Donations financières : quand les inégalités se transmettent aussi …

par Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Pierre Madec

En France, les transmissions intergénérationnelles, qu’elles soient sous forme d’héritages ou de donations, sont au cœur d’un débat idéologique ancien. Les défenseurs du droit à transmettre et des solidarités intergénérationnelles se voient opposer les critiques dénonçant là un vecteur important de reproduction des inégalités sociales et patrimoniales. Alors que la part des ménages français percevant un héritage a diminué au cours de la dernière décennie, le nombre de ménages  percevant des donations, notamment sous forme financière[1] a augmenté durant la même période. Ainsi, en 2010, près d’un ménage sur cinq déclarait avoir reçu une donation au cours de sa vie, soit 30 % de plus qu’en 2004. Quels rôles jouent réellement ces transferts financiers dans la transmission des inégalités ? Quels impacts ont-ils sur la constitution du patrimoine ?

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Donations versus aides financières

Les donations (financières) ne doivent pas être confondues avec les aides (financières).Tous deux transferts entre vifs, les donations s’entendent comme un transfert de patrimoine tandis que les aides constituent davantage un transfert de ressources. De ce fait, le montant des aides doit rester modéré et proportionnel soit à l’état de fortune du ménage apportant l’aide, soit à l’état de besoin du ménage la recevant. Les donations quant à elles concernent des montants plus importants, et peuvent être soumises à la fiscalité relative aux successions. Ainsi, bien que les donations en ligne directe (de parents à enfants) inférieures à 100 000 euros ne soient pas fiscalisées, les donations d’un montant supérieur, contrairement aux aides, le sont. Ce « droit  à abattement » est depuis la mi-2012 renouvelable tous les 15 ans contre 10 ans et  un montant de 150 000€ auparavant.

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Pour mesurer le rôle de ces transferts, notamment en termes de transmission des inégalités, de nombreuses études ont analysé le profil des ménages donateurs (voir par exemple : Cordier, Houdré et Ruiz, 2007 ; Arrondel et Masson, 2010, Garbinti, Lamarche et Salambier, 2012). Ainsi, Cordier et al. (2007) montrent que les ménages possédant un patrimoine important (supérieur à 200 000€) et ceux ayant eux-mêmes bénéficié d’un transfert (héritage et/ou donation) de leurs ascendants ont une probabilité plus élevée de transmettre que les autres catégories de ménages.

Ces résultats semblent assez logiques. Avant de transmettre, il faut avoir accumulé assez de patrimoine et c’est le cas des ménages décrits ci-dessus. Pour autant, ces études, si elles répondent à la question « Qui aide ? », ne répondent que très rarement à la question « Qui est aidé ? ». Or, pour conclure à un impact positif des transferts intergénérationnels sur la transmission des inégalités sociales ou patrimoniales, il est important de connaître le profil des « aidants» mais aussi des « aidés ».

Dans un article de la Revue de l’OFCE n° 129, « Ville et Logement » (Le Bayon, Levasseur et Madec, 2013), nous étudions non pas les ménages donateurs mais donataires, c’est-à-dire les ménages qui ont perçu des donations, en nous focalisant spécialement sur ceux ayant reçu une donation financière « récemment » (i.e. entre 2006 et 2009).

Le graphiques 1 présente une partie de nos résultats[2].

Sans surprise, il apparaît tout d’abord une corrélation très négative entre l’âge et la probabilité d’avoir perçu une donation financière ; cette probabilité étant au minimum divisée par deux entre les ménages ayant moins de 30 ans et les autres.

Concernant les catégories socio-professionnelles, une forte inégalité se dessine. Ainsi, en écartant de l’analyse les artisans et commerçants dont les caractéristiques sont assez hétérogènes, il ressort que les ouvriers (respectivement les inactifs[3]) ont deux fois (resp. dix fois) moins de chance d’avoir perçu une donation que les autres catégories étudiées.

L’analyse du niveau de vie des donataires ne fait qu’étayer ce résultat. En effet, il apparaît que les 10 % les plus riches ont deux fois plus de chances d’avoir reçu une donation financière au cours des 5 dernières années que les 25 % les plus pauvres. Le montant des donations reçues est aussi très différent selon que le ménage donataire appartient aux 25 % les plus pauvres ou aux 10 % les plus riches (voir tableau ci-dessous). En moyenne, le quart le plus riche des ménages perçoit des donations financières d’un montant 40 % supérieur à celui reçu par les autres ménages. De même, si l’on s’intéresse à la distribution des montants perçus, les ménages modestes les « mieux lotis », c’est-à-dire ceux percevant les donations les plus importantes, reçoivent en réalité autant (environ 12 000€) que les ménages très aisés (9e décile) les moins bien lotis.

Les donations financières sont donc principalement versées et reçues par des ménages au niveau de vie élevé. Elles constituent de ce fait un vecteur important de transmission des inégalités sociales.

 

Enfin, au vu des résultats fournis dans le graphique sur le statut d’occupation, il semble que celui-ci joue un rôle important sur la probabilité d’avoir perçu une donation financière : un locataire a 9 % de chance d’avoir perçu une donation lorsqu’un acquéreur récent[4] en a 23 %. La causalité entre les deux variables est délicate à établir. En effet, la donation peut soit déclencher l’achat d’un logement soit résulter d’une décision d’achat. Pour autant, indépendamment de toute causalité, ces résultats nous renseignent sur la corrélation positive qui existe, intrinsèquement, entre acquisition et perception d’une donation. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’avoir acquis récemment sa résidence principale multiplie par plus de deux la probabilité d’avoir perçu récemment une donation financière.

A l’inverse, le graphique 2 nous renseigne sur l’impact de la perception d’une donation sur la probabilité d’acquisition. C’est-à-dire qu’une fois établi le fait que les acquéreurs récents ont plus de chance d’avoir reçu une donation que les autres catégories de ménages, on s’interroge ici pour savoir si indépendamment des autres caractéristiques du ménage (âge, type de ménages, localisation, revenu, …) un ménage ayant perçu une donation voit augmenter ses chances d’acquérir sa résidence principale, et si oui, dans quelles proportions .

Clairement, la perception récente, par un ménage, d’une donation financière augmente significativement ses chances d’avoir acquis sa résidence principale, et ce quel que soit le montant de ladite donation. Ainsi, lorsqu’un ménage n’ayant pas perçu de donation a 40 % de chance d’être acquéreur récent, le même ménage voit son pourcentage de chance atteindre au moins 70 % s’il est donataire. Les transmissions intergénérationnelles, financières, par la liquidité immédiate qu’elles procurent à leurs bénéficiaires et parce qu’elles sont mobilisables à la discrétion du donateur et en fonction des besoins du donataire, exercent un impact positif sur l’achat de la résidence principale du donataire.

En outre, notons que les donations financières ne sont pas nécessairement d’un montant très élevé puisque la médiane s’élève à 12 000 euros[5]. Ainsi on devine que, dans certains cas, la donation financière, plutôt que de financer l’achat stricto sensu, permet de constituer un (petit) apport personnel ou, plus simplement, de payer les frais afférents à l’acquisition (frais de notaire ou frais d’agence par exemple). Toujours est-il que même ce « petit coup de pouce » augmente fortement la probabilité d’être acquéreur de sa résidence principale. Ces « petits coups de pouce », et a fortiori les « gros coups de pouce », constituent donc un double vecteur de transmission et de reproduction des inégalités patrimoniales, en facilitant aussi l’acquisition de la résidence principale.


[1] Voir l’encadré pour la définition d’une donation financière.

[2] Les probabilités ci-dessous résultent d’une régression logistique et sont donc à interpréter « toutes choses égales par ailleurs ». Le type de ménage (célibataire, en couple avec/sans enfants …) y est également contrôlé.

[3] Les inactifs sont les ménages dont la personne de référence n’est ni en emploi (au sens du BIT) ni au chômage ni étudiant : retraités, hommes et femmes au foyer, personnes en incapacité de travailler,…

[4] Un ménage est dit acquéreur « récent » lorsqu’il a acheté sa résidence principale entre 2006 et 2009, dernière année de données disponibles dans l’enquête Patrimoine que nous utilisons.

[5] C’est-à-dire que 50 % des ménages ayant reçu une donation financière ont reçu une donation inférieure à 12 000 euros, et les 50 % restants ont reçu une donation supérieure à 12 000 euros. Voir aussi le tableau (dans le corps du texte) pour davantage de données chiffrées sur les donations financières.

 

 




Politique familiale : les enfants d’abord !

Par Henri Sterdyniak

Alors que la politique familiale française représente une réussite incontestable, le gouvernement Ayrault s’est donné comme objectif d’en réduire le coût, comme si l’investissement en faveur des enfants ne devait pas être la première des priorités du pays. Il fallait donc économiser 1,7 milliard. Ce devait être la contribution de la politique familiale à l’engagement de la France de réduire de 70 milliards les dépenses publiques.

1)      Le document publié le 3 juin 2013 s’intitule « Pour une rénovation de la politique familiale », mais rénover cette politique aurait nécessité de s’interroger sur ses objectifs et ses résultats. La politique familiale a trois objectifs complémentaires :

–          Sortir tous les enfants de la pauvreté. Or, le taux de pauvreté des enfants[1] est de 19,8 % en France en 2010 contre 14,2 % pour l’ensemble de la population. Il faudrait donc repenser le dispositif d’aide aux familles pauvres : soit revaloriser fortement la composante familiale du RSA, l’attribuer aux enfants de chômeurs, soit créer un complément familial pour les enfants de travailleurs pauvres avec un ou deux enfants.

–          Assurer un niveau de vie relatif satisfaisant aux familles avec enfants. Comme le montre le tableau, les familles avec enfants ont un niveau de vie plus faible que les couples sans enfant. Cette distorsion nécessiterait d’augmenter nettement les prestations familiales, de les indexer sur l’évolution des revenus (et non sur les prix), de traiter les familles de façon équitable en matière d’impôt sur le revenu (donc maintenir le quotient familial).

–          Favoriser la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Ceci passe par l’instauration d’un service de garde des jeunes enfants gratuit et universel.

On le voit, atteindre pleinement les objectifs de la politique familiale nécessiterait plus de moyens (et pas moins).

2)      Le document du gouvernement prétend que la branche famille a un déficit de 2,5 milliards. Mais ce déficit ne peut provenir d’une explosion du nombre d’enfants, du nombre de familles nombreuses ou d’une hausse des prestations. Au contraire, la baisse tendancielle du nombre de familles nombreuses, la stagnation du pouvoir d’achat des prestations, la stagnation des plafonds des prestations sous conditions de ressources fait que la branche dégage structurellement des excédents croissants. Le déficit vient du fait que, ces dernières années, l’Etat a progressivement prélevé 9 milliards sur la branche famille pour financer la branche retraite (lui mettant à sa charge l’Assurance Vieillesse des Personnes au Foyer et les majorations familiales de retraites, qui ne profitent pas aux enfants). Le déficit vient aussi du fait que la crise a fait perdre 2 milliards de ressources à la CNAF. Spontanément, le déficit aurait été comblé en 2019.

3)      Le document du gouvernement prétend que « les ménages les plus aisés sont favorisés car ils cumulent des allocations familiales et d’importantes réductions d’impôt ». Nous ne savions pas qu’avoir des enfants était maintenant une niche fiscale à combattre. Non, les allocations familiales sont très faibles par rapport au coût effectif des enfants ; le quotient familial ne fait que tenir compte de la taille de la famille pour le calcul de l’impôt. Comme le montre le tableau 1, une famille nombreuse aisée a toujours un niveau de vie nettement inférieur à celui d’un couple sans enfant de même revenu : elle n’est pas favorisée, bien au contraire.

4)      Le gouvernement prétend que la saisine du Haut Conseil de la Famille (HCF) a permis d’associer partenaires sociaux, experts et associations familiales à la réflexion, en omettant de préciser que « la plupart des membres du HCF » ont contesté l’objectif même de la réforme.

5)      Heureusement, le gouvernement s’est rendu compte qu’il était impossible de faire baisser le niveau des allocations familiales selon le revenu de la famille car cela aurait imposer un surcroît de travail important aux agents de la CNAF (de suivre en temps réel le revenu de toutes les familles), avec des questions insolubles pour les familles recomposées, tout ceci pour distribuer des sommes ridiculement faibles aux familles des classes moyennes (32 euros par mois pour 2 enfants, 73 euros pour trois enfants). Rajoutons que cela mettait en cause le principe républicain fondateur de la protection sociale : « Chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins ». Le système de cotisations à la française est déjà très redistributif puisque les plus bas salaires bénéficient d’exonérations de cotisations sociales tandis que les cotisations maladie et famille ne sont pas plafonnées et que des prélèvements sociaux portent sur les revenus du capital. Il faut éviter de faire évoluer le système français basé sur l’universalité vers un système à l’anglo-saxonne, basé sur l’assistance, où ceux qui payent ne sont jamais ceux qui reçoivent, ce qui prive le système de l’adhésion des classes moyennes et favorise la baisse continuelle du niveau des prestations.

6)      Le document du gouvernement assimile le quotient familial (QF) à un avantage fiscal croissant avec le niveau du revenu. C’est une erreur. Le QF n’est pas une aide financière arbitraire aux familles qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux. Le quotient familial ne fournit aucun avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que le poids de l’impôt est le même pour des familles de taille différente, mais de même niveau de vie. La réduction d’impôt induite par la présence d’enfants correspond uniquement à la baisse du niveau de vie induite par cette présence.

7)      Le gouvernement réduirait donc une première fois le niveau du plafond du QF, d’abord de 2 336 euros à 2 000 euros en 2013, puis de 2 000 euros à 1 500 euros, en 2014. Les familles avec deux enfants seront perdantes à partir de 5 850 euros de revenus par mois, la perte atteignant 139 euros par mois au-delà de 6 430 euros (2,4 % du revenu). Pour celles avec 3 enfants, la perte atteint 278 euros par mois (3,9 % du revenu). Pour celles avec 4 enfants, 417 euros (4,9 % du revenu).

8)      Autant il est légitime d’améliorer la redistributivité du système fiscal en luttant contre les niches fiscales injustifiées, contre l’optimisation ou la fraude fiscale, en modifiant le barème, autant il ne l’est pas en surtaxant les familles nombreuses bi-actives où les parents subissent de lourdes contraintes (horaires ou financières) pour élever leurs enfants relativement à leurs collègues sans enfants. La France a besoin d’enfants à tous les niveaux de revenus. Pénaliser ces familles de cadres biactifs n’est ni justifié, ni souhaitable.

9)       Le quotient conjugal n’est pas plafonné. Est-il légitime qu’une veuve avec un étudiant de 22 ans à sa charge paie, du fait du plafonnement du QF, plus d’impôt qu’un homme de 50 ans qui aurait épousé une jeune femme de 22 ans ?

10)  Le plafond du QF ne devrait pas être arbitraire. Il devrait reposer sur une évaluation du coût de l’enfant. Le revenu médian annuel en 2013 devrait être de l’ordre de 20 430 euros par unité de consommation. Comme un enfant représente en moyenne 0,35 unité de consommation, son coût médian est de l’ordre de 7 150 euros par an, dont 768 sont pris en charge par les allocations familiales (pour une famille de deux enfants). Pour un taux d’imposition de 41 %, ceci justifie un plafond de 2 600 euros (41 %* (7 150-768)). Il n’était pas légitime de baisser le niveau du plafond. En tout état de cause, plafond devrait être indexé sur le revenu moyen.

11)   Certes seulement 12 % des ménages sont touchés par cette baisse du plafond, mais le plafond ne sera pas indexé sur l’évolution des revenus, de sorte que progressivement, la part des ménages touchés augmentera.

12)   Compte-tenu de la suppression des réductions d’impôt pour frais de scolarité, les impôts des familles augmenteront de 1,3 milliard. Ceci est peu compatible avec l’engagement du gouvernement de ne plus augmenter les impôts.

13)  La PAJE sera réduite de 17 euros par mois pour toutes les familles et de 100 euros par mois pour 12 % des familles. Certes, le complément familial sera augmenté de 50 % en cinq ans pour les allocataires les plus pauvres (moins de 2 109 euros avec 3 enfants), soit 90 euros de plus par mois. Certes, l’allocation de soutien familial sera augmentée de 25 % en cinq ans, soit 22,5 euros de plus par mois. Ceci va dans le bon sens. Mais le gouvernement ne généralise pas le complément familial aux familles de travailleurs pauvres avec 1 ou 2 enfants (qui sont quelque peu les oubliés du système, voir tableau).

14)  Le gouvernement n’annonce pas que toutes les prestations familiales et le RSA seront désormais indexés sur le revenu médian, ce qui éviterait la dégradation tendancielle du niveau de vie relatif des familles.

15)  Le gouvernement prétend, page 15, que seront dégagés, à l’horizon 2 017, 2 milliards supplémentaires pour les services aux familles (100 000 places de crèches, 100 000 enfants de plus accueillis par des assistantes maternelles, 75 000 enfants de 2-3 ans en maternelle, activités péri- et extra-scolaires). Le bilan de la rénovation devrait donc être une hausse de 300 millions des dépenses pour les familles. Mais ces 2 milliards sont bizarrement oubliés dans le tableau récapitulatif, page 19, où ne figurent que le 1,3 milliard d’impôt supplémentaire et la baisse nette de 0,4 milliard des prestations, soit les 1,7 milliard d’économies. En fait, ces 2 milliards étaient déjà prévus dans les projections de la CNAF. Ils étaient déjà financés par la baisse tendancielle du montant des prestations familiales.

16)  Oui, malgré ses réussites (un taux de fécondité satisfaisant et un fort taux d’activité des femmes de 18-50 ans), la politique familiale française reste à rénover. La ponction sur les ressources de la banche « Famille » doit cesser pour permettre de financer une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier celle du complément familial pour toutes les familles et celle de la composante « enfant » du RSA, l’attribution de celle-ci aux enfants de chômeurs. Les prestations familiales et le RSA devraient être indexés sur les salaires. La France a besoin d’un grand service public gratuit et universel de garde de la petite enfance. Il est préférable d’aider les enfants et les adolescents en difficulté scolaire ou sociale, faire un effort massif (en matière d’éducation, mais aussi d’équipements collectifs et sociaux) dans les zones où le pourcentage d’enfants issus de l’immigration est important. La France doit se donner des objectifs ambitieux de réduction du taux de pauvreté des enfants et d’augmentation des places en crèches afin de donner à chaque enfant le maximum de chance d’épanouissement. Opposer la nécessité d’équipements collectifs à celle d’un niveau de vie satisfaisant des familles n’est pas pertinent. Cet effort doit être payé par l’ensemble des contribuables (et pas seulement par les familles). Il est contraire à l’équité et à la cohésion sociale de prétendre le financer soit par la mise en cause de l’universalité des prestations sociales soit par la baisse du plafond du quotient familial.


[1] La part de la population en dessous du seuil de 60 % du revenu médian par unité de consommation.

 




Inégalités et déséquilibres globaux : reconsidérer de vieilles idées pour traiter de nouveaux problèmes

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Vona

Les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de concilier un pouvoir domestique de régulation macroéconomique fondé sur la mise en œuvre de stabilisateurs internes et la recherche de la justice sociale avec une nécessaire discipline internationale susceptible de garantir une libéralisation progressive du commerce, source de croissance (Rodrik 2011). Ils y sont parvenus. Dans un contexte devenu très différent, cet objectif est toujours d’actualité. La forme que peut prendre, aujourd’hui, la discipline nécessaire pourrait bien s’inspirer de Keynes qui avait proposé, en vain, l’adoption d’une sorte de stabilisateur automatique de la demande globale. L’idée est que pour échapper à un mauvais équilibre fait de demande faible et de dettes élevées, réabsorber les déséquilibres globaux grâce à ce type de stabilisateur serait le meilleur moyen de relancer la demande, à la fois directement en laissant les pays en surplus dépenser plus et, indirectement, en réduisant les inégalités.

Le déficit structurel de demande globale représente sans conteste la contrainte majeure qui pèse sur la sortie de la grande récession. Une demande mondiale atone apparaît comme la résultante de deux facteurs tout à fait indépendants, une contrainte et un choix politique. Le choix est celui de ces pays, spécialement les pays émergents auxquels il faut ajouter l’Allemagne, qui ont bâti leur enrichissement sur une croissance entraînée par l’exportation en utilisant un mix de modération salariale et de stratégies efficaces de conquête des marchés. La contrainte est celle exercée par la dette publique qui affecte la possibilité d’expansion de la demande dans la majorité des pays développés. Dans la mesure où ces pays doivent appliquer des politiques budgétaires restrictives afin de prévenir le risque de défaut, leur seule chance de soutenir la demande repose sur la redistribution des revenus en faveur des ménages pauvres dont la propension à consommer est plus grande.

Le débat actuel sur cette question est au mieux trompeur, oscillant entre les habituels Charybde et Scylla, entre plus ou moins d’intervention de l’Etat. D’un point de vue keynésien standard, le goulot d’étranglement de la demande mondiale est la conséquence des politiques néo-libérales, aggravées en Europe en raison de l’opposition des pays du Nord à la mise en œuvre de programmes publics par l’Union européenne, éventuellement financés grâce à l’émission d’obligations en euros. D’un point de vue orthodoxe, développé par des économistes convaincus de l’existence de mécanismes de ruissellement (augmenter la richesse de quelques-uns finit par profiter à tous), la crise constitue une opportunité pour éliminer les dernières barrières à une complète libéralisation des marchés de biens et du travail. Ces barrières sont supposées empêcher les économies de l’UE d’accroître leur compétitivité vis-à-vis de leurs nouveaux concurrents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Alors que les keynésiens sont singulièrement optimistes dans leur croyance que davantage de dépenses publiques réussira à assurer un nouveau départ à des économies affaiblies, l’économie orthodoxe néglige par hypothèse le problème de la demande globale. Elle ignore qu’une course à la compétitivité basée sur davantage de modération salariale et de coupes dans les dépenses de l’Etat providence ne ferait qu’amplifier la contrainte de demande globale.

Il est bien documenté qu’au cours des trente dernières années, les salaires réels et les conditions de vie des travailleurs de basse et moyenne qualifications se sont substantiellement dégradés, alors que les profits et, plus généralement, les gains des 1% de ménages les plus riches ont augmenté de manière impressionnante (Piketty and Saez 2006, Eckstein and Nagypál 2004, OECD 2011). Le creusement des écarts de revenus a été particulièrement important aux Etats-Unis et dans les pays Anglo-Saxons où des marchés du travail dérégulés ont permis des ajustements à la baisse des salaires. Il a aussi affecté les économies européennes sous d’autres formes, des taux de chômage structurels et des parts de profit plus élevés (Krugman 1994). La diminution excessive du salaire médian en regard de la productivité moyenne a créé un coin entre la demande qui est plus sensible aux variations de salaires qu’aux variations des opportunités de profit, et l’offre pour laquelle c’est le contraire. La mondialisation joue un rôle clé dans l’accroissement des inégalités entre profits et salaires dans la mesure où l’accroissement de la mobilité du capital ne s’est pas accompagné, en parallèle, d’un accroissement de la mobilité internationale du travail (Stiglitz 2012). Seul le jeu conjoint d’une dette accrue (à la fois publique et privée) et des gains de productivité dus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ont empêché le déficit de demande de se manifester plus tôt en relation avec l’effet perturbateur d’une excessive inégalité (voir Stiglitz 2012, Fitoussi and Saraceno 2011, Patriarca and Vona 2013).  Les déséquilibres globaux ont joué un rôle clé dans le maintien d’un niveau élevé de demande globale dès lors que l’épargne constituée dans les pays dont les comptes courants sont excédentaires (la Chine) a été prêtée aux ménages et gouvernements des pays déficitaires (les Etats-Unis). En outre, en atténuant les effets d’inégalités excessives, les déséquilibres globaux font que la pression politique en faveur d’une redistribution demeure sous contrôle. Mais, comme nous l’avons constaté, ils ont été la source d’une instabilité macroéconomique. L’excès d’épargne en Chine a créé une masse de liquidités en quête d’opportunités d’investissement qui a augmenté la probabilité de formation de bulles des prix des actifs, notamment en présence d’un secteur financier inadéquat et surdimensionné (Corden 2011).

En dehors de toute considération éthique, la préoccupation relative aux effets d’une inégalité croissante dans les économies occidentales n’aurait guère d’importance au regard de la croissance mondiale, si la demande plus faible là était compensée par une demande croissante dans les pays exportateurs comme la Chine (ou l’Allemagne). Malheureusement, il n’y a pas compensation et il n’est pas prévu qu’elle prenne place rapidement pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les oligarchies des pays émergents (spécialement la Chine) ont trouvé commode de soutenir la demande indirectement, plutôt que par le canal d’une hausse des salaires proportionnelle aux gains de productivité, en investissant les larges surplus de la balance courante sur le marché financier américain et, ce faisant, en finançant les consommateurs américains. Le fait que les inégalités aient également augmenté en Chine depuis que les réformes favorables au marché ont été engagées, vient à l’appui de cet argument. En particulier, l’inégalité entre les parts des facteurs, c’est-à-dire entre profits et salaires, s’est accrue substantiellement depuis 1995, avec une part des salaires qui a diminué entre 7.2% et 12.5% suivant la définition comptable retenue (Bai and Qian 2010). Le problème vient, évidemment, de ce que les déséquilibres mondiaux ont été à l’origine de la crise financière actuelle.

Deuxièmement, une comparaison historique des épisodes de rattrapage peut aider à faire la lumière sur l’origine de l’abondement nécessaire de la demande mondiale. Le rattrapage économique par l’Allemagne et les Etats-Unis du Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle a été rapidement suivi par la convergence des niveaux de vie et des salaires (Williamson, 1998). Aujourd’hui, le rattrapage économique de la Chine est beaucoup plus lent en termes de convergence des salaires et des conditions de vie. A titre d’exemple, le PIB de la Chine par habitant est passé de 5,7% à 17,2% du PIB américain par habitant entre 1995 et 2010 (source: Penn World Tables), tandis que le coût horaire du travail, également en augmentation, n’a atteint que 4,2% de celui des États-Unis en 2008 (source: Bureau of Labor Statistics). Cet écart entre le PIB par habitant et le coût unitaire du travail en Chine montre clairement que le rattrapage en termes de conditions de vie des travailleurs est beaucoup plus lent que le rattrapage en termes de taux de croissance. L’écart est encore plus frappant quand le pays de référence, les Etats-Unis, est lui-même caractérisé par un niveau élevé d’inégalité.

Les raisons de cette lente convergence des salaires méritent de plus amples investigations et ont probablement à voir avec les facteurs affectant les changements institutionnels qui favorisent la redistribution des profits vers les salaires, y compris la culture et la progressivité de l’impôt (Piketty et Qian 2009), dans les pays en phase de rattrapage. Certes, la taille de la population chinoise par rapport à la population mondiale n’a pas aidé à établir ces changements institutionnels. Sur la base de simples hypothèses de la théorie standard de la négociation, le pouvoir de négociation dépend de l’option extérieure, laquelle est limitée pour les travailleurs par l’existence d’une grande «armée de réserve» prête à travailler pour des salaires extrêmement bas. On peut alors affirmer que plus grande est l’armée de réserve, plus de temps il faut pour réduire la pression à la baisse sur les salaires des travailleurs dans la partie avancée de l’économie. De fait, la convergence des salaires a été beaucoup plus rapide dans les précédents épisodes de rattrapage dès lors que la contrainte du travail est devenue plus forte, plus rapidement  en raison de la petite taille de la population, permettant aux travailleurs de lutter pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. En un mot, une trop grande armée de réserve empêche les salaires d’augmenter suffisamment au regard de la productivité et les réformes démocratiques de décoller en Chine, créant ainsi un écart entre le moment de la croissance économique et celui des réformes politiques, nécessaires pour rééquilibrer la demande et l’offre.

Non seulement la lente convergence en termes de salaires des pays en phase de rattrapage provoque des déséquilibres mondiaux persistants entre la demande et l’offre, mais c’est aussi la raison essentielle des obstacles rencontrés pour réduire les inégalités dans les pays occidentaux du fait de la pression concurrentielle ainsi exercée. En premier lieu, la mise en œuvre de politiques de redistribution augmentant les salaires réels est susceptible de réduire encore davantage la compétitivité et de provoquer un flux substantiel d’investissements à l’étranger. En second lieu, la délocalisation de la production à l’étranger peut avoir forcé les travailleurs à accepter des salaires plus bas, un effet difficile à corréler empiriquement avec des mesures  approchées de la mondialisation telles que le commerce ou les investissements extérieurs. Cependant, alors que les analyses empiriques des 30 dernières années du 20e siècle s’accordent à dire que la mondialisation n’a pas été pas le principal facteur
d’augmentation de l’inégalité, des études récentes indiquent que: (i) l’externalisation a eu un impact négatif sur les salaires des qualifications moyennes ou faibles et les niveaux d’emploi correspondants dans les pays développés, en particulier dans la dernière décennie (Firpo, Fortin et Lemieux 2011), (​​ii) l’effet du commerce sur l’inégalité a peut être été sous-estimé du fait de la fragmentation de la production (Krugman 2008).

Les déséquilibres mondiaux sont également susceptibles de créer des obstacles aux politiques visant à réduire les inégalités. Un secteur financier surdimensionné a contribué à augmenter les revenus du 1% les plus riches de la population et donc leur pouvoir de lobbying. Cela a permis à ces super-riches d’influencer fortement les décisions politiques qui ont rendu leurs rentes plus élevées, notamment grâce à une réduction massive de la progressivité de l’impôt (Fitoussi et Saraceno 2012) et d’autres circuits opaques (par exemple, les failles fiscales, Stiglitz 2012). Maintenant, ce lobby des super-riches rend extrêmement difficile de limiter le pouvoir de la finance et de restaurer des taux d’imposition plus équitables des rentes et autres hauts revenus.

Comment éviter l’impasse engendrée par les déséquilibres mondiaux et la pression mondiale pour la modération salariale? Y a-t-il dans le système tel qu’il est des forces endogènes qui finiront par réduire les déséquilibres mondiaux et les inégalités?

La première option est d’attendre des réformes en Chine. Les politiciens dans les pays occidentaux peuvent espérer en une accélération de ce processus qui va conduire à une augmentation parallèle des salaires réels et, partant, de la demande mondiale. Ce serait la solution de marché idéale, mais il est peu probable qu’elle se produise à court et à moyen terme. Une deuxième possibilité consistera en une dépréciation à grande échelle des devises des économies occidentales: dollar, euro et yen. Toutefois, une telle politique est susceptible de créer une spirale de dépréciation, ce qui augmente aussi l’incertitude de l’investissement. La persuasion est peu probable de convaincre les politiciens chinois de ne pas dévaluer le yuan dans la mesure où leurs avoirs en dollars et en euros vont se déprécier considérablement. Une troisième solution, protectionniste, n’est pas convaincante du tout car elle est susceptible de déclencher une spirale de représailles ouvrant la voie à des guerres globales. Interactions politiques indirectes et mondiales sont en jeu ici: les partis politiques nationalistes et les politiques protectionnistes associées risquent de devenir d’autant plus populaires que le calendrier des réformes chinoises est trop lent et donc le processus d’ajustement douloureux dans le moyen terme. Une quatrième solution est de recourir à une vieille idée de John Maynard Keynes sur les «stabilisateurs automatiques mondiaux». Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, Keynes a proposé une institution internationale, l’ «Union de compensation internationale» (ICU), pour résorber à la fois les excédents et les déficits commerciaux, considéré comme aussi inquiétants les uns que les autres (A. Bramucci 2012). En particulier, les excédents commerciaux persistants étaient considérés comme une source potentielle de pénurie à long terme de la demande mondiale. L’idée principale était de coordonner à travers l’ICU à la fois les réévaluations et l’expansion de la demande dans les pays en excédent, et les dévaluations et le contrôle des mouvements de capitaux dans les pays en déficit. Une telle institution irait dans la bonne direction pour aider à résorber les déséquilibres mondiaux, mais manquerait du pouvoir nécessaire pour que les ajustements nécessaires soient effectivement mis en place.

La combinaison d’une règle globale pour l’ajustement des salaires avec des sanctions de l’OMC peut constituer une façon plus intelligente et fiable de relancer la demande mondiale. La première partie de la proposition consisterait à lier la croissance des salaires réels non seulement à la croissance de la productivité, tel que proposé par A. Watt (2011), mais aussi à l’excédent commercial. Conditionnée au niveau de développement du pays (de sorte que les ajustements réglementaires doivent tenir compte du niveau initial du PIB par habitant, évidemment ajusté pour les PPP), cette proposition signifierait que les pays qui connaissent des croissances à moyen terme à la fois de la productivité et de l’excédent commercial devraient augmenter les salaires réels. Sinon, d’autres pays pourraient augmenter les tarifs sur les produits exportés par les pays qui ne respectent pas la règle. La capacité effective de mettre en œuvre cette règle peut être renforcée en donnant aux organisations syndicales, globales ou locales, et aux ONG le pouvoir de contrôler les situations spécifiques où la règle n’est pas respectée, c’est à dire la zone spéciale axée sur l’exportation en Chine, où les normes du travail sont particulièrement faibles. Dans le cas des déficits commerciaux, le pays pourrait être invité à suivre une modération des salaires réels et à mettre sous contrôle le déficit public. Dans un tel contexte, ces politiques restrictives pourraient avoir des effets néfastes limités sur la croissance en raison de l’augmentation de la demande extérieure qui fait suite à la hausse des salaires dans les pays exportateurs nets. La proposition aurait aussi un effet positif en réduisant le niveau global des inégalités fonctionnelles dans le monde entier, et en restaurant une répartition plus équilibrée entre salaires et profits.

Dans l’ensemble, la coordination de l’offre et la demande mondiale serait restaurée à l’aide d’un stabilisateur automatique simple qui neutraliserait la tentation protectionniste et, en même temps, relâcherait les contraintes qui empêchent les politiques de réduction des inégalités d’ être approuvées dans les pays occidentaux.

Références :

 




Allocations familiales : family business ?

par Hélène Périvier

Bertrand Fragonard a rendu son rapport au Premier Ministre en  vue d’accroître le caractère redistributif de la politique familiale et de rétablir les comptes de la branche famille d’ici 2016, déficitaire depuis peu. Un redéploiement des prestations familiales vers les familles aux faibles revenus est proposé comme premier objectif. Pour le second, les deux options proposées sont la modulation des allocations familiales selon les ressources ou leur fiscalisation. Comment trouver 2 milliards d’euros en période de vaches maigres ?

Les vaches étant maigres, est-ce le moment de les mettre au régime ?

La réduction des dépenses de la politique familiale s’inscrit dans une politique économique plus large d’austérité ou de rigueur visant le rééquilibrage des comptes publics. Certes, la question des déficits publics est une question sérieuse, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y va de la pérennité et de la soutenabilité de notre Etat social, et plus précisément pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a va de l’avenir de la politique familiale. Mais l’ampleur et le calendrier de la lutte contre les déficits publics sont un élément central pour en garantir l’efficacité. Les  travaux de prévision de l’OFCE montrent que les réductions massives des dépenses publiques dans lesquelles s’engage la France vont peser sur la croissance. Le manque de croissance freinera la réduction des déficits, qui ne sera pas à la hauteur des attentes. In fine, nous n’aurons ni le beurre, ni l’argent du beurre, les vaches ne donnant plus de lait.

Si l’on persiste dans cette voie conduisant à réduire la voilure de la politique familiale, alors comment procéder ? Qui doit en porter le coût ? Faut-il réduire les dépenses ou accroître les recettes ?

Garder le cap ?

Plusieurs principes guident l’action publique. Ils constituent une boussole qui permet de garder le cap que l’on s’est fixé et de dessiner les outils permettant de l’atteindre. S’agissant de la politique familiale, le premier principe relève de l’équité horizontale, qui exige qu’un ménage ne voit pas son niveau de vie baisser avec l’arrivée d’un enfant. Autrement dit, au nom de ce principe,  tous les ménages financent des aides qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des enfants à charge. On opère donc une redistribution des ménages sans enfant vers ceux qui en ont, qu’ils soient riches ou pauvres. Cette mutualisation du coût de l’enfant est justifiée par l’idée qu’une natalité dynamique profite à tous. Les allocations familiales sont emblématiques de ce principe.

Le second principe relève de l’équité verticale : tous les ménages doivent participer au financement de la politique familiale de façon progressive en fonction de leur revenu, et les ménages aux revenus modestes ayant des enfants à charge reçoivent des aides spécifiques, comme par exemple le complément familial, versé sous condition de ressources aux familles de trois enfants et plus.

Bien sûr rien ne nous interdit de changer de cap en modifiant l’articulation entre ces deux principes. Une réforme de la politique familiale serait d’ailleurs souhaitable : elle doit tenir compte des évolutions qu’a connues la société française ces dernières décennies (ce qu’elle fait partiellement seulement) : augmentation du salariat des femmes, monté des unions libres (rappelons qu’aujourd’hui plus d’enfants naissent dans des couples qui ne sont ni mariés ni pacsés), augmentation des divorces, recomposition des familles, souci d’égalité des enfants face à l’accueil collectif et à la socialisation, inégalités territoriales… (Périvier et de Singly, 2013). Cette réflexion sur la politique familiale doit s’intégrer dans une vision d’ensemble du système fiscalo-social visant les familles, au risque de perdre la cohérence des politiques publiques. La lettre de mission à l’origine du rapport Fragonard assigne avant tout le retour à l’équilibre de la branche famille d’ici 2016, « avec un infléchissement significatif dès 2014 ».

Ne pas perdre le  Nord !

En conservant ce cap de la  politique familiale, des marges de manœuvre sont possibles. Pour mettre à contribution l’ensemble des ménages, on pourrait revoir la fiscalité du couple. Dans le système actuel, les couples mariés ou pacsés obtiennent deux parts fiscales, ce qui conduit à une réduction d’impôt d’autant plus importante que les revenus des deux conjoints sont inégaux (le cas extrême étant le celui de Madame Aufoyer et de Monsieur Gagnepain, que précisément ce mode d’imposition visait à encourager). C’est ce que l’on appelle le quotient conjugal[1]. Cet « avantage »  n’est pas plafonné[2], contrairement à l’avantage lié à la présence d’enfant (le fameux quotient familial, dont le plafond a été réduit récemment à 2 000 euros). Plafonner le quotient conjugal ne remettrait pas en cause le principe d’équité horizontale, puisque de nombreux couples sans enfants en bénéficient, couples qui, pour la majorité d’entre eux, ont eu des enfants à charge dans le passé et ont bénéficié d’une politique familiale généreuse. Ce faisant, on ferait porter l’effort du redressement de la branche famille sur un ensemble large de ménages, y compris ceux qui n’ont pas ou plus d’enfant à charge[3]. Une suppression totale du quotient conjugal (c’est-à-dire une individualisation de l’impôt) procurerait une recette fiscale supplémentaire de 5,5 milliards d’euros (HCF, 2011). Dans un premier temps, on pourrait se contenter de plafonner cet « avantage » fiscal : ce qui, selon le plafond fixé, rapporterait plus ou moins[4].  La distribution du gain pour les couples liée au quotient conjugal se concentre dans les plus hauts déciles (Architecture des aides aux familles, HCF, 2011). Autre recette fiscale possible, la demi-part supplémentaire accordée au titre d’avoir élevé seul un enfant pendant au moins 5 ans. Aujourd’hui plafonné à 897 euros, cet avantage pourrait être supprimé, il ne répond à aucun des grands principes décrits plus haut et il est voué à disparaître.

Ces orientations permettraient d’accroître les recettes fiscales et pourraient financer la politique familiale. Incontestablement, ces options alourdissent la pression fiscale des ménages. Si l’on ajoute à l’exercice demandé, la contrainte de ne pas alourdir la fiscalité,  il faut donc trouver les 2 milliards en réduisant les dépenses de prestations familiales. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Dans un souci d’équité verticale, ces coupes doivent être supportées par les familles avec enfants les plus aisées. Mais cette redistribution verticale est pensée dans le cadre restreint des familles avec enfants. Or l’équité verticale consiste à opérer une redistribution des ménages riches en général vers les plus pauvres. Il s’agit donc d’appliquer ici un principe d’équité verticale que l’on peut qualifier de « d’équité verticale restreinte ».

There is no free lunch…

De fait les allocations familiales sont évidemment en première ligne dans ce cadre étriqué de la politique familiale qui exclue de son périmètre notamment la fiscalité des couples. Elles représentent 15% des prestations familiales versées, soit 12 milliards d’euros. Deux grandes options sont possibles : on peut moduler le montant selon le niveau des ressources des ménages ou encore les fiscaliser. Que faire ? Ces deux options présentent des avantages et des inconvénients

Mettre les allocations familiales sous condition permet de cibler les familles aisées et de ne pas affecter les autres. Ce ciblage accroît le caractère redistibutif du système, c’est un avantage incontestable. Mais cela exige de fixer des seuils de ressources au-dessus duquel le montant d’allocations reçues diminue. Ainsi des familles dans ces situations proches ne percevront pas le même montant d’AF selon qu’elles ont des revenus juste au-dessous ou juste au-dessus de ce seuil. Cela porte atteinte à l’adhésion de tous à l’Etat social. Par ailleurs, les seuils peuvent conduire à une contraction de l’offre de travail des femmes en couple : l’arbitrage « classique » serait «  si je travaille davantage, on va perdre les allocations », c’est encore et toujours l’activité des femmes qui en pâtirait.  Pour limiter ces effets pervers, on peut lisser les seuils et introduire des plafonds de ressources variables selon l’activité des deux conjoints en majorant celui s’appliquant aux couples dans lesquels les deux travaillent. Progressivement se dessine une véritable « usine à gaz », ce qui induit un accroissement des coûts de gestion avec un surcroît de travail pour les CAF. En outre, le système sera moins lisible, car plus complexe ce qui conduit à des indus, de la fraude, et plus ennuyeux encore, au non-recours (les personnes éligibles à une prestation ne la demandent pas). Enfin, les prestations sélectives sont le terreau de discours autour de l’assistanat, le soupçon serait « ces personnes ne travaillent pas pour toucher les allocations ». Notons que ce risque disparaît si les seuils sont fixés à un niveau élevé.

Fiscaliser les allocations familiales permet de contourner ces problèmes : c’est simple, sans frais de gestion supplémentaire puisqu’il suffit d’ajouter le montant des allocations perçues au revenu imposable. S’applique alors la progressivité de l’IR. Les familles avec enfant les plus aisées paieraient davantage que celles au faible revenu. Mais le ciblage est moins précis que précédemment : de nombreuses familles avec enfants seraient affectées, des ménages non imposables pourraient le devenir (même si cela portait sur de faibles montants). Enfin la pression fiscale serait accrue, ce qui est politiquement coûteux.

Par construction, dans les deux cas, les familles qui n’ont qu’un seul enfant ne sont pas affectées puisqu’elles ne bénéficient pas des allocations familiales, du fait d’une politique familiale à visée nataliste. Et dans les deux cas les familles sans enfants à charge ne sont pas mises à contribution.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain….

La modulation des allocations familiales est la piste qui semble avoir la préférence du rapport Fragonard. L’avis du Haut conseil à la famille indique que cette mesure a été rejetée par la majorité des membres de cette instance. Au total, les mesures proposées  dans le rapport consistent à réduire les dépenses vers les familles avec enfants à charge  dans un périmètre restreint de la politique familiale, à savoir celui des prestations. Le danger qui se profile est que les orientations proposées conduisent à l’immobilisme en sclérosant les différentes oppositions, en exacerbant les visions conservatrices de la politique familiale. Certains y verront, à juste de titre, une attaque en règle de la politique familiale, puisque l’enveloppe globale est réduite. Pourtant une refonte des aides aux familles s’impose, mais elle ne peut pas impliquer une réduction des dépenses dans ce domaine tant les besoins sont importants, notamment pour avancer sur la place de l’égalité entre les sexes et aussi sur le plan de l’égalité entre les enfants. Une telle réforme doit s’appuyer sur des principes de justice et des orientations de l’Etat social que nous devons renégocier et repenser.  Si les contraintes budgétaires sont fortes, on ne peut pas réduire le montant alloué à la politique familiale, mais on ne doit pas non plus  s’interdire de la réformer en profondeur.

 


[1] Notons que les mécanismes tels que la décote ou encore la prime pour l’emploi favorisent plutôt les personnes en union libre, que les couples mariés. Les interactions entre de multiples dispositifs fiscaux complexifient la comparaison du traitement fiscal des différents statuts matrimoniaux.

[2] Il l’est implicitement mais pour des niveaux de revenus extrêmement élevés, qui atteignent la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu avec ou sans le quotient conjugal (ce plafond implicite limite l’avantage à 12 500 euros).

[3] A condition de verser ces recettes fiscales supplémentaires à la branche famille.

[4] Pour un plafond de 2 590 euros, les recettes fiscales supplémentaires du plafonnement du quotient conjugal seraient d’environ 1,4 milliards d’euros (HCF, 2013).




France, Allemagne : pauvreté des non-travailleurs

par Guillaume Allègre

« Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables »

Alain Desrosières, 1940-2013

Le thème de la pauvreté au travail a émergé en Europe dans le débat public ainsi que dans le champ académique au début des années 2000, parallèlement à la mise en place de politiques visant à rendre le travail « payant ». Les lignes directrices européennes pour l’emploi mentionnent explicitement la nécessité de réduire la pauvreté des travailleurs depuis 2003 et Eurostat a mis en place un indicateur de pauvreté des travailleurs dès 2005 (Bardone et Guio). En France, les politiques visant à rendre le travail payant ont notamment pris la forme de compléments de revenus d’activité  (PPE puis RSA). En Allemagne, un ensemble de réformes du marché du travail et de la protection sociale (Lois Hartz) a été mis en place au début des années 2000 selon une logique d’activation des chômeurs. Les critiques des réformes allemandes insistent souvent sur la prolifération des formes atypiques d’emploi (Alber et Heisig, 2011) : recours au temps partiel, bas-salaires, et mini-jobs sans protection sociale. En France comme en Allemagne, la focalisation sur les travailleurs masque un aspect moins connu de l’évolution de la pauvreté : parmi les individus d’âge actif, c’est la pauvreté des personnes sans emploi (inactifs en France, chômeurs en Allemagne) qui augmente depuis la fin des années 1990.

Le graphique 1 représente l’évolution entre 1996 et 2010 du taux de pauvreté des individus, calculé au seuil de 60 % du niveau de vie médian, selon leur statut d’activité. Deux faits saillants ressortent. Premièrement, la pauvreté touche avant tout les chômeurs : leur taux de pauvreté est d’environ 35 % sur la période. Deuxièmement, les inactifs de plus de 15 ans, ni étudiants, ni  retraités (dit ‘autres inactifs’), soit les chômeurs découragés, et les hommes et femmes (surtout les femmes !) au foyer, constituent la population la plus touchée par l’augmentation de la pauvreté. Alors que leur taux de pauvreté s’élevait à 23 % en 1996, il atteint 32 % en 2010. Dans le même temps, la pauvreté des actifs occupés est passée de 9 % à 8 %. Par conséquent, alors que les actifs occupés représentaient 25 % des pauvres en 1996 et les ‘autres inactifs’ 12 %, ces derniers représentent 17 % de pauvres en 2010 et les actifs occupés 22 %. Le poids des travailleurs pauvres dans la population pauvre tend donc à diminuer, tandis que celui des inactifs augmente.

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Concernant l’Allemagne, l’analyse du taux de pauvreté par statut d’activité se heurte à des divergences selon les sources, notamment concernant l’évolution de la pauvreté des chômeurs, beaucoup plus marquée selon Eurostat (enquête Eu-Silc) que dans l’enquête nationale SOEP (voir graphique 2). Malgré les incertitudes statistiques, on peut tout de même observer que la pauvreté touche avant tout les chômeurs et que leur taux de pauvreté a beaucoup augmenté : de 30 à 56 % entre 1998 et 2010 selon l’enquête SOEP, généralement considérée comme plus fiable que SILC (Hauser, 2008). Si la pauvreté augmente pour toutes les catégories de population (voir Heyer, 2012), c’est bien chez les chômeurs qu’elle est la plus prononcée.

L’augmentation de la pauvreté chez les chômeurs est la conséquence de certaines mesures des lois Hartz IV, moins connues que celles instituant les mini-Jobs (Hartz II). Avant ces lois, les chômeurs pouvaient recevoir une indemnisation chômage pour une durée maximale de 32 mois, à la suite de laquelle ils pouvaient recevoir une assistance chômage sous condition de ressources pour une durée illimitée (Ochel, 2005). Mais contrairement à l’ASS[i] en France, le montant de cette assistance dépendait des derniers revenus nets d’activité et assurait un taux de remplacement relativement généreux (53 % du revenu net pour les personnes sans enfant). Ce système a été remplacé à partir de 2005 par une indemnisation beaucoup moins généreuse, répondant à un objectif d’activation. L’indemnisation chômage (Arbeitslosengeld I – ALG I) a été limitée à 12 mois pour les chômeurs de moins de 55 ans et les motifs de sanction ont été élargis. A la suite de cette période, l’assistance chômage (Arbeitslosengeld II – ALG II) a été très fortement diminuée et n’agit plus que comme un dernier filet de sécurité : son montant pour un célibataire est limité à 345 euros par mois ; les sanctions ont également été élargies et durcies[ii]. La stratégie allemande d’activation a ainsi joué sur deux leviers : la réduction des revenus d’assistance pour les chômeurs et les sanctions. Si cette politique a peut-être contribué à la baisse du chômage (voir Chagny, 2008, pour une discussion sur les effets controversés de la réforme), elle a eu par construction un impact important en termes de pauvreté des chômeurs.

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Un paradoxe qu’il convient d’éclairer est la faible évolution (au moins selon l’enquête SOEP) du taux de pauvreté des individus en emploi depuis le début des années 2000. En effet, durant cette période, la proportion de bas-salaires a progressé et le recours au temps-partiel s’est fortement développé sans que le taux de pauvreté des personnes en emploi n’augmente significativement. En 2010, 4,9 millions de personnes (soit 12 % de la population en emploi) détiennent un mini-job grâce auquel ils ne peuvent recevoir plus de 400 euros par mois de revenus d’activité (Alber et Heisig, 2011). Il faut y ajouter le développement des temps-partiels avec protection sociale (de 3,9 millions en 2000 à 5,3 en 2010). On s’attendrait donc à une progression de la pauvreté des travailleurs. Mais celle-ci est freinée pour deux raisons : le développement des possibilités de cumul avec les allocations chômage (troisième levier de la stratégie d’activation) et les solidarités familiales. En effet, les emplois à temps partiel et à bas salaire sont très majoritairement détenus par des femmes qui représentent ainsi deux tiers des travailleurs à bas salaire annuel[iii]. Le revenu de leur conjoint, lorsqu’elles en ont un, leur permet souvent d’éviter la pauvreté puisque les revenus de tous les membres du ménage sont agrégés afin de déterminer le niveau de vie et la pauvreté. En cela, en paraphrasant Meulders et O’Dorchai, le ménage sert bien de cache-sexe aux faibles revenus des femmes. Les mères isolées, par contre, sont particulièrement touchées par la pauvreté : le taux de pauvreté est ainsi de 40 % chez les familles monoparentales.

Du point de vue des indicateurs, l’utilisation de la catégorie ‘travailleurs pauvres’ pose ainsi plusieurs problèmes. Premièrement, la catégorie masque le chômage et l’inactivité comme déterminants de la pauvreté ; de par son appellation, elle met en avant un déterminant de la pauvreté laborieuse (« le travail ne paie pas ») par rapport aux autres déterminants (« faible nombre d’heures travaillées » ou «charges familiales élevées»). Les politiques publiques s’appuyant sur cette approche courent alors le risque de restreindre le public visé par la lutte contre la pauvreté (en France, les chômeurs indemnisés sont ainsi exclus du bénéfice du RSA-activité) et de se concentrer sur le renforcement des incitations financières à la reprise d’emploi afin de stimuler l’offre de travail alors même que le niveau élevé du chômage est lié à un rationnement du côté de la demande de travail. Deuxièmement, la catégorie est aveugle aux inégalités femmes-hommes : les femmes sont plus souvent pauvres et constituent la plus grande partie des bas-salaires mais sont moins souvent travailleurs pauvres (Ponthieux, 2004) ! Si on ne gère bien que ce que l’on mesure, il est également nécessaire que la mesure soit facilement interprétable par les décideurs publics. La réduction des inégalités de niveau de vie (entre ménages) et de revenus d’activité (entre individus) sont deux objectifs légitimes des politiques publiques (comme expliqué ici), qu’il convient de mesurer séparément, de même qu’il convient d’affecter des instruments spécifiques à ces deux objectifs.

Du point de vue des politiques publiques, l’évolution de la pauvreté par statut d’activité  en France et en Allemagne souligne qu’une lutte efficace contre la pauvreté nécessite de s’attaquer à toutes les formes de la pauvreté. Pour la population d’âge actif, dans des économies où la bi-activité parmi les couples est devenue la norme, il s’agit de mettre en place des politiques de pleine-activité et de plein-emploi qui ne recourent pas au développement de formes de travail atypiques. Ceci requiert, d’un point de vue macroéconomique, de la croissance ou du partage du travail (et des revenus associés) et, d’un point de vue microéconomique, de répondre aux besoins en termes, notamment, de gardes d’enfants, de formation et de transports. Si ces politiques sont coûteuses, les mesures économes, telles que le renforcement des incitations financières, n’ont pas réussi à démontrer qu’elles pouvaient réellement réduire la pauvreté dans son ensemble.

 

 

 


[i] Allocation de solidarité spécifique, versée aux chômeurs ayant épuisé leur droit à l’assurance chômage.

[ii] Au total, 1,5 million de sanctions ont été prononcées en 2009, pour 2,8 millions de chômeurs indemnisés, contre 360 000 en 2004, pour 4 millions de chômeurs indemnisés (d’après Alber et Heisig (2011) : tableaux 6-8 pp. 24-30).

[iii] Défini au seuil de 2/3 du salaire médian.

 




Fiscalisation des allocations familiales, est-ce le bon débat ?

Pour une redéfinition du contenu et des contours de la politique familiale

par Hélène Périvier et François de Singly

Le débat s’ouvre à nouveau sur la fiscalisation des allocations familiales. Face au déficit de la branche famille, environ 2,5 milliards d’euros en 2012, cette idée resurgit pour renflouer les caisses qui se vident sous l’effet, notamment, de la crise économique. Le débat oppose souvent une logique comptable visant à combler au plus vite les déficits à une logique conservatrice en matière de politique familiale… Ce post propose une perspective plus large qui dépasse cette approche binaire de la question…

 

De l’équilibre de la branche famille …

Dans la période actuelle, la question budgétaire relève de la quadrature du cercle : moins de rentrées fiscales et plus de dépenses sociales du fait de la crise économique. La tentation est grande de résoudre cette équation en réduisant les dépenses sociales pour rattraper la baisse des recettes. C’est dans ce contexte que resurgit la proposition de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu.

Pendant les crises économiques, le rôle de stabilisateur automatique joué par la protection sociale, y compris la politique familiale, est fondamental. Elle  limite les effets de la crise sur le niveau de vie des personnes les plus exposées, et permet donc également de contenir l’accroissement des inégalités. En soutenant le revenu des ménages, elle évite un effondrement de l’activité économique. En période de conjoncture économique dégradée comme celle que nous connaissons actuellement, réduire les dépenses sociales n’est pas souhaitable et peut être contre-productif macro-économiquement.

Pour autant, rechercher l’équilibre budgétaire à moyen ou long terme de la branche famille n’est pas absurde, car c’est aussi un gage de la pérennité de l’action publique en matière d’aide aux familles. Le déficit de la branche famille s’élève à 2,5 milliards d’euros. Mais il est essentiellement le fait de la crise et des moindres recettes qui en découlent, il est donc conjoncturel. Mécaniquement, la branche famille devrait retrouver l’équilibre à législation constante d’ici quelques années et si la croissance économique revient (les hypothèses reposent sur un taux de croissance de 2% par an à partir de 2014). Il restera une dette issue de l’accumulation d’un déficit sur plusieurs années à partir de 2012[1], qui pourrait être purgée progressivement par les excédents qui seraient dégagés après le retour à l’équilibre. Si la croissance ne revient pas, ou pas aussi vite qu’attendu, la perspective change, et on peut s’interroger sur une redistribution de l’enveloppe allouée aux prestations familiales ou sur son niveau. La CNAF verse plus de 12 milliards d’euros d’allocations familiales[2], indépendamment du niveau de revenu des parents. Les familles de deux enfants reçoivent 127 euros par mois pour deux enfants et 163 euros par enfant supplémentaire. Ces prestations familiales ne sont pas imposées. Leur fiscalisation réduirait le montant des prestations nettes d’impôt versées aux familles, ceci de façon progressive avec le revenu. Ce faisant, un gain fiscal de l’ordre de 800 millions d’euros serait dégagé. Il peut paraître plus équitable que les familles ayant des revenus élevés participent davantage à l’effort lié aux restrictions budgétaires que les familles aux revenus plus faibles. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

La fiscalisation de ces prestations familiales peut être vue comme un moyen de compenser la perte de progressivité du système fiscal qui s’est opérée au fil des années, du fait principalement de la baisse des taux marginaux d’imposition de l’impôt sur le revenu, et ainsi de le rendre plus équitable. Mais cette réponse n’est qu’une course au moins disant social. Cette dynamique est une fuite en avant de notre Etat social, qui conduit à en réduire le périmètre d’action.

La fiscalisation des allocations familiales réduit le niveau des transferts des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants, autrement dit cela porte atteinte au principe d’équité horizontale. Certes, elle permet aussi en particulier d’augmenter le niveau des transferts des familles avec enfants les plus aisées vers les moins aisées. Mais pour renforcer globalement le degré de redistribution verticale (c’est-à-dire pour augmenter le niveau de transferts des ménages les plus riches vers les plus pauvres), il faut accroître la progressivité du système fiscal, ce qu’ont d’ailleurs permis les derniers ajustements fiscaux (introduction d’une tranche à 45 % notamment). Dans ce contexte, on pourrait donc conserver l’universalité des allocations familiales, qui présente l’avantage de conforter l’adhésion des ménages ayant des revenus élevés au principe de l’Etat social : ils paient plus d’impôts, mais ils reçoivent le même montant d’allocations familiales lorsqu’ils ont des enfants.

La fiscalisation des allocations familiales n’est pas un simple ajustement de la politique familiale, mais elle touche à ses valeurs et notamment au principe d’équité horizontale. S’il convient de repenser les objectifs d’une politique familiale, aujourd’hui dépassée à bien des égards, comme nous le développons dans la section suivante, la période actuelle n’est probablement pas adéquate pour mener sereinement un tel débat car l’urgence, et la volonté de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, vont conduire à l’adoption d’une vision de court terme alors même que la politique familiale s’inscrit dans le long terme.

… à une politique familiale équilibrée

Pour autant, il ne faudrait pas que ce débat sur la pertinence de la fiscalisation des allocations familiales conduise à un immobilisme en la matière. Les principes de la politique familiale actuelle ont été posés à partir d’une vision de la société qui prévalait il y a plus de 70 ans. Même si des ajustements ont été réalisés, ces principes sont toujours présents. Les objectifs d’hier ne sont pas les défis demain. Ainsi, renégocier les fondements des politiques familiales est indispensable. Comment réorienter l’action de l’Etat social vers les familles ? Quelle boussole suivre ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre.

L’un des objectifs de la politique familiale actuelle est le soutien de la natalité. Les aides s’accroissent avec le rang de l’enfant comme par exemple l’attribution d’une demi-part fiscale supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant.  S’agissant de redéployer les dépenses de la politique familiale, la suppression de cette demi-part fiscale devrait être au 1er rang des propositions visant le rééquilibrage des comptes. De même, les allocations familiales ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant. La France est l’un des seuls pays européens à ne pas accorder d’allocation familiale dès le premier enfant. Le dynamisme de la fécondité en France n’est pas le fruit de ces attributs natalistes de la politique familiale, mais il tient davantage au soutien de l’activité des femmes ayant des enfants : l’école maternelle, l’accueil périscolaire, l’accueil de la petite enfance, mais aussi valorisation de l’activité professionnelle des mères (et non sa stigmatisation comme c’est le cas en Allemagne). La politique familiale doit être redirigée vers un objectif reposant sur les droits de chaque enfant quel que soit son rang de naissance. Elle doit être centrée sur la citoyenneté sociale de l’individu (c’est-à-dire un mode d’acquisition de droits sociaux plus individuel) de sa naissance à sa mort (en tenant compte de l’allongement de la durée de la vie).

Une politique familiale renouvelée serait porteuse du principe d’égalité entre les enfants et d’égalité entre femmes et hommes avec notamment une refonte des aides à la petite enfance, un accroissement massif des modes de garde associé à une modification du congé parental. Il faudrait dépenser environ 5 milliards par an supplémentaires pour résoudre cette question de l’accueil de la petite enfance. En outre, la dernière publication de l’OCDE, Regards sur l’éducation 2012, montre que la France est un pays dans lequel la réussite scolaire des enfants est fortement corrélée avec le niveau de diplôme des parents. Enfin, le niveau du taux de pauvreté des enfants est préoccupant. Ce sont là des défis majeurs auxquels il nous faut répondre.

La montée des unions libres, mais aussi des divorces (plus généralement des séparations) et les recompositions familiales sont le signe d’une plus grande liberté individuelle de choix de vie, ce qui constitue une avancée dans le fonctionnement de notre société. Mais les séparations s’accompagnent souvent d’une baisse du niveau de vie et sont parfois inaccessibles financièrement pour les individus ayant de faibles revenus. En outre, les conséquences économiques des ruptures de couple pèsent davantage sur les femmes que les hommes[3]. Les familles monoparentales, le plus souvent des mères qui ont la charge de leurs enfants, sont davantage exposées à la pauvreté que les autres types de ménages. Une politique familiale plus conforme aux nouvelles formes de vie, qui accompagnerait sur le cycle de vie les modifications des structures des familles est à penser.

Il est nécessaire de redéfinir le contenu et les contours de la politique familiale pour demain mais la volonté de retrouver l’équilibre des comptes sociaux ne peut pas en être le seul moteur. Il faut cesser de penser le changement sur un mode étriqué car il faut réformer le système dans ses fondements en fonction des nouveaux besoins et autour des principes de justice et des solidarités qui fondent notre Etat social.


[1] La dette de la branche famille en 2011 a été transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la CADES (loi organique 2010-1380).

[2] Ce qui représente environ 15 % du montant total des prestations versées par la branche famille.

[3] Jeandidier Bruno et Cécile Bourreau-Dubois, 2005, « Les conséquences microéconomiques de la désunion », In Joël M.-E. et Wittwer J. Economie du vieillissement. Age et protection sociale, Ed. L’Harmattan,, tome 2, pp. 335-351.




Faut-il réduire les prestations familiales ? Faut-il les imposer ?

par Henri Sterdyniak

Le gouvernement s’est donné comme objectif d’atteindre l’équilibre des finances publiques en 2017, ceci nécessiterait  une baisse d’environ 60 milliards des dépenses publiques. Ainsi, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a-t-il demandé à Bertrand Fragonard, le Président du Haut Conseil à la Famille, de lui proposer, d’ici fin mars, un plan de restructuration de la politique familiale, permettant le retour à l’équilibre de la branche famille en 2016. Il faudrait donc réduire les aides aux familles, de 2,5 milliards (soit de 6,25 % les prestations familiales), le montant du déficit de la CNAF en 2012. Est-ce justifié d’un point de vue économique et d’un point de vue social ?

En 2012, les comptes de la CNAF souffrent de la récession, qui diminue les montants des cotisations sociales et de la CSG, qu’elle reçoit. Si on estime que la masse salariale est inférieure de 5 % à son niveau normal, la perte de recettes pour la CNAF peut être évaluée à 2,5 milliards. La totalité du déficit de la CNAF est donc conjoncturelle. Prétendre le réduire en diminuant les prestations revient à mettre en cause le rôle stabilisateur des finances publiques. Imaginons que la demande privée chute de 1 % du PIB ; en supposant un multiplicateur égal à 1, le PIB baisse de 1 % ; les finances publiques voient leur déficit public se creuser de 0,5 %. Si on veut éviter ce déficit, il faudrait réduire les dépenses publiques de 0,5 % du PIB, ce qui diminuerait le PIB, donc les recettes fiscales et obligerait à de nouvelles réductions. Ex post, les dépenses publiques devraient baisser de 1 % et le PIB de 2 %. La politique budgétaire jouerait un rôle déstabilisant. La CNAF doit donc être gérée en considérant son solde structurel, or celui-ci est équilibré en 2012. Sur le plan économique, en situation de profonde dépression, quand la consommation et l’activité stagnent, rien ne peut justifier une ponction sur le pouvoir d’achat des familles[i].

Par ailleurs, les gouvernements successifs ont progressivement mis à la charge de la CNAF, et l’assurance vieillesse des parents au foyer (pour 4,4 milliards en 2012) et les majorations familiales de retraite (pour 4,5 milliards en 2012). Ainsi, sur les 54 milliards de ressources de la CNAF, près de 9 milliards sont détournés vers l’assurance-retraite et ne profitent pas directement  aux enfants.

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Ce détournement a été possible car les prestations familiales ont peu augmenté dans le passé,  n’étant généralement indexées que sur les prix et ne suivant pas les salaires. Pire, certaines années, les prestations n’ont même pas été augmentées à hauteur de l’inflation. Finalement, de 1984 à 2012, la BMAF a perdu 5,7 % en pouvoir d’achat absolu (colonne 1 du tableau), mais 25 % en pouvoir d’achat relativement au revenu médian des ménages (colonne 2). Faut-il poursuivre et accentuer cette dérive ?

Les jeunes de moins de 20 ans représentent 25 % de la population. En utilisant l’échelle d’équivalence de l’INSEE, c’est 12,5 % du revenu des ménages qui devrait être fourni par des prestations familiales pour assurer aux familles avec enfants le même niveau de vie qu’aux personnes sans enfants. Or l’ensemble des prestations sous critères familiaux ne représente que 4,2 % du revenu des ménages[ii].

Le RSA est nettement plus faible que le minimum vieillesse sous prétexte d’inciter ses titulaires à travailler, mais ceci pèse sur le niveau de vie des enfants, qui vivent généralement avec des actifs, non avec des retraités. La création du RSA-activité aurait pu fournir un complément de ressources appréciable à beaucoup de familles de travailleurs à bas salaires, mais celui-ci est mal conçu : beaucoup de bénéficiaires potentiels ne le demandent pas. De plus, il ne bénéficie pas aux chômeurs (et donc à leurs enfants). Ainsi, en 2010, le taux de pauvreté des enfants (au seuil de 60 %) était-il de 19,8 % contre 14,1 % pour l’ensemble de la population. Au seuil de 50 %, il était de 11,1 % contre 7,8 % pour l’ensemble de la population. Ainsi, 2,7 millions d’enfants sont-ils en dessous du seuil de pauvreté de 60 %. 1,5 million d’enfants sont même en dessous du seuil de 50 %.

Une famille avec trois enfants a un niveau de vie plus bas qu’un couple sans enfant, percevant les mêmes salaires, de 16 % si elle gagne 2 fois le SMIC, de 30 % si elle gagne 5 fois le SMIC. Les allocations familiales sont devenues très faibles pour les classes moyennes ;  le quotient familial ne fait que tenir compte de la baisse de niveau de vie induite par la présence d’enfants ; il n’apporte pas d’aide spécifique aux familles. A aucun niveau de revenu, les aides aux enfants ne sont excessives. Le niveau de vie moyen des enfants était en 2010 inférieur de 10 % à celui de la moyenne de la population. Ce devrait être l’inverse, puisque les enfants ont besoin d’un niveau de vie satisfaisant pour développer toutes leurs potentialités, et puisque les parents qui élèvent leurs enfants, en plus de leurs activités professionnelles, jouent un rôle social fondamental.

Faut-il fiscaliser les allocations familiales ? Ce serait oublier que leur montant est déjà très faible par rapport au coût des enfants. Le revenu médian par unité de consommation était de l’ordre de 1 660 euros en 2012 ; le coût moyen d’un enfant, qui représente 0,3 unité de consommation, est donc de l’ordre de 500 euros. Or, les allocations familiales sont de 64 euros par enfant (pour une famille avec deux enfants), et de 97 euros par enfant (pour une famille avec trois enfants). Il faudrait donc au minimum multiplier par cinq les allocations avant que la question de leur fiscalisation ne devienne légitime.

Se rapprocher des objectifs de la politique familiale française tels qu’ils sont proclamés dans la Loi de financement de la Sécurité sociale[iii] – réduire les écarts de niveau de vie selon la configuration familiale, sortir tous les enfants de la pauvreté, augmenter les places en crèche – nécessiterait que plus de moyens soient donnés à la politique familiale. Ces moyens devraient être supportés par tous les contribuables, et non par les familles des classes moyennes, qui ne sont pas les plus favorisées du système.

Réduire de 2,5 milliards les sommes que la Nation consacre à ses enfants serait une erreur de politique macroéconomique comme de politique sociale. Comme le disait Charles Gide : « De tous les investissements qu’une nation puisse envisager, c’est l’éducation des enfants qui est la plus rentable ».

 


[i] Voir un argumentaire similaire : Cornilleau Gérard, 2013, «  Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage », Blog de l’OFCE, février.

[ii] Voir Sterdyniak Henri, 2011, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l ’OFCE, n°116.

[iii] Voir PLFSS, 2013, Programme de qualité et d’efficience, Famille.

 




Superstars et équité : Let the sky fall

Par Guillaume Allègre

Les acteurs sont-ils trop payés ? La tribune de Vincent Maraval a lancé un débat par essence idéologique… dans le bon sens du terme. Il semble en effet sain que les hauts revenus doivent se justifier en s’appuyant sur une argumentation susceptible de convaincre le plus grand nombre. Les rémunérations ne peuvent être justes que si elles sont publiquement défendables. Dans cet esprit, en s’appuyant sur l’analyse de l’économie des superstars, cette tribune défend l’idée qu’une petite partie des acteurs, et en général des artistes, capte une rente construite collectivement, ce qui justifie une intervention ayant pour objet de réduire les écarts de revenus.

Comment expliquer les énormes revenus de quelques chanteurs ou acteurs tandis que la plupart des artistes ont du mal à vivre de leur activité ? L’effet superstar a été analysé par les économistes depuis un article fondateur de Rosen (The Economics of Superstars). Il est lié à la structure de la demande (de nature grégaire), à la technologie (qui permet la diffusion de la production à faible coût) et à l’environnement juridique (qui permet d’exclure les passagers clandestins). A cela, il faut ajouter que la position particulière des acteurs-vedettes leur permet de capter une grande part d’une rente construite collectivement. Ces aspects justifient une forte redistribution des revenus. La question ne semble pas pouvoir se régler de façon satisfaisante par la fiscalité : un taux d’imposition de 75 %, déjà considéré comme confiscatoire, n’est pas suffisant dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100, sans parler du risque d’exil fiscal. Intervenir directement sur l’environnement institutionnel et sur les rémunérations, pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics, paraît donc légitime.

Est-il juste que les artistes ayant réussi soient soumis, par exemple, à une tranche d’imposition à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, ou est-ce confiscatoire ? Si cette question se pose pour toutes les activités, le spectacle (artistique ou sportif) fait figure de cas d’école car le consentement à payer des spectateurs fait peu de doutes et ne découle pas d’une asymétrie d’information ou d’un problème principal-agent. La question de la rémunération des artistes ne se pose ainsi pas de la même manière que celle, par exemple, des dirigeants d’entreprise qui exercent des activités pour lesquelles il est difficile d’estimer la contribution (ou productivité marginale), et qui peuvent contrôler les comités qui fixent leur rémunération : les bons résultats de l’entreprise sont-ils dus à la chance, au travail du PDG, à toute l’équipe de direction ou à l’effort de tous les salariés ? Le salaire d’un PDG dépend-il de sa contribution ou de son habileté à convaincre le comité de rémunération de sa valeur ? Dans une tribune récente, Galbraith fait ainsi la différence entre le cas de Depardieu et celui des dirigeants d’entreprises[i]. La transparence du milieu du spectacle explique que dans son livre Anarchie, Etat et Utopie, Robert Nozick prenne l’exemple d’une superstar de l’époque, le joueur de basket Wilt Chamberlain (le livre est paru en 1974), pour justifier les très hauts revenus. L’argument est fameux : si un million de personnes sont prêtes à payer 25 centimes supplémentaires pour voir Wilt Chamberlain jouer, et qu’il signe un contrat avec une équipe de basketball lui proposant de lui verser 25 centimes par billet, alors le fait que le revenu de Wilt Chamberlain soit de 250 000 dollars, bien supérieur au revenu médian ou moyen de l’époque, est juste et légitime. Redistribuer ce revenu serait immoral ; il faut respecter les inégalités librement consenties.

Mais comment expliquer le fait que de nombreux individus soient prêts à payer tant pour tel ou tel artiste, et rien pour la plupart des autres ? Pourquoi est-il caractérisé par cet aspect winner-take-all ? Sur d’autres marchés, si un service rendu est perçu d’un peu moins bonne qualité, de nombreux acheteurs sont prêts à l’acheter pour un peu moins cher que le service de qualité et différents niveaux de gamme coexistent. Au contraire, dans le milieu du spectacle, relativement peu de personnes gagnent des sommes astronomiques. Dans un article fondateur, The Economics of Superstars (1981), Rosen explique ce phénomène par la structure de la demande et par la technologie de production. Il suffit que les talents plus faibles soient peu substituables aux talents élevés (les individus préfèrent assister à un très bon spectacle qu’à dix spectacles moyens) et que le coût de production n’augmente pas proportionnellement à la quantité fournie (l’effort est le même que 10 ou 1 000 personnes soient dans l’audience ou achètent le livre). De fait, d’après Rosen, c’est la technologie (notamment la télévision) qui explique la forte augmentation du revenu des superstars. Il conclut son article en ces termes : « quels changements à venir seront forgés par le développement du câble, de la cassette vidéo et de l’ordinateur personnel ? ».

Les hauts revenus des superstars ne sont pas que la conséquence d’un talent légèrement supérieur (comme dans le modèle proposé par Rosen). Les studios ne payent pas que pour le talent inégalable des acteurs de Friends ou de Depardieu dans Astérix et Obélix aux jeux olympiques. Certains acteurs arrivent en fait à capter une rente, construite en partie par eux, mais également par le hasard et le travail hors des lumières des nombreux contributeurs à l’économie du spectacle. Les acteurs de Friends ont pu négocier d’importantes augmentations de salaire au fur et à mesure des renouvellements de la série. Si dans le contrat de la saison 1, chaque acteur était payé 22 500 dollars par épisode, ils ont reçu 75 000 dollars par épisode lors de la saison 3, 100 000 dollars lors de la cinquième, 125 000 dollars lors de la sixième, 750 000 dollars lors des saisons sept et huit et 1 000 000 de dollars pour les deux dernières saisons, soit plus de 40 fois plus que pour la première saison alors que l’audience n’a été multiplié que par 2 entre la première et la dernière saison (source : Wikipédia). Lors de la saison 2, les salaires ont été négociés individuellement mais les acteurs, y compris Jennifer Anniston et David Schwimmer qui avaient négocié des salaires bien supérieurs au reste du groupe, ont vite compris l’intérêt de la négociation collective : si les studios pouvaient éventuellement se passer d’un acteur (en le remplaçant ou en faisant mourir son personnage), ils ne pouvaient pas remplacer toute la troupe. Manifestement, la multiplication par 40 des salaires n’est pas liée à un accroissement exponentiel du talent des acteurs, mais par le fait qu’ils ont pu profiter de l’attachement des spectateurs à la série, attachement qui a été construit par les acteurs, mais également par le travail des scénaristes, des décorateurs, des metteurs en scène lors des premières saisons. Parce qu’ils incarnent la série et ont négocié collectivement, les acteurs de Friends ont réussi à capter à leur profit la rente construite collectivement. De même, si Depardieu a réussi à s’imposer comme figure nationale, c’est en partie par son talent mais également par celui des nombreux metteurs en scène qui ont fait appel à lui (et de leur scénariste, etc.). S’il est difficile d’expliquer le succès de tel ou tel produit culturel, il ne faut pas négliger la part de hasard ou de chance. Ceci est lié à une caractéristique des produits culturels : ils sont généralement plus appréciés lorsque l’expérience est partagée car, comme le souligne André Gunthert, la consommation culturelle n’a de sens que par sa socialisation (conversation, jugement, citation, réemploi). Par conséquent, le succès s’autoalimente, ce qui engendre des phénomènes du type Intouchables ou Bienvenue chez les Chtis dont l’explication dépasse les qualités intrinsèques des films. Si l’on remplace, dans le modèle de Rosen,  le talent par l’audience (les individus préfèrent assister à un spectacle à forte audience qu’à dix spectacles à faibles audiences), un petit avantage initial, qui peut être dû à la chance mais pas seulement, peut se transformer en phénomène par effet boule de neige (Adler, 1985). De plus, le fait que les télévisions demandent des vedettes pour accepter de co-financer les films, comme l’explique Maraval, explique que la célébrité s’auto-renforce et aboutisse à une concentration des revenus par quelques acteurs à forte notoriété. Le petit avantage initial en termes de notoriété n’est pas nécessairement du pur hasard comme on peut le constater en observant le nombre de fils et de fille de dans la profession, enfants de producteurs ou réalisateurs compris. Le vedettariat est aussi une activité où l’on peut profiter d’une notoriété « mal acquise » et où le « buzz négatif » donne de la visibilité.

Pour que l’effet superstar se transforme en hauts revenus, il faut que les artistes puissent exercer leur droit de propriété intellectuelle et exclure les passagers clandestins. Les artistes ont donc besoin d’un environnement juridique qui reconnaisse légalement et fasse respecter leur droit de propriété intellectuelle[ii]. Le fait que les acteurs puissent capter une part importante de la rente est en partie la conséquence de contrats incomplets et d’asymétries dans la législation sur la propriété intellectuelle. Par exemple, la loi californienne interdit les contrats de plus de 7 ans, ce qui explique les sauts de rémunérations des acteurs pour les séries au long cours. Les acteurs peuvent également toujours menacer d’arrêter, ce qui constitue une menace crédible s’ils ont acquis assez de notoriété. Or, les studios ne peuvent pas garder contractuellement les bénéfices anticipés de cette notoriété. Les acteurs bénéficient aussi du fait que d’autres individus ne peuvent pas ou plus faire valoir de droit à la propriété intellectuelle. Les brevets concernant les techniques de diffusions télévisuelles sont, depuis longtemps, dans le domaine public : les droits de propriété industrielle sont beaucoup plus courts (maximum 20 ans) que les droits d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur en France et aux Etats-Unis). Un certain nombre d’idées qui contribuent au succès des produits culturels (film, série, etc.) ne sont pas protégeables: on ne dépose pas une blague, une anecdote, une façon de filmer ou de monter, ni un concept ou une idée de scénario. Le fait que certains acteurs de l’industrie culturelle puissent s’accaparer une rente n’est donc pas qu’une conséquence naturelle des différences de talent ou d’une façon objective de mesurer la contribution de chacun, mais découle en grande partie des règles spécifiques régissant le droit de propriété intellectuelle qui établit ce qui est protégeable ou non et la durée de protection. Il n’est pas du tout évident, par exemple, qu’il faille accorder aux célébrités le droit exclusif d’utiliser commercialement leur image (voir Madow, 1993).

Au-delà de la protection des droits de propriété intellectuelle, l’intervention publique dans le secteur cinématographique peut être considérée comme massive, que ce soit sous forme de subvention ou de réglementation) : quotas d’investissement dans la production et la diffusion d’œuvres cinématographique d’expression originale française pour les chaînes de télévision, régime de l’intermittence dont le déficit est financé par le régime général, incitations fiscales (SOFICA, crédits d’impôt), TVA réduite, aides des collectivités locales (région, département, communes) aux tournages, aux festivals et aux exploitants de salles, et financement du CNC (assis principalement sur les recettes du secteur et en partie redistributif). De plus, Coq et al., 2006 montrent que l’évolution de la réglementation, qui a privilégié l’objectif de défense des parts de marché des films nationaux, plutôt que celui de création pluraliste à l’intérieur du pays, a mené à une concentration plus importante des ressources au profit des films chers, tandis que les obligations qui pèsent sur les chaînes de télévision exacerbent l’effet superstar, les chaînes étant friandes de vedettes.

D’un point de vue économique, deux arguments justifient alors une forte redistribution des revenus des artistes à succès : la captation d’une rente construite par de nombreux individus et la part de hasard (auquel se rajoute le poids de l’intervention publique pour le cinéma). En présence de hasard ou de risque, la redistribution joue un rôle d’assurance, ce qui peut augmenter à la fois l’équité et l’efficacité du système. Du point de vue de l’équité, avant que les gagnants soient révélés, des individus adverses au risque seraient prêts à socialiser les gains risqués. Du point de vue de l’efficacité, un trop fort risque entraîne un sous-investissement de la part d’individus très talentueux mais qui ne veulent pas s’engager dans une activité où il y a trop peu d’élus (et où ils ont trop peu de connections). A la fois du point de vue de l’équité et de l’efficacité, la structure de l’économie du spectacle justifie ainsi une redistribution importante. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes : (1) l’impôt universel couplé à des subventions sectorielles ; (2) l’assurance par exemple via le statut spécifique des intermittents du spectacle ; (3) les salaires minima et/ou maxima, notamment pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics (France Télévision, Conseils Régionaux, etc.[iii]). Les économistes préfèrent en général la voie fiscale ou les assurances sociales aux interventions directes sur les salaires, laissant les marchés fonctionner librement avant de redistribuer les revenus. La voie fiscale permet en outre d’éviter les effets de seuil arbitraires qu’implique la fixation d’un salaire maximum. Toutefois, en pratique, la redistribution fiscale fait face à une limite majeure : une fois que les rémunérations brutes sont fixées par l’interaction entre les forces de marché et l’environnement institutionnel, elles sont généralement considérées comme légitimes ; un taux d’imposition élevé, par exemple 75 %, pourra alors être considéré comme confiscatoire, ou représentant une « charge excessive » pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel dans une décision récente, alors même qu’un tel taux pourrait être nettement insuffisant pour réduire les inégalités dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100. Réduire les inégalités demande alors d’intervenir directement sur l’environnement institutionnel – par exemple en réduisant la durée de la propriété intellectuelle – et sur la fixation des rémunérations, ce qui est d’autant plus légitime dans un secteur subventionné et fortement régulé.

 


[i] « En vérité, le cas de Depardieu est très différent. Son enrichissement a été possible grâce à son talent. Ce n’est pas le cas des dirigeants d’entreprise ! Leurs revenus proviennent de sociétés qui ont gagné de l’argent grâce à un effort collectif ». De notre point de vue, il y a bien captation d’une rente construite collectivement dans les deux cas.

[ii] Dans ce sens, il faut comprendre le libertarisme de Nozick comme le respect absolu des droits de propriétés individuels (qui auraient un caractère naturel). On est loin du libéralisme libertaire qui tente de minimiser les contraintes extérieures, puisqu’une autorité faisant respecter les droits de propriété est ici nécessaire. Cela explique qu’un mélange contradictoire d’appel à la liberté et d’autoritarisme découle de cette doctrine.

[iii] Ainsi que des chaînes privées de télévision en ce qui concerne leurs obligations car elles bénéficient en contrepartie de la gratuité d’utilisation des fréquences hertziennes, ce qui s’apparente à une subvention publique.

 




L’Inégalité Nuit-elle à la Performance Economique ?

par Francesco Saraceno

La théorie économique a longtemps négligé les effets de la répartition des revenus  sur la performance de l’économie. On apprenait aux étudiants dès la première année d’études qu’il fallait séparer le sujet de l’efficacité de celui de l’équité. L’idée étant qu’il fallait élargir au maximum la taille du gâteau avant de le partager. Il était implicite dans cette dichotomie que l’économiste devait traiter la question de l’efficacité, laissant au politique les choix de distribution (ou redistribution). Dans ce cadre l’économiste devait seulement veiller à ce que les choix de redistribution par le canal de l’impôt et de la dépense publique ne nuisent pas à la croissance en perturbant les incitations des agents. Des échos de cette vision se retrouvent aussi bien dans la discussion sur la taxation des très gros revenus envisagée par le gouvernement français, que dans des auteurs, comme Raghuram Rajan, qui justifient les inégalités en se référant au progrès technique et au commerce international, ce que réfute Paul Krugman.

 

Certes, depuis les travaux de Simon Kuznets dans les années cinquante, quelques économistes se sont demandés si une inégalité excessive ne nuirait pas,  notamment en empêchant l’accumulation de capital humain, à la croissance de l’économie. Mais  cette perception est longtemps restée minoritaire parmi les économistes. A preuve, l’augmentation spectaculaire des inégalités documentée parmi d’autres par Atkinson Piketty et Saez,  mais aussi par des institutions tels quels l’OCDE et le FMI n’a pas donné lieu a une réflexion approfondie sur la relation entre inégalité et la performance économique.

Seule la crise a fait resurgir cette préoccupation. L’inégalité croissante est soupçonnée d’être une des sources de l’augmentation de la dette des ménages et de la formation de bulles spéculatives, menant à l’accumulation de déséquilibres internes et externes qui ont conduit à la crise actuelle. C’est ce que développent des auteurs comme Joseph Stiglitz et James Galbraith.

Aujourd’hui la dichotomie entre efficacité et répartition n’est plus tenable. L’inégalité devient un thème incontournable de l’analyse économique, de court comme de long terme. Pour stimuler la discussion sur ce sujet, l’OFCE et SKEMA Business School organisent un workshop sur “Inequality and Economic Performance”, à Paris, le 16 et 17 octobre 2012.




La crise au Royaume-Uni : les femmes sont-elles moins touchées que les hommes ?

par Hélène Périvier

Dans la plupart des pays d’Europe, la crise a affecté davantage l’emploi des hommes que celui des femmes. Le Royaume-Uni n’échappe pas cette règle : au sein de la population des 15 ans et plus, entre 2008 et  2011, l’emploi des hommes y a baissé de 1,6 %, contre seulement 0,3 % pour celui des femmes. On pourrait donc conclure que les femmes ont été préservées par rapport aux hommes par la tempête qui secoue le marché du travail au Royaume-Uni, et plus généralement en Europe. Dans l’absolu c’est incontestable mais en relatif rien n’est moins sûr… 

L’impact sexué de la crise sur l’emploi tient pour beaucoup  à la segmentation du marché du travail : les femmes et les hommes n’évoluent pas dans les mêmes secteurs d’activité ; les secteurs dans lesquels les femmes sont sur-représentées ont été moins touchés par la crise du fait de la nature de ces emplois. Au Royaume-Uni, les femmes occupent 78 % des emplois dans le secteur « Santé humaine et action sociale » ou encore 72 % dans le secteur de l’ « éducation ». Ces secteurs reposent pour beaucoup sur l’emploi public ou parapublic et sont moins exposés aux affres de la conjoncture économique : entre 2008 et 2011 l’emploi dans le secteur « santé et social » a augmenté de presque 8 % et plus de 12 % dans celui de l’éducation. Inversement, les femmes ne représentent que 11 % des travailleurs dans le BTP ou encore 14 % dans l’industrie, secteurs qui ont subi le choc sur l’emploi le plus important (respectivement –19,6 % et -17,3 % sur la même période). Ainsi, les femmes semblent avoir été protégées des effets de la crise sur l’emploi du fait de leur sur-représentation dans des secteurs dans lesquels l’emploi est moins réactif à la conjoncture. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles ne paraissent, car cette explication ne tient que si la part des femmes dans chaque secteur était restée la même durant le choc. Or il n’en est rien.

Une  décomposition statistique de la variation de l’emploi permet de distinguer ce qui dans la variation de l’emploi est dû à la variation de l’emploi total de ce qui est dû la variation de la part des femmes dans chaque secteur. Il ressort du graphique 1 que si la part des femmes dans chaque secteur était restée constante entre 2008 et 2011, alors l’emploi des femmes n’aurait pas baissé de 0,3 % sur la période mais au contraire il aurait augmenté de 2,5 % : la baisse, même faible, de l’emploi des femmes sur la période est due à une modification de leur part dans certains secteurs.

Si on regarde de plus près les secteurs qui pèsent dans le volume d’emploi global, on constate que dans le BTP ou l’industrie, les femmes ont été plus affectées par les réductions d’emploi qu’elles auraient dû l’être étant donné leur sous-représentation dans ces secteurs en 2008. L’effondrement de l’emploi dans le BTP et l’industrie a disproportionnellement touché les femmes. Les secteurs où les femmes sont très présentes ont bénéficié au contraire de fortes créations d’emplois de 2008 à 2011 :  +370 000 emplois dans l’éducation et presque +305 000 dans la santé et l’action sociale. Mais ces créations d’emploi n’ont pas autant bénéficié aux femmes qu’elles auraient dû étant donné leur part dans ce type d’activité en 2008. Le graphique 2 montre que dans l’éducation, le nombre d’emplois occupés par des femmes aurait dû augmenter de 271 000 si leur part dans l’éducation était restée la même, mais le nombre d’emplois supplémentaires entre 2008 et 2011 pourvus par des femmes n’a été que de 231 700.

Finalement dans les secteurs où le choc a été violent, les femmes ont été sur-affectées par les destructions d’emplois et dans les secteurs où l’emploi est resté dynamique elles en ont moins bénéficié que ce qu’elles auraient dû. In fine, dans l’absolu l’emploi des femmes a moins souffert que celui des hommes, mais en relatif elles ont davantage été affectées. La segmentation du marché du travail qui pèse sur l’égalité professionnelle entre femmes et hommes n’a pas été un bouclier efficace pour l’emploi des femmes dans la crise.