L’école maternelle à la dérive

Par Hélène Périvier

En 2000 plus de 35% des enfants de 2 ans étaient scolarisés, à la rentrée 2011 seuls 11% l’étaient, un niveau proche de celui que la France connaissait dans les années 1960 (graphique). L’Etat n’ayant pas l’obligation légale de scolariser les enfants avant 6 ans[1], les contraintes budgétaires que connaît l’Education nationale pèsent davantage sur l’école préélémentaire : l’école maternelle est le parent pauvre de l’Education nationale. Ce constat soulève trois questions :

(1)   La première concerne le principe d’égalité d’accès à l’éducation. En effet, l’âge auquel les enfants entrent dans le système scolaire dépend davantage de leur lieu d’habitation et de leur mois de naissance que de leur développement cognitif ou encore du désir de leurs parents de les scolariser[2]. C’est donc une question de justice qui se pose ici.

(2)   La deuxième concerne les finances publiques et la transparence dans l’attribution des compétences dévolues à l’Etat, aux collectivités locales et à la branche famille de la Sécurité sociale. L’école maternelle relève de la responsabilité du ministère de l’Education nationale et pour partie des collectivités locales (accueil périscolaire et cantine) ; la garde des jeunes enfants est, quant à elle, pilotée par le ministère de la Famille via la branche famille de la Sécurité sociale (précisément la Caisse nationale des allocations familiales). Cette césure institutionnelle soulève un problème de gouvernance de l’accueil des jeunes enfants. En effet, la perte de vitesse de la scolarisation des moins de 3 ans accroît la pénurie de places d’accueil des jeunes enfants. Ainsi, malgré les efforts d’investissements réalisés par la branche famille et par les collectivités locales pour créer de nouvelles places d’accueil collectif, en 15 ans la capacité d’accueil dans des établissements d’accueil collectif du jeune enfant, (EAJE, du type crèche, halte-garderie, …) des moins de 3 ans  a diminué de 30 000 places. Le développement de l’accueil individuel, issu de la mobilisation du réseau d’assistantes maternelles, a permis une augmentation nette du nombre de places totales (voir note longue sur le sujet) mais dans des conditions très différentes de celles d’un accueil collectif. Ainsi, la moindre scolarisation des enfants de 2 ans modifie les types de financement du secteur de la petite enfance. Les modes de garde collectifs ou individuels sont financés par la CNAF (66% hors participation des familles), 22% par les communes, 12% par l’Etat, alors que l’école maternelle est financée par l’Etat (54%) et les communes (46%). En se dégageant de l’école maternelle, l’Etat fait porter sur les autres acteurs, essentiellement la CNAF, le poids de la prise en charge des enfants de moins de 3 ans.

(3)    Enfin, outre les problèmes liés à la gouvernance du secteur de la petite enfance, on constate la baisse de la scolarisation des enfants de deux ans. Cette dérive soulève une question de redistribution entre différents type de ménages. Les dépenses de l’Etat et des collectivités locales sont financées par l’ensemble des ménages, avec ou sans enfant, à travers l’impôt. En revanche, l’accueil des jeunes enfants est financé essentiellement par la CNAF, donc par les cotisations assises sur le travail. Enfin la participation financière directe des parents diffère entre école maternelle et accueil du jeune enfant : certes l’école maternelle n’est pas « gratuite » puisque les parents paient les frais de cantine et l’accueil périscolaire, mais cette participation est plus faible en moyenne que celle qu’ils paient pour l’accueil de leur enfant (les familles paient environ 20% du coût total d’une place en EAJE, et seulement 7% pour l’accueil à école et dans le système périscolaire)[3]. La réduction de la scolarisation des enfants de 2 ans a donc des conséquences redistributives entre les ménages qui mériteraient plus de transparence.

Construire un véritable service public de la petite enfance exige de repenser le lien entre l’école préélémentaire et l’accueil des plus jeunes enfants. L’école maternelle fait partie des atouts du système français de prise en charge des jeunes enfants et du système éducatif. Un objectif pourrait être de retrouver le niveau de scolarisation des moins de 3 ans que la France connaissait en 2000, ce qui impliquerait d’accueillir 182 000 enfants supplémentaire à l’école, à démographie inchangée. Associée à la création de 218 000 places d’accueil collectif supplémentaires, cette orientation permettrait de résorber la pénurie de places d’accueil des moins de 3 ans estimée à environ 400 000  places. Répartie sur 10 ans, l’effort reposerait sur une dépense annuelle de 940 millions d’euros dont 30% consacrés à la scolarisation. Finalement l’ouverture progressive de ces places conduirait à une dépense annuelle de fonctionnement de 475 millions d’euros qui monterait en charge progressivement pour atteindre 4,75 milliards d’euros par an au bout de 10 ans.

Ce choix permettrait de rationaliser la dépense publique en proposant des parcours explicites de prise en charge des jeunes enfants et de clarifier les compétences des différents acteurs dans ce secteur. Il exige la création de postes d’enseignants et d’assistants, il permet de dynamiser et de sécuriser les parcours professionnels des mères (et non des pères, qui le plus souvent n’adaptent pas leur parcours professionnel lors de l’arrivée d’un enfant), encore trop souvent contraintes d’interrompre leur carrière faute de ne pouvoir trouver un accueil de qualité pour leurs enfants. Un service public de la petite enfance est porteur d’égalité et de justice mais aussi de dynamisme économique.


[1] « Tout enfant doit pouvoir être accueilli, à l’âge de trois ans, dans une école maternelle ou une classe enfantine le plus près possible de son domicile, si sa famille en fait la demande », Article L 113-1 du Code de l’Education. Cet article a été modifié par la loi no 2005-380 du 23 avril 2005 : l’accueil des enfants de 2 ans est étendu en priorité dans les écoles situées dans un environnement social défavorisé, quelle que soit la zone géographique (Observatoire de la petite enfance, 2010).

[2] Les règles appliquées en matière de scolarisation évoluent en fonction de la capacité d’accueil des écoles, et varient sensiblement sur le territoire. Le taux de scolarisation à 2 ans varie de 4% dans le Haut-Rhin à 66% dans le Morbihan (Blanpain, 2006). Dans certaines zones, les enfants nés en début d’année ne sont scolarisés qu’à l’âge de 3 ans et demi alors que les enfants nés en fin d’année civile sont scolarisés avant l’âge de 3 ans.

[3] Selon l’Observatoire national de la petite enfance, les familles paient environ 388 euros sur un coût total de 5 374 euros pour un enfant scolarisé. Selon le HCF, les familles paient environ 1,65 euros par heure sur un coût total de 7,76 euros/heure pour un enfant accueilli en EAJE.




Du social mais pas de sortie de crise

Evaluation du projet économique du quinquennat 2012-2017

par Eric Heyer, Mathieu Plane, Xavier Timbeau

Les premières décisions du quinquennat s’inscrivent dans un contexte fortement dégradé et très incertain. Dans une récente Note de l’OFCE (n°23 du 26 juillet 2012) nous analysons, dans une première partie,  le contexte macroéconomique dans lequel s’inscrit le projet du quinquennat de François Hollande et de la XIVe législature. Cette analyse détaille les conséquences probables pour les cinq années de la stratégie actuelle conduite en Europe. Nous évaluons à la fois le coût pour les finances publiques mais aussi l’impact sur l’activité économique, l’emploi ou sur la distribution des revenus. Dans une deuxième partie, nous analysons le choix de politiques publiques considérées comme prioritaires par le nouveau gouvernement, qu’elles soient à destination des jeunes (contrats de génération, emplois d’avenir), de certains seniors (refonte de la réforme des retraites), des classes moyennes et populaires (allocation de rentrée scolaire, coup de pouce au SMIC, livret A, encadrement des loyers, refiscalisation des heures supplémentaires), ou qu’elles visent à relancer certaines dépenses publiques jugées indispensables (emplois publics dans l’éducation, la justice et la police dans la section « finances publiques », service public de la petite enfance).

François Hollande a été élu Président de la République Française à un moment où la France et l’Europe traversent une crise sans précédent. Le chômage a augmenté de plus de 2 points depuis le début de la crise en France métropolitaine et approche aujourd’hui (9,6 % de la population active, au sens du BIT au premier trimestre 2012) les niveaux record de 1997 (10,5 %). Le produit intérieur brut par habitant a baissé depuis 2008 en pouvoir d’achat de 3 %. Si la tendance de croissance des cinq années précédant la crise s’était prolongée au même rythme de 2008 jusqu’au début 2012, le PIB par habitant serait aujourd’hui supérieur de 8 % à ce qu’il est. La balance des transactions courantes s’est dégradée dans la crise d’un point et demi de PIB (25,7 milliards d’euro dont 10 milliards au titre de la facture pétrolière) dégradant la position nette extérieure de la France de 7,8 points de PIB. La dette publique a augmenté de 577 milliards (soit près de 30 points de PIB) et atteint au début de l’année 2012 presque 90 % du PIB. L’industrie a payé un lourd tribu à la crise (presque 300 000 emplois perdus) et tout se passe comme si les destructions d’emploi et les fermetures de sites industriels étaient irréversibles.

Pourtant, ce bilan très sombre, à mettre au compte de la crise amorcée en 2008, n’est pas stoppé. La crise des dettes souveraines menace la zone euro d’une récession prolongée en 2012 et en 2013, sous le coup des politiques d’austérité menées dans la panique de voir les financements des dettes publiques se tarir. Et un scénario pire encore, celui de la désagrégation de la zone euro se profile, qui transformerait ces menaces de récession en risque de dépression majeure.

Ces évaluations sont de nature différente suivant les éléments qui sont disponibles. Certains dispositifs ont été mis en œuvre par décret, d’autre sont en cours de discussion par les assemblées, mais les projets de loi permettent une analyse quantifiée. D’autres sont à l’état de projet ; les principaux arbitrages n’ont pas été rendus, et notre évaluation tente d’en explorer les points principaux.

Notre appréciation de la stratégie économique pour le quinquennat ne s’arrête pas là pour autant. Il amorce aujourd’hui les prémisses de la stratégie de sortie de crise. Les engagements de réduction de déficit et les premières mesures prises dans ce sens dans le collectif budgétaire de juillet 2012, comme celle annoncées dans le débat d’orientation budgétaire de juin 2012, indiquent une stratégie dont la première étape est d’aboutir à la réduction, quoiqu’il en coûte, du déficit public à 3 % du PIB à la fin de l’année 2013. Par sa vertu budgétaire, c’est donc une stratégie de sortie de la crise, censée assainir la situation des comptes publics et ainsi rassurer les marchés financiers comme les autres agents économiques, et mettre en place les conditions d’une reprise future vigoureuse. Cette stratégie s’appuie sur une réduction des dépenses publiques et une hausse de la fiscalité (voir la partie « finances publiques », projets fiscaux du gouvernement et taxation des groupes pétroliers).

Cette stratégie de sortie de crise est pour le moins risquée car elle ne prend pas toute la mesure de la crise qui menace l’Europe aujourd’hui. Elle pourrait se justifier si nous étions d’ores et déjà sur une trajectoire de sortie de crise et s’il s’agissait d’en aménager les priorités. Mais l’Europe reste dans une situation de très forte incertitude, vivant dans l’attente d’un défaut massif de tel ou tel Etat membre de la zone euro, craignant la faillite de telle ou telle institution financière, subissant les conséquences d’une spirale d’austérité alimentée par la hausse des taux souverains. Or dans une telle situation, tout concourt à renforcer le piège de la trappe à liquidité et conduit à des multiplicateurs budgétaires élevés. Dès lors, la réduction ex ante du déficit par la hausse des impôts ou la réduction des dépenses pèse lourdement sur l’activité, ce qui limite, voire annule, la réduction effective des déficits. La dynamique d’augmentation de la dette publique ne peut être inversée et la réduction de l’activité accroît le risque de la socialisation de dettes privées insoutenables. La hausse des taux souverains est alimentée par l’incapacité à tenir les objectifs de déficits et par la hausse de la dette publique et contribue à accroître les déficits publics, obligeant à une austérité plus forte encore.

Une réponse à cette dynamique qui est en train de provoquer la désagrégation de l’euro serait sous une forme ou une autre la mutualisation des dettes publiques en Europe. Cette mutualisation impliquerait un contrôle plus ou moins complet des budgets publics des pays membres par une instance fédérale à la légitimité démocratique forte. Cette réponse serait donc celle de plus d’Europe et permettrait alors de définir une austérité « bien tempérée », pour la France comme pour ses principaux partenaires commerciaux, qui ferait de la sortie du chômage de masse involontaire et de la trappe à liquidité les préalables à un ajustement des finances publiques. Cette réponse permettrait de maintenir la soutenabilité des finances publiques sans impliquer les décennies perdues qui sont en train de se préparer.

Dans une première partie, nous analysons le contexte macroéconomique dans lequel s’inscrit le projet du quinquennat de François Hollande et de la XIVe législature. Cette analyse détaille les conséquences probables pour les cinq années de la stratégie actuelle conduite en Europe. La valeur du multiplicateur budgétaire en est un paramètre critique et nous montrons que la stratégie actuelle ne vaut que si les multiplicateurs sont faibles (i. e. de l’ordre de 0,5). Or un faisceau d’éléments empiriques nous indique que dans la situation exceptionnelle où nous nous trouvons les multiplicateurs budgétaires et fiscaux peuvent être supérieurs à 0,5 (entre 1 et 1,5, voir infra). Nous détaillons dans une deuxième partie les mesures prises dans la Loi de finances rectificative de juillet 2012 (pour l’année 2012), les éléments exposés dans le débat d’orientation budgétaire en préparation de la Loi de finance pour l’année 2013 et pour la période 2012-2017. Pour arriver à réduire le déficit public à 3 %, il apparaît qu’il faudrait une recette fiscale ou une économie de dépense supplémentaire de plus de 10 milliards d’euros, ex ante.

Nous présentons ensuite l’évaluation de onze mesures. Guillaume Allègre, Marion Cochard et Mathieu Plane ont ainsi estimé que la mise en œuvre du contrat de génération pourrait créer entre 50 000 et 100 000 emplois au prix d’un fort effet d’aubaine. Eric Heyer et Mathieu Plane rappellent qu’à court terme, les contrats aidés du type « emplois avenir » peuvent contribuer à faire baisser le chômage. Eric Heyer montre que la re-fiscalisation des heures supplémentaires permet de réduire le déficit public de 4 milliards d’euros sans pour autant dégrader le marché du travail. Guillaume Allègre discute des conséquences de la hausse de l’Allocation de rentrée scolaire et montre qu’elle profite essentiellement aux cinq premiers déciles de niveau de vie. Henri Sterdyniak analyse les possibilités de réforme fiscale. Il ne s’agit pas d’une évaluation des projets du gouvernement en matière de réforme fiscale mais d’un panorama complet sur les marges d’évolution et les incohérences du système actuel. Henri Sterdyniak et Gérard Cornilleau évaluent l’élargissement des possibilités de départ à la retraite à 60 ans et analysent les voies d’une possible réforme de plus grande ampleur du système de retraite. Hélène Périvier évalue ce que pourrait être un service public de la petite enfance dont le coût à terme de presque 5 milliards d’euros pourrait être couvert en partie par un surcroît d’activité générant plus de 4 milliards d’euros. Eric Heyer et Mathieu Plane analysent les conséquences du coup de pouce au SMIC et concluent que compte tenu de la faible diffusion des hausses de SMIC au reste de la distribution des salaires, l’impact sur le coût du travail est limité par de plus fortes réduction des charges sur les bas salaires. Si l’effet sur l’emploi est faible, sur les finances publiques il provoquerait une dégradation de 240 millions d’euros. Sabine Le Bayon, Pierre Madec et Christine Rifflart évaluent l’encadrement de l’évolution des loyers. Hervé Péléraux discute la question de la rémunération du livret A et du doublement de son plafond. Céline Antonin et Evens Salies évaluent la nouvelle taxation des groupes pétroliers qui pourrait apporter 550 millions d’euros de recettes fiscales en 2012 avec le risque que cette taxe soit in fine payée par le consommateur final.




Obama 2012 : “Yes, we care!”

par Frédéric Gannon (Université du Havre) et Vincent Touzé

Le jeudi 28 juin 2012, la Cour suprême des Etats-Unis (US Supreme Court) a rendu son verdict. Le principe d’obligation individuelle d’adhésion à une assurance santé sous peine de pénalité financière, volet central de la réforme[1] du système d’assurance santé de 2010 (Affordable Care Act[2]), a été jugé constitutionnel. Cette réforme a été adoptée dans un contexte politique difficile. Elle comprend de multiples mesures qui visent à réduire considérablement le nombre d’Américains sans couverture santé. Elle augmentera les dépenses fédérales, mais de nouvelles recettes et des réductions de dépenses permettront de réduire le déficit public.

De septembre 2009 à mars 2010, la rédaction puis le vote de la loi a été un long processus dont l’issue politique était incertaine en raison d’une majorité insuffisante au Sénat[3]. La loi, votée par la Chambre des Représentants et signée le 23 mars 2010 par le Président Obama, étant différente de celle votée au Sénat, des amendements furent introduits dans une loi de réconciliation budgétaire votée le 30 mars. Des opposants à cette réforme (26 Etats, de nombreux citoyens ainsi que la National Federation of Independent Business) ont alors décidé de porter le combat devant la Cour suprême des Etats-Unis. Leurs espoirs reposaient principalement sur de possibles inconstitutionnalités de la loi liées à l’obligation d’adhésion à une assurance santé ainsi qu’à l’extension du programme d’assurance publique Medicaid.

Le jugement favorable de la Cour suprême a été obtenu avec une courte majorité : 5 juges ont voté pour[4] et 4 contre[5]. La sensibilité politique des juges ne semble pas avoir joué contre la loi puisque le juge en chef, John G. Roberts, nommé par George W. Bush, a donné son approbation. La majorité de la Cour suprême considère la pénalité financière en cas de non adhésion comme une taxe[6] et qu’elle n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé de cette taxe. Elle renvoie cette responsabilité au parlement (chambre haute et basse) qui, en l’occurrence, a déjà débattu et adopté la loi. Par voie de conséquence, ce point de la loi est valide.

Selon la Cour suprême, la pénalisation financière de la non-adhésion à une assurance santé peut être perçue comme une obligation individuelle d’achat[7], et la loi sur le commerce (Commerce Clause) « ne donne pas ce pouvoir au Congrès ». Mais, d’un point de vue fonctionnel, cette pénalité peut être assimilée à une taxe. Dans ce cas, le Congrès a toute latitude pour « établir et collecter l’impôt » (Taxing Clause). D’où le verdict favorable de la Cour suprême. En revanche, elle juge que « l’extension de Medicaid viole la Constitution », car la « menace de perte de plus de 10 pourcent du budget global d’un État est une dragonnade économique qui laisse les États sans autre choix que de consentir à l’extension de Medicaid ».

La décision de la Cour suprême est une victoire majeure pour le Président Barack Obama, pour qui cette réforme en faveur d’un accès plus égalitaire au système d’assurance santé a été un des fers de lance de sa campagne électorale de 2008. Auparavant, son prédécesseur démocrate à la Maison Blanche, Bill Clinton, avait dû renoncer à une réforme similaire en raison d’une opposition farouche des Républicains et une division grandissante au sein des Démocrates. Afin de se donner toutes les chances de succès, Barack Obama aurait été plus stratégique tant sur la programmation de la réforme que sur la forme de sa présentation[8]. Pour y arriver, il a aussi constitué une équipe composée de spécialistes chevronnés[9].

Cette loi est une véritable révolution culturelle dans un pays où le système d’assurance santé exclut près de 50 millions d’individus. Outre l’obligation individuelle d’adhésion pour les Américains, les principales mesures prévues sont :

  • la création de « marchés » de contrats d’assurance où chacun peut acheter une couverture santé avec une subvention publique qui dépend du niveau de revenu ;
  • une extension du programme public d’assurance santé Medicaid[10] (couverture publique pour tous les ménages dont le revenu est inférieur à 133 % d’un plafond fédéral de pauvreté) et pénalisation financière des Etats qui ne mettent pas en œuvre cette extension (suppression de l’intégralité des financements fédéraux sur le programme Medicaid) ;
  • une obligation pour les employeurs d’offrir une assurance santé à leurs salariés (application de pénalité financière si l’obligation n’est pas respectée avec des exceptions pour les petites entreprises) ;
  • des nouvelles réglementations sur le marché de l’assurance privée (obligation de couverture de tous les individus sans critère sur l’état de santé).

A partir de 2014, des millions de ménages américains non assurés doivent bénéficier de l’extension de Medicaid, que la Cour suprême a jugé inconstitutionnelle, ce qui soulève donc de nombreuses interrogations[11]. Combien d’Etats seront-ils tentés de ne pas étendre Medicaid ? Quelles seront les conséquences pour les ménages pauvres[12] qui devaient bénéficier de cette extension ? Auront-ils les moyens de s’offrir des assurances privées subventionnées[13] ? Seront-ils sanctionnés financièrement s’ils ne s’assurent pas ? Seront-ils encouragés à migrer vers des Etats ayant adopté l’extension[14] ? Il est raisonnable d’espérer que peu d’Etats[15] boycotteront l’extension de Medicaid car les autres mesures incitatives prévues par la loi restent fortes (prise en charge fédérale à 100% du surcoût de 2014 à 2016, puis 95% après 2017 puis 90% après 2020 ; perte de certains financements fédéraux en l’absence d’extension). Toutefois des aménagements de la loi seront vraisemblablement utiles si les gouvernants veulent éviter l’exclusion de personnes trop pauvres pour s’offrir une assurance privée subventionnée.

La mise en place de la loi sera progressive et les différentes mesures doivent s’appliquer à partir de 2014. D’après le dernier rapport du Congressional Budget Office (2012), les dépenses publiques annuelles (extension de Medicaid et subventions d’assurance privée) devraient augmenter d’environ 265 milliards de dollars par an[16] à l’horizon 2022 (le coût total estimé entre 2012 et 2022 est de 1 762 milliards de dollars) et le nombre de non assurés pourrait diminuer d’environ 33 millions[17]. La réforme prévoit également une hausse des recettes fiscales (hausse des prélèvements obligatoires et nouvelles taxes) ainsi qu’une baisse des dépenses fédérales (principalement des substitutions entre le programme Medicaid étendu et l’ancien programme), ce qui a pour effet de compenser amplement le coût de la réforme. Dans un précédent rapport de mars 2011, le CBO estime à 210 milliards de dollars la baisse du déficit cumulé sur la période 2012-2021. Au nom de la sacrosainte liberté, l’opposition à l’obligation individuelle d’adhésion reste encore vigoureuse[18], mais avec le temps, on peut espérer que ce principe d’obligation soit, avant tout, perçu comme un droit fondamental qui protège chaque citoyen.


[1] Pour une présentation du système d’assurance santé et de la réforme, voir Christine Rifflart et   Vincent Touzé, « La réforme du système d’assurance santé américain »,   Lettre de l’OFCE,  n°321, 21 juin 2010. Voir également la fiche de Wikipedia sur le sujet.

[2] Cette législation réunit les deux lois Patient Protection and Affordable Care Act et Health Care and Education Reconciliation Act (loi de réconciliation budgétaire).

[3] ”Health Care Reform: Recent Developments”, The New-York Times, June 29, 2012.

[4] Stephen Breyer, Elena Kagan, Ruth Bader Ginsburg, Sonia Sotomayor ainsi que le juge en chef John G. Roberts.

[5] Clarence Thomas, Anthony Kennedy, Antonin Scalia et Samuel Alito.

[6] Floyd Norris, “Justices Allow the Term ‘Tax’ to Embrace ‘Penalty’”, The New-York Times, June 28, 2012.

[7] La position juridique de l’administration Obama a consisté à soutenir que la portion de l’obligation de souscription d’assurance assimilable à une taxe est la pénalité acquittée par ceux qui ne respectent pas cette obligation. Cette pénalité fonctionne comme une régulation : elle est conçue dans une logique d’incitation et non dans une optique de recette fiscale nouvelle. Le juge Jeffrey Sutton a expliqué que si le gouvernement avait clairement spécifié que l’obligation de souscription était une taxe, elle aurait été plus facile à justifier sur le plan de sa constitutionnalité. La plupart des abattements fiscaux ou rabais d’impôts sont des incitations positives (prime à l’acquisition de véhicules moins polluants par exemple). L’obligation d’assurance sur la santé joue au contraire comme une incitation négative en infligeant une pénalité/amende aux agents décidant de ne pas souscrire d’assurance. Mis face à cette alternative, ils choisissent en toute rationalité – selon l’optique pigouvienne – l’option qu’ils jugent la plus profitable ou la moins coûteuse.

[8] Ezra Klein, “Barack Obama, Bill Clinton and Health-Care Reform”, The Washington Post, July 26, 2009.

[9] Robert Pear, “Obama Health Team Turns to Carrying Out Law”, The New-York Times, April 18, 2010.

[10] Medicaid est un programme public d’assurance santé pour les ménages les plus pauvres (près de 35 millions de bénéficiaires). Les conditions pour en bénéficier sont nombreuses (revenu, âge, degré d’invalidité, état de santé, etc.), ce qui conduit à écarter une part non négligeable de la population la plus pauvre. Ainsi, plus de 20 millions de personnes vivant en dessous du seuil fédéral de pauvreté n’ont pas accès à Medicaid. En revanche, l’autre programme public d’assurance santé réservé aux personnes âgées de 65 ans et plus, Medicare, couvre largement ce groupe d’âge.

[11] Urban Institute-Health Policy Center, “Supreme Court Decision on the Affordable Care Act: What it Means for Medicaid”, Policy Briefs, June 28, 2012.

[12] Genevieve M. Kenney, Lisa Dubay, Stephen Zuckerman et Michael Huntress, “Making the Medicaid Expansion an ACA Option: How Many Low-Income Americans Could Remain Uninsured?”, Policy Briefs, Urban Institute – Health Policy Center, June 29, 2012.

[13] En l’absence d’extension de Medicaid, leur dépense d’assurance santé serait plafonnée à 2% de leur revenu.

[14] Ce concept de vote avec les pieds a été mis en avant dans l’article de Charles M. Tiebout (1956) : “A Pure Theory of Local Expenditures”, The Journal of Political Economy, 1956, vol. 64/5, pp. 416-424.

[15] Brett Norman, ”Lew: ‘Vast majority’ of states will expand Medicaid”, Politico, 1st July 2012.

[16] En 2022, 136 milliards de dollars financeraient l’assurance santé publique de 17 millions de pauvres (extension de Medicaid) et 127 milliards de dollars subventionneraient l’achat d’assurances privées de 18 millions de personnes.

[17] En 2022, les 27 millions de non-assurés restants seraient composés de migrants illégaux (non-éligibles aux programmes publics et aux assurances privées), d’éligibles à Medicaid qui ne souhaitent pas s’assurer ainsi que des personnes non éligibles à Medicaid qui ne souhaitent également pas s’assurer.

[18] Susan Stamper Brown, “Time To Clean Up The Obamacare Mess”, The Western Center for Journalims, June 26, 2012.




Petits transferts entre familles

par Guillaume Allègre

Une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement a été d’augmenter de 25 % l’Allocation de rentrée scolaire (ARS) dès la rentrée 2012. Cette mesure figurait dans les 60 engagements du candidat Hollande avec l’abaissement du plafonnement de l’avantage lié au quotient familial (QF) (engagement 16)[1] qui devrait être voté en juillet 2012. Ces deux instruments de la politique familiale (ARS, QF) ont des logiques et des effets très différents. Alors que l’ARS concerne les ménages modestes du fait d’une mise sous conditions de ressources, le plafond du quotient familial n’affecte que les ménages les plus aisés. Le financement de l’augmentation de l’ARS par une baisse du plafonnement du QF doit permettre de maintenir les ressources de la politique familiale. Cette réforme implique un transfert d’environ 400 millions d’euros des familles dont le niveau de vie se situe dans le décile le plus élevé vers les familles les plus modestes, celles dont le niveau de vie se situe dans les quatre premiers déciles de niveau de vie. 

L’ARS est une prestation sociale, sous condition de ressources, versée annuellement au moment de la rentrée scolaire aux familles ayant à charge un ou plusieurs enfants scolarisés âgés de 6 à 18 ans. Créée en 1974, elle n’était alors versée qu’aux familles bénéficiaires d’une autre prestation familiale (allocation familiale à partir du deuxième enfant ou prestation sous condition de ressources). Revalorisée en 1993, elle a ensuite été étendue, à partir de 1999, aux familles avec un seul enfant ne bénéficiant pas d’autre prestation. En 2010, la mesure bénéficiait à 2,8 millions de ménages[2] (dont 210 000 familles sans autre prestation CNAF) pour un coût total de 1,49 milliard d’euros. Les familles bénéficiaires recevaient en moyenne 520 euros par an. Pour la rentrée 2012, pour être éligible, les ressources de l’année 2010 ne doivent pas dépasser 23 200 euros  pour les familles ayant un enfant à charge, auxquels il faut ajouter 5 300 euros par enfant supplémentaire. Le montant de la prestation dépend de l’âge des enfants scolarisés. En 2011, il était de 285, 300 et 311 euros respectivement par enfant de 6 à 10 ans, 11 à 14 ans et 15 à 18 ans[3].

A la suite de l’élection présidentielle, pour 2012, ces montants ont été fixés par décret respectivement à 356, 375 et 388 euros[4]. Le gain de la revalorisation pour un couple avec deux enfants de 6 et 11 ans est de 141 euros par an si son revenu est inférieur à 28 500 euros. Pour un couple avec trois enfants de 6, 11 et 15 ans, le gain est de 215 euros. La revalorisation de 25 % de l’allocation représente une dépense supplémentaire de l’Etat de 372 millions d’euros.

Le système du quotient familial de l’impôt sur le revenu permet de tenir compte de la taille des foyers fiscaux, et notamment de la présence ou non d’enfants dans le calcul de l’impôt à payer. Le quotient familial, mesure de la capacité contributive, est le ratio entre le revenu net imposable et le nombre de parts fiscales du foyer. L’administration fiscale applique à ce quotient le barème de l’impôt puis re-multiplie par le nombre de parts fiscales afin de déterminer le montant d’impôt dû, de telle sorte que deux foyers ayant le même quotient sont confrontés au même taux d’imposition[5]. Un couple avec 2 enfants (trois parts) ayant un revenu imposable de 60 000 euros est soumis au même taux d’impôt sur son revenu imposable qu’un couple sans enfant (2 parts) ayant un revenu de 40 000 euros : chacun de ces foyers fiscaux a un quotient familial égal à 20 000 euros ; ils sont ainsi considérés par l’administration fiscale comme ayant la même faculté contributive. Le système de quotient familial ne procure aucun gain lorsque l’impôt est proportionnel. Plus l’impôt est progressif, plus le gain procuré par le système de quotient familial est élevé. L’administration fiscale plafonne ce gain à 2 336 euros par demi-part, soit un gain maximum de 4 672 euros (ou 389 euros mensuels) par enfant à partir du troisième enfant et pour le premier enfant des parents isolés. Le plafonnement concerne des ménages ayant des revenus relativement élevés : 6 600 euros net par mois pour un couple avec deux enfants, 8 500 euros avec trois. Selon la DGFIP, 770 000 foyers (soit 2,1 % des foyers fiscaux) étaient concernés par le plafonnement en 2008, soit un gain pour l’Etat de 1,2 milliard d’euros, ce qui représente en moyenne 1 550 euros par foyer fiscal plafonné.

Selon le programme présidentiel, le plafonnement du gain lié au quotient familial doit être abaissé dans la Loi de finances rectificative à 2 000 euros par demi-part supplémentaire. La perte annuelle maximale pour les foyers fiscaux effectivement plafonnés serait donc de 336 euros par demi-part, soit 672 euros pour un couple avec deux enfants (trois parts fiscales) et 1 344 euros avec trois (quatre parts fiscales). Selon nos calculs, l’économie pour l’Etat serait de 430 millions d’euros (France métropolitaine) et le nombre de foyers concernés  900 000, soit un coût moyen de 488 euros par foyer.

Le graphique représente les transferts engendrés par les deux réformes par décile de niveau de vie. Du fait de sa mise sous conditions de ressources, la revalorisation de l’ARS bénéficie principalement aux ménages ayant des enfants appartenant aux 4 premiers déciles de niveau de vie, tandis que l’abaissement du plafond du quotient familial concerne les ménages du décile le plus élevé. En termes de redistribution verticale, la réforme est assez bien ciblée, même si les montants en jeu sont relativement faibles. Le gain pour l’Etat serait marginal.  L’effet sur la croissance devrait être positif, du fait d’une plus grande propension à épargner des ménages les plus aisés, mais mineur, de part la faiblesse des sommes en jeu et le montant des économies qui est légèrement supérieur à celui des dépenses supplémentaires.

 

De fait, cette réforme est peu controversée. Le principe du plafonnement de l’avantage fiscal du quotient familial est largement accepté (voir Sterdyniak) et sa justification est robuste : à partir d’un certain niveau de revenus, son augmentation ne sert plus à la consommation des enfants. L’ARS a plusieurs avantages : son usage est principalement lié aux dépenses de rentrée scolaire, elle permet de verser une allocation aux familles d’un enfant, elle est bien ciblée sur les ménages les moins aisés.

D’autres réformes, allant plus loin dans ce sens, pourraient être envisagées : par exemple, le plafonnement par enfant de l’avantage fiscal (et non plus par demi-part) ou, mieux, la suppression des demi-parts supplémentaires à partir du troisième enfant, ce qui permettrait de financer, en partie, la mise en place d’un complément familial sous conditions de ressources dès le premier enfant. En effet, le système de quotient familial semble trop généreux à partir du troisième enfant (voir Allègre, 2012), et le complément familial, prestation familiale sous conditions de ressources, ne concerne aujourd’hui que les familles de trois enfants et plus, souvent les moins aisées. Un élargissement du dispositif qui bénéficierait également aux familles nombreuses et  permettrait d’inclure les autres familles les moins aisées dans le dispositif.


[1] « Je maintiendrai toutes les ressources affectées à la politique familiale. J’augmenterai de 25 % l’allocation de rentrée scolaire dès la prochaine rentrée. Je rendrai le quotient familial plus juste en baissant le plafond pour les ménages les plus aisés, ce qui concernera moins de 5 % des foyers fiscaux. »

[2] Métropole et Dom.

[3] Les familles ayant des enfants de 0 à 3 ans peuvent bénéficier, sous conditions de ressources, de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) afin de faire face aux dépenses spécifiques liées à la jeune enfance. En dehors des aides liées à la garde des enfants, il existe ainsi un vide entre 3 et 6 ans, tranche d’âge pour laquelle les dépenses sont supposées moins importantes.

[4] En fait, la revalorisation initiale devait être de 1 %, le « coup de pouce » n’est donc que de 24 %.

[5] Le système de parts attribue 1 part à une personne seule, 1 part au conjoint éventuel, 1/2 part respectivement au premier et deuxième enfant, 1 part aux enfants suivants, et 1/2 part supplémentaire au premier enfant des parents isolés.

 




Financement du supérieur : faut-il faire payer les étudiants ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Faut-il faire financer par les étudiants, sous la forme d’une hausse des droits d’inscription qui pourrait être couplée ou non à des prêts, une partie plus importante du coût de l’enseignement supérieur ? Le caractère anti-redistributif du financement par l’impôt de l’enseignement supérieur est souvent mis en avant. Nous montrons dans un document de travail que dans une perspective de cycle de vie l’impôt proportionnel n’est pas anti-redistributif.

Si la hausse des droits de scolarité dans le supérieur n’est pas à l’ordre du jour politique en France, elle fait l’objet d’une bataille intense, non seulement au Québec, mais aussi en Espagne et en Grande Bretagne, où des manifestations étudiantes ont éclaté fin 2010. En France, la hausse des droits d’inscription à l’université est régulièrement proposée dans des rapports : récemment (2011) dans une note de l’Institut de l’Entreprise sur le rôle des entreprises dans le financement du supérieur, Pierre-André Chiappori propose de « lever le tabou des frais d’inscription ». Dans une contribution à Terra Nova publiée en 2011, Yves Lichtenberger et Alexandre Aïdara proposent une hausse de l’ordre de 1 000 euros annuels des droits d’inscription à l’université. Paradoxalement, les auteurs proposent également la création d’une allocation d’étude utilisable tout au long de la vie. Les auteurs entendent répondre à deux logiques économiques contradictoires. D’une part, l’allocation d’étude permet d’élever le niveau général de formation, facteur d’innovation et de croissance, d’autre part de lutter contre l’auto-sélection sociale dans l’enseignement supérieur :

Dans les pays qui l’ont adoptée [l’allocation d’étude], les couches sociales défavorisées ont pu avoir l’opportunité d’accomplir de longues études alors que leur origine sociale les prédestinait à des filières courtes permettant d’accéder rapidement au salariat. C’est donc une condition importante de l’élévation générale du niveau d’études et de qualification des jeunes, qui est une préoccupation centrale de ce rapport. (Lichtenberger et Aïdara, p.82)

Mais d’autre part, l’enseignement bénéficie aux plus favorisés et sa gratuité serait ainsi anti-redistributive :

La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur public conduit d’abord à un transfert de ressources (le coût public des études) en direction des jeunes qui font les études les plus longues. Il s’agit massivement des jeunes issus des milieux les plus favorisés. Ce transfert se traduit in fine en un rendement privé pour les bénéficiaires : les salaires, puis les pensions plus élevés et dont les plus qualifiés bénéficient tout au long de leur vie. (…) En l’état, la gratuité n’a aucune vertu redistributive et aggrave même les inégalités. (Lichtenberger et Aïdara, p.84)

De fait, même s’il n’est pas le seul, le caractère anti-redistributif de la gratuité de l’enseignement supérieur est un des principaux arguments des défenseurs d’une hausse des droits de scolarité. Or, cet argument s’appuie sur une vision statique et familialiste de la redistribution. Nous adoptons au contraire une perspective de cycle de vie. Comme le souligne le deuxième extrait ci-dessus, les bénéficiaires des dépenses d’éducation profitent d’un rendement privé moyen important : ils auront des salaires et des pensions plus élevés tout au long de leur vie. Même en supposant que l’impôt (sur le revenu) est proportionnel au revenu (ce qui n’est pas le cas : en réalité, il est progressif), ils paieront, en absolu, un impôt beaucoup plus élevé que les individus ayant suivi des études plus courtes. Surtout, l’impôt permet de faire financer l’enseignement par les individus qui bénéficient réellement d’un rendement privé important, et en proportion de ce rendement. Les personnes qui subissent les discriminations sur le marché du travail, ou qui, parce qu’elles ont été orientées dans des filières moins rentables, bénéficient de faibles rendements de l’éducation remboursent à la société par leur impôt un montant plus faible que celles qui ne les ont pas subies. Le financement par l’impôt sur le revenu conduit à faire contribuer les personnes ayant des revenus élevés, même lorsqu’elles n’ont pas suivi de longues études. L’injustice serait alors dans le transfert entre les personnes bénéficiant de hauts revenus qui n’ont pas fait de longues études et celles qui en ont fait. Mais si l’éducation est caractérisée par une part importante de rendements sociaux, de part ses effets sur la croissance (voir Aghion et Cohen), alors les personnes à hauts revenus sont les bénéficiaires des dépenses d’éducation, qu’elles aient fait des études ou non (les entrepreneurs autodidactes bénéficient ainsi de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée).

En adoptant une perspective de cycle de vie, nous montrons dans un document de travail que financer les dépenses d’éducation non obligatoires (au-delà de 16 ans) par un impôt proportionnel constitue un transfert net des plus hauts revenus sur l’ensemble de la carrière professionnelle, vers les plus faibles revenus sur l’ensemble de la carrière. Dans une perspective de cycle de vie, la gratuité de l’éducation non-obligatoire financée par l’impôt ne bénéficie pas aux individus ayant les parents les plus aisés (le transfert des individus provenant des ménages les plus aisés vers ceux des ménages les moins aisés n’est pas significativement différent de zéro). Si les individus issus des ménages les plus pauvres réagissent à l’augmentation des frais de scolarité en réduisant leur investissement éducatif, même lorsqu’elle est financée par des prêts, alors, il ne fait guère de doute qu’ils seront les premières victimes de ce type de réforme. Les défenseurs des hausses des frais de scolarité plaident, en général, pour de faibles hausses des droits d’inscription ainsi que des exonérations sous condition de ressources parentales. Mais, l’histoire récente, en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada, montre qu’une fois les droits d’inscription introduits, il est difficile d’empêcher les gouvernements en quête de nouvelles ressources d’augmenter les droits et de réduire les seuils d’exonération.

En matière d’enseignement supérieur, l’injustice première est le moindre accès des individus issus de milieux modestes. Le plus sûr moyen d’assurer l’équité devant l’éducation reste de la financer par l’impôt sur le revenu et de réformer l’enseignement pour qu’il vise la réussite scolaire de tous plutôt que la sélection.




Un coup de pouce au SMIC ou au RSA ?

par Guillaume Allègre

Le gouvernement s’est engagé à un coup de pouce exceptionnel et « raisonné » pour le SMIC puis à une indexation fonction de la croissance et non plus seulement du pouvoir d’achat des ouvriers. Dans Les Echos, Martin Hirsch plaide lui pour un coup de pouce au RSA plutôt qu’au SMIC. Il convient de ne pas opposer travailleurs pauvres, auxquels le RSA s’adresse, et bas salaires : les politiques de redistribution doivent s’attaquer aux inégalités tout au long de l’échelle des revenus et pas seulement à la pauvreté.

En termes de réduction des inégalités, il existe plusieurs stratégies ; une première stratégie vise à réduire les inégalités individuelles de salaires ; une autre vise à réduire les inégalités de niveau de vie entre ménages, niveau auquel les individus sont supposés solidaires. Ces deux stratégies ont, chacune, leur légitimité. Le RSA activité et le SMIC ne sont ainsi pas substituables (voir aussi « le SMIC ou le RSA ? »). Contrairement au RSA, la lutte contre la pauvreté n’est pas l’objectif  du SMIC. Le SMIC a pour objectif « d’assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles une participation au développement économique de la nation ». Un SMIC élevé a pour effet de réduire les inégalités dans toute la partie basse de l’échelle des salaires, les hausses du salaire minimum se diffusant jusqu’à deux SMIC. Depuis le développement du chômage, des emplois précaires et à temps partiels, les salariés au SMIC à temps plein ne sont certes pas les plus pauvres, mais ils sont loin d’être aisés. Le SMIC réduit l’écart de revenus entre la classe populaire et la classe moyenne, ce qui est un objectif en soi (même si ceci peut-être mal perçu par une partie de la classe moyenne : par construction, la réduction des inégalités ne contente pas tout le monde). Surtout, il n’est pas équivalent de recevoir un salaire élevé ou de recevoir un salaire faible complété par une prestation sociale ciblée. Les prestations n’ouvrent pas de droits à la retraite ou au chômage. En termes de dignité, le niveau du SMIC représente la valeur qu’une société donne au travail. Les prestations sociales ciblées sur les plus pauvres mettent les individus concernés dans une position d’assistés, ce qui a des conséquences en termes de représentations (individuelles et collectives). Le travail étant effectué par des individus, il n’est pas illégitime de vouloir réduire les inégalités entre salariés et pas seulement entre ménages de salariés.

La proposition de coup de pouce au RSA est ambigüe car le terme RSA désigne à la fois un minimum social qui bénéficie à des chômeurs et inactifs (RSA ‘socle’, anciennement RMI et API) et un complément de revenus pour travailleurs pauvres (RSA ‘activité’). Si la proposition de coup de pouce ne concerne que le RSA activité, elle est incohérente avec l’objectif de cibler les foyers les plus défavorisés. Si, au contraire, elle concerne l’ensemble du RSA, ce qui serait légitime, il convient alors d’être plus explicite et d’assumer qu’elle bénéficiera principalement à des chômeurs et inactifs[1]. En mars 2012, il y avait en effet 1,59 million de bénéficiaires du RSA socle seul, et 689 000 du RSA activité (France entière) : seul un tiers des allocataires du RSA bénéficie de la partie activité.

La mise en place du RSA activité s’est soldée, jusqu’à présent, par deux échecs (« Les échecs du RSA ») : selon le rapport final du Comité national d’évaluation, les effets sur l’emploi ne sont pas discernables et la réduction de la pauvreté est fortement limitée à cause d’un important non-recours à la partie complément de revenus. Passons rapidement sur le premier point puisque les effets incitatifs du RSA ne sont plus mis en avant. Le problème principal d’un coup de pouce au RSA activité est bien le non-recours : dans le rapport, il est estimé, pour la partie RSA activité seul à 68% en décembre 2010[2]. Et ce n’est pas qu’une question de montée en charge : entre décembre 2010 et mars 2012, le nombre de bénéficiaires du RSA activité seul a très peu augmenté, passant de 446 000 à 447 000 en France métropolitaine. Lier l’éligibilité au RSA activité à la fois aux revenus d’activité et aux charges familiales et mêler dans un même instrument des bénéficiaires d’un minimum social et des travailleurs pauvres, parfois très bien intégrés au marché du travail, pose problème à la fois en termes de mauvaise évaluation de l’éligibilité à la prestation et de stigmatisation. Deux causes de non-recours au RSA activité sont ainsi soulignées: la connaissance insuffisante du dispositif d’une part et le non-recours volontaire d’autre part : 42% des non-recourants qui n’excluent pas d’être éligibles, déclarent qu’ils n’ont pas déposé de demande parce qu’ils « se débrouillent autrement financièrement », 30% n’ont pas déposé de demande parce que ils n’ont « pas envie de dépendre de l’aide sociale, de devoir quelque chose à l’Etat » (p.61). Une meilleure information ne serait donc pas suffisante pour régler le problème du non-recours. Au contraire, l’augmentation du SMIC a le grand avantage de bénéficier automatiquement aux personnes concernées sans crainte de stigmatisation puisqu’il s’agit de revenus du travail.

Contrairement au RSA, l’augmentation du SMIC brut augmente le coût du travail. Toutefois, il existe plusieurs stratégies permettant d’augmenter le SMIC net sans effet sur le coût du travail : l’augmentation peut être compensée par une baisse des cotisations sociales employeurs. On peut aussi alléger les cotisations sociales salariales sur les bas salaires. Mais, cette proposition risque d’être censurée par le Conseil constitutionnel, qui en 2000 avait retoqué l’exonération de CSG sur les bas salaires au motif que la progressivité de la CSG ne se serait alors pas appuyée sur la faculté contributive des ménages[3]. Enfin, une réforme de plus grande ampleur visant à fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu permettrait de réduire l’imposition sur les bas salaires et d’augmenter ainsi le Smic net. L’intégration de la Prime pour l’emploi permettrait aussi de faire apparaître directement les sommes concernées sur la feuille de paie.

La lutte contre les inégalités ne doit évidemment pas s’arrêter aux inégalités de salaires entre salariés à temps-plein. Il convient de s’attaquer au temps partiel subi, en donnant des droits de passage au temps-plein aux salarié-e-s et/ou en rendant le temps partiel plus coûteux par une réduction du taux d’allégement général de cotisations patronales.

Fondamentalement, il n’y a pas de raison de vouloir faire fluctuer le niveau du RSA socle par rapport au SMIC. Or, du fait de l’indexation du RSA socle  sur les prix, son niveau a beaucoup baissé relativement au SMIC depuis le début des années 1990 (voir Périvier, 2007). Il serait donc légitime de revaloriser significativement le RSA socle (quitte à réduire le taux de cumul du RSA activité) et de l’indexer sur le niveau du SMIC. Ceci résoudrait définitivement la question du coup de pouce au SMIC ou au RSA.


[1] On voit ici que la ‘simplification’, qui a consisté à fusionner deux instruments en un seul, ne facilite pas le débat public

[2] Ce non-recours est partiellement expliqué par le fait que pour une partie des personnes éligibles (environ un tiers), les gains potentiels sont très faibles voire nuls du fait de la déduction des sommes versées au titre du RSA activité de la Prime pour l’emploi due. Mais le non-recours reste élevé même en prenant comme référence les gagnants potentiels (et non toutes les personnes éligibles).

[3] Décision n° 2000−437 DC du 19 décembre 2000 : « Considérant que, s’il est loisible au législateur de modifier l’assiette de la contribution sociale généralisée afin d’alléger la charge pesant sur les contribuables les plus modestes, c’est à la condition de ne pas provoquer de rupture caractérisée de l’égalité entre ces contribuables ; que la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d’une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; que le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l’ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l’article 13 de la Déclaration de 1789  »




Classes moyennes : peurs infondées ou réelles difficultés?

par Louis Chauvel

L’expression « classes moyennes » fait partie de ces notions des sciences sociales propices à la controverse par la complexité même de leur définition, de leur dynamique et du débat politique qu’elles suscitent. Que des diagnostics forts divergents puissent s’y attacher n’est donc pas pour nous surprendre. Dans une note de l’OFCE – où une définition plurielle des classes moyennes est proposée [1] – nous revenons sur plusieurs dimensions du malaise social de ces groupes sociaux souvent vus comme relativement protégés, pour tenter d’en saisir les fondements objectifs.

Deux thèses sont ici en effet en présence :
– d’une part, la thèse du maintien des classes moyennes dans leur statut de naguère, de l’affermissement de la protection dont elles jouissent et de leur ascension économique confirmée [2] – une thèse qui rend paradoxale la « peur de déchoir » qui les anime ;
– d’autre part, la thèse de la remontée objective de problèmes sociaux, naguère confinés dans les classes populaires (employés et ouvriers, deux groupes sociaux dont les salaires horaires sont semblables) mais dont la diffusion par capillarité est de moins en moins endiguée [3].
Ainsi, des tenants de la thèse optimiste, celle du maintien, affirment que « contrairement aux idées reçues », le déclassement des classes moyennes est une « fiction », ce groupe social « incarnant à la fois une ‘France qui tient’ et une ‘France qui monte’ » (Goux et Maurin). Ainsi, la peur de déchoir serait une réaction psychologique des classes moyennes sans cause réelle.
Dans cette note qui soutient une autre thèse, nous revenons sur plusieurs dimensions de ce diagnostic pour saisir les fondements objectifs de ce malaise des classes moyennes. Nous montrons ainsi que des difficultés croissantes des catégories populaires – par exemple le risque de chômage – remontent en effet progressivement au sein des classes moyennes intermédiaires, dont on ne peut plus dire qu’elles sont protégées. Il s’agit d’un élément de la « théorie du morceau de sucre au fond d’une tasse de café » : si la partie supérieure et moyenne de la société semblent toujours intactes, l’érosion continue, progressant par capillarité de la partie immergée la menace d’une dégradation inévitable, si rien n’est fait.

Le niveau de vie relatif des classes moyennes intermédiaires a connu son apogée à la fin des Trente glorieuses : depuis la fin de cet âge d’or, la stagnation des salaires et des revenus, la réduction des écarts salariaux avec les classes populaires en emploi (voir graphique), le risque inédit de chômage, l’expansion numérique des diplômes située très au-delà des places disponibles dans les professions intermédiaires, le déclassement scolaire qui s’ensuit, etc. ont été autant de dimensions problématiques analysées dans cette note soulignant l’existence d’un malaise bien réel. Ainsi, il est possible de montrer que, du point de vue des diplômes, la population des classes moyennes intermédiaires est de plus en plus constituée d’une part de cadres potentiels (par leur niveau de diplôme) ayant manqué leur entrée véritable dans les classes moyennes supérieures, faute de places en nombre suffisant, et d’autre part de survivants d’une concurrence exacerbée, témoins de la rétrogradation d’un nombre croissant de personnes de même niveau de diplôme tombées dans les classes populaires.

Dans cette note, nous nous interrogeons donc sur les causes de la déstabilisation du projet de « civilisation de classe moyenne » (Alexandre Koyré) qui avait vu le jour dans le contexte de croissance et de modernité des années 1960 à 1980. La dynamique sociale correspondante n’était pas simplement fondée sur l’expansion numérique des classes moyennes, mais aussi sur un projet social et politique cohérent, aujourd’hui déstabilisé. Quels sont les moyens de renouer avec cette dynamique ? Comment sortir d’un cercle vicieux où, à mesure que les catégories moyennes se désagrègent, nous développons des politiques ciblées sur les catégories les plus en difficulté sans voir qu’elles se nourrissent de la chute de groupes naguère mieux situés et que nous n’avons pas soutenus ? La réponse se situe dans l’investissement productif dans des secteurs porteurs d’avenir de long terme. Faute de comprendre les causes réelles du malaise des classes moyennes et d’en traiter la racine objective, nous pourrions bien nous préparer à une décennie problématique.
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[1] Les classes moyennes sont définies dans leur pluralité entre des classes moyennes supérieures qui s’apparentent aux « cadres et professions intellectuelles supérieures », de l’ordre de 10 % des ménages, et des classes moyennes intermédiaires, qui correspondent aux 20 % situés immédiatement en dessous, proches donc des professions intermédiaires définies par l’INSEE.
[2] D. Goux et E. Maurin, 2012, Les nouvelles classes moyennes, Seuil, Paris. Ces idées sont pour la plupart déjà présentes dans S. Bosc, 2008, Sociologie des classes moyennes, La Découverte.
[3] L. Chauvel, 2006, Les classes moyennes à la dérive, Seuil, Paris.

 

 




Vers une grande réforme fiscale ?

Sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane

Plus que jamais la fiscalité est au centre de la campagne électorale et du débat public. La crise économique et financière, couplée à l’objectif de réduction rapide des déficits, bousculent nécessairement les discours électoraux et nous obligent à nous confronter à la complexité des mécanismes fiscaux. Comment les impôts interagissent-ils entre eux ? Avec quels effets ? Selon quelles mesures ? Quel consentement et quelles contraintes pour la fiscalité ? Comment répartir la charge fiscale entre les acteurs économiques ? Comment financer notre protection sociale ? Doit-on défendre une  « révolution fiscale » ou des réformes incrémentales ?. « Réforme fiscale », le nouvel ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE, publié sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane, entend éclairer et approfondir le débat sur la fiscalité.

La première partie de l’ouvrage traite des contraintes et des principes de la fiscalité. Dans un article introductif, Jacques Le Cacheux définit du point de vue de la théorie économique, les grands principes qui devraient inspirer une nécessaire réforme fiscale. Nicolas Delalande, dans une analyse historique, souligne le rôle des ressources politiques, des contraintes institutionnelles et des compromis sociaux dans l’élaboration des politiques fiscales. Dans un cadrage budgétaire, Mathieu Plane revient sur les évolutions passées de la fiscalité et analyse la contrainte qui pèse aujourd’hui sur les finances publiques. Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux proposent la mise en place d’une taxe sur le carbone ajouté qui permettrait d’apporter une réponse fiscale face aux émissions de carbone importées.

Dans une deuxième partie, la question du partage de la charge fiscale entre ménages est posée. Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez répondent à l’article critique d’Henri Sterdyniak concernant la « révolution fiscale » qu’ils préconisent. Clément Schaff et Mahdi Ben Jelloul proposent une réforme globale de la politique familiale. Guillaume Allègre tente d’éclairer le débat sur le quotient familial. Enfin, Guillaume Allègre, Mathieu Plane et Xavier Timbeau proposent de réformer la fiscalité pesant sur le patrimoine.

La troisième partie concerne la question du financement de la protection sociale. Dans une vaste revue de littérature, Mireille Elbaum revient sur l’évolution du financement de la protection sociale depuis le début des années 1980 et examine les alternatives en débat et leurs limites. Eric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau analysent plus spécifiquement l’impact de la mise en place de la « quasi-TVA sociale » votée par le Parlement. Frédéric Gannon et Vincent Touzé présentent une estimation du taux de prélèvement marginal implicite du système de retraite français.

 




Journée des droits de la femme

À l’occasion de la journée du 8 mars, nous rappelons à nos lecteurs que l’OFCE développe avec Sciences Po le Programme de Recherche et d’Enseignement des SAvoirs sur le GEnre (PRESAGE).

Dans ce blog nous avons, à plusieurs reprises, abordé le thème de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.




Un Etat exemplaire ?

Par Françoise Milewski

Le projet de loi sur la précarité dans la fonction publique, promis depuis longtemps, a été débattu en procédure accélérée en janvier-février 2012, avant la fin de la législature. Il contient un chapitre sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et c’est ce chapitre qui a fait l’actualité. Que dire du texte finalement adopté le 14 février 2012 ? 

Dans sa première version, votée par le Sénat le 26 janvier, il ne faisait que trois lignes… De nombreux amendements ont été déposés ensuite, par la Commission des lois, par des parlementaires et par le Ministre lui-même (voir l’ensemble des amendements), et ont abouti à compléter le texte, qui a été voté le 14 février. La question des « quotas » de femmes dans les emplois de direction a été au centre des débats.

Des « quotas » pour les emplois de direction, mais seulement sur les nominations

La place des femmes dans les emplois de direction des fonctions publiques est très faible et a peu progressé. Dans certains secteurs, elle a même régressé (Françoise Milewski, 2011). En 2009, dernier chiffre connu, alors que les femmes représentent 60,1 % des effectifs des fonctions publiques et 58,8 % des cadres A, elles ne sont que 27,6 % à détenir des emplois de direction. Dans la fonction publique de l’Etat, elles ne sont que 21,4%, et seulement 16,7 % des emplois dont la décision de nomination relève du gouvernement (voir tableau).

L’Assemblée nationale a décidé d’instaurer des objectifs chiffrés, ou « quotas », en référence à la loi adoptée pour le secteur privé en janvier 2011 (dite loi Copé-Zimmermann). Celle-ci prévoit que la part des femmes dans ces conseils devra atteindre 20 % en 2014 et 40 % en 2017, sous peine de nullité des nominations. Un premier bilan tiré en décembre 2011[1] a montré l’efficacité de cette mesure.

C’est ce chiffre de 40 % qui a servi de base à l’amendement déposé à l’Assemblée nationale pour la fonction publique. Celui-ci prévoit que les femmes devront représenter 20 % des nominations en 2013, 30 % en 2015 et 40 % en 2018[2]. Ces « quotas » concerneront environ 4 500 postes des trois fonctions publiques.

Plusieurs questions se posent. La première est que cette loi n’a en commun avec celle du secteur privé que le chiffre de 40 %. Car ce pourcentage concerne le nombre de femmes présentes dans les conseils d’administration et de surveillance du secteur privé, alors qu’il ne concerne que les nominations dans la fonction publique. La différence entre la part dans les promotions et la part dans les instances (c’est-à-dire entre les flux et les stocks) est de taille.

Il aurait été bienvenu que le gouvernement publie les résultats chiffrés associés à cette proposition, dans un souci d’évaluation des politiques publiques. Lui seul en effet dispose des statistiques permettant de les réaliser. A quelle proportion de femmes dans les emplois de direction conduisent ces proportions de nominations ?

On peut se risquer à calculer des ordres de grandeur, bien que la dernière statistique publique sur la part des femmes dans les emplois de direction date de 2009, et celle sur la part des femmes dans les nominations de 2006.

– Pour les chefs de services, directeurs-adjoints et sous-directeurs d’administration centrale, parmi lesquels la part des femmes est bien plus favorable en 2009 (30,6 %) que pour l’ensemble de la fonction publique de l’Etat (21,4 %), la part des femmes en 2018 atteindrait environ 33 %, sous l’hypothèse favorable que la proportion de femmes nommées soit de 30 % dès 2012.

– Pour les directeurs d’administration centrale, où les femmes sont 24,1 % en 2009, on atteindrait le chiffre de 32 % en 2018. Encore faut-il souligner que ces deux estimations ont été faites avec des hypothèses optimistes, toutes choses égales par ailleurs, en particulier sur le nombre de nominations totales, alors que l’on sait qu’une restructuration des services est souvent préjudiciable aux femmes.

– Parmi les préfets, les femmes n’étaient que 10,5 % en 2009. L’application de la loi conduirait à une part de 20 % environ en 2018. En supposant que le taux de nomination de 40 % soit maintenu, il faudrait attendre encore 10-12 ans pour qu’il y ait 40 % de préfètes.

– Parmi les ambassadeurs, la part des femmes passerait de 15,6 % à 22 % en 2018. Là encore, il faudrait attendre presque 2030 pour atteindre les 40 %.

– Enfin, pour l’ensemble des emplois à la décision du gouvernement, la part des femmes, initialement de 16,7 %, atteindrait 25 % en 2018.

Ce sont des progrès mais qui restent en deçà de ce que l’on impose au privé (40 % en 2017).

Le rapport de Françoise Guégot, remis au Président de la République en janvier 2011, et qui a servi de base aux discussions de la loi actuelle, préconisait pourtant des objectifs chiffrés sur la part des femmes dans les instances, pas seulement dans les nominations.

La seconde question concerne le champ d’application de la mesure : pourquoi faut-il une loi pour que la place des femmes dans les emplois à la décision du gouvernement soit augmentée ? Il aurait suffi d’une volonté politique. Pourquoi le Conseil des ministres, depuis de nombreuses années, n’a-t-il pas mis en œuvre une logique paritaire dans les nominations ?

La troisième question concerne les modalités de la contrainte. On a longtemps parlé d’objectifs chiffrés, sans contrainte. Mais on sait le sort des obligations sans sanction. Dans la loi de 2012, la sanction proposée est financière. Son montant est égal au nombre « d’unités manquantes », multiplié par un montant unitaire. Ce montant et les conditions d’application seraient définis par un décret à venir, en mars. Selon les déclarations du Ministre lors du débat parlementaire, les sommes collectées ne seraient pas attribuées à un fonds dédié, mais « utilisées comme crédits destinés à mener des actions de sensibilisation à l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques »…

Mais cette sanction est pour le moins curieuse. Quel sens a une sanction financière pour la fonction publique ? Tout particulièrement, quelle pourrait être une sanction financière appliquée au gouvernement pour les nominations dont il a la charge ?[3] Pourquoi ne pas envisager la nullité des nominations qui ne respectent pas la loi, comme dans le secteur privé ? Un débat aurait été bienvenu sur ce point.

Le précédent ministre de la Fonction publique, Georges Tron, parlait de la nécessité d’« un électrochoc ayant un impact fort et violent, à l’inverse de mesures incantatoires »[4]. Le ministre actuel, François Sauvadet, a qualifié les amendements sur les objectifs chiffrés de « petite révolution » lors du débat parlementaire du 8 février, de « grande révolution » à France Inter le 9 février. On en est loin…

Des jurys presque paritaires ?

Le principe de la représentation équilibrée a été appliqué aux jurys et comités de sélection depuis mai 2002 (décret adopté à la suite de la loi Génisson de mai 2001) dans la fonction publique d’Etat, la proportion du sexe sous-représenté devant être au minimum d’un tiers. Cette mesure fut efficace. La loi de 2012 étend le champ aux fonctions publiques territoriale et hospitalière, et accroît le pourcentage à 40 % en 2015. Il s’agit bien ici de la composition des jurys, pas seulement des nominations. C’est donc une bonne chose.

On peut cependant s’inquiéter de la formulation d’une clause d’exception pour certains corps et emplois. Il est évident que pour les pompiers ou les infirmières par exemple, la difficulté d’appliquer la règle de 40 % est grande. Mais il faudra veiller à ce que les dérogations ne s’accumulent pas ! Ainsi, en 2002, l’enseignement supérieur et la recherche obtinrent un statut dérogatoire provisoire, qui dure encore aujourd’hui…

Le retour du bilan chiffré

La nouvelle loi prévoit que le Gouvernement présente un rapport sur les mesures mises en œuvre pour assurer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Il comportera « des données relatives au recrutement, à la féminisation des jurys, à la formation, au temps de travail, à la promotion professionnelle, aux conditions de travail, à la rémunération et à l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle ». Ainsi, est réaffirmé un principe déjà en vigueur, mais non respecté. La loi du 13 juillet 1983, complétée par celle du 9 mai 2001, avait établi que le Gouvernement réalise tous les deux ans un « rapport sur la situation comparée des conditions générales d’emploi et de formation des femmes et des hommes dans les fonctions publiques ». Le dixième rapport fut remis en 2006. Ce fut le dernier. Depuis, des éléments partiels furent intégrés dans le rapport annuel sur l’état de la fonction publique. Ils sont de plus en plus limités. C’est tout particulièrement le cas du rapport 2010-2011, qui vient de paraître le 20 janvier dernier. Pourquoi un tel recul ?

Le secteur public s’est ainsi mis en retrait sur le secteur privé. En effet, les entreprises privées sont contraintes de publier tous les ans un « Rapport de situation comparée » (RSC).

La réaffirmation du principe de publication des résultats est une bonne chose. Il reste à définir son contenu, qui devrait faire l’objet d’un décret. La définition des indicateurs de suivi est primordiale. Ces dernières années, les changements méthodologiques, sans rétropolation des séries, ont fait reculer la connaissance des tendances. On l’a vu plus haut en ce qui concerne les emplois de direction (les nominations ne sont plus publiées, etc.). Les comparaisons de salaires (primes comprises) feront-elles partie du constat annuel ? Il reste aussi, et peut-être surtout, à le réaliser. La loi précédente a cessé d’être appliquée depuis 2006. Celle-ci le sera-t-elle ? Pourquoi faut-il toujours revoter des lois ?

La préconisation actuelle de nommer des référents-es égalité dans chaque administration relève de la même logique : depuis décembre 2000, des coordonnateurs-trices doivent être nommés-es dans chaque administration, et des réunions d’échanges d’expérience furent un temps organisées, puis sont tombées dans l’oubli. Un éternel recommencement ?

Parité et égalité de traitement

Le sacro-saint principe d’égalité de traitement a beaucoup servi, dans le passé, à justifier que le fait de compenser les situations inégales par des mesures particulières était une rupture d’égalité, dans une conception étroite de l’universalisme républicain. C’est pourtant ce que préconisent les traités européens : le principe d’égalité de traitement n’empêche pas un Etat membre « dadopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle » (article 141 du traité d’Amsterdam). Ce n’est en effet pas l’évolution spontanée qui changera les choses.

Les politiques destinées à briser le plafond de verre concernent tout le processus de sa construction et d’accumulation des différences de parcours de carrières. Pour lever les obstacles à l’accès au pouvoir, c’est donc l’ensemble de la politique d’égalité professionnelle qui est en cause. Pour autant, il n’y a aucune raison de s’interdire d’agir sur les résultats, avant même que les causes qui les ont suscités ne soient résolues. En ce sens, la fixation d’objectifs chiffrés pour les instances de direction, assorties de contraintes, est bien un progrès. Et la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a étendu aux responsabilités professionnelles et sociales la possibilité pour la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes, auparavant limitée aux mandats électoraux et aux fonctions électives, fut aussi une avancée : la France a été longtemps réticente à reconnaître la légitimité d’actions positives destinées à corriger les déséquilibres existants.

Pour autant, dans le débat parlementaire sur les fonctions publiques, la plus grande confusion a régné entre la nécessité d’ « objectifs chiffrés », d’une « représentation équilibrée » et l’instauration de « quotas ». Les argumentaires sur la constitutionnalité et la faisabilité concrète, sur les principes et les valeurs, ont été mêlés.

Peut-on espérer que les mesures adoptées seront cette fois-ci mises en œuvre ? Que le gouvernement, dans ses nominations, montre tout de suite qu’il n’a pas besoin d’une loi pour nommer des femmes ? Et qu’il assure une proportion de femmes de 40 % dans les instances, pas seulement dans les nominations ? Il serait alors vraiment exemplaire.


[1] Assemblée nationale, Délégation aux droits des femmes, colloque du 28 janvier 2010.

[2] A l’exclusion des renouvellements dans un même emploi ou des nominations dans un même type d’emploi (par exemple un préfet qui passe d’une région à une autre). Seules les primo-nominations sont donc concernées.

[3] En 2009, 527 emplois de direction (directeurs d’administration centrale, ambassadeurs, préfets, recteurs) étaient pourvus en Conseil des ministres.

[4] Colloque francilien sur l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques du 17 mai 2011.