, « Quel sort pour les allocataires de minima sociaux », mars, n° 273.

[2] Malheureusement, l’INSEE n’impute pas de loyers fictifs aux propriétaires de leur logement ; aussi, une personne âgée propriétaire touchant le minimum vieillesse peut être classée comme pauvre alors qu’elle a un niveau de vie supérieur à celui d’une personne locataire qui touche les allocations logements.

[3] Voir Guillaume Allègre, 2013,« Comment peut-on défendre un revenu de base ? » Note de l’OFCE,  décembre 2013.




L’inégalité intergénérationnelle dans quatre grands pays de l’UE : un seul modèle peut-il tout expliquer ?

Francesco Vona

L’ampleur des différences de mobilité sociale entre les pays est sujet à beaucoup de débats à la fois politiques et académiques. Les pays scandinaves, relativement égalitaires d’un côté, et de l’autre les pays anglo-saxons, où les inégalités sont plus prononcées, sont souvent pris comme exemples extrêmes pour corroborer une explication fondée sur le capital humain. En fait, d’importantes différences relatives aux systèmes éducatifs (par exemple financement privé vs. public) et le rendement des compétences expliquent relativement bien les écarts de mobilité sociale entre les pays scandinaves et les pays anglo-saxons. Cependant, dans une étude récente utilisant des données individuelles par pays comparables (EU-SILC), nous montrons que l’explication par le capital humain ne suffit pas à rendre compte des différences observées pour quatre pays de l’Union européenne : Allemagne, France, Italie et Espagne[1].

Pour évaluer l’explication fondée sur le capital humain, il faut observer les rémunérations des individus qui dépendent de deux facteurs : le capital familial (qui inclut entre autre la transmission génétique de l’intelligence si elle existe et le capital social) et les talents individuels indépendants de la transmission familiale. Notre hypothèse est que ces deux forces sont complémentaires et donc que l’influence du capital familial est d’autant plus forte que les personnes sont talentueuses : elles n’ont ainsi pas de contrainte géographique et financière pour accéder aux meilleures écoles et bénéficient d’un environnement culturel plus stimulant (Cunha et Heckman, 2007). Nous testons cette hypothèse en utilisant des techniques de régressions qui permettent d’estimer des rendements du capital familial conditionnel au talent individuel (Firpo et al., 2009). Le graphique ci-dessous montre l’effet du capital familial pour chaque décile de rémunérations des enfants. Le coefficient relatif au capital familial doit être interprété comme le pourcentage d’augmentation du salaire consécutive à une augmentation d’un décile dans la position sociale relative des parents[2].

A première vue, nos résultats suggèrent une complémentarité entre l’influence de la famille et les capacités individuelles. Les rendements du capital familial sont plus élevés pour la partie haute de la distribution non seulement en Allemagne et en France, où l’influence de l’éducation est particulièrement importante du fait, respectivement, de l’orientation précoce et du système de grandes écoles, mais aussi dans les deux pays méditerranéens, où le rôle des mécanismes non méritocratiques est plus fort[3]. Toutefois, un modèle fondé sur le capital humain n’explique pas complétement la relation entre les rémunérations et le capital familial. Tout d’abord, le rendement du capital familial est nettement plus pentu en France et en Allemagne qu’en Italie et en Espagne, en cohérence avec l’idée que l’influence des parents agit à travers les réseaux sociaux et le népotisme dans les pays méditerranéens[4]. Deuxièmement, les effets du capital familial sont nettement plus importants en France que dans les trois autres pays[5]. Cet effet de l’influence familiale pour le décile supérieur est probablement dû à l’influence des parents sur la probabilité d’entrer dans les grandes écoles en France. Ainsi, la valeur élevée des rendements du capital familial dans le 7e et 8e décile indique une distribution de plus en plus polarisée selon les origines familiales.

Ce résultat suggère que la question du système scolaire français ne peut pas être réduite à une simple opposition entre école publique et école privée. Une autre explication possible tient à la forte ségrégation résidentielle et donc une remise en question radicale de la politique d’admission de l’école basée sur le quartier de résidence semble nécessaire. Des politiques ciblées favorisant le mélange d’étudiants de différentes origines socio-économiques dans la même école apparaissent ainsi nécessaires pour permettre aux enfants talentueux mais défavorisés de bénéficier de l’effet positif des pairs de meilleure origine familiale. Les expériences récentes menées aux États-Unis montrent que ces politiques sont particulièrement efficaces pour augmenter les perspectives des élèves défavorisés (voir Chetty et al. 2015).

 

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Lecture : en France, pour les enfants dans le dernier décile de revenus, une augmentation d’un décile de la position sociale relative des parents accroît le revenu des enfants d’environ 7,5%.

[1] Voir Raitano, M., Vittori, C, Vona, F., 2015, «The effect of parental background along the sons’ earnings distribution: does one model fit for all?», OFCE Working paper, n° 18-2015, et Applied Economic Letters. Nous utilisons les renseignements fournis par l’enquête EUSILC 2011 qui comprend une section spécifique avec des informations sur les caractéristiques de la famille lorsque l’interviewé avait environ 14 ans.

[2] Nous construisons une mesure globale du capital familial combinant différentes caractéristiques de la famille (il s’agit principalement des résultats scolaires et professionnels des parents) pour obtenir une distribution relative des positions sociales parentales et pouvoir associer chaque enfant à une position sociale donnée classée de un à dix pour plus de commodité.

[3] Notons que le coefficient relatif à l’influence des parents est toujours statistiquement différent de zéro, à l’exception du premier décile de revenu en Allemagne et en Espagne.

[4] Raitano, M., Vona, F., (2015). “Measuring the link between intergenerational occupational mobility and earnings: evidence from eight European countries”, Journal of Economic Inequality, vol. 13(1), 83-102.

[5] Notons que la France affiche une moindre inégalité intergénérationnelle que l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni dans la version précédente de l’enquête EU-SILC.

 




Le rêve américain (enfin) démontré ?

par Maxime Parodi

Dans un court article sorti récemment, Thomas Hirschl et Mark Rank (2015) nous livrent quelques chiffres très étonnants sur la société américaine – chiffres qui, pris au sérieux, amèneraient à nettement relativiser les inégalités de revenus aux Etats-Unis. En effet, leur étude laisse entendre que la société américaine est beaucoup plus fluide qu’on ne le croit. Les Américains vivraient certes dans une société très inégalitaire mais, au cours de leur vie, la plupart des Américains feraient l’expérience de la richesse. Il y aurait, en réalité, un fort turn-over entre les riches et les pauvres et ceci expliquerait pourquoi les Américains se montreraient aussi peu critiques à l’égard des inégalités.

Selon cette étude, au cours de leur vie active (de 25 à 60 ans), 69,8% des Américains auraient eu, au moins une année, des revenus suffisant au sein de leur ménage pour faire partie des 20% les plus riches. 53,1% des Américains auraient fait partie – au moins une année – des 10% les plus riches. Et, plus sélect encore, 11,1% des Américains seraient entrés pour au moins une année dans le club des fameux 1% les plus riches.

Mais avant de croire à ces énormités, il faut examiner plus sérieusement l’étude de Hirschl et Rank. En effet, les chiffres qu’ils présentent ne sont pas une simple description de la société américaine, mais le résultat d’un exercice de modélisation. Derrière ces chiffres, il y a donc des hypothèses et des méthodes qui ont été mises en œuvre et qui méritent d’être discutées.

Dans la dernière Note de l’OFCE (n° 56 du 12 janvier 2015), je montre que les hypothèses utilisées sont irréalistes et que la méthode employée ne supporte pas la présence de données manquantes dans la biographie des enquêtés. L’un dans l’autre, les résultats apparaissent très fortement biaisés en faveur du rêve américain. Il est possible, toutefois, de corriger en partie ces biais. On obtient les résultats du tableau ci-dessous.

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En gros, les chiffres de Hirschl et Rank sont divisés par deux ! Ainsi, 31% des Américains auront au moins une année (entre leurs 25 et 60 ans) un revenu du ménage suffisant pour faire partie des 20% les plus riches. Et 5% des Américains auront une année un revenu du ménage suffisant pour faire partie des 1% les plus riches.

Etant donné l’ampleur des corrections, il est clair que l’étude de Hirschl et Rank déforme la réalité en laissant croire que les destinées sociales aux Etats-Unis sont très chaotiques – comme si une société entière jouait à la roue de la fortune. D’autres articles de Hirschl et Rank complètent d’ailleurs ce tableau. En effet, ce n’est pas la première fois que les auteurs produisent des chiffres avec cette méthode. En 2001, ils l’avaient déjà appliqué à l’autre extrémité de la distribution des revenus. Ils ont ainsi évalué le pourcentage d’Américains qui ont connu dans leur vie un épisode de pauvreté (Hirschl et Rank, 2001). Les chiffres qu’ils exhibent sont également énormes. Par exemple, 54% des Américains auraient vécu un épisode de pauvreté[1] avant leurs 40 ans. En 2005, ils ont appliqué à nouveau cette méthode aux bénéficiaires de coupons d’alimentation (food stamps) et estimé que 50% des Américains ont eu ou auront recours à des coupons d’alimentation au moins une fois dans leur vie (avant 65 ans). L’ordre de grandeur, à nouveau, n’est guère crédible. Une méthode moins coûteuse et plus directe permettrait certainement de s’en rendre compte : il suffirait de demander aux Américains s’ils ont bénéficié un jour de coupons d’alimentation. Même si certains Américains préfèreront peut-être cacher cet événement de leur vie, ce biais d’omission ne sera jamais aussi énorme que celui des analyses de survie précédentes. Soyons clair : leur méthode est une machine à produire des énormités.

 

[1] Le seuil de pauvreté retenu est ici de 1,5 fois la valeur du panier de biens propres à satisfaire a minima les besoins de base.




La simplification au péril de l’égalité

par Françoise Milewski et Hélène Périvier

Légiférer pour porter l’égalité

Les lois sur l’égalité salariale et professionnelle ont connu un long cheminement depuis 1972, de l’affirmation du principe d’égalité à la production d’un diagnostic chiffré permettant de donner corps aux inégalités (via le rapport de situation comparée, élaboré dès 1983 dans la loi Roudy) et à l’obligation de négocier. La loi de 2006 a ouvert la voie aux sanctions financières contre les entreprises récalcitrantes, concrétisées par un article de la loi sur les retraites de 2009. Les tentatives d’amoindrir la portée de la loi furent nombreuses jusqu’en 2012 où les choses ont été peu ou prou clarifiées : les entreprises sont désormais contraintes de réaliser un rapport de situation comparée (RSC) qui rend compte annuellement de l’état des inégalités dans des domaines bien définis ; elles doivent entamer une négociation sur l’égalité professionnelle et salariale et, faute d’accord, elles sont tenues de faire un plan d’action unilatéral. Le contrôle est exhaustif, par le dépôt auprès de l’administration des accords ou des plans (et non plus aléatoire comme dans les premières formulations du décret d’application). Les entreprises qui ne seraient pas en conformité avec la loi sont mises en demeure de s’y conformer sous peine de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.

L’obligation de négocier active la prise en charge collective de cette question. Depuis 2012, le nombre d’accords signés s’est accru, tout comme les mises en demeure et les sanctions. Certes, le contenu des accords ou des plans est souvent encore trop général, mais c’est un début. La loi-cadre du 4 août 2014 sur l’égalité a complété et renforcé le dispositif.

La simplification : naïveté ou renoncement ?

A l’occasion du projet de loi sur le dialogue social (projet de loi Rebsamen), ce long processus législatif est brusquement remis en cause sous prétexte de simplification. Dans la version initiale du projet de loi, l’obligation de produire le diagnostic chiffré (le RSC) disparaît, en étant fondu dans la base de données unique de l’entreprise. L’obligation de négocier en matière d’égalité professionnelle disparaît également, intégrée à d’autres négociations (qualité de vie au travail).

Devant l’ampleur des réactions (associations, personnalités, syndicats, chercheur-e-s…), les trois ministères concernés ont publié un communiqué qui réaffirme quelques principes, dont le fait que « la transmission de toutes les informations qui existent aujourd’hui dans le RSC demeurera obligatoire ». Des amendements seront déposés en ce sens. Mais rien n’est réglé. Les indicateurs sexués demeurent intégrés à la base de données unique et le RSC perd ainsi sa spécificité. La négociation dédiée sur l’égalité n’est pas rétablie et sa périodicité reste incertaine (annuelle ? triennale ?). Le flou demeure.

Quels que soient les résultats du débat parlementaire qui s’ouvre sur le dialogue social, le signal a été donné aux entreprises que la politique d’égalité peut être mise en cause, que les obligations antérieures ne sont finalement pas si impératives et que les efforts entrepris depuis plusieurs années peuvent être relativisés au nom de la simplification.

Si, en laissant le choix aux partenaires sociaux de négocier sur l’égalité professionnelle, cette question avait émergé d’elle-même et conduit à des progrès importants, aucune loi sur le sujet n’aurait été nécessaire. C’est pour répondre à l’inertie et à la persistance des inégalités que des contraintes ont été imposées aux entreprises. C’est parce que notre société doit faire de l’égalité femmes-hommes un principe fondamental que des lois, assorties de contraintes, ont été votées. La complexité du dialogue social sur ce thème tient à la résistance des acteurs. La simplification est donc au mieux une naïveté, au pire un renoncement à produire des politiques publiques porteuses d’égalité.

Dans le domaine de l’égalité, la vigilance est de mise. Supprimer les contraintes, c’est revenir sur le principe d’égalité. Vouloir l’égalité suppose une volonté politique claire et permanente : la continuité et la cohérence des politiques publiques sont en effet essentielles.

C’est le sens de la tribune que des chercheur-e-s ont publiée sur le site des Echos le 19 mai dernier.




A propos du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty

présentation par Gérard Cornilleau

En 2014 l’activité éditoriale en sciences sociales aura été marquée par la publication de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle. Au-delà du succès de librairie mondial, rare pour un ouvrage plutôt difficile et publié originellement en français, le livre de Thomas Piketty a permis de relancer le débat sur la répartition de la richesse et des revenus. Contrairement à l’opinion générale qui veut que la croissance économique gomme les inégalités et débouche à plus ou moins long terme sur une société équilibrée reposant sur une large classe moyenne (hypothèse de Kuznets), Thomas Piketty montre, à partir de données historiques longues et pour partie nouvelles, que la norme est plutôt l’élargissement du fossé entre les plus riches et tous les autres. Les périodes de resserrement apparaissent a contrario liées à des accidents de l’histoire politique et sociale (guerres, renversements idéologiques,…). Dès lors, et à moins qu’un prochain accident ne le contrarie, les sociétés occidentales paraissent condamnées à subir un déséquilibre de plus en plus grand de la répartition des richesses. Pour Piketty, des changements structurels de la fiscalité permettraient de contenir cette dérive insoutenable à long terme.

Il n’est pas étonnant que cette analyse ait renversé la table des idées reçues et provoqué des réactions parfois vives soit de dénégation de la réalité des inégalités, soit de critiques d’une vision trop pessimiste de l’analyse de Thomas Piketty. Il était évident que l’OFCE se devait de participer à ce débat public. Plusieurs chercheurs de l’OFCE ont ainsi contribué en proposant compléments et analyses critiques aux thèses de Thomas Piketty. On trouvera ces contributions dans le dossier publié dans le numéro 137 de la Revue de l’OFCE sur Le capital au XXIe siècle. Elles émanent de Jean-Luc Gaffard qui met l’accent sur les problèmes liés à la nature du capital et aux relations entre sa composante productive, sa rémunération et la régulation de l’ensemble du système qui peuvent modifier les conclusions pessimistes sur le maintien d’un écart durable entre taux de profit et taux de croissance de la production. Guillaume Allègre et Xavier Timbeau cherchent quant à eux à approfondir l’analyse de la nature du capital et ils mettent l’accent sur la montée de la rémunération des droits de propriété qui entraînent l’apparition d’un nouveau type de rentiers de la technologie. Ils analysent aussi la contribution de la richesse immobilière pour conclure comme Thomas Piketty qu’elle participe fortement aux inégalités.

Thomas Piketty a accepté de participer au débat en rédigeant pour la Revue de l’OFCE, une réponse qui précise sa pensée sur un certain nombre de points comme la nature hybride du capital qui mêle capital productif, richesse immobilière ou droits de propriété intellectuels dont le rendement relève plus d’un processus de construction sociale que d’une simple relation technique entre capital et production.

Le présent dossier répond à l’engagement de l’OFCE d’animer un débat scientifique sur les questions majeures en économie. Nos remerciements vont aux auteurs qui ont participé à sa constitution et à Thomas Piketty qui a joué le jeu de la critique constructive. Nous souhaitons enfin que ce dossier permette aux lecteurs de mieux mesurer les enjeux de la question des inégalités en particulier leur rôle dans la cohésion des sociétés à long terme.




Pauvreté et exclusion sociale en Europe : où en est-on ?

par Sandrine Levasseur

En mars 2010, l’UE s’est fixée pour objectif à l’horizon 2020 de réduire de 20 millions, par rapport à 2008, le nombre des personnes en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale, soit un objectif de 97,5 millions de personnes « pauvres » pour 2020. Malheureusement, du fait de la crise, cet objectif ne sera pas atteint. Les derniers chiffres disponibles montrent qu’en 2013, l’UE comprenait 122,6 millions de personnes pauvres ou en exclusion sociale. Étonnamment, l’incapacité de l’UE à respecter l’objectif fixé par l’initiative Europe 2020 sera principalement le fait des pays de l’UE-15, soit pour l’essentiel des pays dit « avancés » au regard de leur développement économique[1]. En effet, si les tendances observées depuis une dizaine d’années se confirment, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) continueront à enregistrer une baisse du nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale. Comment expliquer que les pays de l’UE-15 réalisent d’aussi mauvaises performances en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ? Il est important d’avoir en tête que les meilleures performances des PECO se retrouvent aussi lorsque l’on considère les autres indicateurs d’inégalités de revenus à l’intérieur des pays (e.g. le coefficient de Gini, le ratio de revenus des 20% les plus riches sur celui des 20% les moins riches). Ce n’est donc pas seulement l’évolution de la statistique relative à la pauvreté et à l’exclusion sociale  dans l’UE-15 qui est inquiétante, c’est l’ensemble des statistiques relatives aux conditions de vie et aux inégalités de revenus.

Risque de pauvreté et exclusion sociale : de quoi parle-t-on précisément?

En matière de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale, l’initiative Europe 2020 s’intéresse à trois types de population : les personnes en risque de pauvreté, les personnes en privation matérielle sévère et les personnes à faible intensité de travail[2]. Une personne appartenant à plusieurs types de population ne sera comptabilisée qu’une seule fois.

Selon l’initiative Europe 2020, une personne présente un risque de pauvreté dès lors que son revenu disponible est inférieur à 60% du revenu médian observé au niveau national, le revenu médian étant le niveau de revenu en dessous duquel se trouve le revenu de 50 % de la population nationale (i.e. 50 % de la population a donc un revenu au dessus du revenu médian). Puisque le revenu médian de référence est calculé au niveau national, cela signifie par exemple qu’un individu roumain au seuil du revenu médian dispose d’un revenu bien inférieur à celui d’un individu français, lui-même au seuil du revenu médian : le revenu médian roumain est ainsi cinq fois plus faible que le revenu médian français en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire lorsque que l’on tient compte des différences de prix entre pays[3]. L’indicateur de risque de pauvreté retenu par l’initiative Europe 2020 est donc une mesure des inégalités de revenu entre individus à l’intérieur des pays, et non entre pays.

Précisons que le revenu disponible est considéré en équivalent-adulte, c’est-à-dire que les revenus ont été au préalable comptabilisés au niveau du ménage et que des poids ont été assignés à chacun des membres (1 pour le premier adulte ; 0,5 pour le second et chaque personne de plus de 14 ans ; 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans). Précisons aussi que les revenus disponibles dont il est question ici s’entendent après transferts sociaux, soit après perception des allocations, indemnités et pensions. Autrement dit, ils s’entendent après sollicitation du système social national. En outre, le seuil retenu pour définir le seuil de risque de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian) vise à rendre compte de situations autres que celle de grande pauvreté : il s’agit aussi de tenir compte des personnes ayant des difficultés à satisfaire leurs besoins basiques. À titre illustratif, le seuil de risque de pauvreté à 60 % du revenu médian était en France de 12 569 euros annuels en 2013 (soit 1 047 euros mensuels). Le concept de privation matérielle va raffiner la définition des besoins basiques insatisfaits.

Les personnes en privation matérielle sévère sont les personnes dont les conditions de vie sont contraintes par un manque de ressources et font face à au moins quatre privations matérielles parmi les neuf suivantes : l’incapacité 1) à payer son loyer ou ses factures (eau, gaz, électricité, téléphone) ; 2) à chauffer correctement son logement ; 3) à faire face à des dépenses imprévues ; 4) à manger chaque jour une portion protéinée (viande, poisson ou équivalent) ; 5) à s’offrir une semaine de vacances hors du domicile ; 6) à posséder une voiture ; 7) une machine à laver le linge ; 8) une télévision couleur ; 9) un téléphone.

Les personnes vivant dans un foyer à faible intensité de travail sont celles qui sont âgées de 0 à 59 ans et vivent dans un foyer où les adultes (âgés de 18 à 59 ans) ont travaillé moins de 20 % de leur capacité potentielle au cours de l’année passée.

Selon les dernières statistiques disponibles (tableau 1), quelques 122,6 millions de personnes dans l’UE-28 appartenaient à au moins l’un de ces trois types de population en 2013, soit près d’une personne sur quatre (un peu plus de 24 %).

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Une évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale entre l’UE-15 et les PECO

Si un peu plus de 30 % de la population des PECO est « pauvre » ou en exclusion sociale (contre 22,6 % dans l’UE-15), le fait marquant est que le nombre de pauvres et d’exclus sociaux est en diminution dans les PECO depuis 10 ans tandis qu’il a augmenté dans l’UE-15, surtout depuis le début de la crise (tableau 1).

Au cours des dix dernières années, le nombre de pauvres et d’exclus sociaux a baissé dans presque tous les PECO (à l’exception de la Hongrie et de la Slovénie) et il a augmenté dans presque tous les pays de l’UE-15 (à l’exception de la Belgique, des Pays Bas et de la Finlande). En 10 ans, les PECO ont ainsi enregistré une baisse de 11,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux. De son côté, l’UE-15 a enregistré un supplément de 8,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux, dont 85 % depuis 2009. C’est donc la crise qui a été très dommageable à l’UE-15 en matière de pauvreté et d’exclusion sociale. Les PECO ont, somme toute, bien résisté : un certain nombre d’entre eux ont continué à enregistrer une diminution de leur nombre de pauvres et d’exclus sociaux.

Comment expliquer cette évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale ?

Le premier facteur qui explique l’évolution contrastée de la pauvreté entre l’UE-15 et les PECO est le contexte économique globalement plus favorable à l’Est de l’Europe qu’à l’Ouest, y compris pendant la période de crise.

En effet, le taux de croissance moyen du PIB sur les dix dernières années (de 2004 à 2013) a été de 3,2 % dans les PECO contre 0,8 % dans l’UE-15. Les PECO, touchés par la crise, ont malgré tout enregistré une croissance annuelle moyenne de 0,7 % sur la période 2009-2013 (contre -0,1 % dans l’UE-15). L’observation des taux de chômage et d’emploi durant la crise montre une évolution plus favorable des marchés du travail dans les PECO relativement à l’UE-15 (tableau 2).

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Dès lors, le risque de pauvreté avant transferts sociaux a continué à régresser dans les PECO tandis qu’à partir de 2009, il a augmenté dans l’UE-15 (Tableau 3). De ce fait, la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (dans la population totale du pays) avant transferts est devenue dans les PECO inférieure à celle observée dans l’UE-15. La crise a donc eu un effet direct (i.e. avant redistribution) différencié sur les inégalités de revenus à l’intérieur des pays : à l’Est, les inégalités de revenus ont baissé, tandis qu’à l’Ouest elles ont augmenté.

La sollicitation des systèmes sociaux dans les pays de l’UE-15 a cependant eu pour effet de renverser (ou d’atténuer) les différences de taux de pauvreté après transferts (Tableau 3). En 2013, le taux de pauvreté après transferts s’établissait à 16,5 % dans l’UE-15 contre 17,2 % dans les PECO (15,4 % si on exclut la Bulgarie et la Roumanie). Le coefficient de Gini, lequel constitue une mesure plus habituelle des inégalités de revenus à l’intérieur des pays, confirme aussi que, dorénavant, les inégalités de revenus sont plus élevées dans l’UE-15 que dans les PECO[4].

Notons que l’intensité de la redistribution (en points de % ou en taux) a été plus forte dans l’UE-15 que dans les PECO durant la crise. Pour autant, en évolution temporelle, le taux de redistribution a diminué à l’Est comme à l’Ouest à partir de 2009. Avant-crise, le système social permettait de réduire de 37,3 % le nombre de personnes au seuil de pauvreté et en exclusion sociale dans l’UE-15 ; pendant la crise, ce taux est passé à 36,8 %. Dans les PECO, la baisse du taux de redistribution a même été encore plus forte, de l’ordre de 3,7 points de %. A titre illustratif, si les taux de redistribution de la période pré-crise avaient été maintenus durant la période de crise, c’est quelque 1,4 million de personnes supplémentaires qui seraient sorties du risque de pauvreté durant la période de crise (0,5 million dans l’UE-15 et 0,9 million dans les PECO).

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Cela nous amène au second facteur explicatif. Les consolidations budgétaires réalisées dans un grand nombre de pays de l’UE en vue de satisfaire le Pacte de stabilité et de croissance et/ou les marchés financiers sont-elles responsables de l’augmentation des personnes en risque de pauvreté après transferts que l’on constate dans l’UE-15 ? Ont-t-elles pu constituer un frein à la baisse des taux de pauvreté observée dans les PECO qui, si oui, aurait été encore plus forte ?

La littérature empirique sur la question est plutôt clairement tranchée : elle montre que les inégalités de revenu à l’intérieur des pays augmentent durant les périodes de consolidation budgétaire[5] (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Mulas-Granados, 2003 ; Woo et al., 2013 ). Parmi les instruments de la consolidation budgétaire (i.e. baisse des dépenses publiques, augmentation des recettes fiscales), ce serait tout particulièrement les coupes dans les dépenses qui augmenteraient les inégalités de revenu (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Bastagli et al., 2012 ; Woo et al., 2013). Les consolidations budgétaires réalisées après l’occurrence d’une crise bancaire auraient un effet négatif sur les inégalités de revenus beaucoup plus fort que les consolidations budgétaires réalisées en dehors d’une crise bancaire (Agnello et Sousa, 2012). Les petites consolidations (i.e. celles inférieures à une baisse du déficit public de 1 point de PIB) auraient un effet négatif sur les inégalités plus fort que les grosses consolidations budgétaires (Agnello et Sousa, 2012).

Si l’on croit les résultats de cette (encore petite) littérature, les consolidations budgétaires de ces dernières années n’auraient pas suivi le timing idéal : elles auraient été mises en place trop tôt au regard de l’occurrence de la crise. Elles n’auraient pas non plus été de taille optimale : insuffisantes pour résorber substantiellement le déficit public tout en étant très coûteuses en termes d’augmentation des inégalités de revenus entre les individus. S’il est difficile de se forger une opinion ferme et définitive sur le lien entre consolidations budgétaires et inégalités de revenus (et donc pauvreté) à partir d’une littérature peu abondante, les études citées précédemment présentent un intérêt : elles interpellent quant aux effets possiblement néfastes des politiques d’austérité mises en place ces dernières années.


[1] L’initiative Europe 2020 spécifie des objectifs de réduction de pauvreté et d’exclusion sociale par pays. Ici, nous nous intéressons essentiellement aux évolutions différenciées entre deux zones : l’UE-15 et les PECO.

[2] Voir l’article de Maître, Nolan et Whelan (2014) pour une analyse critique très fouillée des critères statistiques de la pauvreté et de l’exclusion.

[3] En euros courants, la différence de revenu est encore plus forte : elle s’élevait à 90 % en 2013. A cette date, le revenu médian français était de 20 949 euros annuels (et celui observé en Roumanie de 2 071 euros).

[4] La différence (en la faveur des PECO) est d’autant plus marquée que la Bulgarie et la Roumanie sont exclues : le coefficient de Gini après transferts est alors de 0,291 contre 0,306 pour l’UE-15. Le coefficient de Gini peut prendre une valeur entre 0 et 1. Plus le coefficient tend vers 1, plus une petite part de la population détient une part importante des revenus. A la limite, le coefficient vaut 1, c’est-à-dire qu’un individu détient tous les revenus.

[5] Du fait du mode de calcul du seuil de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian), une augmentation de la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté correspond bien à une augmentation des inégalités de revenu entre les individus.




Politiques redistributives et demande d’équité

par Gilles Le Garrec

Six ans après le début de la Grande Récession, le bilan économique de la France reste bien morose : la croissance est atone, le nombre chômeurs s’établit à près de 3,5 millions en métropole et la dette publique s’approche de la barre des 100% du PIB (95,4 % au sens de Maastricht en 2014 selon l’OFCE). Au rang des satisfactions, on peut citer la capacité du système de protection sociale à atténuer l’augmentation des inégalités de revenu. L’indice de Gini[1] calculé sur la population active (âgée de 18 à 65 ans) montre ainsi qu’entre 2008 et 2011, l’augmentation des inégalités de revenu marchand a été de 2,9 points de pourcentage tandis que celle des inégalités de revenu disponible n’a été que de 1,8 point. Pour ce faire, les dépenses sociales ont augmenté de 0,8 point, les portant à 19 % du PIB hors branche Vieillesse[2]. Pourtant, l’une des peurs associées à la crise (sa durée, son ampleur) est celle que la France ne puisse plus continuer à garantir aux individus un aussi haut niveau de protection sociale. Cette peur est-elle justifiée ? Pas forcément.

En effet, partant du postulat qu’en démocratie, une politique ne peut être menée que si elle obtient le consentement majoritaire des citoyens, Meltzer et Richard (1981) suggèrent qu’un accroissement des inégalités conduit à une demande accrue de redistribution non pas parce que les individus ont une aversion pour les inégalités, mais plutôt parce ce qu’ils ne sont motivés que par leur propre intérêt. Ainsi, plus l’individu médian, en termes de revenu[3], est pauvre par rapport à la moyenne de la population, c’est-à-dire plus la distribution des revenus est inégalitaire, plus il aura intérêt à réclamer une forte redistribution du revenu. Selon cette approche, la crise économique, du fait du creusement des inégalités qu’elle engendre, doit se traduire par une augmentation des dépenses sociales. La redistribution n’est pas subie : bien au contraire, elle est soutenue par une majorité de citoyens. Attrayante par sa simplicité, cette explication souffre d’un défaut majeur : on ne retrouve pas dans les données la supposée corrélation positive entre inégalité de revenus et redistribution. Typiquement, le niveau d’inégalité mesuré par l’indice de Gini (avant taxes et transferts) est de 0,46 en France pour ce qui concerne la population active, contre 0,475 aux Etats-Unis, alors que le niveau des dépenses sociales n’y est que de 13% du PIB[4]. Plus généralement, et comme l’illustre le graphique 1, ladite corrélation se révèle nulle, voire négative (voir Perotti, 1996 pour une revue empirique). Pour comprendre les éventuelles fragilités du système de protection sociale français, on ne peut donc pas se contenter du cadre d’analyse proposé par Meltzer et Richard (1981).

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L’inadéquation des faits observés à la théorie a engendré plusieurs pistes de recherche[5]. En particulier, le postulat selon lequel les individus ne sont mus que par leur propre intérêt a été remis en cause par un grand nombre d’expériences de laboratoire. Prenons, par exemple, le jeu de l’ultimatum. Dans ce jeu, deux sujets anonymes doivent se mettre d’accord sur le partage d’une somme d’argent. Le premier participant doit proposer un partage. Le second peut alors soit accepter soit refuser l’offre. S’il accepte, le partage se fait, sinon personne n’obtient rien. En théorie, le premier joueur doit donc toujours offrir au second joueur aussi peu que possible sachant que ce dernier acceptera toute offre strictement positive. Contrairement à cette prédiction, les résultats de l’expérience montrent qu’un grand nombre d’individus proposent 50 % de la somme au second joueur, pour une offre moyenne de l’ordre de 40 %. De plus, toute offre inférieure à 25 % de la somme a une forte chance d’être rejetée. Ces résultats mettent en évidence des comportements caractérisés par un sens de la justice distributive. Interrogé en dehors du laboratoire sur les raisons pour lesquelles quelqu’un serait favorable à la redistribution, ce motif ressort particulièrement. Ainsi, les données d’enquête soulignent que les individus tendent à soutenir d’autant plus de redistribution qu’ils pensent que la pauvreté est causée par des facteurs dont les individus ne sont pas responsables (voir Fong, 2001). Dans la lignée de ces résultats, la croyance selon laquelle la chance plutôt que l’effort détermine le revenu s’avère avoir une capacité prédictive des montants nationalement redistribués plus forte que les inégalités de revenus.

Ainsi, afin de déterminer par quel canal le souci des autres permet d’expliquer les différences de redistributions observées entre les démocraties, la littérature théorique s’est intéressée à la formation des croyances. Dans l’approche de Alesina et Angeletos (2005), les préférences des individus associent intérêt personnel et demande d’équité. Plus précisément, l’équité y est définie selon le principe chacun doit recevoir ce qu’il mérite. Sachant que les revenus dépendent à la fois de la chance et des efforts consentis, ils montrent que les différences entre les pays des montants redistribués résultent de croyances différentes et auto-réalisatrices. S’attendant à peu de redistribution, les Américains vont investir d’autant plus dans leur capital humain et engendrer ainsi les conditions pour une faible redistribution puisque la chance est réduite dans la détermination des revenus. A l’inverse, les Européens, en s’attendant à une forte redistribution, investissent moins dans leur capital humain. La chance est donc plus importante dans la détermination des revenus ; les individus vont donc soutenir une forte redistribution selon le principe d’équité. Par ailleurs, en supposant que Américains et Européens partagent les mêmes préférences, Alesina et Angeletos mettent en évidence un résultat important : le modèle américain avec peu de redistribution serait préféré par une majorité de citoyens au modèle européen parce qu’il engendre moins de distorsion et se traduit donc par un revenu global plus élevé. Cependant, cela ne veut pas dire que les plus pauvres ne préfèrent pas le modèle avec forte redistribution. A l’encontre de ce résultat basé sur l’hypothèse que les Américains et les Européens ont des préférences identiques, Corneo (2001) a montré que les Allemands de l’Ouest incorporaient dans leurs préférences des motivations collectives alors que les Américains n’étaient motivés que par leur propre intérêt. L’intensité de la motivation collective serait donc déterminée culturellement. Dans cette optique, dans le prolongement de l’approche proposée par Alesina et Angeletos (2005), Le Garrec (2014) propose un mécanisme de transmission culturelle de l’intensité de la demande d’équité. En conformité avec le processus de socialisation, l’observation durant l’enfance de l’incapacité de la génération précédente à mettre en place une politique redistributive juste va réduire le coût moral à ne pas soutenir soi-même une politique juste plus tard. Lorsque les individus sont socialisés dans un environnement caractéristique d’une politique redistributive juste, la demande d’équité reste forte dans les préférences : un système avec forte redistribution (par exemple, de type français) est pérenne et se perpétue de générations en générations. A l’inverse, si les individus sont socialisés dans un environnement où les choix redistributifs apparaissent éloignés de toute justice distributive, l’internalisation de la norme « la réussite individuelle prime » réduit le poids de l’impératif moral dans les préférences. Dans ce cas, un système avec faible redistribution (comme aux Etats-Unis) est également pérenne. Dans Le Garrec (2014), le choix d’un système va donc dépendre des histoires respectives des nations[6].

Au regard des extensions apportées au modèle canonique de Meltzer et Richard (1981), extensions basées sur la demande d’équité observée au niveau individuel, peut-on comprendre les craintes adressées quant à l’avenir du modèle de protection sociale français, c’est-à-dire d’un modèle caractérisé par une forte redistribution ? Notons d’abord que dans les extensions, puisque les individus restent en partie motivés par leur propre intérêt, l’effet Meltzer-Richard continue à exister. Une augmentation des inégalités tend ainsi à accroître le niveau de redistribution et celui-ci reçoit un soutien majoritaire aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Toutefois, dans la perspective d’Alesina et Angeletos, la force de la crise économique pourrait fragiliser le modèle français si elle amène les individus à croire qu’il ne peut plus être financé. Dans ce cas, la croyance pourrait devenir auto-réalisatrice et finir par provoquer une forte diminution de la générosité du système de protection sociale, pour tendre vers un système à l’américaine. Cette interprétation du modèle d’Alesina et Angeletos (2005) est d’autant plus crédible que le modèle américain avec peu de redistribution y apparaît préféré par une majorité d’Européens. La crise pourrait alors agir en révélateur pour changer les croyances. Cette perspective, cependant, n’est pas présente dans Le Garrec (2014), et pour cause les préférences co-évoluent avec le système de protection sociale. Un Français préféra (en moyenne) une forte redistribution parce que ses préférences traduisent une forte demande d’équité. De ce point de vue, le modèle avec forte redistribution, comme celui avec faible redistribution, apparaît très pérenne. Néanmoins, la pérennité du modèle avec forte redistribution nécessite dans Le Garrec (2014) un consensus minimal au sein de la société sur les causes de l’injustice afin de garantir une norme morale suffisamment forte. Or, la crise économique en Europe se caractérise justement par un fort désaccord sur ses origines : endettement excessif des ménages ou du gouvernement, austérité fiscale, conservatisme monétaire, divergence des compétitivités avec une monnaie unique, manque de solidarité entre nations, etc … Dans cette optique, la crise pourrait mettre en péril le modèle français par un affaiblissement de la norme morale. Au final, contrairement à l’approche de Meltzer et Richard (1981), les approches d’Alesina et Angeletos (2005) et de Le Garrec (2014), en approfondissant les motivations des individus, offrent des clés de compréhension, différentes et complémentaires, pour appréhender les éventuels périls que pourrait subir le système de protection social français à la suite de la crise économique.

 

Références

Acemoglu D., Naidu S., Restrepo P. and Robinson J. (2013), Democracy, redistribution and inequality, NBER WP 19746.

Alesina A. and Glaeser E. (2004), Fighting poverty in the US and Europe: A world of difference, Oxford University Press.

Alesina A. and Angeletos G.-M. (2005), Fairness and redistribution: US versus Europe, American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.

Corneo G. (2001), Inequality and the State: Comparing US and German preferences, Annals of Economics and Statistics, 63/64, pp. 283-296.

Fong C. (2001), Social preferences, self-interest, and the demand for redistribution, Journal of Public Economics, 82(2), pp. 225-246.

Le Garrec (2014), Fairness, socialization and the cultural demand for redistribution, OFCE WP 2014-20.

Meltzer A. and Richard S. (1981), A rational theory of the size of government, Journal of Political Economy, 89(5), pp 914-927.

Perotti R. (1996), Growth, income distribution and democracy: what the data say, Journal of Economic Growth, 1(2), pp. 149-187.

 

 


[1] L’indice de Gini est basé sur la comparaison entre les proportions de population et le cumul de leurs revenus. Une valeur de 0 correspond à une égalité parfaite, une valeur de 1 à une inégalité complète.

[2] La logique du système de retraite n’étant pas une réduction des inégalités de revenus mais la provision d’un salaire différé sur la base de ce qui a été cotisé, il est préférable d’enlever ces dépenses pour évaluer à son juste niveau la capacité des dépenses sociales à réduire ces inégalités.

[3] 50% des individus ont un revenu supérieur à celui de cet individu, 50% ont un revenu inférieur.

[4] Les dépenses sociales (ainsi que les taxes) sont en outre moins progressives aux Etats-Unis qu’en France. Ainsi, une dépense sociale de 1 % de PIB permet une réduction de l’indice de Gini de 1,74 %en France contre 1,46 % aux Etats-Unis.

[5] Voir Alesina et Glaeser (2004), Acemoglu et al. (2013) pour un panorama des différentes extensions apportées au modèle canonique.

[6] L’analyse des faits historiques permettant d’expliquer la convergence vers un type de modèle de protection sociale plutôt qu’un autre dépasse le cadre de cette note. Pour cela, on pourra se référer à l’ouvrage d’Alesina et Glaeser (2004).




Le travail aux Etats-Unis : plus longtemps, plus péniblement et … le week end !

par Elena Stancanelli, Ecole d’Economie de Paris, CNRS et Chercheure Associée à l’OFCE[1].

Désormais, les Américains travaillent plus longtemps que les Européens. Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli montrent, dans “Long Workweeks at Strange Hours”, que l’allongement de la durée hebdomadaire du travail aux Etats-Unis va de pair avec le fait que les Américains travaillent souvent la nuit et le weekend.

Leurs résultats s’appuient sur l’exploitation d’une base de données originale, celle des emplois du temps d’individus américains et d’un panel d’individus européens, qui mesure de façon précise leur temps de travail (hebdomadaire, week-end, nuit) mais aussi tout un ensemble d’activités (loisirs, soins aux enfants, travaux domestiques, temps de repos, etc.) grâce à un « cahier journalier » [2]. Les individus sont interviewés tout au long d’une journée (24 heures) et par créneaux de dix minutes (144 créneaux de dix minutes sont renseignés pour chaque individu). Ces données sont collectées par les instituts nationaux de statistiques pour des échantillons représentatifs de la population à un rythme annuel aux Etats-Unis mais beaucoup moins fréquemment en Europe. Par exemple, en France, l’enquête Emploi du temps (EDT) n’est collectée par l’INSEE qu’une fois tous les douze ans. [3]

Aux Etats-Unis, plus de 30 % des salariés travaillent plus de 45 heures par semaine, soit beaucoup plus qu’en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). On constate une diminution importante des heures travaillées par personne au cours des deux dernières décennies dans presque tous les pays de l’OCDE. Seuls font exception les Etats-Unis où les heures travaillées n’ont baissé que de 2% de 1979 à 2012 contre, par exemple, une réduction de 18% en France (tableau 2). Il est donc assez peu surprenant qu’une personne sur trois y travaille le week-end contre moins d’une sur cinq en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). Le travail de nuit, défini comme le fait de travailler entre 22h00 et 6h00, est encore moins répandu en France puisqu’il ne concerne que 7 % des travailleurs contre plus de 25 % aux Etats-Unis et entre 10-15 % en Allemagne et aux Pays Bas (tableau 1). De plus, le travail du week-end est le plus souvent effectué par les individus les moins qualifiés, les immigrés et les femmes, c’est-à-dire par ceux dont le pouvoir de négociation est faible (Kostiuk, 1990 ; Shapiro, 1995). Cela confirmerait donc la pénibilité du travail du week-end et son caractère contraint. En revanche, les individus travaillant la nuit présentent des caractéristiques beaucoup plus variées. Les travailleurs les plus éduqués ont cependant tendance à moins travailler la nuit, ce qui, là encore, en suggèrerait la pénibilité.

Enfin, un exercice de simulation montre que même si on suppose que les Etats-Unis sont identiques aux pays européens en termes de caractéristiques démographiques, ainsi qu’en matière de structures d’emploi (secteur d’occupation, type d’emploi, heures travaillées)[4], on ne parvient pas à expliquer pourquoi les Américains travaillent autant et le week-end et la nuit (Hamermesh et Stancanelli, 2014). Comment expliquer cela ? Par le jeu de différences culturelles entre les Etats-Unis et l’Europe ? Par le jeu de différences institutionnelles ? Par une interaction complexe entre culture et institutions ? Vaste débat, encore non tranché.

Quoiqu’il en soit, l’un des résultats importants de l’étude est le caractère socialement non désirable du travail du week-end, en raison des nuisances qu’il peut occasionner dans les échanges familiaux (Jenkins et Osberg, 2005) et la vie sociale (Boulin et Lesnard, 2014). De quoi faire réfléchir nos parlementaires dans le cadre du vote de la loi Macron ?

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Bibliographie

Jean-Yves Boulinet Laurent Lesnard, 2014, The social costs of Sunday work, mimeo.

Jonathan Gershuny et Kimberly Fisher, 2014, “Multinational Time Use Study,” in Alex Michalos, ed., Encyclopedia of Quality of Life and Well-Being Research. New York: Springer Science.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, “Long Workweeks and Strange Hours”, Industrial and Labor Relations Review, à paraître.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, Long Workweeks and Strange Hours, NBER Working Paper No. 2044, et Document de Travail OFCE, No.27, December 2014 et VOX CEPR’s Policy Portal.

Kostiuk, Peter, 1990, “Compensating Differentials for Shift Work”, Journal of Political Economy 98(3): 1054-75.

Jenkins, Stephen, et Lars Osberg, 2005, “Nobody to Play With? The Implications of Leisure Coordination”, In Daniel Hamermesh et Gerard Pfann (Eds.), The Economics of Time Use, pp. 113-45. Amsterdam: Elsevier.

Shapiro, Matthew, 1995, Capital Utilization and the Premium for Work at Night. Unpublished paper, University of Michigan.

 


[1] L’auteur tient à remercier Sandrine Levasseur, rédactrice en chef du Blog de l’OFCE, pour ses commentaires très constructifs et ses précieuses suggestions.

[2] Les auteurs utilisent la version harmonisée des données, mise à disposition par un groupe de chercheurs de l’Université de Oxford (voir Gershuny et Fisher, 2014).

[3] Ces données reposent sur la moyenne des années 2010 pour les Etats-Unis et sur différentes années au début des années 2000 pour les pays européens, dont 1998-99 pour la France. Pour ce pays, nous avons décidé d’utiliser l’EDT 1998-99 car l’EDT plus récente, celle de 2009-10, tombe en pleine crise économique, ce qui risque d’avoir affecté les rythmes de travail. De plus, les enseignants y ont été visiblement sur-échantillonnés, ce qui fausserait ultérieurement toute comparaison internationale – les poids ne corrigeant pas parfaitement cette distorsion. Il semble peu probable que la différence entre les Etats-Unis et les pays européens se soit resserrée dans les années plus récentes.

[4] Pour les Etats-Unis, on inclut aussi dans les régressions des effets fixes pour les différents Etats, afin de capturer les différences institutionnelles d’un Etat à l’autre.