Un Etat exemplaire ?

Par Françoise Milewski

Le projet de loi sur la précarité dans la fonction publique, promis depuis longtemps, a été débattu en procédure accélérée en janvier-février 2012, avant la fin de la législature. Il contient un chapitre sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et c’est ce chapitre qui a fait l’actualité. Que dire du texte finalement adopté le 14 février 2012 ? 

Dans sa première version, votée par le Sénat le 26 janvier, il ne faisait que trois lignes… De nombreux amendements ont été déposés ensuite, par la Commission des lois, par des parlementaires et par le Ministre lui-même (voir l’ensemble des amendements), et ont abouti à compléter le texte, qui a été voté le 14 février. La question des « quotas » de femmes dans les emplois de direction a été au centre des débats.

Des « quotas » pour les emplois de direction, mais seulement sur les nominations

La place des femmes dans les emplois de direction des fonctions publiques est très faible et a peu progressé. Dans certains secteurs, elle a même régressé (Françoise Milewski, 2011). En 2009, dernier chiffre connu, alors que les femmes représentent 60,1 % des effectifs des fonctions publiques et 58,8 % des cadres A, elles ne sont que 27,6 % à détenir des emplois de direction. Dans la fonction publique de l’Etat, elles ne sont que 21,4%, et seulement 16,7 % des emplois dont la décision de nomination relève du gouvernement (voir tableau).

L’Assemblée nationale a décidé d’instaurer des objectifs chiffrés, ou « quotas », en référence à la loi adoptée pour le secteur privé en janvier 2011 (dite loi Copé-Zimmermann). Celle-ci prévoit que la part des femmes dans ces conseils devra atteindre 20 % en 2014 et 40 % en 2017, sous peine de nullité des nominations. Un premier bilan tiré en décembre 2011[1] a montré l’efficacité de cette mesure.

C’est ce chiffre de 40 % qui a servi de base à l’amendement déposé à l’Assemblée nationale pour la fonction publique. Celui-ci prévoit que les femmes devront représenter 20 % des nominations en 2013, 30 % en 2015 et 40 % en 2018[2]. Ces « quotas » concerneront environ 4 500 postes des trois fonctions publiques.

Plusieurs questions se posent. La première est que cette loi n’a en commun avec celle du secteur privé que le chiffre de 40 %. Car ce pourcentage concerne le nombre de femmes présentes dans les conseils d’administration et de surveillance du secteur privé, alors qu’il ne concerne que les nominations dans la fonction publique. La différence entre la part dans les promotions et la part dans les instances (c’est-à-dire entre les flux et les stocks) est de taille.

Il aurait été bienvenu que le gouvernement publie les résultats chiffrés associés à cette proposition, dans un souci d’évaluation des politiques publiques. Lui seul en effet dispose des statistiques permettant de les réaliser. A quelle proportion de femmes dans les emplois de direction conduisent ces proportions de nominations ?

On peut se risquer à calculer des ordres de grandeur, bien que la dernière statistique publique sur la part des femmes dans les emplois de direction date de 2009, et celle sur la part des femmes dans les nominations de 2006.

– Pour les chefs de services, directeurs-adjoints et sous-directeurs d’administration centrale, parmi lesquels la part des femmes est bien plus favorable en 2009 (30,6 %) que pour l’ensemble de la fonction publique de l’Etat (21,4 %), la part des femmes en 2018 atteindrait environ 33 %, sous l’hypothèse favorable que la proportion de femmes nommées soit de 30 % dès 2012.

– Pour les directeurs d’administration centrale, où les femmes sont 24,1 % en 2009, on atteindrait le chiffre de 32 % en 2018. Encore faut-il souligner que ces deux estimations ont été faites avec des hypothèses optimistes, toutes choses égales par ailleurs, en particulier sur le nombre de nominations totales, alors que l’on sait qu’une restructuration des services est souvent préjudiciable aux femmes.

– Parmi les préfets, les femmes n’étaient que 10,5 % en 2009. L’application de la loi conduirait à une part de 20 % environ en 2018. En supposant que le taux de nomination de 40 % soit maintenu, il faudrait attendre encore 10-12 ans pour qu’il y ait 40 % de préfètes.

– Parmi les ambassadeurs, la part des femmes passerait de 15,6 % à 22 % en 2018. Là encore, il faudrait attendre presque 2030 pour atteindre les 40 %.

– Enfin, pour l’ensemble des emplois à la décision du gouvernement, la part des femmes, initialement de 16,7 %, atteindrait 25 % en 2018.

Ce sont des progrès mais qui restent en deçà de ce que l’on impose au privé (40 % en 2017).

Le rapport de Françoise Guégot, remis au Président de la République en janvier 2011, et qui a servi de base aux discussions de la loi actuelle, préconisait pourtant des objectifs chiffrés sur la part des femmes dans les instances, pas seulement dans les nominations.

La seconde question concerne le champ d’application de la mesure : pourquoi faut-il une loi pour que la place des femmes dans les emplois à la décision du gouvernement soit augmentée ? Il aurait suffi d’une volonté politique. Pourquoi le Conseil des ministres, depuis de nombreuses années, n’a-t-il pas mis en œuvre une logique paritaire dans les nominations ?

La troisième question concerne les modalités de la contrainte. On a longtemps parlé d’objectifs chiffrés, sans contrainte. Mais on sait le sort des obligations sans sanction. Dans la loi de 2012, la sanction proposée est financière. Son montant est égal au nombre « d’unités manquantes », multiplié par un montant unitaire. Ce montant et les conditions d’application seraient définis par un décret à venir, en mars. Selon les déclarations du Ministre lors du débat parlementaire, les sommes collectées ne seraient pas attribuées à un fonds dédié, mais « utilisées comme crédits destinés à mener des actions de sensibilisation à l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques »…

Mais cette sanction est pour le moins curieuse. Quel sens a une sanction financière pour la fonction publique ? Tout particulièrement, quelle pourrait être une sanction financière appliquée au gouvernement pour les nominations dont il a la charge ?[3] Pourquoi ne pas envisager la nullité des nominations qui ne respectent pas la loi, comme dans le secteur privé ? Un débat aurait été bienvenu sur ce point.

Le précédent ministre de la Fonction publique, Georges Tron, parlait de la nécessité d’« un électrochoc ayant un impact fort et violent, à l’inverse de mesures incantatoires »[4]. Le ministre actuel, François Sauvadet, a qualifié les amendements sur les objectifs chiffrés de « petite révolution » lors du débat parlementaire du 8 février, de « grande révolution » à France Inter le 9 février. On en est loin…

Des jurys presque paritaires ?

Le principe de la représentation équilibrée a été appliqué aux jurys et comités de sélection depuis mai 2002 (décret adopté à la suite de la loi Génisson de mai 2001) dans la fonction publique d’Etat, la proportion du sexe sous-représenté devant être au minimum d’un tiers. Cette mesure fut efficace. La loi de 2012 étend le champ aux fonctions publiques territoriale et hospitalière, et accroît le pourcentage à 40 % en 2015. Il s’agit bien ici de la composition des jurys, pas seulement des nominations. C’est donc une bonne chose.

On peut cependant s’inquiéter de la formulation d’une clause d’exception pour certains corps et emplois. Il est évident que pour les pompiers ou les infirmières par exemple, la difficulté d’appliquer la règle de 40 % est grande. Mais il faudra veiller à ce que les dérogations ne s’accumulent pas ! Ainsi, en 2002, l’enseignement supérieur et la recherche obtinrent un statut dérogatoire provisoire, qui dure encore aujourd’hui…

Le retour du bilan chiffré

La nouvelle loi prévoit que le Gouvernement présente un rapport sur les mesures mises en œuvre pour assurer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Il comportera « des données relatives au recrutement, à la féminisation des jurys, à la formation, au temps de travail, à la promotion professionnelle, aux conditions de travail, à la rémunération et à l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle ». Ainsi, est réaffirmé un principe déjà en vigueur, mais non respecté. La loi du 13 juillet 1983, complétée par celle du 9 mai 2001, avait établi que le Gouvernement réalise tous les deux ans un « rapport sur la situation comparée des conditions générales d’emploi et de formation des femmes et des hommes dans les fonctions publiques ». Le dixième rapport fut remis en 2006. Ce fut le dernier. Depuis, des éléments partiels furent intégrés dans le rapport annuel sur l’état de la fonction publique. Ils sont de plus en plus limités. C’est tout particulièrement le cas du rapport 2010-2011, qui vient de paraître le 20 janvier dernier. Pourquoi un tel recul ?

Le secteur public s’est ainsi mis en retrait sur le secteur privé. En effet, les entreprises privées sont contraintes de publier tous les ans un « Rapport de situation comparée » (RSC).

La réaffirmation du principe de publication des résultats est une bonne chose. Il reste à définir son contenu, qui devrait faire l’objet d’un décret. La définition des indicateurs de suivi est primordiale. Ces dernières années, les changements méthodologiques, sans rétropolation des séries, ont fait reculer la connaissance des tendances. On l’a vu plus haut en ce qui concerne les emplois de direction (les nominations ne sont plus publiées, etc.). Les comparaisons de salaires (primes comprises) feront-elles partie du constat annuel ? Il reste aussi, et peut-être surtout, à le réaliser. La loi précédente a cessé d’être appliquée depuis 2006. Celle-ci le sera-t-elle ? Pourquoi faut-il toujours revoter des lois ?

La préconisation actuelle de nommer des référents-es égalité dans chaque administration relève de la même logique : depuis décembre 2000, des coordonnateurs-trices doivent être nommés-es dans chaque administration, et des réunions d’échanges d’expérience furent un temps organisées, puis sont tombées dans l’oubli. Un éternel recommencement ?

Parité et égalité de traitement

Le sacro-saint principe d’égalité de traitement a beaucoup servi, dans le passé, à justifier que le fait de compenser les situations inégales par des mesures particulières était une rupture d’égalité, dans une conception étroite de l’universalisme républicain. C’est pourtant ce que préconisent les traités européens : le principe d’égalité de traitement n’empêche pas un Etat membre « dadopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle » (article 141 du traité d’Amsterdam). Ce n’est en effet pas l’évolution spontanée qui changera les choses.

Les politiques destinées à briser le plafond de verre concernent tout le processus de sa construction et d’accumulation des différences de parcours de carrières. Pour lever les obstacles à l’accès au pouvoir, c’est donc l’ensemble de la politique d’égalité professionnelle qui est en cause. Pour autant, il n’y a aucune raison de s’interdire d’agir sur les résultats, avant même que les causes qui les ont suscités ne soient résolues. En ce sens, la fixation d’objectifs chiffrés pour les instances de direction, assorties de contraintes, est bien un progrès. Et la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a étendu aux responsabilités professionnelles et sociales la possibilité pour la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes, auparavant limitée aux mandats électoraux et aux fonctions électives, fut aussi une avancée : la France a été longtemps réticente à reconnaître la légitimité d’actions positives destinées à corriger les déséquilibres existants.

Pour autant, dans le débat parlementaire sur les fonctions publiques, la plus grande confusion a régné entre la nécessité d’ « objectifs chiffrés », d’une « représentation équilibrée » et l’instauration de « quotas ». Les argumentaires sur la constitutionnalité et la faisabilité concrète, sur les principes et les valeurs, ont été mêlés.

Peut-on espérer que les mesures adoptées seront cette fois-ci mises en œuvre ? Que le gouvernement, dans ses nominations, montre tout de suite qu’il n’a pas besoin d’une loi pour nommer des femmes ? Et qu’il assure une proportion de femmes de 40 % dans les instances, pas seulement dans les nominations ? Il serait alors vraiment exemplaire.


[1] Assemblée nationale, Délégation aux droits des femmes, colloque du 28 janvier 2010.

[2] A l’exclusion des renouvellements dans un même emploi ou des nominations dans un même type d’emploi (par exemple un préfet qui passe d’une région à une autre). Seules les primo-nominations sont donc concernées.

[3] En 2009, 527 emplois de direction (directeurs d’administration centrale, ambassadeurs, préfets, recteurs) étaient pourvus en Conseil des ministres.

[4] Colloque francilien sur l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques du 17 mai 2011.




La compétitivité aux dépens de l’égalité ?

par Hélène Périvier

La durée du travail a fait son entrée dans la campagne présidentielle et l’idée que l’on travaille moins en France qu’ailleurs fait son chemin. C’est l’objet d’un rapport publié par COE-Rexecode. Malheureusement ce rapport ne fait pas état de la division sexuée du travail.

Or les politiques de l’emploi mises en œuvre par les gouvernements européens ne sont pas neutres d’un point de vue sexué. Ne pas tenir compte de cette perspective donne une vision tronquée de la réalité du partage du travail dans nos économies : l’approche intégrée de l’égalité (ou gender mainstreaming) qui exige de penser les effets différenciés des politiques publiques sur les femmes et sur les hommes est loin d’être un automatisme.

La contre-analyse du rapport Coe-Rexecode proposée par Eric Heyer et Mathieu Plane met l’accent sur l’importance de ne pas raisonner uniquement sur les travailleurs à temps plein dès lors que l’on cherche à comparer les durées de travail et leur impact sur les dynamiques du marché du travail des grands pays européens. En effet, les travailleurs à temps partiel représentent 26% de l’ensemble des salariés en Allemagne contre 18% en France, il est donc trompeur de les exclure de l’analyse.

On sait combien la répartition des emplois à temps plein et à temps partiel est sexuée : partout en Europe, les femmes travaillent davantage à temps partiel que les hommes : alors qu’en France le taux de temps partiel des femmes salariées est de l’ordre de 30%, il s’élève à 45% en Allemagne ; dans les deux pays, le taux de temps partiel des hommes est inférieur à 10%. Le caractère sexué du temps partiel est facteur d’inégalités : rappelons par exemple qu’en France le temps de travail explique près de la moitié des écarts de salaire entre les hommes et les femmes (voir notamment Ponthieux, Meurs). La question du temps de travail est donc centrale dès lors que l’on cherche à promouvoir l’égalité professionnelle.

Selon la note méthodologique du rapport Coe-Rexecode : « Les données annuelles communiquées par Eurostat et publiées par Coe-Rexecode dans l’étude La durée effective du travail en France et en Europe sont les seules données de durée annuelle effective moyenne du travail comparables entre pays européens. ». Il est dommage que dans sa commande à Eurostat, Rexecode n’ait pas jugé bon de demander une ventilation sexuée de ces données ; ce qui aurait permis, à moindre coût, de connaître les évolutions de la durée du travail selon le sexe dans les deux pays. Malgré cet acte manqué, que peut-on dire sur l’évolution de la durée du travail dans une perspective sexuée dans ces deux pays durant la dernière décennie, en se fondant sur les données à notre disposition ? Comment ont été répartis les ajustements du marché du travail entre les femmes et les hommes ?

L’évolution sur la période étudiée est instructive du point de vue des orientations des politiques de l’emploi qui ont été menées dans les deux pays. Au début des années 2000, l’instauration des 35 heures en France a mis fin aux allègements de charges qui rendaient les embauches à temps partiel avantageuses et qui avaient été le moteur de la montée en charge de l’emploi à temps partiel des Françaises, sans affecter fortement les conditions d’emploi des hommes. Depuis, on constate une stabilité du taux de temps partiel pour les femmes comme pour les hommes (graphiques). En Allemagne, l’application de la loi Hartz II (entrée en vigueur en avril 2003) a introduit des « minijobs »[1] qui ont encouragé les créations d’emplois précaires à temps partiel. Cette évolution a concerné aussi bien les hommes et les femmes ; mais alors que le taux de temps partiel des Allemands a augmenté de 4,3 points, celui des Allemandes a augmenté de 8,2 points (graphiques). Les Allemandes ont donc été nettement plus affectées par l’emploi à temps partiel que les Allemands mais aussi que les Françaises. A cela s’ajoute le fait que la durée moyenne du temps de travail du temps partiel est plus faible d’un peu plus de 4 heures en Allemagne qu’en France (selon les données d’Eurostat).

Certes les Françaises ont été davantage touchées par la croissance du temps partiel que les Français, mais cette croissance a été limitée puisque les créations d’emplois à temps partiel entre 1999 et 2010 n’ont contribué qu’à hauteur de 21 % aux créations totales d’emplois. A contrario, en Allemagne, le temps partiel a été le moteur de l’emploi sur la période, et les Allemandes ont été les principales concernées par la réduction individuelle du temps de travail : elles représentent 70% du bataillon d’emplois à temps partiel créés durant la période. Ainsi, non seulement la France a créé plus d’emplois que l’Allemagne entre 1999 et 2010, mais le choix d’une réduction collective plutôt qu’individuelle du temps de travail a conduit à une répartition de l’emploi plus équilibrée entre hommes et femmes.

Source : Eurostat [lfsa_eppga]


[1] Emplois exonérés de cotisations sociales en dessous de 400 euros de salaire




Faut-il remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt ?

par Guillaume Allègre

Faut-il remplacer, à budget constant, le système de quotient familial de l’impôt sur le revenu par un système de crédit d’impôt pour chaque enfant ? Dans une note de l’OFCE (ici), nous faisons le point sur un débat qui oppose ceux qui pensent que le fonctionnement du quotient familial est régressif à ceux qui affirment qu’il est une composante nécessaire de l’impôt progressif. 

Nous montrons que le principe du quotient familial ne peut être considéré comme anti-redistributif, bien que les gains soient croissants lorsque le revenu augmente ! Par contre, son application s’éloigne de l’idée initiale d’imposition selon le niveau de vie. D’autre part, un système de crédit d’impôt serait très favorable aux ménages avec enfants les moins aisés au détriment des ménages avec enfants les plus aisés. Un remplacement du quotient familial par un système de crédit d’impôt impliquerait, selon le Trésor, un transfert de 3,5 milliards d’euros des ménages avec enfants les plus aisés aux ménages avec enfants les moins aisés et bénéficierait, en moyenne, tout autant aux familles nombreuses que le système actuel. Toutefois, un gain similaire de progressivité pourrait être obtenu en modifiant les barèmes des impôts sur le revenu. Au final, ni le système du quotient familial, ni le système du crédit d’impôt ne méritent certains excès d’indignité qui leur sont accordés de part et d’autre.

Les défenseurs de l’imposition selon le niveau de vie devraient approuver une réforme qui consisterait à supprimer les demi-parts supplémentaires à partir du troisième enfant et à attribuer aux enfants des parts équivalentes aux unités de consommation utilisées dans le calcul du niveau de vie (soit 0,3 part pour les enfants de 14 ans et moins, et 0,5 part pour ceux de 15 ans et plus). D’après le Trésor, une telle réforme dégagerait 2,3 milliards d’euros (p.20). Cette réforme devrait être accompagnée d’une réforme du quotient conjugal qui laisserait le choix à tous les conjoints entre l’imposition conjointe avec 1,5 part et l’imposition séparée avec 1 part chacun. A budget pour la politique familiale constant, les économies ainsi effectuées pourraient alors être utilisées pour aider les familles du bas de l’échelle des revenus (notamment sous la forme d’un complément ou d’une allocation familiale dès le premier enfant).

Parallèlement, les défenseurs du crédit d’impôt devraient tenir compte de certains risques. En effet, un des avantages principaux du quotient familial est de fonctionner automatiquement : une fois les règles déterminées, il n’y a pas besoin de renégocier ou d’indexer. La prise en compte de la charge familiale est ainsi protégée des aléas budgétaires (Sterdyniak, 2011). A l’inverse, un système de crédit d’impôt est beaucoup moins protégé : il peut être mis sous condition de ressources, indexé sur les prix et non sur les revenus, voire désindexé. Une règle d’indexation crédible est donc nécessaire pour qu’une réforme soit acceptable du point de vue de la politique familiale.




Pour défendre le quotient familial

par Henri Sterdyniak

Certains responsables du Parti socialiste ont repris, début 2012, la thèse selon laquelle le quotient familial est injuste car il ne profiterait pas aux familles les plus pauvres qui ne paient pas d’impôt, et profiterait davantage aux familles riches qu’aux familles pauvres. Ceci dénote une certaine incompréhension du fonctionnement du système socialo-fiscal.

Peut-on remplacer le quotient familial par une prestation uniforme de 607 euros par enfant, comme le proposent certains responsables socialistes, s’inspirant d’un travail de la Direction du Trésor ? Ce  niveau de 607 euros n’a aucune justification autre que comptable : le coût actuel global du quotient familial réparti uniformément par enfant. Mais ce coût vient précisément de l’existence du quotient. Un crédit d’impôt, sans garantie d’indexation, verrait vite son pouvoir d’achat relatif diminuer, comme diminue celui des allocations familiales.

Avec ce crédit, la prise en compte des enfants dans la fiscalité perdrait toute logique. Comme le montre le tableau 1, les familles avec enfants seraient surtaxées par rapport aux couples sans enfant ; à revenu identique (par UC avant impôt), leur revenu après impôt serait plus faible. Le Conseil constitutionnel censurera certainement une telle disposition.

La France est le seul pays à pratiquer le système du quotient familial. Chaque famille se voit attribuer un nombre de parts fiscales, P, correspondant à sa composition ; ces parts correspondent grosso modo à son nombre d’unités de consommation (UC), telles que l’OCDE et l’INSEE les évaluent ; le système fiscal considère que chaque membre de la famille a un niveau de vie équivalent à celui d’un célibataire de revenu R/P ; la famille est donc taxée comme P célibataires de revenu R/P.

Le degré de redistribution assuré par le système fiscal est déterminé par le barème, qui définit la progressivité du système fiscal ; celle-ci est la même pour toutes les catégories de ménages.

Ainsi, le quotient familial (QF) est-il une composante logique et nécessaire de l’impôt progressif. Le quotient familial ne fournit ni aide, ni avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement une répartition équitable du poids de l’impôt entre des familles de taille différente, mais de niveau de vie équivalent. Le QF n’est pas une aide arbitraire aux familles, qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment injustifiable.

Prenons un exemple. La famille Durand a 2 enfants ; elle paie 3 358 euros d’IR de moins que la famille Dupont (tableau 1). Est-ce un avantage fiscal de 3 358 euros ? Non, car les Durand sont moins riches que les Dupont : ils disposent de 2 000 euros par part fiscale au lieu de 3 000. Par contre, les Durand paient autant d’IR par part que les Martin qui ont le même niveau de vie. Les Durand ne bénéficient donc d’aucun avantage fiscal.

Le quotient familial tient compte de la taille des foyers ; cette prise en compte est certes discutable ; mais on ne peut considérer qu’un système d’imposition qui ne tient pas compte de la taille des foyers est la norme et donc que tout écart à cette norme est une aide. Rien ne justifierait de prélever le même impôt sur le revenu aux Dupont sans enfant et aux Durand avec 2 enfants, qui ont certes le même montant de salaire, mais pas le même niveau de vie.

 

Par ailleurs, le plafonnement du quotient familial[1] tient compte du fait que la partie la plus élevée du revenu ne sert pas à la consommation des enfants.

La société peut choisir d’accorder ou non des prestations sociales ; mais elle n’a pas le droit de remettre en cause le principe de l’équité fiscale familiale : chaque famille doit être imposée selon son niveau de vie. Remettre en cause ce principe serait inconstitutionnel, contraire à la Déclaration des droits de l’homme selon laquelle : « Chacun doit contribuer aux dépenses publiques selon ses capacités contributives ». La loi garantit le droit des couples à se marier, à fonder une famille, à mettre en commun leurs ressources. L’impôt doit être familial et doit évaluer la capacité contributive de familles de composition différente. Aussi, est-il permis de faire confiance au Conseil constitutionnel pour interdire toute remise en cause du quotient familial[2].

La seule critique du système du quotient familial, socialement et intellectuellement recevable, doit donc porter sur ses modalités et non sur son principe. Les parts fiscales correspondent-elles bien aux unités de consommation (compte tenu d’une obligation de simplicité) ? Le montant du plafonnement du QF est-il approprié ? Si le législateur s’estime incapable de comparer le niveau de vie de familles de tailles différentes, il doit renoncer à la progressivité de l’impôt.

La politique familiale comporte un grand nombre d’instruments[3]. Les prestations sous conditions de ressources (RSA, complément familial, allocation-logement, ARS) ont pour objectif d’assurer un niveau de vie satisfaisant aux familles les plus pauvres. Les prestations universelles doivent compenser, en partie, le coût de l’enfant pour les autres. La fiscalité ne peut pas aider les familles pauvres plus qu’en ne les imposant pas. Elle doit être équitable pour les autres. Il est absurde de reprocher au quotient familial de ne pas bénéficier aux familles les plus pauvres : celles-ci bénéficient à plein de leur non-imposition et les prestations sous conditions de ressources aident ceux qui ne sont pas imposables.

Le tableau 2 montre le revenu disponible par UC d’un couple marié de salariés selon son nombre d’enfants, relativement au revenu par UC d’un couple sans enfant. En utilisant les UC de l’OCDE-INSEE, il apparaît que pour de bas niveaux de revenus, les familles avec enfants ont à peu près le même niveau de vie que les couples sans enfant. Par contre, au-delà de 2 SMIC, les familles avec enfants ont toujours un niveau de vie nettement plus bas que les couples sans enfant. Encore, ne tient-on pas compte du fait qu’avoir trois enfants ou plus oblige souvent la femme à réduire son activité ou même à la cesser. Ce sont les classes moyennes qui connaissent la perte de pouvoir d’achat relative la plus forte en élevant des enfants. Faut-il une réforme qui diminuerait encore leur situation relative ?

 

Le niveau de vie de la famille est d’autant plus bas qu’elle comporte beaucoup d’enfants. Avoir des enfants n’est donc jamais une niche fiscale, même à de hauts niveaux de revenus. Si donc une réforme de la politique familiale est nécessaire, elle passe par l’augmentation du niveau des allocations familiales pour tous et non pas par la mise en cause du QF.

Globalement, la redistribution est plus forte chez les familles que chez les couples sans enfant : le rapport des revenus disponibles entre un couple qui gagne 1 SMIC et un couple qui en gagne 10 est de 6,2 s’ils n’ont pas d’enfant ; de 4,8 s’ils ont 2 enfants ; de 4,4 s’ils en ont 3. L’existence du quotient familial ne réduit pas la progressivité du système socialo-fiscal pour les familles nombreuses (tableau 3).


Considérons une famille avec deux enfants où l’homme est au SMIC, la femme ne travaille pas. Cette famille bénéficie, par mois, de 174 euros de prestations familiales (AF + ARS), de 309 euros de RSA et de 361 euros d’allocation logement. Son revenu disponible est de 1 916 euros pour un revenu avant impôt de 1 107 euros ; même en tenant compte de la TVA, son taux d’imposition net est négatif de – 44 %. Sans enfant, elle n’aurait que 83 euros de PPE, 172 euros d’allocation logement. Chacun des enfants lui « rapporte » 295 euros. Son revenu par UC est de 912 euros par mois contre 885 euros si elle n’avait pas d’enfant. La politique familiale prend en charge la totalité du coût des enfants. Les parents ne supportent aucune perte de pouvoir d’achat du fait de la présence d’enfants.

Voyons maintenant la famille aisée avec deux enfants où l’homme gagne 6 fois le SMIC, la femme 4 fois. Cette famille bénéficie, par mois, de 126 euros de prestations familiales et dépense 1 732 euros d’IR. Son revenu disponible est de 7 396 euros pour un revenu avant impôt de 10 851 euros ; compte tenu de la TVA, son taux d’imposition est positif de 44 %.  Le système français fait donc contribuer les familles aisées et finance les familles pauvres. Sans enfant, la famille aisée paierait 389 euros d’impôt de plus par mois. Son revenu par UC est de 4 402 euros par mois contre 5 819 euros si elle n’avait pas d’enfant. Les parents supportent une perte de niveau de vie de 24,4 % du fait de la présence des enfants.

Remarquons enfin que cette famille aisée reçoit 126 euros par mois d’AF, bénéficie de 389 euros de réduction d’IR et supporte 737 euros par mois de cotisations familiales. Contrairement à la famille pauvre, elle gagnerait à la suppression totale de la politique familiale.

Certes, il serait souhaitable d’augmenter le niveau de vie des familles les plus pauvres : le taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans reste élevé : 17,7% contre 13,5% pour l’ensemble de la population en 2009. Mais cet effort doit être financé par tous les contribuables et pas spécifiquement par les familles.

Aucun parti politique ne propose des mesures fortes pour les familles : une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier du complément familial et de la composante « enfant » du  RSA ;  l’attribution de la composante « enfant » du RSA aux enfants de chômeurs ; l’indexation des prestations familiales et du RSA sur les salaires et non sur les prix.

Pire, en 2011, le gouvernement actuel, qui se pose aujourd’hui en défenseur de la politique familiale, a décidé de ne pas indexer les prestations familiales sur l’inflation, faisant perdre 1% de pouvoir d’achat, alors que le pouvoir d’achat des retraités est maintenu. Les enfants ne votent pas…

Il m’est difficile de penser que les familles nombreuses, et même les familles avec deux enfants, et en particulier les familles avec enfants de la classe moyenne, celles où les parents (et surtout les mères) jonglent avec leurs horaires pour s’occuper de leurs enfants tout en travaillant, soient les grandes « profiteuses » du système actuel. Faut-il vraiment proposer une réforme qui augmente l’imposition des familles, et surtout des familles nombreuses ?


[1] L’avantage fourni par le quotient familial est actuellement plafonné à 2 585 euros par demi-part.  Ce niveau est justifié. Un enfant représente, en moyenne, 0,35 UC  (0,3 pour les moins de 15 ans ; 0,5 pour les plus de 15 ans). Le plafond correspond à la détaxation du 35 % du revenu médian. Voir : H. Sterdyniak: « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n°116, janvier 2011.

[2] Comme il est déjà intervenu pour imposer que la Prime pour l’emploi tienne compte de la composition familiale.

[3] Voir Sterdyniak (2011), op.cit.




Les échecs du RSA

par Guillaume Allègre

Le Comité national d’évaluation du Revenu de solidarité active (RSA) a publié le 15 décembre son rapport final. Il s’appuie sur des données administratives recueillies avant et après la mise en place du RSA et non plus sur des données expérimentales. Le rapport souligne deux échecs de la réforme : les effets sur l’emploi ne sont pas discernables et la réduction de la pauvreté est fortement limitée à cause d’un important non-recours à la partie « complément de revenus pour travailleurs pauvres » (RSA activité). Ceci montre l’échec du processus expérimental qui n’a pas permis de corriger les éventuelles erreurs de conception du dispositif proposé. Une réforme permettrait de répondre à certaines lacunes du RSA.

 Pas d’effet sur le taux d’emploi

« De façon générale, les résultats des travaux menés ne montrent pas d’effet important et généralisé du RSA sur les taux de retour à l’emploi des bénéficiaires sur la période 2009-2010, même si certains résultats ponctuels laissent penser que le passage du RMI au RSA a pu avoir un impact marginal sur certains groupes de bénéficiaires » (p.100). Ceci confirme les conclusions d’une évaluation ex-ante menée à l’OFCE : les effets sur le retour à l’emploi des bénéficiaires du RSA socle sont, en pratique comme en théorie, relativement faibles. Le rapport souligne également que l’on n’observe pas les effets pervers que l’on pouvait attendre en termes de développement du temps partiel et des petits boulots, ce qui ne surprend guère dans la mesure où ces effets pervers ne pourraient être observés que si l’effet premier sur l’offre de travail est réel. Si le RSA activité n’a pas d’effet sur l’offre de travail, il ne peut pas avoir d’effet pervers sur la précarité de l’emploi.

Notons que le Comité national n’évalue pas l’impact global sur l’emploi mais seulement l’impact sur le retour à l’emploi des bénéficiaires de minima sociaux. Or, théoriquement, cet impact devrait être positif, mais compensé (1) par un plus faible retour à l’emploi de non-bénéficiaires de minima sociaux (par exemple de chômeurs), s’il y a des effets de file d’attente sur le marché du travail et (2) par une diminution de l’offre de travail des femmes dans les couples mariés du fait d’une incitation moins forte à la reprise d’emploi du travailleur additionnel : l’effet pervers attendu le plus important n’est pas le développement du temps partiel mais celui de la monoactivité au sein des couples. Toutefois, en pleine crise économique, il est difficile de penser que les modifications des incitations financières ont pu avoir des effets (positifs ou négatifs) sur l’offre de travail des ménages ou l’emploi. Face à la dégradation de la situation de l’emploi et à l’incertitude économique, il est rationnel de vouloir garder un pied dans l’emploi, même si l’écart financier avec le chômage ou l’inactivité est faible à court-terme[1]. De plus le marché du travail est globalement aujourd’hui dans une situation de rationnement de l’emploi (c’est-à-dire presque entièrement déterminé par la demande des entreprises), l’offre de travail ne faisant que modifier la position de certaines personnes dans la file d’attente. Il n’est donc pas exclu que le RSA puisse avoir des effets plus importants sur l’emploi lorsque la situation sur le marché du travail sera moins dégradée. Dans les termes du Comité national d’évaluation, « l’efficacité d’une telle politique peut être limitée sur un marché du travail caractérisé par une diminution conjoncturelle de la demande de travail par les employeurs ». On peut tout de même juger qu’un médicament qui ne fera de l’effet que lorsque le patient sera guéri ne constitue pas un soin adéquat. On peut aussi regretter une politique sociale procyclique et donc peu efficace du point de vue de la lutte contre la pauvreté (Périvier, 2011).

Une réduction de la pauvreté et une aide aux bas revenus…limitée par la baisse de la PPE et par le non-recours

 Les sommes versées au titre du RSA activité bénéficient à une population qui est soit pauvre soit à bas revenus[2]. En cela, le RSA activité est bien ciblé et doit permettre de faire baisser le taux de pauvreté et le taux de bas revenus dans la mesure où les bénéficiaires potentiels y ont effectivement recours. Le rapport nous indique que, en tenant compte du non-recours, le RSA activité fait effectivement passer le taux de bas revenus de 16,3 à 16,1% de la population. Du point de vue de la lutte contre la pauvreté, un transfert social est toujours préférable à l’absence de transfert. Le rapport précise que « une fois prise en compte la PPE, le RSA activité accroîtrait d’environ 7% le revenu disponible médian par unité de consommation des allocataires qui en bénéficient au moins une fois au cours de l’année » (p. 70). Mais quid de ceux qui n’en bénéficient pas ? Et quid de l’impact de l’évolution des autres prestations ? Le remplacement de l’intéressement temporaire aux minima sociaux par le RSA activité a été compensé par un gel du barème de la Prime pour l’emploi (PPE)[3], instrument qui cible les classes populaires plutôt que les plus pauvres (la PPE est maximale au niveau du SMIC à temps-plein). En 2008, nous soulignions que supprimer la PPE pour financer le RSA reviendrait à faire payer aux classes populaires le financement de la lutte contre la pauvreté[4]. Or, si la PPE n’a pas été supprimée, elle a été fortement réduite : pour 2012, selon le projet de loi de finances (PLF), la Prime pour l’emploi représente 2,8 milliards d’euros (VM2012, p. 76) contre 4,4 milliards en 2008 (VM2010, p. 53), soit une baisse d’1,6 milliards (imputation des versements de RSA sur la PPE due comprise). Le PLF 2012 prévoit justement un coût pour le RSA activité de 1,6 milliards. La réforme a déshabillé la PPE pour habiller le RSA activité, en économisant au passage le coût des dispositifs antérieurs d’intéressement au RMI et à l’API (600 millions d’euros en 2008). Le coût net du RSA activité est ainsi passé de 1,5 milliards d’euros[5] dans le rapport Hénart pour la Commission des finances du Sénat (p.28) à -600 millions, soit un différentiel de 2,1 milliards d’euros[6].

Une partie de ce différentiel est dû au non-recours au RSA activité, estimé à 1,75 milliard d’euros par le Comité d’évaluation (soit 53% du coût théorique pour 2010). Il concerne deux tiers des personnes éligibles fin 2010. En matière de transferts sociaux, un taux de non-recours élevé signifie une prestation mal conçue, stigmatisante ou trop complexe. Un taux de non-recours de 68 % à la composante ‘RSA activité seul’ n’est pas un bon résultat[7]. Le rapport souligne plusieurs causes potentielles du non-recours : manque d’information (non-connaissance de la prestation, mauvaise évaluation de l’éligibilité), crainte de stigmatisation, sentiment de ne pas avoir besoin d’aide (« se débrouillent autrement financièrement »), refus du principe, complexité des démarches administratives.

Un échec du processus expérimental

L’absence d’effets sur l’emploi et l’importance du non-recours soulignent également l’échec du processus expérimental : l’expérimentation aurait dû servir à corriger les erreurs de conception du dispositif. Mais, le dispositif expérimental ne permettait pas de répondre aux questions pertinentes (Allègre, 2007). La façon dont l’expérimentation a été mise en place – et abrégée prématurément – a permis de confirmer cette prédiction (voir « L’expérimentation du revenu de solidarité active entre objectifs scientifiques et politiques »).

Et maintenant ?

Selon le Comité d’évaluation, laisser le temps au dispositif de monter en charge, ainsi qu’une meilleure information, devrait permettre d’améliorer le taux de recours. Une meilleure communication ne permettra toutefois pas de résoudre le problème du non-recours au RSA activité, du fait d’une erreur de conception initiale. En mettant l’accent sur les incitations et en mêlant des publics très hétérogènes, le RSA est mal-né.

Le caractère familialisé[8] du RSA activité pose des problèmes redistributifs et peut expliquer une partie du non-recours. Le RSA activité mêle condition d’emploi et familialisation de manière difficilement justifiable. Prenons le cas de deux salariés à temps plein au salaire minimum et ayant un conjoint inactif. Le premier n’a pas d’enfants et touche 170 euros mensuels de RSA. Le second a deux enfants et a droit à 290 euros par mois. Si cette seconde personne est victime d’un licenciement économique, elle perdra l’intégralité de son droit au RSA, et donc également la part de la prime liée à la présence d’enfants (120 euros). Alors que la situation de ce foyer est moins favorable lorsque le conjoint actif est au chômage, le foyer est moins aidé dans cette situation, y compris au titre des enfants à charge. Une solution consisterait à créer un complément familial généreux pour toutes les familles avec enfants[9] : l’aide liée à la charge d’enfants en direction des familles à bas revenus se ferait sous forme d’une prestation sous conditions de ressources – mais sans condition de statut dans l’emploi – dans l’esprit de la réforme britannique ayant scindé le Working Family Tax Credit en un Working Tax Credit et un Child Tax Credit (Brewer, 2003). Une telle solution permettrait également d’améliorer grandement le recours à la partie liée à la charge des enfants. L’éligibilité à la partie RSA activité serait plus facilement compréhensible : en effet, aujourd’hui, deux personnes ayant le même travail et le même salaire peuvent être éligibles ou non au RSA activité, décrit comme un complément de revenus pour travailleurs, selon qu’ils ont des enfants ou non[10]. Une autre solution consisterait à étendre le RSA aux revenus de remplacement, voire à l’ensemble des revenus, dans la logique d’un impôt négatif[11]. Ceci pourrait se faire dans le cadre d’une fusion CSG-IR-PPE-RSA activité avec prélèvement ou versement mensuel. Mais adopter une telle réforme nécessiterait alors de reposer la question de l’individualisation de l’instrument fusionné.


[1] Ceci peut également être vrai en période de croissance économique, notamment pour les personnes les moins qualifiées qui sont la cible du RSA.

[2] Les notions de pauvreté et de bas revenus sont discutées dans le rapport (p.65).

[3] Et aussi par le fait que, pour les ménages concernés par les deux prestations, la PPE soit réduite du montant de RSA versé.

[4] D’autres pourraient se réjouir que les transferts sociaux soient ainsi mieux ciblés : toutes choses égales par ailleurs, il serait préférable qu’un transfert social cible les plus pauvres et les plus démunis. Un transfert des pauvres vers les plus pauvres constitue alors une amélioration sociale puisque, formellement, ce transfert réduit les inégalités. Ceux qui défendent la suppression de la PPE pour financer le RSA activité utilisent cet argument (voir par exemple, Hirsch pour qui la Prime pour l’emploi était «mal conçue, mal ciblée, coûteuse »). Cette rhétorique s’appuie sur une conception étroite de la lutte contre les inégalités, qui devrait se limiter à la lutte contre la pauvreté. Les pays qui adoptent cette conception libérale de l’Etat-providence ne sont, paradoxalement, pas ceux où la pauvreté est la plus faible.

[5] « Le coût net du dispositif est obtenu par l’imputation, sur son coût brut, des économies induites par la suppression des dispositifs d’intéressement au retour à l’emploi (600 millions d’euros), l’imputation du RSA sur la PPE (700 millions d’euros), la non indexation du barème de la PPE au titre de 2009 (400 millions d’euros) et les gains escomptés de l’assujettissement du RSA à la CRDS (150 millions d’euros). Il s’élève donc à 1,5 milliard d’euros. »

[6] Certains pourraient alors se demander ce que finance réellement la « contribution additionnelle pour le financement du Revenu de Solidarité Active » de 1,1% sur les revenus du patrimoine. Formellement, elle est affectée au Fonds national des solidarités actives. Mais, d’un point de vue économique, elle allège la charge du budget général.

[7] Dans une note méthodologique, Antoine Math recensait en 2003 les études sur le non-recours. Les résultats varient d’une étude à l’autre selon le champ et la méthode utilisée mais les taux de non-recours sont beaucoup plus faibles que ceux observés pour le RSA activité : de 8 à 12 % ou de 2,9 % à 4,6 % selon deux études sur les aides au logement ; 5,2 ou 33 % pour le RMI ;  7,3 % ou 33 % pour l’Allocation parentale d’éducation.

[8] Sur la question de la conjugalisation et de l’égalité dans l’emploi entre les hommes et les femmes, voir RSA : où sont les femmes ?

[9] Actuellement, le CF ne bénéficie qu’aux familles avec 3 enfants ou plus.

[10] Le problème symétrique lié à la conjugalisation ne serait pas résolu. Ce problème est évoqué dans le rapport : « compte tenu du caractère familialisé du RSA, il est plus difficile pour un couple de savoir s’il est éligible. Par ailleurs, les couples peuvent avoir le sentiment de mieux arriver à se débrouiller financièrement que les personnes seules. Enfin, l’analyse du Crédoc souligne qu’une partie des bénéficiaires du RSA activité pense que l’éligibilité cesse à partir d’environ 1 500 euros de salaire quelle que soit la configuration familiale (annexe 17) ; or de nombreux couples ayant des revenus d’activité supérieurs à ce seuil sont éligibles ».

[11] Et en mettant l’accent sur l’aspect redistributif de la prestation.




Egalité salariale : retour en arrière

par Françoise Milewski

L’égalité salariale et professionnelle entre les femmes et les hommes n’est décidément pas pour demain. La circulaire qui présente le champ et les conditions d’application, à partir du 1er janvier 2012, de la pénalité financière pour les entreprises qui ne respecteraient pas la loi a été publiée le 28 octobre 2011. Le dispositif est désormais détaillé et ne laisse plus planer de doute : les entreprises ne risquent pas grand-chose. Déjà le décret d’application du 7 juillet 2011, publié après de longs mois d’attente, marquait un recul important sur ce que la loi du 9 novembre 2010 pouvait laisser espérer.

De grandes ambitions…

 La loi de 2006 avait suscité débat. Fallait-il une loi de plus, après celles de 1972, 1983, 2001, et après l’accord national interprofessionnel de 2004 ? Certains en doutaient. L’affirmation selon laquelle l’égalité salariale devait être réalisée en cinq ans, avant le 31 décembre 2010, laissait pour le moins perplexe. Cette loi apportait cependant une nouveauté car elle ouvrait la voie à une sanction financière. Le projet de loi sur la définition de la sanction financière devait suivre, mais il n’a pas été déposé. Officiellement faute de place dans le calendrier parlementaire. Finalement, faute d’une loi spécifique, c’est un article de la loi sur les retraites du 9 novembre 2010 qui a tranché, quatre ans et demi après (voir l’article 99 de la loi sur les retraites). Il supprime (par la force des choses !) le délai du 31 décembre 2010 pour que l’égalité soit réalisée. Plus aucun délai n’est d’ailleurs désormais fixé.

Le décret d’application du 7 juillet et la circulaire du 28 octobre 2011 amoindrissent la portée du texte de loi. Ainsi, les grandes ambitions régulièrement affichées depuis 2006 sur l’importance de combler l’écart salarial, toutes causes confondues, dans un horizon court, n’ont finalement rien apporté.

Pourtant, toutes les études qui mesurent les écarts de salaires hommes/femmes montrent la gravité de la situation : un écart de salaires d’environ 25 % en moyenne, dû au temps partiel, à la ségrégation professionnelle (non mixité des métiers et des secteurs) et aux discriminations.  Le soupçon pèse sur les femmes d’être avant tout des mères, ou des futures mères, susceptibles aux yeux de l’employeur de quitter temporairement ou définitivement leur emploi (voir les analyses de Dominique Meurs, Ariane Pailhé et Sophie Ponthieux, 2006 et 2010). On constate un coup d’arrêt donné à la résorption des écarts de salaires depuis le milieu des années 1990, pour les salariés à plein temps dans le secteur privé et semi-public (voir graphique).

… qui ont fait long feu

Les entreprises doivent être couvertes par un accord collectif, ou à défaut, un plan d’action fixant des objectifs, des actions permettant de les atteindre et des indicateurs chiffrés pour les suivre, dans deux ou trois domaines d’action (selon la taille des entreprises) considérés comme des sources des inégalités professionnelles et salariales.

Les accords doivent être transmis à la Direction du travail. Les plans d’action sont intégrés au Rapport de Situation Comparée annuel et transmis à l’inspection du travail. Si les accords ou plans d’action ne sont pas réalisés, ou s’ils ne sont pas conformes, une pénalité peut s’appliquer. Mais c’est là que le bât blesse : les modalités prévues permettront en effet à nombre d’entreprises d’échapper à ces obligations.

En l’absence d’accord ou de plan, l’inspecteur ou le contrôleur met l’entreprise en demeure de combler cette carence. L’entreprise a alors six mois pour se mettre en conformité. Si elle le fait, elle n’est pas sujette à pénalité. Si elle ne le fait pas, l’administration décide d’appliquer une pénalité et dispose d’un mois pour la notifier. Celle-ci n’est pas rétroactive et s’applique à compter de la notification.

Cela signifie que si une entreprise n’est pas en conformité avec la loi, elle ne sera pas sanctionnée sur toute la période de non respect de la loi (dès la mise en œuvre de celle-ci en janvier 2012), mais seulement après un éventuel contrôle et seulement dans le cas où elle ne se met pas en conformité dans le délai prévu.

Enfin, le montant de la pénalité a été fixé par la loi à 1 % au maximum de la masse salariale. Le décret et la circulaire précisent le mode de fixation. Le directeur régional du travail décide du taux, au vu de l’importance des obligations demeurant non respectées et des autres mesures prises en matière d’égalité professionnelle. L’autorité administrative prend ainsi en compte les « efforts de l’entreprise » en matière d’égalité.

La sanction financière a souvent été présentée par les pouvoirs publics non comme une volonté de sanctionner mais comme un moyen de dissuasion et d’incitation. Où est la dissuasion si une entreprise a intérêt à attendre un contrôle puis à se mettre en conformité ? Autant dire, sachant de surcroît les faibles moyens dont dispose l’inspection du travail, qu’il reste infiniment peu de choses de la sanction financière, initialement présentée comme le moyen de changer enfin la situation.

Les entreprises actives sur le plan de la mise en œuvre de l’égalité n’ont pas attendu la loi. Les autres n’ont rien à craindre de ce décret et de cette circulaire d’application.

Elles ont d’autant moins à craindre que des « motifs de défaillance » sont prévus, qu’elles peuvent mettre en avant pour justifier de leur impossibilité de se mettre en conformité avec la loi et qui leur permettent d’échapper à la sanction : parmi ceux-ci figurent par exemple des difficultés économiques. Autant dire que les entreprises seront nombreuses dans ce cas.

Accord négocié ou plan d’action unilatéral ?

La loi spécifiait que la sanction s’appliquait si l’entreprise n’avait pas mis en œuvre un accord, ou à défaut un plan d’action. Il aurait fallu spécifier dans le décret et la circulaire : un accord, ou à défaut constaté par un procès verbal de désaccord, un plan d’action. La différence n’est pas mineure. L’objectif est en effet de favoriser la négociation sociale, tout particulièrement sur le thème de l’égalité. On sait que souvent ce sujet est délaissé et considéré comme mineur. Dans son rapport de juillet 2009, Brigitte Grésy a montré que « les négociateurs négocient peu, les contrôleurs contrôlent peu et les juges jugent peu ».

En favorisant la négociation, on pouvait espérer sa prise en compte par tous les acteurs sociaux de l’entreprise. En revanche, en mettant sur le même plan l’accord et le plan d’action unilatéral, on en réduit la portée. Que dans une entreprise où il n’y a pas de représentation syndicale, un plan d’action soit décidé est justifié. C’est le cas aussi lorsqu’aucun accord n’a été trouvé. Mais que le choix soit donné à l’entreprise relève d’une autre logique, qui fragilise, voire rend superflue, la voie de la négociation. C’est une nouvelle dynamique des relations sociales qui est ainsi à l’œuvre.

Peut-on croire que les entreprises sont spontanément motivées par l’égalité salariale et qu’elles feront des plans d’action unilatéraux ambitieux ? On peut en douter au vu de l’évolution de l’écart des salaires dans l’économie française.

Retour en arrière…

 Cinq ans après la loi de 2006, on se retrouve donc à la case départ. Ou même pire, puisqu’il n’y a plus de perspective ouverte. Les avancées espérées sont annulées. Les ambiguïtés de l’article 99 sur l’égalité professionnelle dans la loi portant réforme des retraites n’ont pas été levées par le décret et la circulaire d’application. Et sur la pénalité financière, c’est même un recul qui a été opéré.




Dispositif Scellier : un bilan contrasté pour un coût élevé

par Sandrine Levasseur

La réaction du « lobby immobilier » à la suite de la suppression du dispositif Scellier au 31 décembre 2012 a été vive. Cette suppression constitue une première – et nécessaire –  étape vers une remise à plat plus générale de toute la politique du logement dont le financement et l’efficacité posent question. Retour sur les aspects positifs et négatifs du « Scellier ». Instauré en 2009, ce dispositif qui succédait à d’autres amortissements du même type (Robien, Borloo, Périssol, etc.) consistait en une réduction d’impôt pour tout acquéreur d’un logement neuf disposé à le mettre en location. Le taux de réduction d’impôt, initialement de 25 % du prix de revient d’un logement (dans la limite d’un investissement de 300 000 euros), a été successivement abaissé à 22 % pour 2011 puis à 14 % pour 2012. Tandis qu’il ne fait pas de doute que le dispositif Scellier a soutenu ces dernières années toute la filière « logement » (de la construction jusqu’à la vente) et a permis d’accroître l’offre de logements (toujours insuffisante), on peut s’interroger sur le coût fiscal d’un tel dispositif.

Rendre à César ce qui est à César : les aspects positifs du dispositif « Scellier »

• L’amortissement Scellier a été un profond adjuvant pour le secteur de la construction et de l’immobilier, notamment au plus fort de la crise. En 2009, selon le Rapport de la Commission des finances, environ 65 000 logements ont bénéficié de l’amortissement Scellier, ce qui a représenté deux-tiers des ventes de logements neufs. En 2010, 77 500 logements ont été concernés, soit plus de 70 % des ventes dans le neuf. A la fin septembre 2011, on estimait à 75 000 le nombre de « Scellier » depuis le début de l’année. Rappelons qu’en 2010 le secteur du bâtiment a généré à lui tout seul 6,3 % du PIB français et employé 7,5 % des effectifs salariés du secteur marchand. C’est sans compter la valeur ajoutée et les emplois dans le secteur des services immobiliers. Il est clair que sans le soutien du « Scellier », la crise économique en France – et ses conséquences sur l’emploi – aurait été plus profonde :

• Dans les zones tendues, là où il y a un manque structurel de logements, les constructions de logements « Scellier » ont clairement permis d’accroître l’offre de logements, en quantité mais aussi en qualité ;

• L’amortissement Scellier a soutenu la construction de logements « verts », puisque la réduction d’impôts était d’autant plus avantageuse que les logements achetés respectaient les normes environnementales (normes BBC) ;

• Il a été ouvert à tous les contribuables alors que le dispositif Robien n’était intéressant que pour les personnes relevant des tranches d’imposition élevées. De ce point de vue, le dispositif Scellier a été plus équitable que les précédents amortissements.

Pour autant, il y a aussi des aspects négatifs associés au dispositif « Scellier ».

Les aspects négatifs du dispositif « Scellier »

Il y a eu, tout d’abord, le problème de la localisation des logements « Scellier », certes aujourd’hui résolu par la mise en place d’une carte des risques locatifs et l’abaissement des plafonds de loyer. Rappelons qu’initialement, le Scellier s’appliquait à tout logement neuf mis en location indépendamment de sa localisation (hors zone C, c’est-à-dire les communes situées dans des agglomérations de moins de 50 000 habitants), le propriétaire-contribuable n’ayant « qu’à louer » en respectant le plafond de loyer fixé par la loi en fonction des zones. Présenté par certains réseaux de commercialisation comme un outil de défiscalisation pur et simple, l’amortissement Scellier s’est traduit dans certains cas par la construction de logements dans des zones où les marchés locatifs étaient inexistants, provoquant gâchis et … dépit des propriétaires n’ayant pas trouvé de locataires ou alors pour un loyer bien inférieur à celui fixé par la loi. En 2011, 170 communes ont alors été classées en risques locatifs par les pouvoirs publics y interdisant ainsi la construction de « Scellier ». En outre, dans certaines zones, les plafonds de loyers ont été abaissés (entre 14 et 26 %) de façon à être davantage en adéquation avec les réalités du marché locatif. Si le problème de la localisation est maintenant résolu, on peut toutefois s’étonner (et déplorer) que la cartographie des investissements locatifs n’ait pas fait l’objet d’un suivi plus tôt et plus régulier. Aujourd’hui, environ 35 % des logements Scellier sont situés dans des zones à risques locatifs et, essentiellement des logements de type F2 ou F3 sont concernés.

L’argument majeur contre le dispositif Scellier (ou tout autre amortissement de ce type) est clairement son coût fiscal, et ce d’autant plus qu’il court sur un certain nombre d’années (par exemple, 9 ans pour le Scellier standard). Ainsi, l’impact budgétaire du dispositif Robien (410 millions d’euros en 2010) ne s’éteindra qu’en 2016 alors qu’il n’est plus en vigueur depuis décembre 2008. Il faudra y ajouter le coût du dispositif Scellier qui, pour une extinction à la fin 2012, continuera malgré tout à peser sur le budget de l’Etat jusqu’en 2021. Selon le Rapport de la Commission des finances, le coût budgétaire du dispositif Scellier a été de 120 millions en 2010 et s’élèvera à 300 millions en 2011. Au total, sur 9 ans, les logements Scellier acquis en 2009 coûteront 3,4 milliards d’euros au budget de l’Etat tandis que ceux acquis en 2010 et 2011 coûteront respectivement 3,9 et 2 milliards d’euros. Notons que le coût de 2 milliards d’euros pour la « génération 2011 » est clairement sous-estimé puisque l’évaluation par la Commission des finances repose sur une anticipation sous-évaluée du nombre de logements Scellier réalisés au regard des dernières données disponibles (47 100 anticipés pour l’ensemble de l’année contre 75 000 réalisés à la fin septembre 2011). A titre de comparaison, la subvention de l’Etat en faveur des organismes de logement social s’est élevée à 1,45 milliard d’euros en 2010, contribuant ainsi au financement de 147 000 logements sociaux. Si logements Scellier et sociaux ne sont pas totalement comparables (et interchangeables), la mise en parallèle du coût budgétaire des uns et des autres interpelle la politique du logement. Et son financement.

Que faire ?

Au vu du coût budgétaire du dispositif Scellier, sa suppression nous semble bien fondée, et ce d’autant plus que la politique du logement de ces vingt dernières années a été plutôt favorable aux propriétaires-bailleurs. Soulignons, en effet, que les propriétaires-bailleurs ont aussi bénéficié indirectement des politiques d’allocation logement en faveur des locataires puisque l’on estime que 50 à 80 % du montant des allocations versées aux locataires ont en fait été répercutés dans les loyers, et donc au bénéfice des propriétaires.

La suppression du dispositif Scellier pose toutefois deux problèmes : celui de l’activité de la filière « construction » et celui du manque structurel de logements. De fait, il y a peu d’espoir que le recentrage du PTZ (prêt à taux 0) sur le logement neuf compense à lui tout seul la baisse de construction due à la suppression du Scellier. Alors, comment résoudre simultanément les deux problèmes ? La poursuite de l’effort en faveur du logement social, amorcé depuis quelques années, nous semble être la meilleure solution pour maintenir à la fois un niveau suffisant de construction et répondre (en partie) aux besoins en logements non satisfaits. Le logement social permettrait en outre de réduire la « cherté » du logement pour les classes sociales les plus modestes. Le coût pour le budget de l’Etat de 60 000 logements sociaux supplémentaires (60 000 étant le nombre annuel moyen de logements ayant bénéficié d’amortissement à l’investissement locatif depuis 15 ans) est estimé à 448 millions d’euros, payable « une fois pour toute ». C’est peu comparé au coût pour l’Etat d’une génération de logements Scellier.

Une politique davantage orientée vers le logement social ne permettra pas pour autant de faire l’économie d’une réflexion plus large sur le logement, ne serait-ce que pour le seul financement du logement social : drainage des fonds sur livrets A, accession sociale à la propriété, politique des loyers, « 1 % logement », politique foncière des collectivités locales, gestion du parc locatif …




La jeunesse, génération sacrifiée ?

par Guillaume Allègre

La jeunesse serait-elle sacrifiée par la génération des baby-boomers ? Dans cette note de l’OFCE, nous faisons le point sur les inégalités entre âges et générations et montrons comment la thèse du conflit de génération s’appuie sur une analyse partiale de la situation des jeunes qui occulte les avantages dont bénéficie au moins une partie de la jeunesse. Loin de la spoliation des jeunes par les baby-boomers, c’est à la transmission intergénérationnelle des inégalités, via le diplôme scolaire et les solidarités familiales, que l’on assiste.

La jeunesse fait face à des conditions d’insertion dans la vie active dégradées : le taux de chômage des 16-25 ans est passé de 9,7 % en 1976 à 17,9 % en 2007 pour atteindre 22,1 % en 2009. Cette montée du chômage s’est accompagnée d’un développement important de l’emploi temporaire, entraînant des écarts de salaires entre les jeunes et les moins jeunes nettement plus importants que dans les années 1970. La forte augmentation du prix des logements depuis 1998 s’est faite au détriment des non-propriétaires et donc des générations les plus jeunes. Alors que la montée en charge du système de retraites a permis la forte diminution du taux de pauvreté des plus de 60 ans, la pauvreté a rajeuni : en 2008 le taux de pauvreté des 18-29 ans s’élevait à 16,7 % contre 13 % pour l’ensemble de la population et 8 % pour les 60 à 74 ans.

Pourtant, si le constat d’une ‘génération sacrifiée’ part de faits avérés, l’approche consistant à évaluer ces phénomènes exclusivement sous le prisme de l’âge ou de la génération est trompeuse. En effet, l’approche générationnelle masque les inégalités au sein des générations. Les difficultés liées à l’entrée dans la vie active ne sont en effet pas partagées par l’ensemble des jeunes. Clerc et al. (2011) montrent que les non-diplômés sont particulièrement exposés à la conjoncture lors de leur entrée sur le marché du travail, alors que les diplômés accèdent toujours rapidement à l’emploi stable. Ce constat corrobore celui fait par le Cereq. Or, diplôme et origine sociale restent liés. Le logement constitue une autre voie de la transmission intergénérationnelle des inégalités : à terme, les gains liés à l’augmentation des prix de l’immobilier seront transmis aux enfants. Dès aujourd’hui, on peut constater une forte augmentation de l’écart d’accès à la propriété entre catégories sociales. Outre les aides liées à l’accès au logement, les jeunes issus des familles les plus aisées bénéficient de fortes solidarités familiales. Loin de la spoliation des jeunes par les baby-boomers, c’est bien à la transmission intergénérationnelle des inégalités, via le diplôme scolaire et les solidarités familiales, que l’on assiste.

Les politiques s’appuyant sur un diagnostic purement générationnel risquent de rater leur cible. Une CSG allégée pour les jeunes bénéficierait à ceux qui s’en sortent déjà alors que l’alourdissement de la CSG sur les pensions de retraite toucherait les petits retraités et les locataires autant que les bénéficiaires de retraites-chapeau et les propriétaires. Les retraités sont plus aisés que les jeunes actifs : la taxation progressive des revenus réduirait cette inégalité sans en créer une autre. Ils sont plus souvent propriétaires que les plus jeunes : il faut alors imposer les revenus du patrimoine qui échappent à l’impôt, les plus-values immobilières réelles et la valeur locative des logements occupés par leurs propriétaires (ou, à l’inverse, permettre aux locataires de déduire leur loyer de leur  revenu imposable et augmenter pour tous le barème de l’impôt sur le revenu). Les non-diplômés s’insèrent difficilement sur le marché du travail : c’est aux sorties sans diplôme du système scolaire et au chômage des non-diplômés qu’il faut prioritairement s’attaquer.




Quelle place pour le développement soutenable dans la campagne présidentielle et législative ?

par Eloi Laurent

Comment relancer l’activité économique et l’emploi sans dégrader les conditions environnementales et consommer encore plus de ressources naturelles ? Peut-on concilier lutte contre les inégalités sociales et préoccupation écologique ? Où en sommes-nous de la conception et de la mise en œuvre des nouveaux indicateurs de bien-être, de progrès social et de soutenabilité, deux ans après la publication du Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi ? Voici des questions cruciales pour les prochaines échéances électorales.

D’autres enjeux se font jour à plus ou moins brève échéance : quelle politique climatique française et européenne en prévision du sommet de Durban (novembre-décembre 2011) ? Sur quelles analyses s’appuyer pour comprendre les grands enjeux du prochain sommet de Rio+20 (juin 2012) – la gouvernance environnementale et l’économie verte ? Comment concilier les contraintes alimentaire et écologique ? Ce sont certaines des interrogations qui animent le premier ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE consacré au développement soutenable, contribution à 14 voix au débat écologique des campagnes présidentielle et législative qui s’annoncent, et bien au-delà.

Cet ouvrage s’ouvre par une introduction qui s’efforce de définir la place de l’économie dans la science de la soutenabilité. Il peut ensuite se lire de deux manières. Les douze contributions qu’il contient s’organisent en trois parties (Gouvernance écologique et justice environnementale, Economie du climat, Economie de la soutenabilité) mais aussi selon trois axes correspondant aux trois contributions majeures de l’économie à la résolution des grandes crises écologiques contemporaines : l’économie comme science de la dynamique, l’économie comme science des incitations et de la répartition, l’économie comme science de la mesure de ce qui compte.

L’économie comme science de la dynamique

L’économie se révèle en effet capable d’élaborer des modèles de prévision, de simulation et d’actualisation utiles à la décision publique, mais l’évaluation des indicateurs existants de soutenabilité environnementale montre l’insuffisance des dispositifs actuels. L’article de Didier Blanchet est sur ce point éloquent. Synthèse de la méthodologie et des enseignements du rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi et évocation de ses premières mises en œuvre, il lève très utilement les malentendus qui ont pu entourer ses travaux pour préciser le cadre et les enjeux des instruments de pilotage de la soutenabilité dont nous disposons et de ceux qui sont en cours de construction, pour mieux en percevoir les orientations et en évaluer la portée. C’est sur ces mêmes insuffisances qu’insistent Céline Antonin, Thomas Mélonio et Xavier Timbeau, qui, après en avoir rappelé les conditions de validité théorique et la méthodologie, pointent les limites de l’épargne nette ajustée telle qu’elle est aujourd’hui calculée par la Banque mondiale, dès lors que sont prises en compte la dépréciation du capital éducatif et des émissions de carbone plus conformes à la réalité. Jacques Le Cacheux se livre pour sa part à un exercice de prospective sur une question stratégique étrangement délaissée dans le débat public actuel : l’avenir des systèmes agricoles, notamment européens, pris entre les dynamiques démographique, alimentaire et écologique. Un article de ce numéro revient précisément sur le concept de découplage, qui, malgré toutes ses limites, ne devrait pas être caricaturé et encore moins abandonné : il se révèle très utile pour penser et favoriser la transition que doivent accomplir nos économies. L’économie, science de la dynamique, éclaire donc la question des coûts et des bénéfices des politiques de soutenabilité, et cette dimension renvoie à la capacité des systèmes économiques de façonner les incitations qui influencent les comportements mais aussi à celle de la discipline économique de mettre en lumière les enjeux de répartition qui se trouvent au cœur de la transition écologique.

L’économie comme science des incitations et de la répartition

Il est difficile d’imaginer meilleures cartographie et feuille de route que la conférence Nobel d’Elinor Ostrom pour se repérer sur le chemin restant à parcourir en matière de science de la gouvernance écologique et plus précisément de théorie des incitations appliquée à la gestion des ressources communes. Depuis le monde conceptuel de l’après-guerre, où deux types de biens s’offraient à un type d’individu selon deux formes optimales d’organisation, Lin Ostrom a considérablement enrichi l’économie de l’environnement par une approche social-écologique et polycentrique qui a complètement renouvelé le cadre des interactions entre systèmes humains et naturels et la conception des politiques environnementales. Dans cette contribution majeure, elle s’efforce d’être aussi pédagogue qu’elle est savante. Ses travaux, dont elle retrace ici le cheminement, seront au cœur du sommet Rio + 20 en juin prochain, dont l’ambition est de progresser sur les questions connexes de « l’économie verte dans le cadre du développement durable et de l’élimination de la pauvreté » et du « cadre institutionnel du développement soutenable ».

L’économie comme science des incitations fournit ainsi aux décideurs publics une palette d’instruments qui ne sont pas des panacées prêtes à l’emploi mais au contraire des mécanismes de précision dont les conditions d’efficacité, si elles sont de mieux en mieux connues, n’en demeurent pas moins déterminantes. L’économie du climat offre une illustration de la richesse de cet arsenal et de sa nécessaire intégration à différents niveaux de gouvernance. Gaël Callonnec, Frédéric Reynès et Yasser Yeddir-Tamsamani reviennent sur l’évaluation des effets économiques et sociaux de la taxe carbone en France pour mettre en évidence, à l’aide d’un modèle unique en son genre, la possibilité d’un double dividende économique et environnemental autant à court terme qu’à long terme. Christian de Perthuis explore les pistes de réforme de la surveillance et de la supervision des marchés européens du carbone et conclut à la nécessité de mettre en place une « banque centrale européenne du carbone » capable d’aider l’autorité publique et la société à découvrir graduellement le « bon » prix du carbone. Olivier Godard s’attache enfin à évaluer la pertinence, les modalités et la faisabilité de l’institution d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, visant à restaurer l’intégrité économique et environnementale de la politique climatique européenne. Il montre que sous certaines conditions un tel mécanisme contribuerait à renforcer la cohérence et la crédibilité de l’engagement européen. Ces contributions, prises ensemble, tracent les contours d’une politique française et européenne intégrée, cohérente et efficace en matière d’atténuation du changement climatique. Elles sont rien moins qu’essentielles pour les décideurs français et européens dans la perspective du sommet de Durban (novembre-décembre 2011), qui ne verra  pas d’avancées sur le front de l’adoption de cibles contraignantes de réduction de gaz à effet de serre et qui laissera donc la France et l’Union européenne face à leurs engagements et leurs responsabilités.

Il serait illusoire et même contre-productif d’isoler cette question des incitations économiques de celle des enjeux de justice et de répartition, omniprésents dans ce qu’il est convenu d’appeler l’économie politique de l’environnement. Ce sont ces enjeux que mettent en évidence Michael Ash et James Boyce qui rappellent le parcours de l’idée de justice environnementale aux États-Unis depuis les années 1980 avant de montrer comment celle-ci peut s’incarner dans des instruments quantitatifs susceptibles de modifier les comportements des entreprises et les pratiques des secteurs industriels les plus polluants. Ces avancées empiriques sont riches d’enseignements pour l’Union européenne, où l’idée de justice environnementale commence tout juste à trouver une traduction dans les politiques publiques. Il faut là aussi progresser et d’abord, comme le montre le dernier article de la première partie, sur le front de la précarité et des inégalités énergétiques, qui touchent durement la population française. Si les enjeux de répartition jouent un rôle dans les incitations, celle qui se révèle peut-être la plus puissante pour modifier les comportements et les attitudes des citoyens dépend de l’action des pouvoirs publics non pas seulement sur le prix mais sur la valeur. C’est l’économie comme science de la mesure de ce qui compte qui s’avère ici décisive.

L’économie comme science de la mesure de ce qui compte

« Il ne se passe pas une année sans que nos systèmes de mesure ne soient remis en question ». Dans la foulée du Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, Jean-Paul Fitoussi et Joe Stiglitz reviennent en clôture de ce numéro sur la nécessité de dépasser les mesures actuelles de l’activité économique pour concevoir et surtout mettre en application de véritables mesures du progrès social et du bien-être. De la catastrophe de Fukushima à la crise financière, de la révolution dans le monde arabe aux causes et aux conséquences du chômage de masse et à la crise européenne, ils livrent ici de nouvelles réflexions qui annoncent de nouveaux travaux et de nouvelles avancées. Leur article illustre parfaitement l’idée qui fonde le rôle essentiel de l’économie comme science de la mesure de ce qui compte vraiment dans les sociétés humaines : mesurer, c’est gouverner.

Contributions théoriques et empiriques s’inscrivant au cœur des débats scientifiques les plus intenses du moment sur les grand enjeux écologiques (climat, biodiversité, ressources agricoles, pollutions chimiques, soutenabilité, bien-être), les articles rassemblés ici sont également des appels à l’action, c’est-à-dire à la réforme des politiques publiques françaises et européennes. On trouvera dans les pages de ce numéro des propositions explicites ou seulement suggérées de réforme de la politique agricole commune européenne, de création de nouveaux instruments européens de mesure d’exposition au risque environnemental et industriel, de mise en place d’une politique européenne de lutte contre la précarité énergétique, de réforme et d’évaluation des politiques de gestion des ressources écologiques communes, d’institution d’une taxe carbone en France, de création d’une Banque centrale européenne du carbone, de mise en place d’un tarif carbone aux frontières de l’UE, de conception et de mise en œuvre de nouveaux indicateurs de progrès social et de bien-être au sein d’une institution permanente. Ces propositions méritent toutes d’être entendues et débattues dans la période politique capitale qui s’ouvre. Ce numéro aura alors réalisé ses ambitions.

 




Cherté du logement : le logement social est-il la bonne solution ?

par Sandrine Levasseur

Si les lois, réglementations ou pratiques bancaires, ont permis d’éviter en France la crise des subprime (à l’américaine), le problème des crédits hypothécaires (à la britannique), et l’allongement inconsidéré des durées de crédit immobilier (à l’espagnole), il n’en demeure pas moins une crise du logement : celle du logement cher. La cherté du logement en France ne cesse de croître, elle touche ceux qui souhaitent réaliser un projet d’acquisition (primo-accédants ou non) mais aussi les locataires, notamment ceux du secteur privé. Les ménages modestes ainsi que les jeunes sont les catégories les plus concernées par le logement cher. Dès lors, on peut s’interroger sur l’opportunité de renouer avec un programme de logement social plus ambitieux que celui actuellement en cours.

La note associée propose des éléments de cadrage statistique sur la cherté du logement et des pistes de réflexion sur la question du logement social. Elle s’intéresse notamment aux avantages d’une production de logements sociaux plus importante relativement à toute la panoplie des solutions possibles ou étudiées jusqu’à maintenant pour résoudre la crise du logement. Une offre supplémentaire de logements sociaux pose nécessairement celle de son financement. En l’état actuel des choses, compte tenu des contraintes et difficultés budgétaires, seule une participation accrue de la Caisse des Dépôts et Consignations au travers de son fonds d’épargne est envisageable. La question pertinente est donc celle des moyens à mettre en œuvre pour drainer de façon durable l’épargne sur les livrets A (rémunération et plafond). Alternativement, ne pourrait-on pas envisager le développement de produits d’épargne solidaire destinés au financement du logement social ? En ces temps de forte volatilité (et faible rentabilité) boursière, on peut parier que ces produits rencontreraient un franc succès auprès des ménages français dont l’idée même d’une participation au financement du logement social (au travers de la possession du fameux livret A) ne s’est jamais démentie.