Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans une réponse au Capital au XXIe siècle, Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer (2014) tentent de montrer que la conclusion du livre en termes d’explosion des inégalités de patrimoine « n’est pas plausible ». Les auteurs pointent une incohérence dans la thèse de Thomas Piketty : le modèle d’accumulation du capital serait implicitement un modèle d’accumulation du capital productif, ce qui serait incohérent avec le choix d’inclure le capital immobilier à sa valeur de marché dans la mesure du capital. Correctement évalué, le ratio capital sur revenu serait resté stable en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Canada, ce qui contredirait la thèse de l’ouvrage de Thomas Piketty.

Nous répondons, dans la Note de l’OFCE n°42, 25 juin 2014 (« Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités? »), que les auteurs minimisent la contribution du logement aux inégalités. En particulier, nous ne pensons pas que l’évolution des prix de l’immobilier ait des « effets de second ordre (effets redistributifs réels) et atténués ». Comme souvent, le désaccord s’explique en partie par une absence de consensus sur ce qui compte vraiment en matière d’inégalités : les inégalités de patrimoine ? De revenus ? De consommation ? Ou encore la dynamique potentiellement divergente de ces inégalités ? Le désaccord s’explique aussi par le type de modèle utilisé. Les auteurs utilisent un modèle dynastique dans lequel les biens immobiliers sont transmis de parents à enfants puis aux petits-enfants. Dans ce modèle, les variations de prix de l’immobilier n’ont pas d’effet réel. Ce modèle n’est pas pertinent pour rendre compte des inégalités engendrées par l’immobilier dans une société où les personnes sont mobiles et ont des projets de vie différents de ceux de leurs parents.

La bulle immobilière risque d’entretenir une dynamique inégalitaire. La propriété dans les métropoles devient en effet de plus en plus un club fermé pour aisés, ce qui partitionne les jeunes entre ceux dotés en capital social, éducatif ou financier, et qui peuvent accéder à la propriété et ceux qui ne peuvent que louer, ou déménager vers des territoires moins dynamiques, avec la conséquence de réduire encore plus leur accès aux différents types de capital. Ne vaudrait-il pas mieux construire suffisamment pour que chacun trouve à se loger à un prix en lien avec les aménités offertes ? Comment penser que la seconde situation n’est pas plus égalitaire que la première ?

Pour en savoir plus : Allègre, G. et X. Timbeau, 2014 : « Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ? », Note de l’OFCE, n°42 du 25 juin 2014.




Pourquoi lire Piketty ?

par Jean-Luc Gaffard

L’ouvrage de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », a reçu un extraordinaire accueil à la mesure du travail empirique effectué, mais aussi du problème politique abordé, celui de l’accroissement spectaculaire des inégalités aux Etats-Unis. Paul Krugman et Joseph Stiglitz notamment, tous deux inquiets des tendances observées dans la société américaine, et pour qui elles sont une menace pour la démocratie, voient dans les travaux de Piketty la confirmation de leurs craintes.

Fort de l’impressionnante masse des données accumulées et d’une solide connaissance historique que renforce la lecture de grands romans de la littérature française et anglaise, Piketty prédit l’avènement d’une seconde Belle Epoque, en fait le retour à un capitalisme patrimonial basé sur l’héritage, quand revenu et capital se concentrent entre les mains du centile supérieur de la population, quand le ratio du capital au revenu augmente significativement. Plus fondamentalement, il entend souligner l’existence d’une tendance séculaire à la stagnation et au creusement des inégalités, inscrite dans l’observation d’un taux de rendement du capital durablement supérieur au taux de croissance de l’économie, un peu à la façon dont Marx insistait sur l’existence d’une baisse tendancielle du taux de profit. Le XXe siècle, et plus particulièrement la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, caractérisée par une forte croissance associée à la réduction des inégalités et un poids moindre du capital par rapport au revenu, n’auraient alors été qu’une parenthèse maintenant refermée. La thèse défendue est que la société capitaliste aurait renoué avec une croissance faible et des inégalités croissantes nourries par la transmission des patrimoines plus que par la rémunération des talents individuels.

L’ouvrage, toutefois, est ambivalent. Un fossé existe entre la grande richesse des données rassemblées et la simplicité revendiquée de la théorie censée en rendre compte. D’un côté, un modèle trop simple, fondamentalement a-institutionnel, retient un taux de croissance définitivement exogène et ignore l’hétérogénéité du capital, faisant de la répartition une donnée technique sans influence en retour sur la croissance elle-même. D’un autre côté, la richesse des données et les intuitions qui y sont associées incitent à réfléchir sur les tenants et aboutissants de la répartition des revenus et des patrimoines pour lui redonner une place centrale dans la théorie économique et lui restituer sa dimension sociale.

En fait, il est une conviction qui parcourt le livre : le taux de croissance, quelque puissent être les politiques économiques mises en œuvre, redeviendrait faible parce que le rattrapage ne serait plus de mise et parce que le potentiel de gains de productivité serait largement épuisé. L’héritage deviendrait, alors, d’autant plus prégnant dans la distribution des richesses qu’il alimenterait le creusement des inégalités. Ce pessimisme fondamental justifie la simplicité revendiquée de l’explication théorique. S’il fallait le partager, il faudrait, toutefois, mieux l’étayer en s’interrogeant sur les causes et les effets de la formation des rentes et en rompant avec une analyse néo-classique de la croissance décidément sans véritable pertinence au regard du sujet traité. L’évolution de la répartition des revenus et des richesses n’a rien de naturel, mais répond à des choix politiques et à des normes sociales. La question est, alors, de savoir si les choix et les normes des années de l’âge d’or ont encore un sens, en fait si le politique peut encore contrebalancer les forces de ce qu’il faut bien appeler le déclin et qui menaceraient les sociétés capitalistes modernes.

Ainsi le défi est-il implicitement lancé qui naît de par la lecture de Piketty. Il est d’élaborer une analyse qui, suivant une intuition que l’on doit aux économistes classiques, reposerait sur l’idée que l’augmentation du poids de la rente distinguée du profit, alimenterait la hausse des achats d’actifs improductifs ou de biens de luxe au détriment de l’accumulation de capital, et constituerait le véritable obstacle à la croissance.

Ces différents éléments sont développés dans la Note de l’OFCE, n°40 du 2 juin 2014, « Le capital au XXIe siècle : un défi pour l’analyse’ », qui fait suite au document de travail de Guillaume Allègre et Xavier Timbeau publié précédemment (voir le billet du blog ici).




La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty propose une analyse critique de la dynamique de l’accumulation du capital. Le livre est au niveau, très élevé, de son ambition : il traite d’un sujet essentiel, il s’appuie sur un très gros travail statistique qui apporte un éclairage nouveau sur la dynamique de la répartition, et avance des propositions de politiques publiques. Thomas Piketty combine ainsi l’approche des grands auteurs classiques (Smith, Ricardo, Marx, Walras) avec un travail empirique impressionnant qui n’était pas accessible à ses prédécesseurs illustres.

Thomas Piketty montre les mécanismes poussant à la convergence ou à la divergence dans la répartition des richesses et insiste sur une force de divergence qui est généralement sous-estimée : si le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g), ce qui a pratiquement toujours été le cas dans l’histoire, alors il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir ».

Le livre cherche ainsi des fondements macroéconomiques (r>g) aux inégalités alors que les explications habituelles sont d’ordre micro-économique. Dans un Document de travail de l’OFCE n°2014-06, nous soulignons que cette macro-fondation des inégalités n’est pas convaincante et que l’on peut interpréter les faits décrits selon une causalité différente où les inégalités découlent du fonctionnement (imparfait) des marchés, des rentes de rareté et de l’établissement des droits de propriété. Ce n’est pas r>g  qui a transformé les entrepreneurs en rentiers, mais la mise en place de mécanismes permettant l’extraction d’une rente perpétuelle qui explique la constance historique r>g.

Cette interprétation différente des mêmes phénomènes a des conséquences en termes de politique publique. L’imposition ex post du capital, si nécessaire, ne peut être qu’un choix de second rang : il faut d’abord lever les contraintes de rareté et se préoccuper de la définition des droits de propriété ainsi que des droits des propriétaires et des non-propriétaires. Les propriétaires immobiliers sont-ils libres de fixer un loyer à leur convenance ? Peuvent-ils limiter la construction autour de leur propriété ? Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils protégés par le droit du travail ? Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les décisions managériales à l’intérieur des entreprises ? Ce sont, il nous semble, les réponses apportées à ces questions qui déterminent le rapport entre croissance économique et rendement du capital, ainsi que le poids du capital dans l’économie. L’objectif est d’éviter que les détenteurs de capitaux exploitent un rapport de force en leur faveur. En cela, bien qu’il ait changé de support, le capital au XXIe siècle pourrait ressembler à celui de la fin du XIXe siècle. Contre cela il faudra plus qu’un impôt sur le capital.

Pour en savoir plus : « La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités », Document de travail de l’OFCE, n°2014-06.




A la recherche de l’égalité …

Maxime Forest et Hélène Périvier

Le 20 mars à 14h45 se tiendra à Sciences Po la conférence de lancement du projet EGERA (Effective Gender Equality in Research and the Academia). De quoi s’agit-il ?

Etablir une égalité réelle entre femmes et hommes dans la recherche et l’enseignement supérieur est un défi majeur que l’Europe cherche à relever depuis déjà plusieurs années. Dans cette optique, elle soutient des projets visant des changements structurels dans la recherche en matière d’égalité femmes-hommes.

Depuis le 1er janvier 2014, Sciences Po coordonne le projet EGERA via PRESAGE, le Programme de Recherche et d’Enseignement des SAvoirs sur le GEnre piloté par l’OFCE.  Sept institutions se sont engagées dans cette voie aux côtés de Sciences Po. Toutes vont devoir mettre en place une révision systématique des procédures et des dynamiques inégalitaires à l’œuvre en leur sein.

EGERA s’inscrit dans le volet « Science et Société » du 7e Programme Cadre de Recherche et de Développement Technologique de l’Union européenne, qui promeut le principe selon lequel la science ne peut pas s’abstraire de la question de l’égalité femmes-hommes : une production de savoir responsable et respectueuse de l’égalité entre les sexes, un savoir qui intègre une perspective sexuée et genrée, et une transmission des savoirs qui s’en voit profondément modifiée, tel est l’objectif d’EGERA. La négociation interne à chaque institution partenaire d’un plan d’égalité, lui-même réalisé sur la base d’un diagnostic précis et adapté, en constituera la colonne vertébrale. EGERA s’inscrit dans une démarche d’égalité déjà engagée à Sciences Po  avec notamment la signature de la Charte pour l’égalité. Ce double élan est la marque de changements profonds qui s’opèrent au sein de Sciences Po en matière d’égalité.

Nos partenaires :

–  Université Autonome de Barcelone (UAB), Espagne ;

–  Université d’Anvers (UA), Belgique ;

–  Université Radboud de Nimègue (SKU), Pays-Bas ;

–  Université de Vechta (Vechta), Allemagne ;

–  Université Technique du Moyen-Orient, Ankara (METU), Turquie ;

–  Centre de recherche sur le changement global, (Czech Globe), République tchèque ;

–  Centre de recherche sociologique et d’intervention sociale (CESIS), Portugal.

This project has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

 




Fusionner RSA-activité et PPE ?

par Guillaume Allègre

Suite à la remise du rapport d’évaluation de la mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, le premier ministre a réaffirmé la volonté du gouvernement de fusionner RSA-activité et PPE.

Comme les auteurs du rapport le rappellent, en 2014, les dépenses publiques consacrées à ces deux mesures vont diminuer pour la quatrième année consécutive pour atteindre 3,9 milliards d’euros (contre 4,5 en 2009). Ceci est dû au gel de la PPE. Au départ, celui-ci était justifié par la mise en place du RSA-activité : le financement de la lutte contre la pauvreté laborieuse a bien pesé de façon disproportionnée sur les classes populaires, bénéficiaires de la PPE, comme nous le dénoncions dès 2008 (« Faut-il sacrifier la prime pour l’emploi sur l’autel du revenu de solidarité active ? ») puis de nouveau en 2011 ( «Les échecs du RSA » ). Dans un deuxième temps, le gel de la PPE a pu être justifié par celui, simultané, de l’impôt sur le revenu (IR) : il n’est pas illégitime que toutes les catégories participent, selon leurs moyens, à la réduction des déficits publics. Toutefois, sous fond de discours sur le « ras-le-bol fiscal », le gouvernement a renoncé au gel du barème de l’IR sans toucher à celui de la PPE, qui pourtant est un crédit venant se déduire de l’IR. Ceci pourrait être lié à la volonté de diminuer le nombre de perdants faisant suite à une réforme visant à fusionner RSA-activité et PPE.

En effet, comme le souligne la note de l’OFCE n°33 parue en septembre 2013, RSA-activité et PPE sont des dispositifs très différents (le RSA-activité est une prestation sociale familialisée tandis que la PPE est un crédit d’impôt individualisé), s’adressant à des publics différents. Une fusion à crédits constants ferait nécessairement des perdants pour un avantage très incertain, la prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue ne répondant pas aux principales critiques adressées au RSA-activité et à la PPE.

Une autre stratégie est possible. Concernant la PPE, elle consiste à supprimer cet instrument, à augmenter le Smic d’autant et à réduire les cotisations patronales de façon à ne pas augmenter le coût du travail. Le bénéfice serait alors directement sous forme de salaire et non, avec un délai d’un an, sous forme de crédit d’impôt comme aujourd’hui.

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Pour en savoir plus : Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

Pour contacter l’auteur : guillaume.allegre@sciencespo.fr

Pour suivre l’auteur sur Twitter : @g_allegre

 




Les hausses d’impôts, une solution à la crise ?

par Mario Amendola, Jean-Luc Gaffard, Fabrizio Patriarca

Cette question, qui peut apparaître provocatrice, mérite d’être posée à la condition de prendre conscience des dimensions réelles et pas seulement financières de la crise et de formuler les hypothèses qui rendraient le scénario crédible. Dans la perspective tracée ici, si les hausses d’impôt doivent jouer un rôle, ce n’est pas dans le cadre d’un ajustement budgétaire susceptible de rétablir des comptes publics dégradés par la crise, mais avec l’objectif de maintenir ou de rétablir un niveau de dépenses productives altéré du fait de l’accroissement des inégalités. Aussi tout dépendra-t-il de la nature des impôts comme de celle des dépenses publiques.

Chacun convient, aujourd’hui, que le creusement des inégalités, singulièrement aux Etats-Unis, a eu une influence sur le déroulement des événements. L’endettement des ménages les moins aisés n’a fait que retarder la chute de la demande agrégée. La prise de conscience de l’insolvabilité de ces mêmes ménages a constitué le facteur de déclenchement de la crise. Aussi n’y a t-il pas de solution à moyen et long terme sans un désendettement des ménages et des entreprises. Le rôle des pouvoirs publics est d’y aider. Mais ils ne peuvent l’exercer qu’en prenant des décisions qui aboutissent à un endettement public accru. L’endettement public se substitue, alors, à l’endettement privé. Le déficit public financé par la dette doit, en outre, être prolongé tant que ménages et entreprises n’ont pas pu rétablir leurs bilans, ce qui leur permettrait d’envisager de consommer et d’investir plus. Ce scénario se heurte, toutefois, à l’insolvabilité potentielle des Etats qui prend une dimension particulière au sein de la zone euro. Il n’explique pas réellement ce que sont les ressorts d’un rebond de la consommation et de l’investissement faute de se rapporter aux implications du creusement des inégalités sur le partage de la demande entre activités productives et improductives.

Reconnaître le poids des inégalités c’est, certes, reconnaître qu’il y a un problème de demande, mais c’est surtout reconnaître l’hétérogénéité des consommateurs et le caractère non homothétique des préférences individuelles. Le creusement des inégalités modifie, avant tout, la structure de la demande. Certains diront au détriment des biens consommés prioritairement par la masse des salariés et au bénéfice des biens de luxe. D’autres diront au détriment des actifs productifs et au bénéfice des actifs financiers ou immobiliers existants.

Le mécanisme possiblement à l’œuvre est le suivant. Les ménages les plus riches ont un excès d’épargne qu’ils vont consacrer, d’une part, à l’achat de biens de luxe ou d’actifs sur les marchés financiers et immobiliers, d’autre part, à des prêts aux ménages moins aisés par le canal des intermédiaires financiers. Le creusement des inégalités a ainsi deux effets conjoints : faire monter le prix des actifs achetés par les plus aisés et faire monter le taux d’endettement des moins aisés. Le premier effet soutient le second en permettant aux prêts consentis de s’appuyer sur la valeur en hausse des actifs gagés (les « collatéraux »).

Sous l’hypothèse que la dépense publique est une dépense productive – elle alimenterait la demande de biens et services du secteur productif –, une dette publique accrue vient soutenir la demande globale et enrayer la récession. Toutefois, à moyen terme, la charge en intérêts peut rendre la dette publique difficilement soutenable avec, à la clé, la nécessité de réduire la dépense publique avant que la reprise de la dépense privée ne devienne significative. La substitution de la dette publique à la dette privée déplace le problème sans le résoudre.

Une alternative possible réside dans la taxation des revenus des ménages les plus aisés. Toujours sous l’hypothèse que la dépense publique s’adresse au secteur productif, cette taxation assure une redistribution des revenus qui a pour corollaire une reconfiguration de la structure de la demande au bénéfice des activités productives. Encore faut-il faire une autre hypothèse, celle que les impôts supplémentaires sont effectivement versés par les ménages qui affectent une fraction significative de leur épargne à des achats d’actifs improductifs. Dans un tel contexte, l’objectif n’est pas d’augmenter les impôts pour résorber le déficit public dans l’espoir que le retournement de conjoncture permettra de les diminuer plus tard, mais de tirer mieux partie de l’impôt comme outil de redistribution. Si augmentation de la pression fiscale il y a c’est bien pour ponctionner des revenus qui, pour une large part, sont des rentes dédiées à des consommations improductives.

La nature des dépenses et recettes publiques rend les hypothèses formulées fragiles. Des dépenses publiques sont improductives et il est difficile de distinguer celles qui le sont de celles qui ne le sont pas. Les hausses d’impôt touchent différentes catégories de contribuables sans véritablement discriminer entre elles suivant la structure de leurs dépenses.

Aussi notre propos n’est-il pas d’énoncer une solution d’application crédible et immédiate. Il est de souligner l’illusion de solutions globales, qu’il s’agisse d’une austérité généralisée, passant notamment par des hausses d’impôts, qui finit par peser sur la dépense des ménages et des entreprises ou de l’entretien prolongé d’une dette publique, qui ne fait que se substituer à la dette privée sans effet sur la structure de la demande. Il est, au terme d’un détour analytique, de conduire à la conclusion que la mise en œuvre effective d’un mécanisme de redistribution susceptible de permettre une hausse du produit potentiel suppose une réforme de l’Etat qui touche à la fois à l’orientation des dépenses publiques et à la structure de la fiscalité, toutes choses qui demandent du temps et de la clairvoyance sinon du courage politique.

… Lire Amendola, M., Gaffard, J.-L., Patriarca, F., 2013, Inequality, debt and taxation: the perverse relation between the productive and the non-productive assets of the economy, OFCE Working paper No. 2013-21.




Les inégalités sociales devant la mort*

par Gilles Le Garrec

Le problème des inégalités devant la mort a pris une place importante dans le débat public français il y a peu, lorsqu’il s’est agi, à l’automne 2010, d’augmenter de deux ans l’âge minimal légal de départ à la retraite, le portant ainsi progressivement de 60 à 62 ans. Le débat s’est ainsi focalisé autour d’une question politiquement très clivante : fallait-il laisser l’âge de départ à la retraite inchangé pour les personnes faiblement qualifiées qui, parce qu’elles sont entrées sur le marché du travail précocement et/ou ont eu des métiers plus pénibles, vivent moins longtemps ? Ainsi, depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement socialiste en 2012, deux mesures dérogatoires ont été adoptées pour permettre aux moins qualifiés de continuer à prendre leur retraite à 60 ans. Ce fut d’abord l’instauration dès l’été 2012 d’une exception pour « carrière longue », c’est-à-dire à destination de ceux qui ont cotisé suffisamment longtemps. En cette rentrée 2013, c’est aussi le choix de la mise en place d’un compte « pénibilité » dès 2015, qui permettra à tout salarié exposé à des conditions de travail réduisant son espérance de vie de partir à la retraite plus tôt. Pour autant, la question des inégalités devant la mort – un sujet tabou ? – dépasse très largement celle du départ à la retraite : plus en amont, elle a aussi à voir avec les inégalités de revenus, de logement, d’accès à l’emploi, d’éducation, etc. Ci-après un petit panorama (statistique) sur les inégalités devant la mort en France, leurs causes et la difficulté d’y apporter une solution politique adaptée tant les causes en sont multidimensionnelles.

Des statistiques anciennes … mais pas très fiables

Dès la fin du 18e siècle[1], l’élaboration de nouveaux recensements associés au développement des statistiques a permis la construction de données mettant en évidence l’existence d’un lien étroit entre inégalités devant la mort et inégalités sociales. Ces premières études montrent alors que les inégalités face à la mort s’expliquent avant tout par le revenu (Cambois, 1999). Toutefois, la faible fiabilité des données et de la méthodologie en a limité la portée. La construction d’indicateurs fiables sur cette question est en effet délicate. Dès lors que l’on dispose des catégories socioprofessionnelles (CS) pour les statistiques de décès et pour les recensements, on peut facilement calculer des taux de mortalité en rapportant les effectifs de décès de l’année (ou de plusieurs années) classées par CS aux effectifs de population classées de la même manière. Par exemple, en France pour la période 1907-1908, Huber répertoria sur une base annuelle le décès de 129 patrons de 25 à 64 ans sur un effectif de 10 000, contre 218 ouvriers. Cette méthode, simple et intuitive, donne néanmoins une vision biaisée des inégalités sociales devant la mort à cause d’incompatibilités entre données de population et données de décès (Desplanques, 1993). La difficulté d’obtenir une représentation fidèle des inégalités devant la mort est d’autant plus difficile, avec cette méthode, que les trajectoires professionnelles ont de plus en plus tendance à se morceler, avec alternance de périodes d’activité et de chômage.

La méthode longitudinale et ses enseignements

Pour palier ce problème, l’INSEE a élaboré une méthode longitudinale qui consiste à suivre régulièrement un groupe d’individus, dont on relève un certain nombre de caractéristiques à un moment donné, et éventuellement la date de leur décès. L’Echantillon démographique permanent ainsi obtenu, initialisé lors du recensement de 1968, regroupe actuellement environ 900 000 histoires individuelles, garantissant une bonne représentativité de la population française (Couet, 2006, pour une description et un historique de la construction de cet échantillon). Ce panel sociodémographique de grande taille permet ainsi de dresser une situation relativement fidèle des inégalités sociales devant la mort en France. On remarque alors que la durée de vie varie beaucoup d’une catégorie socioprofessionnelle à l’autre, tout particulièrement chez les hommes (tableau 1). Parmi les hommes, les cadres supérieurs ont ainsi une espérance de vie (à l’âge de 35 ans) plus élevée de quatre à cinq ans que la moyenne. Hors inactifs[2], les plus défavorisés sont les ouvriers, suivis des employés, avec, respectivement, deux ans et un an d’espérance de vie en moins relativement à la moyenne. Autre élément intéressant à noter : le gain global d’espérance de vie de quatre ans sur la période n’a pas réduit les inégalités devant la mort. Ainsi, de manière relativement stable, les ouvriers ont une espérance de vie à 35 ans de six à sept ans (cinq à six ans pour les employés) inférieure à celle des cadres supérieurs. De plus, à 35 ans, ces derniers vivront en moyenne 34 années en bonne santé[3], soit 73% de leur espérance de vie, contre 24 années pour les ouvriers, soit 60 % de leur espérance de vie (Cambois et al., 2008). Si, chez les femmes, la différence d’espérance de vie entre cadres et ouvrières n’est « que » de trois années au dernier recensement, on retrouve par contre des différences similaires aux hommes en ce qui concerne l’espérance de vie en bonne santé. Le constat est donc clair : il y a bien des inégalités sociales persistantes devant la mort mais aussi devant la santé. Ce constat s’observe dans tous les pays d’Europe de l’Ouest qui ont mené ce même genre d’enquête, même si on peut noter que les inégalités en France apparaissent de loin les plus fortes (Kunst et al., 2000). Le rapport des taux de mortalité « manuel/non manuel » est de 1,71 en France pour les hommes de 45-59 ans, alors qu’il est de l’ordre de 1,35 dans la plupart des autres pays (la Finlande, seconde derrière la France en termes d’inégalité, est à 1,53). Excluant des problèmes de comparabilité des données, la consommation d’alcool est, selon Kunst et al. (2000), le facteur privilégié pour expliquer la spécificité française. En effet, les plus fortes inégalités de mortalité en France sont dues aux grandes différences de mortalité par cirrhose du foie et par cancer des voies aéro-digestives, deux pathologies associées à une consommation excessive d’alcool.

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Les causes

Plusieurs éléments ont été identifiés pour expliquer ce différentiel de mortalité entre CS.

En premier lieu, on imagine très bien que les conditions de travail des ouvriers sont en général physiquement éprouvantes et usantes. Par ailleurs, on a pu voir durant les années 1980 une transformation de la structure des emplois non qualifiés. Sur cette période, l’accroissement du besoin de réactivité des entreprises a amené ces dernières à accroître le recours à des formes d’emplois flexibles et précaires (contrats courts, horaires atypiques, développement du temps partiel, intérim, …). Or, cette précarisation des emplois, qui touche avant tout les emplois peu qualifiés, participe grandement à la dégradation des conditions de travail. Les conditions économiques globales peuvent donc avoir une part d’explication dans les disparités de mortalité. En tout état de cause, les conditions de travail des ouvriers s’améliorent moins vite que celle des cadres. C’est assurément ce point de vue qui a été défendu dans l’instauration du compte « pénibilité », qui sera mis en place à partir de 2015. Ainsi, tout salarié du secteur privé exposé à des conditions de travail réduisant l’espérance de vie cumulera des points qui lui permettront, entre autres, de partir à la retraite plus tôt et potentiellement avant l’âge légal de 62 ans.

On note également que les plus défavorisés cumulent un grand nombre de comportements à risques tels que la consommation de tabac, l’abus d’alcool, une mauvaise hygiène alimentaire ou encore une trop forte sédentarité. A l’inverse, les cadres et les professions intermédiaires fument et boivent modérément. Comme déjà souligné pour expliquer la spécificité du cas français parmi les pays d’Europe de l’Ouest (Kunst et al., 2000), cette différence de comportement est parfaitement visible à travers la mortalité engendrée par certaines maladies. Les risques de décès par tumeur des voies aéro-digestives (larynx, pharynx, poumons, œsophage, foie) sont particulièrement élevés chez les ouvriers, et sont à l’origine d’une bonne partie des différences de mortalité observées. Par exemple, durant les années 1980, pour les hommes de 45 à 54 ans, le taux de mortalité par tumeur du pharynx est 11 fois plus élevé pour les ouvriers spécialisés et manœuvres que pour les professeurs et professions intellectuelles supérieures (Desplanques, 1993).

La difficulté d’accès aux soins pour les plus défavorisés est une autre explication avancée pour expliquer les disparités de mortalité, tout d’abord pour des questions de coût. Mormiche (1995) montre ainsi que la consommation de produits médicaux (leur quantité mais aussi leur nature) dépend fortement du revenu. Les disparités dans l’accès aux soins sont d’autant plus marquées que les soins sont chers ou mal couverts (soins dentaires en particulier). Herpin (1992) souligne que la réduction des revenus liée à la perte d’emploi entraîne une réduction quasi proportionnelle des dépenses de consommation, santé comprise. Les hommes au chômage auraient ainsi un risque de mortalité accru de 60 % au cours des années qui suivent la perte d’emploi (Mesrine, 1999). Un homme en mauvaise santé a bien entendu plus de chance d’être au chômage, mais le chômage, via l’apparition d’une contrainte financière et la perte de repères et de considérations personnels, pourrait altérer la santé en créant une distance physique et morale par rapport aux soins.

Enfin, l’environnement social et le contexte local jouent un rôle important dans la persistance des inégalités sociales devant la mort observée dans le tableau 1. L’idée que les comportements des individus sont influencés par leur lieu de résidence est développée dans une abondante littérature tant sociologique que psychologique (Roberts et DelVecchio, 2000). Des mécanismes d’identification des enfants au comportement des adultes qui les environnent mettent en évidence une socialisation de type collectif. Or, la polarisation socio-spatiale, qui se caractérise par la création de zones urbaines qui cumulent tous les handicaps sociaux, n’a eu de cesse de s’accroître depuis les années 1980 en France (Fitoussi et al., 2004). La forte concentration dans ces quartiers des populations caractérisées par des comportements à risque pour la santé peut instaurer, par phénomène d’identification, ces comportements au cœur du mode de vie. Ce phénomène pourrait expliquer l’inefficacité des politiques de prévention dans les populations à risque. Les difficultés financières qui sont à l’origine d’une sous-utilisation des infrastructures médicales peuvent par ailleurs engendrer à terme une distance sociale aux questions de santé. La faible participation des femmes des classes défavorisées aux grandes actions publiques de dépistage du cancer du sein en est l’une des illustrations. De plus, même dans les pays où la couverture sociale universelle est complète, les écarts de consommation de soins persistent.

Que conclure ?

L’inégalité sociale devant la mort est une question délicate. Une multitude de causes, plus ou moins imbriquées, en sont à l’origine. Des politiques de lutte contre ce type d’inégalités, pour qu’elles soient efficaces, doivent donc analyser ces inégalités comme faisant partie d’un tout, interagissant dans leurs dimensions économiques, sociales et spatiales. En attendant une résorption de ces inégalités, tenir compte de ces dernières pour mettre en place des politiques sociales justes apparaît très souhaitable. A cet égard, l’instauration d’un compte « pénibilité », permettant à tout salarié exposé à des conditions de travail réduisant son espérance de vie, de partir à la retraite plus tôt va indéniablement dans le bon sens. Pourtant la mise en place des critères n’est pas aussi aisée qu’elle n’y paraît. En effet, on a vu qu’une bonne part des inégalités sociales devant la mort pouvait s’expliquer par des comportements à risque. Or, on peut penser que ceux-ci sont l’expression d’une liberté individuelle dont la société n’a pas à compenser les conséquences. A contrario, on peut considérer que ces comportements sont la réponse à un stress psychosocial engendré, entre autres, par des conditions de travail difficiles. Dans ce cas, la compensation sous forme d’un départ à la retraite anticipé apparaît plus juste. Mais il n’est pas sûr que l’on puisse réellement distinguer les deux cas de figure. Parions que la future définition des critères d’accumulation des points au titre de la pénibilité et donnant droit à un départ à la retraite anticipé fera l’objet de longues négociations…

 

Références

Cambois E., 1999, Calcul d’espérances de vie sans incapacité selon le statut social dans la population masculine française, 1980-1991 : un indicateur de l’évolution des inégalités sociales de santé, thèse de doctorat.

Cambois E., Laborde C. et Robine J.-M., 2008, « La ‘double peine’ des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population § Sociétés, n° 441, INED.

Desplanques G., 1993, « L’inégalité sociale devant la mort », Données Sociales, INSEE.

Kunst A., Groenhof F. et Mackenbach J., 2000, « Inégalités sociales de mortalité prématurée : la France comparée aux autres pays européens », in Les Inégalités sociales de santé, sous la direction de Leclerc A., Fassin D., Grandjean H., Kaminski M. et Lang T., Editions La découverte/Inserm, Recherches.

 

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* Je tiens à remercier Sandrine Levasseur, Hélène Périvier et Evens Salies pour leurs commentaires avisés.

[1] Parmi les travaux précurseurs, on citera ceux de Moheau (1778) et Villermé (1840).

[2] Catégorie qui regroupe les individus n’ayant jamais travaillé. Pour les femmes, ce sont principalement les « femmes au foyer ».

[3] Une bonne santé est définie par l’absence de limitations d’activités (dans les gestes de la vie quotidienne) et l’absence d’incapacités.




Le partage du congé parental : un impératif d’égalité

par Hélène Périvier

Le projet de loi sur l’égalité entre femmes et hommes, voté par le Sénat le 18 septembre 2013, comprend notamment un volet visant à modifier les modalités d’accès à l’allocation de congé parental[1] en introduisant le Complément libre choix d’activité (CLCA). La dernière Note de l’OFCE (n°34 du 26 septembre 2013) analyse les conséquences de ce projet en termes d’égalité femmes-hommes et propose d’autres pistes pour une plus large réforme.

Le droit à l’allocation de congé parental est un droit familial : il est attribué à l’un des deux parents qui réduit ou cesse son activité professionnelle pour s’occuper de l’enfant, et ce pour une durée de 3 ans maximum. Partant du constat que 98 % des allocataires sont des femmes, l’objectif visé par la loi est d’encourager les pères à y recourir : désormais sur les 36 mois de droit à l’allocation de congé parental, 6 devront être pris par l’autre parent. Autrement dit, au terme de 30 mois de congé parental pris par la mère, le père devra prendre le relais pour les 6 mois restant, au risque pour la famille de perdre ces 6 mois. L’Unaf, hostile à cette réforme, a publié sur son site une enquête sur « les pères et le congé parental ». Il en ressort une opposition, au nom de la complémentarité des sexes, au principe instauré dans la loi visant à promouvoir le partage des tâches familiales entre les mères et les pères. De même la pénurie de modes de garde des jeunes enfants est mise en avant comme un rempart à toute modification du congé parental, au motif qu’elle accentuerait la contrainte organisationnelle qui pèse sur les parents de jeunes enfants. Pourtant, le caractère sexué du congé parental fait de ce dispositif un frein à l’égalité, même si une partie des allocataires déclarent y recourir par choix personnel. Réformer les modalités d’accès au congé parental est donc nécessaire pour avancer du point de vue de l’égalité femmes-hommes. Les modifications proposées dans la loi seront-elles suffisantes pour faire bouger les lignes de la division sexuée du travail ?

Répartir la contrainte sur les mères et les pères

Ne pas réformer le CLCA serait introduire le libre choix de recourir au congé de certaines mères et le libre choix de ne pas y recourir pour l’ensemble des pères, devant la lutte contre les discriminations qui affectent la plupart des femmes. Certes, le congé parental n’est pas à lui seul responsable des inégalités femmes-hommes, mais il en est un moteur et les inégalités professionnelles en retour renforcent son caractère sexué.

Une politique visant l’égalité professionnelle ne peut donc pas faire l’impasse sur une réforme du congé parental. Renverser ce cercle vicieux exige des modifications majeures de ce type de congé. Un congé plus court, reposant sur un droit individuel, non transférable entre conjoints et dont l’indemnisation serait reliée au salaire du bénéficiaire, serait sans aucun doute plus attractif pour les pères et porteur d’égalité (Méda et Périvier, 2007). A défaut d’être immédiatement paritaire, ce dispositif aurait l’énorme avantage de garantir l’autonomie des femmes par rapport à leur conjoint et donc d’intégrer l’émancipation économique comme un principe de l’action publique. Mais le raccourcissement de la durée du congé parental ne peut se faire sans avoir, au préalable, comblé le déficit des modes d’accueil des jeunes enfants, estimé aujourd’hui à 350 000 places[2]. Ce congé renouvelé devrait donc s’insérer dans une refonte du parcours d’accueil des jeunes enfants. Dans le cas contraire, raccourcir le congé parental conduirait à serrer davantage l’étau qui pèse sur les parents et en particulier les mères. Une politique ambitieuse d’accueil de la petite enfance, dans laquelle intégrerait un congé parental court et rémunéré en proportion du salaire, serait favorable à l’égalité. Elle exige une dépense publique importante, environ 5 milliards d’euros par an (Périvier, 2012). Or les arbitrages pris par le gouvernement en matière d’ajustements budgétaires vont dans le sens d’une réduction des dépenses publiques.

De fait, par manque de moyens, la réforme proposée dans la loi est modeste et ne va pas permettre de rééquilibrer le partage des tâches familiales entre femmes et hommes. Mais elle a le mérite de mettre en exergue les contradictions qui traversent notre société en matière d’égalité : sans une contrainte de partage du congé parental, ce dernier restera une affaire de femme. L’introduction d’une durée de congé parental affectée au père ne va pas directement accroître la contrainte liée à la pénurie des modes d’accueil : le droit à l’allocation de congé parental reste de 36 mois pour la famille. Elle va simplement en répartir la charge entre les mères et les pères. L’arbitrage auquel les pères vont devoir faire face est celui auquel les mères sont confrontées depuis longtemps. Étant donné le caractère forfaitaire et faible du montant de l’indemnisation, il est probable que peu de pères soient tentés par ce congé. Néanmoins si les orientations en matière budgétaire ferment la porte à toute réforme ambitieuse de l’accueil de la petite enfance, les femmes ne peuvent pas être les seules à en assumer les conséquences.

Réformer le congé parental est donc un impératif d’égalité.


[1] Il convient de distinguer l’allocation de congé parental en tant que telle, du congé parental du point de vue du droit du travail (c. trav. art.L. 122-28-1), qui garantit, sous certaines conditions, à une personne qui travaille de retrouver son emploi au terme d’un congé parental d’une durée d’un an renouvelable 3 fois. La première est versée par la CAF dans le cadre plus général de la politique familiale, sous certaines conditions (rang de l’enfant, activité passée, …). Les conditions d’accès en termes d’activité passées sont plus souples pour l’éligibilité à l’allocation qu’au congé parental stricto sensu. De fait, seulement 60% des allocataires du CLCA bénéficient d’une garantie de retour à l’emploi (Legendre et Vanovermeir, 2011).

[2] Voir notamment, Rapport Tabarot, Périvier 2012.




Comment peut-on défendre les 1% ?

par Guillaume Allègre

Dans un article à paraître dans le Journal of Economic Perspectives, Greg Mankiw, professeur à l’Université Harvard et auteur reconnu de manuels universitaires, défend les revenus perçus par les 1 % les plus aisés et critique l’idée d’une imposition des hauts revenus à un taux marginal de 75 %. Pour Mankiw, il est juste que les individus soient rémunérés en proportion de leur contribution. En concurrence pure et parfaire, les individus sont rémunérés selon leur productivité marginale, il n’est donc ni nécessaire ni souhaitable pour un gouvernement de modifier la répartition des revenus. Le gouvernement doit se limiter à corriger les distorsions de marché (externalités, recherche de rente).

Dans la dernière Note de l’OFCE (n° 28, 5 juillet 2013) nous démontrons que l’économie dans laquelle vivent ces « 1 % » s’éloigne de l’équilibre concurrentiel classique par de nombreuses façons non discutées par Mankiw, ce qui nous semble être une limite importante de son argumentation. C’est parce que les « 1 % » n’opèrent pas dans une économie concurrentielle pure et parfaite qu’ils peuvent recevoir des rémunérations astronomiques. Les rémunérations perçues sur le marché par les « 1 % » ne correspondent donc pas à leur contribution sociale marginale. Cela ne signifie pas que leur contribution sociale est nulle mais que le marché est incapable de mesurer cette contribution. Les rémunérations astronomiques ne peuvent donc pas être défendues sur la base du « mérite mesuré par la contribution marginale » proposé par Mankiw.

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Voir dans le blog de l’OFCE  sur le même sujet : “Superstars et équité : Let the sky fall” et “Pigeons : comment imposer le revenu des entrepreneurs ?




Des toits ou des plafonds ?

par Philippe Weil

Le projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové prévoit d’encadrer les loyers «principalement dans les agglomérations où existe un fort déséquilibre entre l’offre et la demande de logements et où les loyers ont connu la progression la plus forte au cours des dernières années ».  Les loyers dépassant de plus de 20 % un loyer médian, fixé par quartier et type de logement,  « auront vocation à être abaissés ». L’objectif de ce plafonnement est certes louable puisqu’il « vise à combattre la crise du logement, marquée depuis de nombreuses années par une forte augmentation des prix, une pénurie de logements et une baisse du pouvoir d’achat des ménages ». L’enfer est hélas pavé de bonnes intentions car les plafonds d’aujourd’hui détruisent bien souvent les toits de demain :

  • Le plafonnement des loyers […] entraîne une répartition aléatoire et arbitraire des logements et rend leur utilisation inefficace. Il retarde la construction de nouveaux logements et prolonge indéfiniment le plafonnement des loyers, ou déprime la construction future en subventionnant aujourd’hui la construction résidentielle. Un rationnement formel des logements par les autorités publiques aurait des effets sans doute pire encore.

S’opposer au plafonnement des loyers ne signifie pas cependant se résoudre aux inégalités qui se manifestent en matière de logement :

  • Le constat que, dans des conditions de marché, ceux qui ont des revenus ou patrimoines plus élevés occupent de meilleurs logements est plutôt une raison de prendre des mesures de long terme pour réduire les inégalités de revenus et de richesse. Pour ceux qui, comme nous, voudraient encore plus d’égalité qu’aujourd’hui – en matière de logement comme pour tous les produits –, il est certainement préférable d’attaquer directement à leur source les inégalités existantes de revenu et de richesse plutôt que de rationner chacun des centaines des produits et services qui déterminent notre niveau de vie. Permettre aux individus de recevoir des revenus monétaires inégaux puis prendre des mesures complexes et coûteuses afin de les empêcher d’en bénéficier est le comble de la folie.

Les auteurs de ces deux citations, qui nous enjoignent de laisser le système de prix libre d’allouer aux locataires les logements disponibles tout en préconisant d’attaquer à leur source les inégalités de revenu et de richesse, ne sont autres que Milton Friedman et George Stigler – les deux fondateurs de l’école de Chicago. Le titre de ce billet est emprunté – qu’ils me le pardonnent – à leur article de 1946 « Roofs or Ceilings : the Current Housing Problem ».[1]

Le projet de loi Duflot envisage un mécanisme d’encadrement des loyers bien plus sophistiqué que celui que dénonçaient Friedman et Stigler il y a près de soixante-dix ans. Ses effets sur le parc immobilier français pourront être évalués dans quelques années mais la littérature économique récente nous prévient que les mécanismes de contrôle des loyers dits de « seconde génération » ont des effets souvent ambigus[2] – pas toujours négatifs mais pas obligatoirement positifs[3]. On peut regretter, dans ces conditions, qu’une expérimentation préalable, que la prudence exigerait, ne soit pas envisagée dans certaines villes choisies aléatoirement. L’urgence politique plaide certes contre les retards qu’elle entraînerait mais, en économie comme en médecine, il convient de s’assurer qu’on ne tue pas le patient en tentant de le guérir.

Reste, pour finir, l’avertissement de Friedman et Stigler : les inégalités de revenus et de patrimoine doivent être attaquées à leur source et pas dans leurs manifestations.

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[1] Foundation for Economic Education, Irvington-on-Hudson, NY.

[2] Cf., par exemple, The Economics and Law of Rent Control, par Kaushik Basu et Patrick Emerson, Banque mondiale, 1998.

[3] Le lecteur pourra consulter Le Bayon, Madec et Rifflart (2013) pour une évaluation de la régulation du marché locatif français.