Que les riches lèvent le doigt !

par Guillaume Allègre

L’Observatoire des inégalités a publié en juin son rapport sur les riches en France. La discussion s’est focalisée sur la définition d’un « seuil de richesse ».  Plusieurs limites du seuil retenu sont exposées et discutées dans le rapport. Nous proposons dans ce billet de les prolonger et de proposer un seuil de richesse alternatif, combinant revenus et patrimoine.

L’approche de l’Observatoire des inégalités est légitime et bienvenue. Définir un seuil de richesse est conventionnel mais permet, une fois la convention acceptée, de répondre à des questions en termes d’évolution de la proportion de riches et de comparaison internationale. Cela permet aussi de répondre à la question « qui est riche ? » et de regarder les évolutions de la composition. En réalité, la définition d’un seuil de richesse étant arbitraire, les réponses à « qui ? » et « combien ? » vont dépendre en grande partie de ces arbitrages. L’intérêt réside souvent alors dans les évolutions et les comparaisons internationales. Comme noté par les auteurs du rapport, le seuil de richesse et la proportion de riches dans la population ne sont pas définis ou calculés par les instituts statistiques au niveau national (INSEE) ou européen (Eurostat), contrairement au seuil et au taux de pauvreté. On comprend aisément pourquoi : il existe un consensus politique pour lutter contre la pauvreté, mais pas pour lutter contre la richesse[1]. Pour certains, lutter contre la richesse relèverait de l’envie ou de jalousie[2], tandis que d’autres soulignent l’indécence de la richesse tant que la pauvreté subsiste (OXFAM se demandait chaque année combien de personnes sont aussi fortunées que les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres soit la moitié de la population mondiale : la réponse en 2017 était 8[3]). Quelle que soit son opinion politique, il y a un mérite à répondre aux questions descriptives, mérite qui ici revient à l’Observatoire des inégalités.



La discussion publique s’est focalisée sur le niveau du seuil de richesse proposé par l’Observatoire et la réponse à la question : « Etes-vous riche ? » (également )[4]. L’Observatoire répond oui si vous avez plus de 3 673 euros de revenus par mois pour une personne seule et 7 700 pour un couple avec deux enfants. Le seuil est fixé de façon conventionnelle à deux fois le niveau de vie médian et donc à quatre fois le seuil de pauvreté à 50%. Aujourd’hui le seuil de pauvreté utilisé par les institutions est plutôt de 60% du niveau de vie médian mais l’observatoire plaide depuis longtemps pour l’utilisation d’un seuil à 50% plus proche de la représentation commune de la pauvreté[5]. C’est une autre question mais qui pose en symétrie la question du seuil de richesse retenu ici et qui peut paraître relativement bas (pour certains). « A 3 700 euros et (rajouter un contexte défavorable comme locataire à Paris), on n’est pas riche » !  Cette phrase est objectivement vraie : si vous êtes au seuil de richesse mais vivant dans un contexte défavorable, non pris en compte par l’indicateur (qui ne considère que le revenu disponible et la composition familiale), alors vous êtes objectivement moins riche et donc sous le ‘vrai’ seuil de richesse. En proposant un classement complet avec un nombre de variables limité, on se heurte inévitablement à des erreurs de classement. Se pose aussi la question du niveau absolu : à 3 700 euros on ne serait pas riche. Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, propose une lecture politique : « penser que la répartition des richesses se résume au combat des 99 % d’en « bas » contre le 1 % du haut de la pyramide, comme le dit le plus souvent la gauche française, est démagogique ». L’idée est de souligner qu’en prenant un seuil comparable au seuil de pauvreté, on peut définir la richesse à partir d’un niveau de revenu auquel les personnes se définissent aujourd’hui dans la classe moyenne supérieure. Utiliser le seuil de 2 fois le niveau de vie médian permet de déconstruire la catégorie floue, un peu trop confortable, de classe moyenne supérieure[6].

Le seuil à 200% reste tout de même arbitraire. L’avantage du seuil de pauvreté à 60% est qu’il a été débattu et choisi dans un processus politique européen (la France utilisait 50% auparavant), ce qui lui donne une forme de légitimité. Une alternative est d’utiliser plusieurs seuils (0,1%, 1%, 10%), comme le fait à certains endroits le rapport. Après tout, le revenu est une variable continue : on est toujours plus ou moins riche, plutôt que riche ou non-riche. Il est possible d’utiliser des représentations continues, comme le fait Piketty depuis un certain nombre d’années, avec des moyennes par décile de niveau de vie et un zoom sur les 1 et 0,1% les plus aisés. Ce type de représentations s’impose de plus en plus dans les sciences sociales, notamment grâce à l’accès à des données plus précises. Les déciles de niveau de vie remplacent petit à petit le concept de classes sociales (ou définissent ses contours). Paradoxalement, l’Observatoire penche plutôt pour une vision continue des inégalités… en introduisant un seuil de richesse dans un objectif de mise sur l’agenda politique.  Il y a en effet plusieurs façons de mesurer le chômage, la pauvreté ou la richesse nationale. Multiplier les indicateurs permet de mieux appréhender les différentes facettes d’une réalité complexe mais se mettre d’accord sur un seul indicateur (taux de chômage, taux de pauvreté, Pib) permet d’éviter le cherry picking[7] dans le débat public.

Outre le niveau du seuil, une autre controverse importante concerne l’utilisation du seul revenu comme variable pertinente de richesse sans tenir compte du patrimoine. Madec et Pucci comparent seuil de richesse et budget décent selon le statut d’occupation du logement, le territoire et la composition familiale. La première question posée est : « comment comparer un propriétaire sans frais d’emprunt et un locataire (ayant signé son bail récemment dans une ville tendue) ? ». La question est légitime : dans le sens commun, ces deux individus ne sont pas aussi riches même s’ils ont le même revenu. La question se pose aussi pour le taux de pauvreté. Une solution – proposée dans le rapport – est d’« ajouter aux revenus des ménages propriétaires de leur logement l’équivalent de la valeur des loyers qu’ils ne paient pas, contrairement aux autres » : soit les fameux « loyers fictifs ». Dans ce cas, il faudrait aussi ajouter un avantage HLM pour les locataires du parc social.

Ignorer l’effet de la propriété est d’autant plus dommageable que le terme de richesse renvoie souvent dans l’imaginaire à l’idée de fortune, plus qu’à celui de hauts-revenus[8]. En effet, pendant très longtemps, les riches étaient ceux qui avaient du capital et les revenus qui vont avec : étaient riches ceux qui pouvaient vivre sans travailler. Puis, le poids du capital a beaucoup baissé : de 7 fois le revenu national en 1910, il passe à un peu plus de 2 fois en 1950… pour remonter à moins de 6 fois en 2010 (Piketty, Le Capital au XXe siècle). Il y a tout de même deux très grandes différences entre 1910 et 2010 ou aujourd’hui : la constitution d’une classe moyenne patrimoniale, à base majoritairement d’immobilier, et le fait qu’en 2010 les hauts revenus ont tendance à également être les hauts patrimoines et inversement : Milanovic parle d’Homoploutia. Les détenteurs de hauts patrimoines ont tendance à travailler et avoir des hauts revenus, et les personnes à hauts revenus ont du patrimoine et/ou vont hériter. Mais ce qui est vrai en tendance ne l’est pas pour tous, ni même pour la plupart lorsque l’on regarde à un niveau fin (Figure 3, page 12). Or, il est facile de calculer qu’un individu au seuil de richesse selon l’Observatoire peut emprunter aujourd’hui, pour un taux d’endettement à 35%, de quoi acheter un… 30m2 à Paris, ce qui le placerait pratiquement au niveau du seuil de surpeuplement modéré selon l’INSEE (25m2 pour une personne seule) ! Cette personne si elle décide de devenir propriétaire pourrait être riche au sens de l’Observatoire des inégalités, mais pauvre en logement, avec un actif net de dettes qui pourrait devenir négatif si les prix de l’immobilier chutaient !

Puisque revenus et patrimoine – au-delà de la seule résidence principale – comptent pour déterminer la position économique des individus et foyers, il paraît souhaitable de combiner les deux dimensions dans un indicateur de « richesse ». Ceci est pertinent car tous les patrimoines ne génèrent pas de revenus – contrairement aussi à 1910. Les statistiques officielles ne comptent pas comme revenu les loyers des propriétaires occupant d’un logement, principal comme secondaire, alors que c’est une charge pour les locataires : à revenu déclaré ou disponible égal, l’aisance financière des premiers est objectivement plus importante que celle des seconds. D’autres actifs financiers ne procurent pas toujours des dividendes bien qu’ils génèrent des plus-values. Pour tenir compte de la richesse provenant de la possession d’un patrimoine – même en dehors des revenus imposables qu’il génère – on pourrait ajouter aux revenus hors patrimoine des revenus (fictifs) du patrimoine équivalent à 4% de la valeur du patrimoine (nette des dettes), ce qui correspond environ au rendement moyen du capital (et à un rendement locatif net). En pratique, si l’on ajoute les revenus fictifs procurés par le double du patrimoine médian (330 000 euros), il faut rajouter environ 1 100 euros de revenu du patrimoine fictif par foyer. Le seuil de richesse pourrait ainsi passer de 3 700 euros mensuels à 4 800[9].

La méthode qui consiste à combiner revenus réels du travail et revenus fictifs du patrimoine est utilisée par la fiscalité néerlandaise : jusqu’en 2021 elle considérait que les patrimoines génèrent en moyenne 4% de revenus et taxait ces gains à l’impôt sur le revenu de façon forfaitaire (à un taux de 31%), ce qui revenait à un impôt sur la fortune à 1,2% (et à défiscaliser les revenus réels du patrimoine)[10].

Mais on s’avance : la fiscalisation des loyers fictifs est une proposition hautement inflammable. L’idée ici n’est pas de proposer un impôt supplémentaire mais de mieux décrire une réalité perceptible par tous : mieux vaut être riche en revenus et en patrimoine qu’être riche en revenus et pauvre en patrimoine[11].  Mais s’il ne serait pas très heureux de vouloir combiner dans un indicateur synthétique santé et revenus, ce n’est pas le cas pour revenus et patrimoine : alors que santé et revenus sont complémentaires pour atteindre un certain niveau de bien-être, revenus et patrimoine sont en grande partie substituables pour définir l’aisance financière ou la richesse.

Pour finir, il est intéressant de noter que ce billet, celui de Madec et Pucci, celui de Damon, de même que l’article du Monde (« Peut-on déterminer un  seuil de richesse comme on définit un seuil de pauvreté » ? ) et d’autres articles dans la presse et sur internet discutent de l’indicateur de richesse. Par contre, personne ou presque ne discute de ce que l’indicateur indique : le « taux de richesse » baisse assez fortement en France (de 9% en 2011 à 7,1% en 2019). Or, si l’on veut mettre un indicateur à l’agenda public, il faut favoriser une discussion non pas seulement sur l’indicateur mais sur ce qu’il mesure (« pourquoi la proportion de riches baisse-t-elle ? »). Le problème en l’occurrence est qu’aucun acteur investi n’y a un intérêt immédiat. Ceux qui sont plutôt favorables à des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités dans le haut de l’échelle seront réticents à communiquer sur une baisse de ces inégalités en l’absence de ces politiques et ceux qui n’y sont pas favorables n’ont pas intérêt à ce que ce débat ait lieu : rien de mieux que la discrétion. A cette discrétion, préférons la publicité donnée par l’Observatoire des inégalités.


[1] On me signale que compter n’a pas nécessairement d’implications normatives, ce qui peut être juste en général mais faux dans ce cas particulier. C’est manifeste pour le taux de pauvreté qui est un indicateur descriptif mais qui a une grande normativité car il est entendu que la pauvreté doit être réduite. Construire un indicateur de richesse de façon symétrique à l’indicateur de pauvreté, c’est-à-dire comme un indicateur d’inégalités relatives, c’est implicitement faire passer le message qu’il faut lutter contre toutes les inégalités, dans le bas comme dans le haut de la distribution.

[2] Ce thème est surtout prégnant dans le débat public américain, voir : https://www.forbes.com/sites/taxnotes/2021/08/09/envy-doesnt-explain-soak-the-rich-taxation/?sh=71b4858872d2

[3] L’association a apparemment arrêté ce comptage, peut-être parce que les plus pauvres au niveau mondial n’ont pas de patrimoine : chaque Français n’étant pas à découvert sur son compte en banque avait donc un patrimoine supérieur à celui, cumulé, d’une grosse partie de l’humanité.

[4] Le parallèle avec la pauvreté s’arrête là : aucun magazine sur internet ne demande « êtes-vous pauvre ? » à ses lecteurs.

[5] https://www.inegalites.fr/pauvre-exageration : « Du point de vue des revenus stricto sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes. C’est pourquoi l’Observatoire des inégalités publie les différents seuils mais utilise dans ses analyses, quand c’est possible, le seuil à 50 % ».

[6] Les économistes ont tendance à définir les classes selon le niveau de vie relatif. Par exemple, les 10% les plus bas revenus (D1) sont les pauvres ; les 40% suivant les classes populaires (D2-D5) ; les 40% suivant les classes moyennes (D6-D9) et les 10% les plus hauts revenus (D10), les aisés.  L’avantage de cette convention est une relative symétrie. L’inconvénient est que les « classes moyennes » sont celles qui ont un niveau de vie supérieur à la médiane, ce qui est difficile à comprendre si l’on n’utilise plus une classification en trois classes : ouvrière, moyenne, supérieure (le moyen étant alors justifié par la centralité sociale entre les deux autres classes). La classe moyenne supérieure est parfois définie comme D9, ou alternativement C90-99 (les 10% les plus aisés moins les 1%). Ces individus sont en effet beaucoup moins riches que les 1% mais ce groupe n’a rien de moyen, la classe moyenne ayant déjà des revenus supérieurs à la moyenne.

[7] Technique argumentative consistant à choisir les seuls faits ou données qui servent votre propos.

[8] Le rapport discute également d’un seuil de fortune à 3 fois le patrimoine médian. Richesse en revenus et fortune en patrimoine sont discutées séparément alors que, selon l’approche proposée ici, elles se combinent.

[9] Le seuil réel dépend de la corrélation fine entre revenus et patrimoine et ne peut être obtenu qu’avec des micro-données croisant revenus et patrimoine.

[10] Depuis 2021, l’ancien taux de 4% est progressif : de 1,82% pour un patrimoine net de 51 000 euros à 5,53% pour un patrimoine supérieur à 1 013 000 euros.  Ceci permet de rendre cet impôt sur la fortune progressif.

[11] Comme l’objectif est descriptif, il n’est pas nécessaire de prendre en compte des situations particulières comme l’agriculteur retraité de l’Ile de Ré dont la maison a une valeur marchande qui a beaucoup augmenté alors que sa valeur d’usage est restée constante (voire a baissé s’il préférait ses voisins agriculteurs, aux maisons secondaires inoccupées l’hiver). La fiscalité, par contre, doit être robuste à certains cas particuliers non traités dans le cadre de cette proposition d’indicateur.




Hommage à Jean-Paul Fitoussi par Jacques Le Cacheux

Jacques Le Cacheux, Professeur d’économie à l’UPPA/TREE, à l’École nationale des Ponts et Chaussées (Ponts-ParisTech), à Sciences Po et Paris I-Sorbonne

Au service de la démocratie et de la justice

Imaginez : dans les Arènes de Vérone bondées, ce 8 octobre 2012 vers 22 h., à peine le grand rocker italien Adriano Celentano, immensément populaire dans son pays depuis les années 1960, a-t-il conclu la première partie de son concert, retransmis en direct par la RAI, à l’entracte, on installe sur scène un bar et quelques chaises ; Celentano s’assied à une table de bistrot à côté de Jean-Paul Fitoussi, à qui il pose, en italien, des questions sur la crise économique[1]. Qui d’autre que Jean-Paul aurait accepté ce défi ? Bien sûr, l’Italie était sa patrie de cœur et, sans y être une star à l’égal de Celentano, il y était très connu et reconnu, comme en témoignent les hommages qui lui ont été rendus au-delà des Alpes.



Cette anecdote est comme une synthèse, la quintessence des qualités, humaines et intellectuelles, et des talents de Jean-Paul Fitoussi : l’intérêt pour l’analyse, surtout de ce qui ne marche pas dans l’économie et dans l’Union européenne ; la pédagogie, cette volonté d’expliquer, de transmettre, et celle d’animer ainsi le débat démocratique. Lui, l’ami de certains des plus grands économistes de notre temps – Kenneth Arrow, qui présidait l’Association internationale de sciences économiques quand Jean-Paul Fitoussi en devint, en 1984, le secrétaire général ;Edmund Phelps, avec il écrivit, en 1986, un livre marquant sur la dépression européenne, dont il prononça l’éloge lors de la remise d’un doctorat honoris causa à Sciences Po et entretint, jusqu’à sa disparition, une grande amitié ; Joseph Stiglitz, son complice dans la quête d’une meilleure métrique du bien-être et de la soutenabilité, lui aussi fait docteur honoris causa à Sciences Po avec un éloge de Jean-Paul Fitoussi ; mais aussi Robert Solow, Amartya Sen, et tant d’autres[2] –, était aussi à l’aise dans les cénacles académiques qu’à la chaire d’un amphithéâtre universitaire ou sur un plateau de télévision.

Au long d’une carrière académique riche et variée, de l’Université de Strasbourg à l’Institut universitaire européen de Florence, puis à Sciences Po et à l’OFCE, enfin à l’université LUISS de Rome, Jean-Paul Fitoussi a beaucoup enseigné, participé à de nombreux colloques et débats, et énormément publié. Bâtisseur, il a été à l’origine du BETA de Strasbourg qui fête cette année ses cinquante ans, a contribué au développement du Département d’économie de l’IUE de Florence, a créé le Département des études de l’OFCE avant de devenir le président de cette institution, a donné de l’envergure à l’Association internationale de sciences économiques qui somnolait un peu avant son arrivée, a créé le Département d’économie de Sciences Po, a lancé avec Joe Stiglitz au sein de l’OCDE un forum sur la mesure en économie. Et de manière plus ponctuelle, son entregent et son pouvoir de conviction lui ont permis de mettre sur pied des groupes d’experts économistes pour répondre à des questions de politique économique : pour analyser les politiques de l’Union européenne, il créa, à l’OFCE, le Groupe international de politique économique (Anthony Atkinson, Olivier Blanchard, John Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund Phelps, Robert Solow) ; pour aider à comprendre le fonctionnement et l’état de l’économie soviétique sous la perestroika de Gorbachev et orienter la transition vers la démocratie sociale et l’économie de marché, il monta, en quelques jours, une équipe d’économistes au service de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), qui n’était alors qu’à l’état embryonnaire, se rendant à Moscou à plusieurs reprises en 1989 et 1990[3] ; et en janvier 2008, après avoir proposé à Nicolas Sarkozy de lancer une réflexion sur la mesure des performances économiques et du progrès social, pour éclairer la question du choix des indicateurs et de la mesure en économie, il réunit, avec la complicité de Joseph Stiglitz et Amartya Sen, une prestigieuse commission d’experts (Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009).

Revenir ici sur toutes ses contributions à l’analyse économique et au débat public serait impossible. Les ouvrages publiés en son honneur (Velupillai,ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015) contiennent des bibliographies quasi exhaustives et les différents hommages qui lui ont été rendus ont déjà mis en exergue nombre des aspects les plus importants de sa production intellectuelle.

Mais parce qu’il a été membre de mon jury de thèse à l’IUE de Florence, qu’il m’a recruté au Département des études de l’OFCE, dont il m’a confié la direction lorsqu’il devint, en 1990, président de l’OFCE, qu’il me permit de prendre sa suite pour professer le grand cours de politique économique de Sciences Po, et parce que nous avons échangé et travaillé ensemble pendant plus de trente ans, qu’il me soit permis d’insister sur quelques traits. Sa foi en la démocratie et en la justice sociale était inébranlable[4], et il était convaincu de l’importance du débat et de la puissance des mots bien choisis et des arguments bien étayés[5]. Keynésien revendiqué, il l’était en économie, mais aussi dans son éclectisme et dans son action dans la société : pas seulement le keynésianisme économique, mais la présence dans l’arène politique et la participation active à l’élaboration des politiques économiques et sociales ; pas seulement l’idée que l’économie de marché est intrinsèquement instable, mais la conviction que son fonctionnement doit être contrebalancé et corrigé par celui de la démocratie ; enfin la pratique d’une réflexion économique et sociale dépassant le cadre disciplinaire étroit de l’analyse économique pour se frotter à la philosophie, à la sociologie, à toutes les sciences sociales, à la littérature.

Son dernier ouvrage (Fitoussi, 2021) témoigne de cette préoccupation essentielle. Il y dénonce la novlangue qui, à l’instar de la prophétique dystopie d’Orwell, gangrène partout la communication politique. Pas uniquement dans les dictatures et les démocraties « illibérales », mais aussi chez nous, dans l’Union européenne, le projet politique pour lequel Jean-Paul Fitoussi éprouvait un attachement fort, dans lequel il plaçait ses espoirs de progrès, sur lequel il a tant écrit, se montrant à son égard ambitieux et exigeant, comme on doit l’être avec ce à quoi l’on tient vraiment.

Références bibliographiques

EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991, A Study of the Soviet Economy.

Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009, La mesure de la performance économique et du progrès social, La Documentation française : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/094000427.pdf

Fitoussi, Jean-Paul, 1995, Le Débat interdit : Monnaie, Europe et pauvreté, Arléa.

Fitoussi Jean-Paul, 2002, « Démocratie et mondialisation », Revue de l’OFCE, hors-série, mars.

Fitoussi, Jean-Paul, 2004, La Démocratie et le marché, Grasset.

Fitoussi Jean-Paul, 2013, Le Théorème du lampadaire, Les Liens qui libèrent.

Fitoussi Jean-Paul, 2021, Comme on nous parle. L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Les Liens qui libèrent.

Fitoussi Jean-Paul et Edmund Phelps, 1988, The Slump in Europe: Reconstructing Open Maroeconomics, Basil Blackwell.

Fitoussi Jean-Paul et Pierre Rosanvallon, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Le Seuil.

Laurent Eloi et Jacques Le Cacheux, eds., 2015, Fruitful economics. Essays in honor of and by Jean-Paul Fitoussi, Palgrave MacMillan.

Velupillai Kumaraswamy, ed., 2004, ed., Macroeconomic theory and economic policy, Essays in Honor of Jean-Paul Fitoussi, Routledge.


[1] La captation vidéo est accessible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0MXsYrw5OZQ.

[2] Deux ouvrages d’hommage à Jean-Paul Fitoussi contiennent des tributs et contributions de nombre de ses éminents collègues : Velupillai, ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015.

[3] L’équipe d’économistes réunie sous la bannière de la BERD, qui comprenait notamment Kenneth Arrow et Edmund Phelps, produisit, en collaboration avec les équipes de la Banque mondiale, du FMI et de l’OCDE, une étude très détaillée de l’économie soviétique (EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991). En 1992, Jean-Paul Fitoussi organisait à Moscou le Congrès mondial de l’Association internationale de sciences économiques.

[4] Voir notamment Fitoussi (2004) et Fitoussi et Rosanvallon (1996).

[5] Trois de ses principaux ouvrages en témoignent (Fitoussi, 1996 ; Fitoussi, 2013 ; Fitoussi, 2021), ainsi qu’un article d’une rare profondeur (Fitoussi, 2002).




La rigueur et l’indépendance de Jean-Paul Fitoussi, par Francesco Saraceno

Il est difficile de rappeler, en quelques lignes et dans un moment de forte émotion, la place éminente que Jean-Paul Fitoussi a eu dans le débat européen et italien.  Jean-Paul était avant tout un brillant économiste. Sa thèse de doctorat, sur lnflation, équilibre et chômage, soutenue en 1971 et publiée en 1973, contenait une analyse du lien entre l’activité économique et l’inflation qui allait bien au-delà de la controverse monétariste de l’époque, et dont la pertinence est attestée par les événement des dernières semaines.  Au cours de ces années, il a été également l’un des rares économistes non anglo-saxons à avoir contribué au débat sur les fondements microéconomiques de la macroéconomie, qui a été l’un des éléments de la renaissance de la théorie keynésienne après la révolution des anticipations rationnelles.



Mais malgré la promesse d’une brillante carrière universitaire et le fait de ne jamais avoir cessé de faire de la recherche, Fitoussi a rapidement décidé de sortir de la tour d’ivoire et devenir l’intellectuel engagé que nous connaissons. Cet engagement explique son dévouement à l’OFCE, qu’il intègre dès le début en 1981 et qu’il a présidé de 1989 à 2010. Il explique aussi pourquoi, au sein de Sciences Po dont il devient membre du corps professoral, au même moment, il travaille au renforcement de l’enseignement d’économie dans le cursus alors que les élites étaient encore convaincues que la formation d’un homme d’État devait se limiter au droit et à la science politique. Depuis sa position privilégiée à l’OFCE, Fitoussi a nourri le débat public en Europe, en France, mais aussi en Italie qu’il a tant aimée (où il avait séjourné à l’Institut européen de Fiesole et où il est retourné dès que possible jusqu’à la fin). Européen convaincu, il fut cependant dès le début un critique féroce de la structure néolibérale de la construction européenne. Le thème est au centre de l’un de ses plus beaux ouvrages, Le débat interdit (1996), dans lequel Fitoussi mettait en exergue le rétrécissement progressif d’un discours public marqué par une pensée unique qui, ne donnant pas de place à des visions alternatives, conduisait à une sorte d’autocensure des intellectuels et des décideurs au moment où le débat sur la forme à donner à l’Europe battait son plein.  Précisément dans son dernier ouvrage paru en italien puis en français, La neolingua dell’economia (Comme on nous parle), il a idéalement fermé la boucle en reprenant le discours sur l’asphyxie du débat public, malheureusement sans la combativité du Débat interdit mais teinté d’un pessimisme sombre sur l’avenir. Les travaux de Fitoussi sur l’Europe, que j’ai eu souvent l’honneur de cosigner, n’ont cessé d’insister sur les caractéristiques fondamentalement déflationnistes (et pourtant évitables) de la monnaie unique. Il y a quelques jours à peine, au téléphone, nous avons (à moitié) plaisanté sur le fait que le débat qui fait rage en ce moment sur la réforme des institutions européennes aurait pu commencer il y a quinze ans au début des années 2000, si seulement les bonnes lectures avaient été faites.

L’humanisme, la lutte contre la conception technocratique de l’économie, est le fil rouge qui lie toute la trajectoire de Fitoussi et qui explique comment en 2009, il a été l’inspirateur de la  Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi  sur la mesure du bien-être au-delà du PIB ; un travail qui a porté ses fruits et que Fitoussi n’a jamais interprété comme un viatique pour  la décroissance, mais plutôt comme l’impératif de remettre la répartition des revenus au cœur des politiques publiques. Même avant la crise de 2008, les inégalités et leurs effets sur la croissance, l’investissement, les déséquilibres financiers étaient au centre des préoccupations de Fitoussi, ce qui, au fil des ans, a contribué au débat sur la tension entre la démocratie et le marché et sur la nécessité pour l’État de redécouvrir ce rôle de régulateur et d’intermédiaire entre les citoyens et les puissances économiques qu’il avait eu dans les années dorées de la social-démocratie.

Maintenant que le consensus néolibéral contre lequel Fitoussi s’est battu toute sa vie n’est plus aussi granitique qu’auparavant, les mille pistes de réflexion données par son travail seront très utiles.  Je ne saurais m’arrêter ainsi. Pour moi Jean-Paul était un Maître, un collègue et, avant tout, un ami.  C’est lui qui m’a accueilli à l’OFCE, il y a maintenant vingt ans (sur l’insistance d’un ami, l’entretien ne s’était pas bien passé !), et qui m’a ensuite honoré d’une confiance qui a servi de base à une collaboration qui a duré jusqu’à ce jour. Dans son bureau, au milieu de nuages perpétuels de cigarettes, nous avons discuté et écrit sur l’Europe, la théorie économique, les inégalités, la démocratie. Surtout, j’ai appris jour après jour que la rigueur et l’indépendance de jugement sont le seul passeport pour faire autorité dans une profession de plus en plus déchirée par des guerre de gangs. C’est certainement la leçon la plus importante de Fitoussi : ne jamais faire mystère de ses convictions et, tout en étant toujours rigoureux dans son raisonnement, ne jamais les dissimuler dans une prétendue objectivité « scientifique ».  Ce n’est pas un hasard si, malgré l’étiquette de keynésien, il était l’un des intellectuels les plus consultés (bien que malheureusement rarement entendu) par les politiciens et les hommes de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche : parler à tout le monde, n’être recruté par personne, on pourrait résumer ainsi sa vie intellectuelle.  En ce jour de grande tristesse, j’ai une certitude : pratiquer quotidiennement la rigueur et l’indépendance au service du débat public sera le meilleur moyen de faire vivre le message de Jean-Paul Fitoussi.

Article paru en italien dans le quotidien Domani le 15 avril 2022




Hommage à Jean-Paul Fitoussi, par Jean Pisani-Ferry

C’est au moment de son retour en France, au début des années 1980, que j’ai connu Jean-Paul Fitoussi. Mais c’est surtout à partir de 1992 que nous avons travaillé ensemble, d’abord comme directeurs de deux centres de recherche en économie, l’OFCE (pour lui) et le Cepii (pour moi),avant de devenir collègues à Sciences Po, et aussi amis. Lorsqu’il y a quelques jours, rentrant tout juste d’un séjour à Washington, j’ai retrouvé le bureau que nous partagions à Sciences Po, mon bloc portait encore les conseils gourmands qu’il m’avait donnés en vue de ma prochaine visite à Florence.

D’autres ont, mieux que je n’aurais pu le faire, témoigné de l’apport académique de Jean-Paul. Je voudrais seulement rappeler sa démarche. Il se voulait hétérodoxe, parce qu’il jugeait qu’il y avait plus à découvrir en s’écartant de la ligne qu’en restant dans la ligne. Mais il savait les dangers d’une pensée qui s’en affranchit à ce point qu’elle en finit par se prendre elle-même comme référence. Sa démarche, il l’avait décrite en 1988 dans un livre co-écrit avec Edmund Phelps, The Slump in Europe : “our strategy will be to make a series of departures from the orthodox model, each in a new theoretical direction, always returning to the orthodox base camp rather than attempting to accumulate the departures as we go”. Hétérodoxe donc, mais intellectuellement discipliné. C’est la corde raide sur laquelle il allait s’attacher à franchir les précipices.

Je voudrais parler du rôle qu’il a joué dans le débat français et européen. Au début des années 1990, la cause semblait entendue : il n’y avait qu’une bonne politique. Parce que le système soviétique s’était effondré, parce qu’aux premiers temps du mitterrandisme la gauche était partie trop loin, avec les nationalisations à 100% et la tentation isolationniste de l’autre politique, plus aucun pas de côté ne semblait plus possible. Ce que Jean-Paul a entrepris de faire dans ce contexte, avant de synthétiser sa démarche en 1995, dans Le Débat Interdit, c’est de restituer un espace de discussion. Non pas entre de grandes voies alternatives dont l’heure était passée. Mais sur les stratégies et les moyens. Il était pour la monnaie européenne, pour la stabilité des prix, pour l’équilibre extérieur. Mais il tenait à ce qu’on discute des voies pour y parvenir, qu’on cesse de prétendre que la fin dictait les moyens. Et c’est ce rôle qu’il a assigné à l’OFCE qu’il a dirigé pendant plus de vingt ans. Dans un paysage sensiblement moins divers qu’il ne l’est aujourd’hui, l’institut n’a cessé d’aiguillonner utilement les responsables de la politique économique.

En 2002 Jean-Paul publie La Règle et le Choix, dont il faut citer in extenso les premières phrases, tant elles sont prescientes : « Telle qu’elle s’est construite, l’Union européenne présente un paradoxe : elle a certes nécessité de notables abandons de souveraineté de la part des États qui la composent, mais elle n’y a encore substitué aucun équivalent à l’échelle communautaire. Privilégiant un mode d’intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des États à l’intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne ». Ces propos étaient, à l’époque, fortement hétérodoxes. Ces lignes qui ouvrent une critique serrée des silences démocratiques de la construction européenne, on  les croirait aujourd’hui extraits d’un discours d’Emmanuel Macron, si ce n’est pas d’Ursula von der Leyen.

En 2009 enfin, il remet au président Sarkozy un rapport préparé avec ses vieux complices Joe Stiglitz et Amartya Sen sur la mesure de la performance économique et du progrès social. La question est celle du PIB, de sa mesure, de ses limites, et des substituts possibles. Quelques années plus tôt, le rapport Stern a relancé la discussion sur les politiques climatiques. 2009 est l’année de l’échec de la conférence de Copenhague, et l’accord de Paris est encore loin. Mais la question des indicateurs et de leur rôle dans la politique économique est déjà posée. Le rapport ne la résout pas, parce qu’elle n’est pas soluble. Mais il l’explore avec une grande clarté, et fournira la base des progrès des comptables nationaux.

Hétérodoxie disciplinée, passion du débat, culte de la démocratie, mentalité de défricheur. C’est tout cela qui va manquer. 




Hausse de prix à la consommation : au mois de mars près d’un quart des ménages ont perdu du pouvoir d’achat malgré les dispositifs mis en place

Par Raul Sampognaro

Le 17 mars 2022, l’OFCE publiait un Policy brief proposant une analyse macro et microéconomique du pouvoir d’achat des ménages en France. Cette publication se terminait avec une analyse conjoncturelle centrée sur l’impact des évolutions récentes des prix à la consommation. Compte tenu des données disponibles au moment de la rédaction du document, l’analyse des effets du choc inflationniste s’arrêtait au mois de décembre 2021. La flambée des prix observée au cours du 1er trimestre de l’année 2022 nous invite à mettre à jour l’analyse.

L’indice de prix à la consommation harmonisé (IPCH) a augmenté en glissement annuel de 5,1 % au mois de mars 2022 (Graphique 1). Cette évolution de l’indice s’établit à son plus haut niveau depuis la première publication de l’indicateur en 1996. Pour avoir un peu plus de profondeur historique nous pouvons suivre l’IPC sur l’ensemble du territoire français – disponible sans interruption depuis 1990 – et qui s’établit lui-aussi à un niveau inobservé depuis plus de 30 ans. Une telle évolution des prix à la consommation n’avait pas été observée depuis la première guerre du Golfe en 1990, période qui était aussi marquée par la flambée des prix des matières énergétiques et des tensions géopolitiques.

Un choc inflationniste qui n’affecte pas tous les ménages de façon homogène

La hausse des prix à la consommation observée n’affecte pas tous les ménages de façon homogène. Selon nos calculs, réalisés sur la base des données de l’enquête Budget des Familles 2017 (BDF 2017, plus de détails sur la méthodologie mobilisée dans l’encadré), en moyenne, un ménage aurait subi une inflation de 5,1 % (en glissement annuel) en mars. Mais ceci masque des hétérogénéités marquées : 10 % des ménages ont vu le prix de leur panier de consommation augmenter de moins de 2,5 % (ce qui reste supérieur à la cible de la BCE) et 10 % des ménages ont subi un renchérissement de leur panier de consommation de plus de 8,4 %[1].

Les ménages résidant en milieu rural souffrent d’une inflation plus forte (6,3 %) que ceux habitant en agglomération urbaine (5,1%) – notamment dans la zone métropolitaine parisienne (4,1 %), suggérant une plus forte dépendance aux mobilités en voiture individuelle. De la même façon, les ménages dont la personne de référence est à la retraite souffrent d’un choc inflationniste plus fort (5,6 % en moyenne) que les actifs occupés (5,1 %) et les étudiants (3,0 %). Si l’on classe les ménages suivant leur position dans l’échelle des niveaux de vie, on constate que l’inflation moyenne subie suit une courbe de U inversée. Les ménages plus pauvres connaissent moins d’inflation (5,0 % en moyenne pour le premier décile), l’effet monte jusqu’au quatrième dixième (inflation moyenne de 5,3 %) et puis l’inflation subie recule pour les trois dixièmes supérieurs (4,8 % en moyenne pour le décile supérieur).

Mais ces chiffres masquent des disparités à l’intérieur même de chaque catégorie. Par exemple, à l’intérieur des ménages où la personne de référence est en emploi, le choc de prix subi dépend du mode de transport privilégié pour réaliser le trajet domicile-lieu de travail. Si celui-ci est fait en voiture les ménages subissent une hausse de prix de 7,4 % alors que s’ils réalisent le trajet à pied ou en transport en commun la hausse de prix à la consommation moyenne est de 6,4 %. De même, l’hétérogénéité d’inflation entre déciles faible par rapport à l’hétérogénéité observée à l’intérieur même des déciles. Cette hétérogénéité dépendant de nombreux facteurs, mais dont le type d’unité urbaine de résidence semble capitale pour comprendre les dynamiques à l’œuvre (Graphique 2).

Le difficile ciblage des dispositifs publics mis en œuvre

Face à la flambée des prix, le gouvernement a mis en place deux dispositifs pour répondre aux difficultés de pouvoir d’achat[2]. Une indemnité inflation ponctuelle de 100 euros (dont la distribution a commencé en décembre) a été décidée pour tout individu gagnant moins de 2000 euros nets par mois. En outre, un renforcement exceptionnel du chèque énergie de 100 euros a été décidé en septembre 2021. Nous cherchons à étudier ici si ces dispositifs ont permis de compenser les effets des hausses de prix sur le niveau de vie des ménages en 2021 et au début de l’année 2022.

Le choc subi par un ménage est donné par le surcoût exceptionnel de son panier de consommation. Celui-ci est calculé comme l’écart entre l’indice de prix du ménage et l’indice de prix qui aurait prévalu si les tendances antérieures à la crise sanitaire s’étaient poursuivies depuis le début 2020 (plus de détail dans l’Etude associée au Policy Brief).

Pour réaliser l’évaluation des dispositifs, il ne faut pas oublier que le choc inflationniste de 2021 fait suite à un choc de modération des prix en 2020. Ceci rend l’évaluation du choc de prix plus difficile. Au niveau macroéconomique, l’IPCH moyen observé en 2021 est inférieur au niveau qui aurait dû être le sien si les tendances pré-Covid s’étaient poursuivies en 2020 et 2021. A titre d’exemple si l’inflation moyenne de 2017-2019 s’était poursuivie en 2020, l’IPCH de 2020 aurait dû être supérieur de 0,6 % à son niveau constaté (Tableau 1). La flambée de prix observée au cours de l’année 2021 ne pousse l’indice général de prix « que » 0,4 % en moyenne annuelle en dessus de son niveau contrefactuel. En revanche, compte tenu de la temporalité du choc, l’effet est nettement plus marqué en décembre 2021, date à laquelle l’indice se situe 0,9 point au-dessus de son niveau contrefactuel.

Compte tenu de la temporalité des chocs sur les prix, l’ensemble des dixièmes de niveau de vie aurait gagné du pouvoir d’achat en 2021 et le 1e trimestre 2022 (0,6 % en moyenne, Tableau 2) en lien avec les évolutions exceptionnelles des prix à la consommation observées depuis le début de la crise sanitaire (0,3 % hors dispositifs). Ce résultat peut paraitre paradoxal mais il s’explique de façon aisée. Au cours de la plus grande partie de l’année 2021, de très nombreux ménages ont fait face à des prix plus bas que dans le scénario contrefactuel sans crise sanitaire (55 % des ménages selon nos calculs). A contrario, au cours des 15 mois allant de janvier 2021 à mars 2022, 45 % des ménages auraient vu le prix de leur panier de consommation grimper du fait des évolutions spécifiques des prix observées depuis le début de la crise sanitaire.  

Lorsqu’on tient compte des dispositifs mis en place par le gouvernement au cours de la période, quasiment la moitié des ménages ayant vu le prix de leur panier des biens se renchérir auraient été compensées à hauteur du choc subi. Dans ce contexte, sur l’ensemble de la population 23 % des ménages auraient subi des pertes de pouvoir d’achat en lien avec les évolutions exceptionnelles des prix à la consommation. Cette grandeur est de 11 % parmi les 10 % des ménages à plus faible niveau de vie, pourtant mieux ciblés par le chèque énergie. Bien évidemment ceci reflète le fait qu’un nombre significatif de ménages ont une forte exposition à certaines dépenses dont le prix a évolué de façon conséquente.

Si on se limite exclusivement aux ménages ayant subi une hausse de leurs dépenses de consommation en lien avec les évolutions des prix, ceux appartenant aux deux premiers déciles de niveau de vie auraient été en moyenne surcompensés du choc de prix grâce aux dispositifs mis en œuvre (colonne 3 du Tableau 2). Le 3e et le 4e dixièmes auraient vu leur niveau de vie se stabiliser. Ceci suggère que les dispositifs auraient – en étant très larges – atteint leur objectif au prix d’une forte dégradation des finances publiques. Selon nos calculs, sur les 4,4 milliards d’euros distribués aux ménages, ceux ayant subi effectivement des hausses de prix auraient perçu 1,9 milliard d’euros.

Or, ces évolutions moyennes masquent le fait que parmi les plus pauvres ayant subi des hausses de prix, 19 % des ménages auraient été compensés de façon insuffisante : il existe une part non négligeable de la population fortement exposée à certains prix énergétiques.

Atténuer l’effet du choc sur les prix sur le pouvoir d’achat n’est pas tâche aisée. D’une part, tous les ménages n’ont pas la même capacité pour absorber un choc non anticipé. Certains ne dépensent pas totalement leur revenu courant et peuvent temporairement diminuer leur accumulation d’épargne sans diminuer leur consommation. Au contraire, d’autres ménages doivent sacrifier certaines dépenses afin de maintenir le niveau de leurs dépenses essentielles. Ceci invite à tenir compte du niveau des revenus pour compenser le choc non anticipé de prix. D’autre part, à revenu donné il existe une très grande hétérogénéité dans la structure des dépenses (dépendant des caractéristiques socio-démographiques très spécifiques mais aussi des préférences individuelles) qui nécessite de mobiliser de l’information sur la structure de la consommation des ménages[3].

Au-delà de la question du ciblage, l’évaluation de la calibration des dispositifs dépendra de la persistance du choc sur le niveau des prix. Un premier calcul, à prendre avec prudence, suggère que si le niveau des prix actuel se maintient jusqu’à la fin de l’année, et si les dispositifs d’aide ne sont ni renforcés ni remplacés, alors 66 % des ménages subiraient des pertes de pouvoir d’achat. Dans ce contexte, la perte moyenne de pouvoir d’achat serait de 0,7 % en 2022 du fait du choc des prix. L’indexation des revenus et des prestations sociales pourrait atténuer ce choc de pouvoir d’achat. Bien évidemment ceci dépendra grandement de l’évolution des tensions géopolitiques liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les effets de la résurgence du Covid en Chine. Ces deux événements auront des impacts majeurs sur la dynamique à venir des prix des matières premières et sur la résilience des chaînes d’approvisionnement.

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Encadré. Utilisation de l’enquête Budget des Familles pour évaluer l’hétérogénéité du choc d’inflation

L’enquête Budget de famille (BDF) vise à reconstituer toute la comptabilité des ménages : dépenses et ressources annuelles des ménages résidant en France (métropole et Dom). L’ensemble des dépenses des 29 000 ménages interrogés est enregistré y compris celles qui ne relèvent pas de la consommation de biens et services au sens des comptes nationaux. L’enquête demande de renseigner les dépenses sur une nomenclature d’environ 900 postes budgétaires (calquée en partie sur la nomenclature COICOP) compatible avec la nomenclature de la comptabilité nationale. Pour les ressources, BDF mobilise des fichiers administratifs concernant les ménages interrogés.

Grâce aux données individuelles, nous calculons un indice de prix pour le ménage i à la date t ) :

avec wij le poids du produit j dans la consommation du ménage i en 2017. Pour calculer les indices de prix par ménage, nous avons agrégé BDF à un niveau avec 121 produits. Il faut noter que garder la pondération du bien  dans la consommation du ménage  peut aboutir à une surestimation de l’inflation subie par le ménage : cela néglige les potentiels effets de substitution qui ont eu lieu entre 2017 et 2021 (ainsi que les évolutions propres au cycle de vie et aux effets de revenu).

Dans ce contexte, l’effet des évolutions exceptionnelles des prix à la consommation sur le niveau de vie du ménage i (noté NDVi) au cours de l’année 2021 et du 1er trimestre 2022 est calculé en utilisant la formule suivante :

Avec Ci,2017 étant le niveau des dépenses de consommation du ménage i renseigné dans BDF 2017, IPi,t l’indice de prix du ménage i, IP*i,t l’indice de prix contrefactuel du ménagesi les tendances pré-COVID s’étaient poursuivies en 2021  et le 1er trimestre 2022, IIi et CEi les montants respectifs de l’indemnité inflation et du renforcement du chèque énergie encaissés par le ménage .

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[1] Et 5 % des ménages interrogés par BDF 2017 auraient vu le prix de leur panier de biens s’accroitre de plus de 10%.

[2] Le gel de certains prix (électricité, gaz) influence directement le niveau de l’indice de prix. Ces mesures sont indirectement prises en compte dans l’évolution du niveau de vie ici mesurée mais il n’y a pas un calcul de l’effet redistributif de ces mesures qui se traduisent avant tout par des transferts entre les administrations publiques et les entreprises. La remise de 18 centimes à la pompe est entrée en vigueur au mois d’avril, en dehors de la période d’analyse de ce post de blog.

[3] Par ailleurs ceci pose la question s’il est légitime de compenser certains ménages qui sont très exposés à certains prix du fait de leur préférences individuelles, mais ce débat dépasse l’objet de ce post de blog.




Les milliards, comme s’il en pleuvait

Jérôme CreelXavier Ragot et Francesco Saraceno

La deuxième réunion de l’Eurogroupe aura été la bonne. Après avoir étalé une nouvelle fois leurs divisions sur la question de la solidarité entre Etats membres de la zone euro mardi 7 avril 2020, les Ministres de finances ont trouvé un accord deux jours plus tard sur un plan de soutien budgétairemobilisable assez rapidement. Les mesures sanitaires prises par les Etats membres pour limiter l’expansion de la pandémie de Covid-19 seront plus aisément financées à court terme et c’est une bonne nouvelle. Les instruments européens additionnels pour faire face à la crise seraient de l’ordre de 500 milliards d’euros – ce n’est certes pas négligeable, et rappelons qu’ils s’ajoutent aux efforts déjà mis en place par les gouvernements – mais ils correspondent principalement à une nouvelle accumulation de dette par les Etats membres. Le gain net pour chacun d’entre eux est, on va le voir, assez marginal.



L’Eurogroupe va proposer la création d’une ligne budgétaire (Pandemic Crisis Support) spécifiquement consacrée à la gestion de la crise du Covid-19 dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité (MES), sans conditionnalité stricte (au sens où le recours à cette ligne budgétaire n’impliquera pas de contrôle de la part du MES sur la gestion future des finances publiques de l’Etat membre). La création  de cette ligne budgétaire s’inspire de la proposition de Bénassy-Quéré et al. (2020)dont nous présentions les avantages et les inconvénientsavant la réunion de l’Eurogroupe du 9 avril 2020. Le montant alloué à cette ligne budgétaire sera de l’ordre de 2% du PIB de chaque Etat membre de la zone euro, soit près de 240 milliards d’euros (au PIB de 2019).

Le mécanisme de prêt proposé par la Commission européenne pour abonder les programmes de chômage partiel des Etats membres de la zone euro – il répond au nom de SURE– verra bien le jour et sera doté de 100 milliards d’euros. Pour mémoire, les trois principaux bénéficiaires du SURE ne pourront pas bénéficier à eux trois de plus de 60 milliards d’euros de prêts.

Enfin, la Banque européenne d’investissement (BEI) va octroyer, principalement aux petites et moyennes entreprises des Etats membres de l’Union européenne, 200 milliards d’euros additionnels. Au total, les pays de la zone euro disposeront de 480 milliards d’euros de capacité de financement additionnel. 

Le tableau 1 ci-dessous présente une répartition par pays des montants en jeu. Au titre des 240 milliards d’euros duPandemic Crisis Support, l’Allemagne pourra bénéficier d’une capacité de crédit de près de 70 milliards d’euros, la France de près de 50 milliards d’euros, l’Italie et l’Espagne de 35 et 25 milliards d’euros respectivement. Ces montants correspondent à 2% du PIB de 2019 de chaque pays. A ce stade, rien n’indique que les Etats membres recourront à cette capacité de crédit. Leur avantage à le faire dépend en fait crucialement de la différence entre le taux d’intérêt auquel ils peuvent financer leurs dépenses sanitaires et économiques sansrecourir au MES et le taux d’intérêt sur les prêts consentis par le MES. Le coût de se financer sans passer par le MES est le taux d’intérêt sur la dette publique nationale. Le coût de se financer par l’intermédiaire du Pandemic Crisis Supportest le taux d’intérêt auquel cette ligne budgétaire est elle-même financée, c’est-à-dire au taux le plus bas du marché… c’est-à-dire au taux allemand. On le comprend immédiatement, l’Allemagne n’a aucun intérêt à recourir à cette ligne budgétaire. Des 240 milliards d’euros qui sont consacrées au Pandemic Crisis Support, les 70 milliards alloués à l’Allemagne ne servent à rien. Pour les autres pays que l’Allemagne, le recours au Pandemic Crisis Supportdépend de l’écart de leur taux d’intérêt au taux allemand, le fameux spread. Si le spread est positif, le recours au MES permet effectivement de réduire le coût d’emprunt. Mais comme en atteste le tableau 1, le gain permis par le Pandemic Crisis Supportest plutôt faible. Pour la Grèce, dont le spread vis-à-vis de l’Allemagne est le plus élevé de la zone euro, le gain est de l’ordre de 0,04% du PIB de 2019, c’est-à-dire 215 points de base de spread multiplié par le montant alloué à la Grèce pour le Pandemic Crisis Support(3,8 milliards d’euros qui correspondent à 2% de son PIB de 2019), le tout rapporté à son PIB de 2019. Pour l’Italie, le gain est du même ordre : 0,04% du PIB. Exprimés en euros, le gain pour l’Italie serait de 700 millions d’euros. Pour la France, dont le spreadvis-à-vis de l’Allemagne est beaucoup plus faible que celui de l’Italie, le gain pourrait être de 200 millions d’euros, soit 0,01% de son PIB en 2019. 

En supposant que les montants alloués par la BEI le soient au prorata de la taille des pays (mesurée par leur PIB en 2019), et que l’Espagne, l’Italie et la France bénéficient de 20 milliards d’euros chacune au titre du SURE, les économies totales de taux d’intérêt atteindraient 680 millions, 1,5 milliard et 430 millions d’euros respectivement (0,05%, 0,08% et 0,02% du PIB respectivement). A l’heure où les milliards semblent pleuvoir, ce ne sont pas de grandes économies. A moins qu’il faille y voir une métaphore. Comme la pluie avant qu’elle tombe, les milliards d’euros ne sont pas vraiment des euros avant qu’ils tombent. 

Tableau 1. Répartition des montants alloués au titre du Pandemic Crisis Support(PCS), et des gains potentiels par pays, y compris les gains potentiels du recours aux financements additionnels de la BEI et du SURE

Sources: Ameco (PIB 2019), Financial Times (Spreads, 10 avril 2020)

*En faisant l’hypothèse que le recours au financement additionnel de la BEI est intégralement réparti au prorata du PIB relatif du pays par rapport à celui de l’UE (en 2019).

** En faisant l’hypothèse que l’Italie, l’Espagne et la France obtiennent 20 milliards d’euros chacune et que les 40 milliards d’euros restants sont répartis au prorata du PIB relatif des pays par rapport à celui de la zone euro (en 2019).




Quelle est l’ampleur du ralentissement industriel après 15 jours de confinement ? Une analyse à partir de la consommation d’électricité en France

 par Eric Heyer

Si la crise actuelle est avant tout une crise sanitaire, les décisions politiques prises par le gouvernement français, nécessaires et légitimes pour limiter la hausse du taux de mortalité, vont engendrer une crise économique sans précédent. L’impact du confinement a fait l’objet d’un premier chiffrage par différents organismes (INSEE, OFCE, OCDE), chiffrages qui seront actualisés au fur et à mesure de la publication de nouvelles statistiques, notamment de l’INSEE.



La publication de l’Indice de Production Industrielle (IPI) donnera une première indication de l’ampleur des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur l’industrie française. Néanmoins, les premières informations portant sur le mois datent du début du confinement ; elles ne seront disponibles que le 10 mai. En attendant cette date, des données en temps réel peuvent être mobilisées afin de calibrer et d’anticiper le choc sur l’industrie.

Parmi celles-ci, la consommation
d’électricité des entreprises semble disposer de caractéristiques appréciables
pour le sujet qui nous occupe. En effet, l’électricité est, sans doute, une des
formes d’énergie les plus utilisées dans le processus de production. En outre,
contrairement aux autres formes d’énergie, il apparaît difficile d’emmagasiner,
de stocker de l’électricité : par conséquent, on est en droit de penser que la
consommation d’électricité observée durant une période correspond au flux
d’électricité consommé durant cette même période. Celle-ci présente également
l’avantage d’être un input assez
homogène dans le temps. Cette stabilité de l’unité de mesure permet ainsi la
réalisation de toutes sortes d’agrégations et des études sur séries longues,
lui accordant, de ce fait, un avantage sans conteste sur les autres formes
d’énergie comme le charbon par exemple. Enfin, le faible coût de ces données,
leur parfaite objectivité et exhaustivité ainsi que leur mise à disposition en « temps
réel » constituent, s’il en était besoin, une incitation supplémentaire
pour tenter de les exploiter davantage.

De nombreuses études internationales
ont par ailleurs mis en évidence la possibilité de construire un indicateur
d’utilisation des équipements productifs à partir de la consommation
d’électricité des entreprises. La première approche fut effectuée, à notre
connaissance, par Foss
M. F.(1963)
pour les États-Unis. Cette idée fut ensuite reprise par Jorgenson
D. W. et Griliches Z. (1967)
, Morawetz
D. (1976)
sur les données concernant Israël et les Philippines, appliquée
aux chiffres de l’industrie manufacturière du Royaume-Uni par Heathfield D. F. (1972), Bosworth D. et Westaway A. J.
(1984)
, Bosworth
D. (1985),
à la Suède par Anxo D. et
Sterner Th.
(1991) et enfin à la France par Heyer E.
(1995)
.

En
mobilisant la base de données de RTE (Réseau de Transport
d’électricité
) permettant de connaître la consommation totale d’électricité
en France en temps réel, par tranche de 30 minutes depuis le 1er
janvier 2010 et après l’avoir purgée des effets saisonniers, des jours fériés,
des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la normale
saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaît très clairement
que la consommation d’électricité observée depuis le début du confinement se
situe très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison pourrait être une
moindre utilisation des équipements productifs (graphique 1).

Agrégée en donnée mensuelle, la baisse observée au mois de mars est la plus importante jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en mars 2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15% par rapport à une « situation normale ».

Une fois purgée de la saisonnalité, d’une tendance à l’économie d’électricité et des températures inhabituelles, la consommation d’électricité permet d’expliquer une partie des variations de l’Indice de Production industrielle. Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme – cointégration – entre l’IPI, la consommation d’électricité et l’emploi industriel. Dans le cadre de cette relation, l’élasticité de l’IPI à la consommation d’électricité est de 0,74.

Sur la base de cette relation économétrique et en faisant l’hypothèse d’une stabilisation de l’emploi industriel au mois de mars, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI du mois de mars 2020. D’après nos estimations, ce dernier pourrait connaître une baisse de plus de 10%, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet indice (graphique 3).

Cette chute mensuelle sans précédent équivaudrait à la baisse observée près de cinq mois après le début de la crise de 2008 (graphiques 4). 

Enfin, la baisse de la consommation d’électricité a débuté au milieu du mois de mars. En la prolongeant sur un mois, la baisse pourrait atteindre 30% pour un mois de confinement. Son intégration dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse engendrerait une diminution de près de 25% de l’IPI et de 5,7 % du PIB mensuel, impact comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation de l’OFCE.




European fiscal responses to the Covid-19 crisis: share the bonds or split the bill?

Jérôme
Creel
, Paul
Hubert
, Xavier Ragot and
Francesco Saraceno

The lock-down of most EU countries, in response
to the Covid-19 pandemic, has produced disruptions in the production process
and has put consumption and investment to a halt. Against the backdrop of these
supply and demand shocks, EU member states have implemented different public policies: they have deferred or waived tax
payments and social security contributions; they have raised spending towards
the health sector; and they have provided more generous welfare payments to
short-term working schemes. Quite strikingly, EU fiscal cooperation has stalled
and no common European initiative has emerged, with the exception of a
temporary lift of the fiscal constraints of the Stability and Growth Pact (SGP)
(the escape clause has been activated) and a softening of State Aid
regulations. Yet, various policy proposals coping with the economic and budget
consequences of the pandemic at the European level have flourished:
Coronabonds, recourse to the European Stability Mechanism (ESM), the SURE
initiative by the European Commission, and monetisation of public debt are all
widely debated. This post lists the proposals and highlights their respective potential
benefits and shortcomings.



The SURE Unemployment Mechanism

The European Commission announced on April 2 2020 its
proposition of a mechanism to support Member States in their attempt to deal
with the surge of labour market related expenditures (unemployment subsidies, temporary
unemployment, etc). The initiative of the European Commission to support Member
States in designing short-term work arrangements is important politically.

The Support to mitigate Unemployment Risks in
an Emergency (SURE), should take the form of a loan program to member states,
modelled on the functioning of the predecessor of the ESM, the EFSF created in
2010 to provide assistance to Member States in financial distress. The legal
basis of SURE, which the Commission sees as “ad hoc and temporary”, is Article
122 of the Treaty on the Functioning of the European Union (‘TFEU’), which
states that a Member state in trouble because of exceptional circumstances may
seek financial assistance from the EU. Like the ESFF, the facility would raise
funds on financial markets (at preferential rates), guaranteed by capital
guarantees provided by governments; these could be passed on to Member states
that have a lower credit rating and face higher financing costs. Article 122
has been conceived for asymmetric shocks, and SURE would be the first instance
in which it is used to shield Member states from a symmetric shock.

SURE is capped to €100bn (0.8 % of the Eurozone
GDP), and the amount obtained by each member is undefined (although caps are
defined). Article 6 of the proposed regulation simply says that following the
request by the Member State, the amount, pricing and maturity are decided by
the Commission, after it has assessed the extent of public expenditures
directly related to the creation of “short-time work scheme and similar
measures for the self-employed” (page 7 of the Regulation proposal). Guarantees
(“irrevocable, unconditional and on demand”) to the Fund are given by Member
states based on their share of GNI of the Union, on a voluntary basis, for an
amount of at least 25% of the total amount lent; the instrument will not become
fully operational until all countries contributed.

While it was presented as a solidarity scheme,
with a subliminal reference to a pan-European unemployment scheme, SURE is not
such a thing. It is simply a loan scheme, aimed at ensuring that the recipient
country obtains reasonable interest rates. Its capacity to be a game changer,
therefore, will eventually depend on the size of loans actually available for a
given country. And this is where the problems begin.

The Commission has designed the proposed Regulation
to ensure its financial viability, and with the priority of protecting its
standing as a good quality borrower. The total amount available for loans will
therefore depend on the guarantees. The €100bn will be reached only if
countries commit to guarantee 25% of that amount. Furthermore, caps to each
Member quota (the three largest loans cannot exceed 60% of the total), strongly
limit the amount of funds available for each country.

Let’s just make an example, taking the most
favourable case. Suppose that Member states pledge enough guarantees to reach
the full fund capacity of €100bn, which is far from obvious. If we take the two
countries that most likely will need the fund, Italy and Spain, and we assume
that they manage to ensure 25% each of that amount (remember that there is a
60% limit on the three largest loans) , this will make a loan of €25bn.
Assuming furthermore that this will yield a savings in interest payments equal
to the current spread (190 and 115 for Italy and Spain respectively as of April
4), we are talking about €475 and 287 million (0.03% and 0.02% of GNI)
respectively. An amount that will hardly make any difference in the current
situation, even abstracting from the fact that Italy and Spain will have to
commit in guarantees €2.7 and 1.9bn respectively (corresponding to the
respective quotes of EU GNI of 11% and 7.6%).

To summarize, SURE is a tool to provide Member
states with extra resources without the conditionality that would be involved
in other instruments such as the ESM (see next). The extra resources would come
from interest payment savings. SURE is not, as might be understood at first
sight, a mutual insurance tool. As such, it has no resemblance to existing proposal for unemployment (re)insurance
schemes
, although
it may be argued that it is a first decisive step towards a permanent European
unemployment  benefit scheme (Vandenbroucke et al., 2020). The most apparent flaw of SURE is its firepower. The €100bn
advertised are an upper bound unlikely to be reached in practice. And the
boundaries set to preserve the borrower rating of the Commission will severely
limit the amount of fresh resources quickly usable by the Member countries that
need them most.

A Special ESM Covid Credit line

A number of European economists have proposed the
creation of a Covid credit line within the ESM. This would have the
advantage of requiring no new institution, as the credit line could be created
by the ESM Board of Directors (article 19 of the ESM Treaty) as a new financial assistance
instrument. Contrary to existing ESM credit lines, the Covid credit line would
consist in very long-term loans (that the ESM should finance issuing bonds of
equally long maturity), so as to avoid that countries are forced to repay when
still in financial distress.

The ESM firepower is large but not unlimited.
It is currently €410bn (3,4 % of the Eurozone GDP), which is most likely going
to be insufficient in view of the challenges created by the pandemic. If that
amount had to be scaled up, additional guarantees by Eurozone countries would
have to be called in.

According to the authors, the creation of a
special line would allow to avoid the most serious and controversial shortcoming
of current ESM lending: stigma for countries applying for it and heavy
conditionality. The Covid credit line would involve very little conditionality,
just a commitment to spend the resources in Covid related expenditures.

Like for SURE, ESM financing involves very
little risk sharing, as borrowing from the Mechanism adds to domestic sovereign
debt. This is why it is today the most preferred option for core eurozone
countries. And like SURE, its main advantage is that it would shield
financially fragile Member countries by allowing them access to preferential
interest rates.

The main problem with the Covid credit line is
that being created within the ESM, it is organized by the same normative
framework that rules the other credit lines. ESM lending reposes on two
principles. The first, introduced in the Treaties following the creation of the
ESM in 2012, states that financial assistance to Member States “will be made
subject to strict conditionality” (Article 136(3) of the TFEU). The second principle, introduced
by one of the two regulations that make up the Two pack (No 472/2013, Art7(5)) states that the Council, acting on
a proposal by the Commission, can decide on changes to be made on a programme.
This means that whatever conditionality is agreed upon right now, in the
framework of the new Covid line, may be changed unilaterally by the creditors
later along the road. If the Covid line were to be agreed at the Eurogroup,
together with the light conditionality proposed by Benassy-Quéré et al (2020), changes would have to be made to
the normative framework to make it sure that such conditionality cannot be
changed later on, once things “go back to normal”.

Another potential problem of embedding the
Covid credit line within the ESM is that the latter is an intergovernmental
institution that has been agreed upon by Eurozone governments alone. The Covid
credit line would in principle only be available to them. Given the global
nature of the current pandemic, cutting out non-Eurozone countries would be
unthinkable. Therefore, even if it was possible to credibly commit to light
conditionality, the Covid line could not be the foundation of the European
joint effort.

Coronabonds as temporary Eurobonds

A group of German economists has proposed the implementation of
a common debt instrument at the Eurozone level. Such “Coronabonds” would be
jointly issued under shared liability. The amount issued would be of or
€1,000bn (8 % of Eurozone’s GDP) and a key feature of these Coronabonds for
their political feasibility in the short-run would be their limitation to the
current crisis period as a one-off measure.

The
liabilities for Coronabonds being shared, national sovereign debts would only increase
proportionally to the share of each country’s GDP in the euro area (equivalent
to the ECB capital key). The maturity of Coronabonds should be as long as
possible, and the interest payments being based again on ECB capital key, it
would imply a mutualisation of borrowing costs. In a more ambitious scheme, member
states that are the most severely affected and for which sovereign financing
conditions are the tightest could benefit in priority from these funds, but
this would involve more than just a mutualisation of borrowing costs, its
timely feasibility being greatly reduced.

The
question of the guarantees for these Coronabonds is key since they would most
likely finance other expenditures than infrastructures that could act as
collateral. They could be purchased by the ECB under PEPP (not at issuance, which
is currently not legally possible, but on the secondary market). The ECB self-imposed
issuer limit for supranational securities is 50% normally, but does not apply
to PEPP holdings, and there would be no capital key to respect. In an extreme
case, even an issuer limit of 99% would be legal: the EU Court of Justice in
2018 made the point that ECB purchases are legal as long as the ECB is “not
permitted to buy either all the bonds issued by such an issuer or the entirety
of a given issue of those bonds”.

The issuance of Coronabonds could be organised
by an existing institution like the ESM or the European Investment Bank (EIB)
so it would not entail creating a new legal framework or require a change in
the EU Treaty. Under these conditions, this framework would be operational
quickly as the crisis requires. Another advantage of such Coronabonds is that
they would act as a “safe asset” that could be used by Eurozone banks as
collateral and would reduce the probability of a vicious circle between banks
and governments as experienced during the 2012-2015 sovereign debt crisis. The
main drawback of this proposition relates to its political feasibility and
whether countries that opposed Eurobonds would not oppose such mutualisation of
borrowing costs as well.

Perpetual bonds or debt monetisation: the
solution of last resort?

The ECB has committed to being the lender of
last resort of banks, e.g. through favourably-priced long term refinancing
operation (LTROs) at the negative deposit facility rate, and it has extended
the Asset Purchase Programme by €120bn, then by an additional €750bn a few days
later with the temporary Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). Yet, the
ECB has not become the de jure lender
of last resort for euro area Member States. The current health, economic and
financial crisis requires strong fiscal stimuli but the rise of public debt to
GDP ratio in highly indebted euro area countries, like Italy and France, raises
doubts on their debt sustainability. To mitigate the risk of debt
unsustainability, two additional proposals have been put forth recently.

Giavazzi and
Tabellini (2020)
advocate the issuance of perpetual Covid Eurobonds to fund
the necessary rise in public spending and decline in tax revenues that the
pandemic is generating in the euro area. Most characteristics of perpetual
bonds resemble those of the Coronabonds, except that the capital of the former
would never be redeemed. The Covid Eurobonds would be backed by the joint tax
capacity of euro area Member states. Each country would issue the amount of
Covid Eurobonds depending on its funding needs, but all bonds would be the
same. If the ECB committed to purchasing these Covid Eurobonds on secondary
markets, it would make their yield minimal. In the actual low rate environment,
Giavazzi and Tabellini argue that the yield on these bonds could be low as well
– they take the example of a yield of 0.5% – and that overall funding could
easily outweigh all other European funding instruments. The initiative for European Renaissance Bonds is very close to Covid Eurobonds in
its spirit. In contrast though, the Renaissance bonds would finance a common,
centralized fund under the responsibility of the Union’s institutions (e.g. the
Commission), and would not raise national debts. In contrast with other
discussed Coronabonds or Covid Perpetual Bonds, Renaissance bonds would be
entirely mutualized within the dedicated fund. Risk-sharing would be heightened,
as well as European solidarity.

De Grauwe (2020) does not propose the
creation of a new fund, a new financial instrument or the extension of a credit
line out of an existing institution (like the ESM). Instead, he advocates that
the ECB and the EU cross the Rubicon and accept that the former purchases the
public debts of the latter on the primary markets, hence at debt issuance.
While this would require either a Treaty change – the second indent of Article
132(1) of the Treaty on the Functioning of the European Union forbids monetary
financing – or much agility (or ingenuity to take De Grauwe’s word) of public
lawyers, this is not impossible to achieve as the recent example of the Bank of
England shows
, at
least on a temporary basis. First and foremost, the current context is
exceptional and requires exceptional measures. Second, what was considered
impossible in the past has finally been possible: the development of non-standard
policies by the ECB in 2008 with the Fixed Rate Full Allotment for the main
refinancing operations is one example. With the acceleration of the so-called
European sovereign debt crisis, the ECB has done “whatever it takes to preserve
the euro”. With the creation in 2012 of the not-yet-used Outright Monetary
Transactions programme (OMT), then the Assets Purchase Programme (APP), the ECB
has acted de facto as the lender of
last resort of euro area Member States. De Grauwe’s argument would lift a
contradiction between the behaviour of the ECB and the absence of a de jure lender
of last resort in the euro area (Creel 2018): debt monetization would make it clear that,
as in the US, the UK or Japan to name only a few, the central bank is the
lender of last resort not only of banks but also of States. To cope with the
health, economic and social costs of the pandemic, debt monetization through
secondary markets would have to be applied by all EU central banks, and not
only by the ECB.

The main risk with debt monetization though is
inflation. In the current circumstances, with the demand shock that seems to
dominate the supply shock and with oil prices collapsing, this is not likely.
Yet, if it happened, it would be welcome with joy at central banks which target
inflation and which are unable to fulfil their mandates in this respect. That
being said, debt monetization may be limited to newly-issued public bonds funding
the fiscal response to Covid-19 in the Member States. This would give them
almost unlimited fiscal margins for maneuver to dampen the crisis, without any
risk of seeing the spreads resurface between the core and the peripheral
countries of the euro area. Finally, long awaited inflation after debt
monetization would also alleviate the real debt burden, a characteristic shared
after most episodes of war-accumulated debts.

The second risk of debt monetization is the ECB
balance sheet risk it embeds, via the ECB backing of domestic fiscal policies. The
balance sheet risk is shared by all eurozone countries proportionally to ECB
capital keys. A temporary debt monetization conditional on the funding of
Covid-19 related expenditures or tax deference would not neutralize this kind
of risk, but it would limit it to exceptional circumstances.

Another substantial risk of debt monetization,
and of any form of debt mutualisation, is the moral hazard it could generate.
For instance, the ECB could actually back possibly inappropriate fiscal
policies. Here again, a temporary debt monetization conditional on the funding
of Covid-19 related expenditures or tax deference would not totally neutralize
moral hazard, but this one is very limited in the current Covid-19 context,
where the nature of fiscal policy as a necessary support to the economy is uncontroversial.
As a consequence, any temporary policy mechanism during this crisis period is unlikely
to generate wrong incentives.

Finally, it is useful to provide an order of
magnitude of the transfer to a European country of the most favourable financial
scheme of debt mutualisation. Assume, as an example, that public debt increases
by 10 points of 2019 GDP (public debt over GDP will increase at much higher
level due to the fall in GDP). With the spread between Germany and Italy currently
at 200 basis points, funding Italian public debt at the German interest rate
would save 0.2 point of 2019 GDP, hence €36 bn. In addition, it may be possible
that the interest rate on other countries’ debts increase a little. The ensuing
redistributive effect would thus help countries most affected by the Covid-19
crisis, which have substantial borrowing needs.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite)

par Eloi Laurent

Comment savoir de quoi nous
pouvons nous passer tout en continuant à bien vivre ? Pour éclairer cette
question délicate l’analyse économique offre un critère central, celui de
l’utile, qui renvoie lui-même à deux notions voisines : l’usage et l’utilité.



Est utile, d’abord et fidèlement
à l’étymologie, ce dont les personnes se servent effectivement pour satisfaire
leurs besoins. Est donc inutile ce qui, du point de vue humain, ne sert à rien.
Amazon a ainsi annoncé
le 17 mars
que ses entrepôts ne stockeraient désormais plus que des
« biens essentiels » jusqu’au 5 avril et les définit de la manière
suivante dans le contexte de la crise du Covid-19 : « articles
ménagers, produits médicaux et autres denrées très demandées ». L’ambiguïté
du critère de l’utile est tangible dans cette définition qui mêle ce qui tient
de la première nécessité et ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. Tout
en semblant adopter un comportement civique, Amazon s’inscrit également résolument
dans une perspective commerciale.

Plus encore, ce premier critère
de l’usage ouvre sur la variété océanique des préférences humaines qui rythme
les mouvements de marché. Comme le rappelle Aristote dans le premier chapitre
de l’Ethique
à Nicomaque
, texte fondateur de l’économie du bonheur écrit il y a presque
deux millénaires et demi, on trouve parmi les individus et les groupes une
multiplicité de conceptions de ce qu’est une bonne vie. Mais contrairement à ce
que pense Aristote, qui érige sa propre conception du bonheur en bien-être
supérieur aux autres, il n’est pas légitime de hiérarchiser les différentes
conceptions de la vie heureuse. Un régime politique de liberté consiste plutôt
à garantir la possibilité que le plus grand nombre de « poursuites du
bonheur » est concevable et atteignable à la condition qu’aucune ne nuise
aux autres.

Mais la conception
aristotélicienne du bonheur, qui met l’accent sur l’étude et la culture
livresque, n’est pas moins digne qu’une autre. Les librairies sont-elles, comme
les professionnels du secteur l’ont défendu au début du confinement en France, des
commerces de première nécessité au même titre que les commerces de nourritures
terrestres ? Pour certaines et certains, oui. Peuvent-elles être
considérées comme inutiles à une période où l’existence humaine est contrainte
de se recroqueviller sur les fonctions vitales ? A l’évidence, non.

D’où l’importance du second
critère, celui de l’utilité, qui ne mesure pas seulement l’usage des différents
biens ou services mais la satisfaction qu’en retirent les individus. Mais ce
critère se révèle encore plus problématique que celui de l’usage du point de
vue des politiques publiques.

L’analyse classique, telle que
fondée par exemple par John Stuart Mill dans la foulée de Jeremy Bentham,
suppose une fonction de bien-être social, agrégeant toutes les utilités
individuelles, qu’il s’agit pour les autorités publiques de maximiser au nom de
l’efficacité collective, entendue ici comme l’optimisation de la somme de
toutes les utilités. Est socialement utile ce qui maximise le bien-être commun
ainsi défini. Mais, comme on le sait, à partir du début du 20e
siècle, l’analyse néoclassique a remis en cause la validité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, privilégiant l’ordinal au cardinal et rendant
largement inopérante la mesure de l’utilité collective, dès lors que, dans les
mots de Lionel Robbins (1938), « tout esprit est impénétrable pour tout
autre et aucun dénominateur commun aux sentiments n’est possible ».

Cette difficulté comparative ­– qui
rend nécessaire le recours à des critères de jugement éthique pour agréger les
préférences – fragilise notamment grandement l’usage de la valeur statistique
d’une vie humaine (value of statistical
life
ou VSL) pour fonder les
choix collectifs sur une analyse monétaire coûts-bénéfices, par exemple dans le
domaine des politiques environnementales. Imagine-t-on que l’on pourrait
décemment évaluer le « coût humain » de la crise du Covid 19 pour les
différents pays affectés en croisant les valeurs
de VSL par exemple calculées par l’OCDE
et les données de mortalité compilées par
la John Hopkins University
 ? L’analyse économique des questions
environnementales ne peut en réalité se limiter au critère d’efficacité,
lui-même appuyé sur celui de l’utilité et doit
pouvoir s’enrichir des enjeux de justice
.

L’autre problème, considérable,
de l’approche utilitariste est son traitement des ressources naturelles, ressources
qui n’ont jamais
été autant consommées par les systèmes économiques
qu’aujourd’hui, loin de
la promesse de dématérialisation de la transition numérique engagée depuis
trois décennies au moins.

L’analyse économique des
ressources naturelles fournit certes des critères divers qui permettent
d’appréhender la
pluralité des valeurs
des ressources naturelles.
Mais au moment de trancher, ce sont bien les valeurs instrumentales de ces
ressources qui l’emportent, parce qu’elles sont à la fois plus immédiates en
termes de satisfaction humaine et plus faciles à calculer. Cette myopie conduit
à des erreurs monumentales dans les choix économiques.

Il en va ainsi notamment du
commerce d’animaux vivants en Chine, à l’origine de la crise sanitaire du
Covid-19. L’utilité économique de la chauve-souris ou du pangolin peut certes
être appréciée au prisme de la seule consommation alimentaire. Mais il se
trouve qu’à la fois les chauves-souris sont des réserves de coronavirus et que
les pangolins peuvent servir d’hôtes intermédiaires entre celles-ci et les
humains. De sorte que la désutilité de la consommation de ces animaux (mesurée
par les conséquences économiques des pandémies mondiales ou régionales
engendrées par les coronavirus) est infiniment supérieure à l’utilité procurée
par la satisfaction de leur ingestion. L’ironie veut que la chauve-souris soit
précisément l’animal choisi par Thomas Nagel dans un article
classique de 1974
visant à délimiter la frontière homme-animal et qui
s’interrogeait sur le fait de savoir quel effet cela faisait, du point de vue
de la chauve-souris, d’être une chauve-souris.

Apparaît donc enfin, à mi-chemin
entre l’inutile et le nuisible,  un autre
critère que l’utile : celui des besoins humains « artificiels »,
récemment mis en lumière par le sociologue Razmig
Keucheyan
. Artificiel est ici à comprendre au double sens où ces besoins
sont créés de toutes pièces (notamment par l’industrie du numérique) plutôt que
spontanés et où ils induisent la destruction du monde naturel. Ils s’opposent
aux besoins « authentiques » collectivement définis avec le souci de préserver
l’habitat humain.

Au terme de cette brève
exploration, s’il apparaît bien difficile de trancher la question du bien-être
utile (et inutile), il semble en revanche… essentiel de mieux cerner l’enjeu du
bien-être nuisible. Ce sera l’objet du dernier billet de cette série.




Ce que révèlent les stratégies de relance budgétaire aux États-Unis et en Europe ?

par Christophe Blot et Xavier Timbeau

Parallèlement aux décisions de la Réserve
fédérale
et de la BCE,
les gouvernements multiplient les annonces de plans de relance pour tenter
d’amortir les conséquences économiques de la crise sanitaire du COVID19 qui a
déclenché une récession d’une ampleur et d’une vitesse inédites. Le confinement
de la population et la fermeture des commerces non essentiels induisent
respectivement une baisse des heures travaillées et un empêchement de la
consommation ou de l’investissement combinant un choc d’offre avec un choc de
demande.



Aux États-Unis comme en Europe, les réponses à la crise se
dévoilent au fur et à mesure du temps, mais les choix effectués des deux côtés
de l’Atlantique livrent déjà des enseignements sur les idéologies, les
caractéristiques fondamentales des économies et le fonctionnement de leurs
institutions.

Budget fédéral :
en avoir un ou pas

Après quelques jours de négociations entre Démocrates et
Républicains, le Congrès américain vient de voter un plan de soutien à
l’économie de 2 000 milliards de dollars (9,3 points de PIB)[1],
prévoyant notamment des transferts vers les ménages, des prêts pour les PME et
des mesures de soutien aux secteurs en difficulté sous forme de report
d’échéances. Du côté des Européens, la Commission a proposé de créer un fonds
doté de 37 milliards d’euros dans le cadre d’une initiative en faveur de
l’investissement.  L’Union réaffecterait
également un milliard d’euros « en garantie au Fonds européen
d’investissement pour encourager les banques à octroyer des liquidités aux PME
et aux petites entreprises de taille intermédiaire »[2].
À
l’échelle de l’Union, ces sommes représentent 0,2 point de PIB et peuvent
sembler d’autant plus dérisoires qu’il ne s’agit pas de débloquer des fonds
additionnels mais de réallouer des fonds au sein du budget.

Ces différences de taille rappellent en premier lieu que le
budget européen est limité par construction et qu’il ne permet pas de répondre
à un ralentissement économique touchant l’ensemble des États membres. Au sein de l’Union
européenne, les prérogatives budgétaires sont la compétence des États
membres, tout comme les principaux instruments régaliens de réponse aux crises.

Ce sont les budgets nationaux qui sont mobilisés pour soutenir
l’activité économique. Ainsi, en cumulant les annonces faites au niveau des 5
plus grands pays de l’Union, on atteint une somme dépassant 430 milliards d’euros
(3,3 % du PIB), à laquelle il faut ajouter les garanties qui pourraient
s’élever à plus de 2 700 milliards, soit plus de 20 points de PIB de
l’Union européenne[3]. Les
mesures prises aux États-Unis et par les pays européens sont donc d’un ordre
de grandeur comparable et se distinguent donc par l’échelon auquel elles sont
prises puis par la répartition des sommes allouées. Aux États-Unis, le budget fédéral représente
33 % du PIB, ce qui permet de mettre en œuvre une action commune et
centralisée, qui bénéficie à l’ensemble des ménages et des entreprises selon
les décisions votées par le Congrès et opère donc implicitement une
stabilisation entre les États.  En effet, les
impôts ou taxes versés par les ménages et les entreprises des États
les plus touchés diminueront relativement et ces mêmes États pourront aussi bénéficier
plus largement de certaines mesures fédérales. Surtout, le Congrès américain
peut voter un budget en déficit, ce qui permet de mettre en œuvre des mesures
de stabilisation intertemporelle[4].

À l’opposé, l’UE n’a pas la capacité de s’endetter et ce
sont les États
membres qui s’endettent. Cette capacité de stabilisation peut être contrainte
par la difficulté à se financer, induisant une hausse des taux d’intérêt dans
un premier temps ou un assèchement des marchés dans un second temps. Les
différents États
membres ne sont pas égaux devant les marchés, du fait de leur situation
macroéconomique ou du niveau de leur dette, comme l’Italie. Mais au-delà de ces
différences, c’est surtout parce que les épargnants, par l’intermédiaire des
marchés financiers, peuvent arbitrer entre des dettes de différents pays dans
un espace juridique (l’UE) qui garantit la libre circulation des capitaux que
les mouvements de taux d’intérêt peuvent amplifier de petites différences
macroéconomiques et alimenter des dynamiques autoréalisatrices. La crise des
dettes souveraines en 2012 a montré que la contagion par les taux souverains
entraînant, après la Grèce, l’Italie et l’Espagne dans la spirale du doute des
marchés financiers, pouvait induire des transferts considérables des pays en
difficulté vers les pays considérés comme vertueux. La contrepartie de
l’arbitrage avait été la baisse des taux pour l’Allemagne ou la France. Ces
transferts peuvent atteindre plusieurs points de PIB, au point qu’ils
engendrent un risque d’éclatement de la zone euro : il peut être
préférable de mettre fin à la libre circulation des capitaux, capturer
l’épargne nationale pour financer la dette publique (et donc monétiser le
déficit public) plutôt que laisser s’envoler la charge de la dette et devoir se
soumettre à un plan de redressement humiliant en échange de l’aide européenne.

L’envolée des taux souverains italiens, avant la
clarification de la communication de la BCE, a alors logiquement relancé le
débat sur la possibilité d’émettre des euro-bonds (appelés corona-bonds)
et qui permettraient de mutualiser une partie des dépenses budgétaires des États
de la zone euro et d’éviter cette spirale de l’arbitrage entre dettes
souveraines que rien ne justifie et dont les conséquences peuvent aller jusqu’à
l’éclatement de la zone euro.

Tant que ces titres de dette commune ne sont pas mis en
place ou que la Banque Centrale Européenne répugne à intervenir pour racheter
telle ou telle dette publique européenne, le rôle des institutions européennes
doit se situer à une autre échelle. Il s’agit d’abord de favoriser la
coordination des décisions prises par les États membres et d’inciter les
gouvernements à prendre des mesures fortes afin d’éviter des passagers
clandestins, qui attendraient des mesures prises par leurs voisins un effet
positif[5].
Ces effets risquent cependant d’être limités et on n’imagine pas vraiment qu’un
pays ne prenne pas les mesures nécessaires pour aider directement les ménages
et les entreprises à faire face au choc.

Plus que la coordination, il est essentiel d’assouplir les
règles budgétaires en vigueur comme annoncé afin de donner les marges de
manœuvre nécessaires aux États en faisant jouer la clause de circonstances
exceptionnelles. Mais au-delà d’une réponse à court terme, il importe que la
crise ne soit pas l’occasion d’exercer une pression vers plus de discipline
budgétaire. La légitimité des États membres dans la crise et la pertinence
de leurs réponses sera scrutée de près après la crise. L’Union européenne ne
doit pas s’engager sur un débat décalé qui ne ferait que compromettre
définitivement sa légitimité politique.

Puisqu’il n’existe aucun outil de dette mutualisée, la BCE
joue un rôle crucial pour maintenir un faible niveau de taux d’intérêt pour
l’ensemble des États de l’Union, aujourd’hui et demain.

Adapter les
plans au fonctionnement du marché du travail

Au-delà des sommes engagées et du niveau institutionnel
auquel les décisions sont prises, le contenu des plans rappelle que le
fonctionnement du marché du travail est bien différent de part et d’autre de
l’Atlantique. Les États membres de la zone euro ont privilégié le recours au
chômage partiel, ce qui permet de maintenir les salariés en emploi et de
socialiser la perte de revenu à la source. Le tissu productif est préservé
parce qu’il n’y a pas de rupture du contrat de travail et les États
offrent, selon les dispositifs en vigueur, de compléter partiellement les
pertes de salaire afin de maintenir le pouvoir d’achat des ménages. Ces
mécanismes, déjà largement répandus en Allemagne et en Italie, ont été
récemment amplifiés en France ou développés en Espagne. Ce faisant, une fois la
récession sera passée, la reprise de l’activité pourra se faire dans de
meilleures conditions puisque les entreprises disposent déjà de la main-d’œuvre
et évite ainsi les coûts de recrutement et de formation.

Aux États-Unis, ces mécanismes sont peu répandus et le marché
du travail américain est très flexible. Les délais pour licencier les salariés
sont très courts si bien que les entreprises ajustent rapidement leur demande
de travail. La chute de l’activité se traduira rapidement par une hausse du
taux de chômage comme semble l’indiquer les premières remontées du ministère fédéral
du travail (graphique). En deux semaines, le cumul d’inscription au chômage a
effectivement dépassé 10 millions, bien plus que ce qui a été observé après la
faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 ou après l’effondrement de la
bulle internet en 2000. Par ailleurs, la durée d’indemnisation des chômeurs,
définie au niveau des États[6],
est généralement plus courte, ce qui expose rapidement les ménages au risque de
perte de revenu. C’est pourquoi une part importante des mesures du plan d’aide
voté par le Congrès prévoit un soutien direct aux ménages par le biais de
transferts ou de baisses d’impôts selon le niveau de revenu. Les mesures
prévoient également l’extension des périodes d’indemnisation et une aide supplémentaire
aux salariés licenciés qui pourra s’ajouter aux indemnités perçues dans le
cadre de l’assurance-chômage standard. Mais au lieu de cibler directement ceux
qui perdent leur emploi, ces mesures ont un spectre large. Un plan de relance
vigoureux sera sans doute nécessaire après la crise sanitaire. Mais, là aussi, les
effets d’aubaine consommeront une large partie du stimulus et il coûtera très
cher de remettre l’économie sur les rails d’avant la crise.

À l’approche des élections, ces choix expliquent aussi sans doute pourquoi Donald Trump semble parfois réticent à prolonger le confinement des Américains arguant que la crise économique pourrait faire plus de dégâts que la crise sanitaire[7]. Mais en laissant se répandre le virus, le nombre de personnes infectées et présentant des formes graves risque d’exploser et d’exposer les États-Unis à une crise sanitaire de grande ampleur. Il n’est pas certain que le bilan du Président s’en trouve plus favorable et que la stratégie américaine s’avère plus efficace, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique.


[1] Ce plan
fait suite aux mesures précédentes dont le montant d’élevait à un peu plus de
100 milliards de dollars. Il inclut l’ensemble des mesures en faveur des
ménages et des entreprises (prêts et soutiens à la liquidité).

[2] Voir https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_20_459.

[3] Notons
de plus que certaines mesures ont été prises en fonction d’une durée supposée
du confinement et pourraient donc être recalibrées suivant l’évolution de la
situation.

[4] La
grande majorité des États ont par contre des contraintes en matière de déficit
ou de dette. Face à l’ampleur de la crise, certains d’entre eux débloquent
cependant également des dépenses qui peuvent donc s’ajuster au plan de soutien
fédéral.

[5] Si un
pays A décide d’augmenter ses dépenses, le pays B peut espérer en tirer partiellement
profit par la hausse induite des importations du pays A en provenance de B, et
particulièrement s’il est petit par rapport à A.

[6] Le
système d’assurance-chômage américain s’appuie sur un régime propre aux États.
L’État
fédéral intervient sur la gestion des coûts de l’ensemble du système. Voir
Stéphane Auray et David L. Fuller (2015) : « L’assurance
chômage aux Etats-Unis 
».

[7] Voir ici
pour une analyse des risques économiques et sanitaires.