Et pour quelques milliards de plus…1 million d’apprentis

Par Bruno Coquet

Depuis 2018, les entrées en apprentissage battent record sur record. L’enthousiasme suscité par cet engouement est tel qu’il a conduit à viser un million d’entrées en apprentissage par an.

Même si cet objectif peut sembler relativement proche avec 830 000 nouveaux apprentis en 2022, il est cependant difficilement réalisable et évidemment intenable en régime de croisière avec des générations qui comptent environ 800 000 personnes, quand bien même 100% des jeunes passeraient par l’apprentissage. Et surtout cette politique coûte très cher : la dépense publique pour l’apprentissage a atteint 21 milliards d’euros pour l’année 2022, en hausse de 270% depuis 2018[1].

Pour autant que l’objectif du million d’entrées puisse être atteint une fois, le surcoût pour les finances publiques serait de 6 milliards d’euros (0,2 point de PIB), qui pour l’heure ne sont pas budgétés dans le PLF 2024 (qui vise 901 000 nouveaux contrats) ni à l’horizon 2027 dans le Programme de stabilité.



Aides, subventions, prise en charge : un effet cocktail

La réforme de 2018 a simplifié et redynamisé le dispositif, et créé un terrain favorable au développement de l’apprentissage. Mais le déclencheur de la hausse foudroyante des entrées est l’aide exceptionnelle créée mi-2020 dans le cadre du volet « 1 jeune 1 solution » du plan de relance.

Jamais une aide à l’emploi n’a atteint un tel niveau en France : même réduite de 8 000 à 6 000 euros depuis le début 2023[2], elle annule le coût du travail pour un très grand nombre d’apprentis, et le réduit fortement pour les autres, alors que les contrats d’apprentissage bénéficient déjà des allégements généraux de cotisations sociales patronales, tout en étant exonérés de cotisations sociales salariales et d’impôt sur le revenu.

Reconduite plusieurs fois malgré la rapide reprise du marché du travail, cette aide très élevée est aussi et surtout non-ciblée, c’est-à-dire accessible à la plupart des profils d’apprentis et d’employeurs. Par conséquent, l’attractivité de l’apprentissage est demeurée à peu près inchangée pour la cible prioritaire des jeunes sortis sans diplôme ni qualification du système scolaire ; elle s’est très fortement accrue pour les étudiants du supérieur car leurs études sont alors en partie financées par France Compétences en plus du salaire qu’ils perçoivent et des droits sociaux dont ils bénéficient au même titre que les autres salariés. De fait, les apprentis préparant un diplôme du supérieur sont plus de quatre fois plus nombreux en 2022 qu’en 2018 (38,3% du stock de bénéficiaires en 2018, 62,5% en 2022).

Ce cocktail hyper-incitatif a produit des résultats spectaculaires mais son coût semble incontrôlé, d’autant que le niveau de prise en charge des formations va croissant avec le niveau de diplôme préparé.

Le prix du million

Si le million de nouveaux contrats était atteint en 2024, à réglementation inchangée de l’aide unique et des niveaux de prise en charge par France Compétences, la dépense totale pour l’apprentissage atteindrait 24,1 milliards d’euros en 2024, contre un coût total estimé de 22,6 milliards en 2023[3].

Mais cette dépense supplémentaire de 1,5 milliard d’euros l’année où le million d’entrées serait atteint ne représente que 25% des dépenses induites (graphique 1). En effet, 90% des entrées annuelles en apprentissage ayant lieu au cours du second semestre de l’année, dont 50% pour le seul mois de septembre, l’essentiel des coûts (64%) serait reporté l’année suivante et la durée moyenne des contrats étant de l’ordre de 18 mois, une part de ces dépenses (11%) s’imputerait aussi sur l’année n+2 (graphique 1).

Au total la dépense publique qu’il serait nécessaire d’engager pour atteindre l’objectif de 1 million d’entrées en apprentissage au cours d’une seule année, serait d’environ 6 milliards d’euros.

Ce chiffrage a un bon degré de fiabilité. En effet, le calcul prend en compte l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique, n’inclut pas le coût des droits sociaux des apprentis (prime d’activité, allocations chômage, trimestres de retraites acquis, etc.) et ne tient pas compte d’effets potentiels de l’inflation sur les coûts de formation, ni du fait que le coût unitaire moyen s’élèverait car les étudiants dont les formations sont plus chères seraient majoritaires parmi les nouveaux entrants. Par ailleurs cette dépense n’engendrerait que peu d’économies car elle irait principalement vers des jeunes étudiants du supérieur : en effet, si d’un côté l’apprentissage interdit de percevoir une bourse, d’un autre côté le budget de l’enseignement supérieur a continué d’augmenter alors que le nombre d’étudiants non-apprentis baisse. S’ils n’étaient pas apprentis, la plupart de ces jeunes suivraient la voie scolaire, seraient rarement en emploi aidé, peu exposés à l’indemnisation chômage et aux minima sociaux, etc. compte tenu de leur profil.

Graphique 1 – Surcoût de dépenses publiques pour atteindre 1 million d’apprentis


[1] Coquet B. (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles », OFCE Policy brief, n° 117, juin. Les données rendues disponibles depuis ont conduit à revoir à la hausse le coût du dispositif estimé dans cette publication.

[2] Depuis le début de 2023, pour afficher la fin de son caractère « exceptionnel », l’aide est de nouveau dénommée « aide unique » bien qu’elle soit très différente (champ, montant, durée) de celle créée par la réforme de 2018.

[3] La méthode de calcul est celle utilisée dans Coquet B. (2023), en intégrant les données les plus récentes publiées depuis cette publication.




FRANCE TRAVAIL : À QUEL PRIX ?

Bruno Coquet

Avec la création de France Travail, le Gouvernement porte « l’ambition d’un emploi pour tous à travers un accompagnement socioprofessionnel renforcé des personnes qui en ont le plus besoin, et une transformation du service public de l’emploi et de l’insertion »[1]. Mais il y a un éléphant dans la pièce, sur lequel le projet de loi reste muet : la question du financement du nouveau réseau et de ses opérateurs.

Incidemment, la question a fait surface dans la négociation ouverte sur les règles de l’assurance chômage. Le document de cadrage de cette négociation indique en effet que « la contribution de l’UNEDIC à Pôle emploi devra de plus permettre d’accompagner la montée en charge de la réforme de France Travail. Cette réforme, par l’accompagnement plus intensif des publics les plus éloignés de l’emploi et par la mise en place d’une offre de service plus performante aux entreprises, est essentielle pour atteindre le plein emploi. Ainsi la contribution de l’UNEDIC a vocation à monter en charge au fur et à mesure que le régime dégage des excédents pour atteindre en 2026 entre 12% et 13% des recettes de l’Unédic »[2]. A cet horizon, la contribution de l’Unedic dépasserait 6 milliards d’euros.



Comme en 2008, lorsqu’à la création de Pôle Emploi la loi avait prévu un prélèvement « qui ne peut être inférieur à 10% »[3] des recettes de l’Unedic ; comme en 2018, quand la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel avait augmenté ce prélèvement obligatoire à 11%, tout se passe à nouveau comme si l’Unedic –et par extension l’épargne de précaution des salariés en cas de chômage– était un réservoir inépuisable dans lequel la pelleteuse budgétaire peut puiser sans retenue ni dommages.

La création de France Travail est une opportunité d’introduire plus de logique, de lisibilité et d’efficience dans ce système. Nous nous intéressons donc ici au mode de financement du service public de l’emploi (SPE), principalement de Pôle Emploi et de France Travail qui va lui succéder, mais pas à son budget qui dépend naturellement d’autres considérations quant à la nature, la qualité et la quantité des missions qui lui sont confiées.

Comment financer le service public de l’emploi ?

Le SPE est comme son nom l’indique un service public : les opérateurs[4] fournissent un service d’intermédiation et d’accompagnement accessible à tous les actifs et tous les employeurs.

En théorie, un service public de ce type doit être financé par l’impôt, éventuellement sur une assiette restreinte au champ pertinent des actifs –voire des personnes d’âge actif, et des employeurs. Si des actions ou services spécifiques sont demandés aux opérateurs du SPE (accompagnement, calcul et versement d’allocations, formation, etc.), ceux-ci doivent les facturer au coût marginal.

Les allocations (assurance chômage, minima sociaux, etc.) n’entrent pas dans le cadre de ces principes car les opérateurs les versent mais ne les financent pas sur leurs moyens de fonctionnement. Ils n’ont en l’espèce qu’un rôle transparent de caissier.

Comment est financé Pôle Emploi ?

Les modalités de financement de Pôle Emploi sont très éloignées de ces principes. L’opérateur principal du SPE reçoit en effet trois types de financements (Graphique 1) :

  • Une dotation budgétaire pour charges de service public, qui se monte à 1,25 milliard d’euros en 2023 et représente un peu plus de 23% du budget de l’opérateur en moyenne entre 2022 ;
  • Un prélèvement de 11% sur les recettes de l’Unedic issues des contributions des salariés et les cotisations des employeurs du secteur privé : 4,33 milliards d’euros en 2023, soit un peu plus de 70% du budget de Pôle Emploi en 2023 ;
  • Des ressources diverses (dont le Fonds Social Européen, les régions, etc.), souvent fléchées vers des missions spécifiques ; on ne peut exclure que certaines financent à la marge des charges de service public mais les données budgétaires ne les identifient pas. Ce montant n’est pas publié à l’avance mais a atteint entre 178 et 745 millions d’euros par an au cours des cinq dernières années. Ce poste est à son maximum en 2022 et représentait 7% du budget en moyenne.

L’Unedic finance donc l’essentiel des moyens de fonctionnement de Pôle Emploi, ce qui pose question au regard des principes théoriques énoncés ci-dessus.

Une priorité donnée à la débudgétisation vers l’Unedic

La contribution de l’Unedic, qui augmente tendanciellement[5], donne le sentiment que l’assurance chômage finance les coûts fixes de Pôle Emploi (dépenses de structure, de personnel, etc.), et que l’État peut se contenter de compléter la part variable (entre autres liée à la conjoncture) du besoin de financement de Pôle Emploi.

En effet, la contribution de l’Unedic est forfaitaire, indépendante du nombre de chômeurs indemnisés tandis que celle de l’État est réévaluée chaque année en loi de finances. La Convention tripartite État – Pôle-Emploi – Unedic 2019-2022, qui naturellement ne s’est pas réalisée conformément à ce qui y était inscrit du fait de la crise sanitaire, illustre bien la logique de répartition des charges : se basant sur la prévision d’une hausse de l’emploi (+408 000) et une baisse du nombre de chômeurs indemnisés entre 2019 et 2022 (-174 000, soit -6,1% sur l’ensemble de la période), elle anticipait une contribution annuelle de l’Unedic en augmentation de 3,52 à 4,36 milliards d’euros entre ces trois années (+839 millions, +23,8%)[6] tandis que la subvention de l’État était prévue pour baisser de 1,37 à 1,06 milliard (-209 millions, -15,2%) sur la même période[7].

Cette divergence ne peut s’expliquer par les contributions de chacun à la charge de travail et à la consommation des services fournis par Pôle Emploi aux chômeurs, indemnisés ou non et aux employeurs. L’évolution de la contribution de l’Unedic est d’autant plus atypique que la fusion ANPE-Assedic a engendré d’importantes économies sur la gestion de l’indemnisation (Cour des Comptes, 2020)[8]. De surcroît, le nombre de demandeurs d’emploi susceptibles d’être accompagnés (DEFM ABCDE) avait augmenté de 40% entre 2010 et 2019, quatre fois plus vite que le nombre de chômeurs indemnisés (+9%).

Graphique 1 – Ressources de Pôle Emploi selon leur origine

Note : La projection de la contribution Unedic est celle des perspectives financières de l’Unedic de juin 2023 pour les années 2023 à 2025. Les recettes de l’année 2026 sont basées sur une hypothèse de croissance de masse salariale égale à la moyenne 2010-2019 (3,2%), avec un taux de prélèvement de 11%. La projection « note de cadrage de l’assurance chômage » s’appuie sur une montée en charge progressive du taux de prélèvement sur les recettes de l’Unedic qui serait de 12% en 2024, 12,5% en 2025, 13% en 2026. La projection de la contribution de l’État est celle du PLF pour 2023, maintenue au même niveau nominal jusqu’en 2026. Pour chaque année de 2023 à 2026, les « autres financements » sont prolongés comme la moyenne des 3 années précédentes.

Sources : données Dares, Unedic, Cour des Comptes, lois de finances, calculs de l’auteur. Pour une définition des DEFM ABCDE, cf. Dares.

En termes simples, l’État augmente le budget du service public, le nombre de ses missions, mais se désengage de son financement. Le projet France Travail va encore plus loin en ce sens, puisque la contribution financière de l’État au nouvel ensemble n’est pas définie (elle aurait pu l’être dans le projet de loi pour le plein emploi en discussion au Parlement) alors que le document de cadrage de la négociation sur l’assurance chômage évoque déjà sans ambigüité une augmentation du prélèvement (« entre 12% et 13% ») sur les recettes de l’Unedic.

Quelle devrait être la contribution de l’Unedic ?

Les services spécifiques fournis par Pôle Emploi aux chômeurs indemnisés (calcul, paiement de l’allocation et des cotisations, données de pilotage, etc.) devraient être facturés au coût marginal, qui est connu : c’est celui facturé aux employeurs publics en auto-assurance[9] signant une convention de gestion avec Pôle Emploi. La gestion administrative et financière de ces chômeurs est alors prise en charge, contre remboursement, à l’identique de ce qui est fait pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic.

Ces « frais de gestion sont calculés à l’acte sur la base de deux actes métiers : d’une part, le traitement d’un calcul de droit (82,33€) : ouverture de droit initiale, rechargement, et d’autre part le traitement mensuel de l’actualisation (6,67€), qu’il y ait ou non versement d’une allocation »[10], soit 162,37€ pour un chômeur pris en charge en année pleine. Il est notable que ce coût est inchangé depuis 2008.

L’Unedic devrait donc être facturée sur cette même base : avec 2,34 millions d’ouvertures de droits (au coût unitaire de 82,33€) et 2,48 millions de chômeurs indemnisés chaque mois (6,67€ au titre de l’actualisation) en moyenne en 2022, sa contribution aurait dû être de 391 millions d’euros, soit 10 fois moins que sa contribution effective. Cette approche fait apparaître une surcontribution de l’Unedic de l’ordre de 3,6 milliards d’euros en 2022 et 3,9 milliards en 2023.

On peut en déduire que 90% de la contribution de l’Unedic finance la charge de service public, ce montant représentant comme dit précédemment, environ 70% du budget de fonctionnement de Pôle Emploi. Ce mode de financement pose trois problèmes principaux :

  • Il pèse sur le coût du travail marchand, pour financer un service public ouvert à un public bien plus large que celui de ces salariés affiliés à l’assurance chômage ;
  • Il puise massivement dans les ressources normalement dédiées au financement des allocations chômage ;
  • Il contribue au déficit de l’Unedic et à la dette qui en découle, qui sont les arguments principaux de toutes les réformes de l’assurance chômage réalisées depuis des décennies, au motif qu’ils témoigneraient de la générosité excessive des droits. Une solution inappropriée au problème, car elle revient à réduire les droits pour réduire un déficit qui n’est pas creusé par eux mais (entre autres) par ce mode de financement de Pôle Emploi.

Sur l’ensemble de la période 2008-2022, ce prélèvement a contribué à hauteur de 43 milliards à la dette de l’Unedic, soit un montant équivalent à celui de la dette hors mesures d’urgence liées à la crise sanitaire (activité partielle, extension des droits, etc.) qui se montait à environ 42,3 milliards fin 2022[11].

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’est pas à la hauteur du contrat…

La convention tripartie 2019-2022 comprend 15 indicateurs de performance, dont seulement 4 concernent exclusivement les chômeurs indemnisés. Pôle Emploi ne communique que sur 4 d’entre eux[12] dont un seul relatif aux seuls chômeurs indemnisés (taux de notification des droits sous 21 jours, qui est atteint). Le bilan des 4 indicateurs réalisé par l’Unedic est très mitigé[13] : 2 sur 4 n’ont pas atteint leurs cibles (le taux de satisfaction des demandeurs d’emploi vis-à-vis des informations concernant les allocations –qui par ailleurs est inférieur à son niveau de 2015 ; le taux de trop perçus), 1 sur 4 l’a atteinte mais est très dégradé par rapport à 2016 (conformité du traitement de l’allocation) et le dernier l’a également atteinte et en progression, celui sur lequel communique Pôle Emploi.

Le nombre d’entretiens entre chômeurs et conseillers ne figure pas parmi les indicateurs régulièrement publiés. C’est pourtant un service important pour les chômeurs et coûteux pour l’opérateur. De manière symptomatique, les rares chiffres disponibles sont difficiles à mettre en cohérence. En 2022, pour la première fois, Pôle Emploi mentionne 6,03 millions d’entretiens en agence[14]. Il faut remonter à 2018 pour avoir un précédent : la Cour des Comptes (2020) recensait alors 13,7 millions d’entretiens, 5,4 millions de demandeurs d’emploi ayant eu au moins un entretien professionnel (ce qui laissait près d’un million de DEFM ABCDE sans aucun entretien professionnel dans l’année), sur un périmètre plus large[15]. Ces chiffres diffèrent très fortement de ceux publiés en 2018 par la mission d’évaluation IGAS-IGF[16] qui recensaient 14,7 millions d’entretiens dont 4,3 millions en agence en 2017. Le nombre moyen d’entretiens selon la modalité d’accompagnement présentait quant à lui des écarts de 30% à 70% entre les données de la Cour et celles des inspections. Ce flou sur la quantité ne permet évidemment aucune analyse de la qualité de cette composante essentielle de l’accompagnement.

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’apparaît donc pas conforme au contrat d’engagement signé avec Pôle Emploi. La période était pourtant favorable, la bonne santé du marché du travail a facilité le travail de l’opérateur, en ce sens que les opportunités d’emploi ont augmenté et que le nombre de chômeurs indemnisés à accompagner a diminué.

… alors que le prix payé a fortement augmenté

Aucune de ces sources ne donne d’indication sur l’accompagnement et les entretiens dont bénéficient spécifiquement les chômeurs indemnisés. La doctrine veut cependant que les chômeurs les plus éloignés de l’emploi bénéficient du niveau d’accompagnement le plus intensif. Or les chômeurs indemnisés étant par définition plus proches de l’emploi que les autres, surtout ceux exerçant une activité réduite (DEFM B et C), ils sont plus susceptibles d’être dans un accompagnement « suivi » ou « guidé », moins coûteux pour l’opérateur. L’Unedic finance donc plus largement l’accompagnement renforcé des chômeurs non-indemnisés que celui de ses propres assurés.

La contribution de l’Unedic à Pôle Emploi s’imputant sur le déficit de l’Unedic, elle vient en déduction des sommes destinées au paiement des allocations, si bien que le coût des services fournis est donc à la charge des chômeurs indemnisés. Ce coût approche 1 700 € par an en 2023 (Graphique 2), dont seulement 140€ pour le calcul et le paiement de l’allocation ; il s’est accru de près de 36% depuis 2018, alors que dans le même temps l’allocation moyenne n’a progressé que d’un peu plus de 8%. C’est un montant considérable.

Graphique 2 – Contribution de l’Unedic à Pôle Emploi par chômeur indemnisé et par an

Note : Prélèvement annuel sur les recettes de l’Unedic rapporté au nombre moyen de chômeurs indemnisés.

Sources : données Unedic (y compris prévisions), Dares, calculs de l’auteur.

Le projet France Travail prévoit un accompagnement très renforcé pour les bénéficiaires du RSA qui vont devoir s’inscrire, dont la plupart sera en effet très éloignée de l’emploi (cela représente environ 1 million de nouveaux demandeurs d’emploi sur les listes de Pôle Emploi, soit une hausse de 15 à 20% des inscrits par rapport à aujourd’hui[17]). Dès lors, sauf en cas de hausse massive de la subvention de l’État, il semble peu probable que les services aux chômeurs indemnisés vont s’améliorer, a fortiori se renforcent, même si la contribution de l’Unedic (donc des chômeurs indemnisés) s’accroît encore, puisqu’elle atteindrait entre 5,5 et 5,9 milliards d’euros par an en 2025[18] (et plus de 6 milliards en 2026, horizon fixé dans le document de cadrage de la convention d’assurance chômage à négocier).

Les contours d’un mode de financement plus équitable et plus efficient

Le confort budgétaire que procurent les règles de financement actuelles du SPE n’incite guère à réfléchir à son amélioration. La création de France Travail fournit l’opportunité de le réformer, afin de le rendre plus lisible, équitable et efficient.

Pôle Emploi –bientôt France Travail– est une organisation suffisamment structurée pour produire une comptabilité analytique précise de ses charges fixes d’une part, des services rendus aux chômeurs et aux employeurs d’autre part. Cela donnerait d’ailleurs corps au « pilotage par des résultats partagés entre les acteurs de la gouvernance » qu’ambitionne le projet France Travail (cf. Exposé des motifs du projet de loi)

Les principes de financement du nouvel opérateur France Travail pourraient s’inscrire dans les contours suivants :

  • Une prestation universelle de suivi et d’accompagnement du chômeur : il s’agirait d’un bouquet de services accessibles à tous les actifs (et dans ce cas, associé au contrat d’engagement) et à tous les employeurs qui le souhaitent, quel que soit leur profil. Au-delà, pour les modalités d’accompagnement plus intense, le surcoût devrait être facturé à l’institution dont le chômeur reçoit ses allocations, ou par l’État si le chômeur n’est pas indemnisable ;
  • Les coûts d’indemnisation pourraient être facturés à l’Unedic, au tarif payé par les employeurs publics an auto-assurance ayant signé une convention de gestion. Ces coûts étant indépendants de la nature et du montant de l’allocation, ils devraient aussi être facturés aux employeurs pour lesquels Pôle Emploi joue le même rôle que pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic. L’État devrait donc contribuer à ce titre pour tous les chômeurs recevant une allocation au titre de la solidarité (ASS, ATA, et bientôt RSA), ainsi que les employeurs en auto-assurance (il n’est pas clair de savoir si c’est Pôle Emploi qui calcule leurs droits, mais les chômeurs concernés ont les mêmes obligations d’inscription et de suivi que les autres) ;
  • Les charges de service public seraient financées par une subvention de l’État, qui couvrirait principalement les coûts fixes de l’opérateur. De facto, cette subvention compenserait tous les coûts qui ne peuvent être attribués aux services spécifiques listés ci-dessus.

Outre les gains évoqués ci-dessus, cette restructuration du financement aurait aussi l’avantage de placer sur un pied d’égalité tous les employeurs privés et publics d’une part, et tous les pourvoyeurs d’allocations d’autre part, et de ne plus faire peser l’essentiel de la charge du SPE sur le coût du travail marchand. Naturellement, le budget total de France Travail ne serait pas affecté par ces principes de financement, puisque défini en fonction d’autres objectifs.


[1] Exposé des motifs du projet de loi pour le Plein Emploi (2023)

[2] Document de cadrage relatif à la négociation de la convention d’assurance chômage

[3] Code du Travail, Art. L5422-24

[4] Les trois opérateurs concernés par France Travail sont Pôle Emploi, Les missions locales (jeunes), Cap Emploi (actifs handicapés), mais le SPE inclut aussi l’APEC (cadres), l’Unedic (indemnisation), et l’AFPA (formation professionnelle).

[5] La masse salariale sur laquelle sont assises les recettes et donc la contribution de l’Unedic n’a jamais diminué en France depuis 1949 (début de la série des comptes nationaux) excepté en 2020 du fait de la crise sanitaire.

[6] Source Unedic (2019) Prévisions financières du 26 novembre 2019.

[7] Source Convention Tripartite 2019-2022

[8] Cour des Comptes (2020) « la gestion de pôle emploi, dix ans après sa création », Rapport public thématique

[9] Employeurs, principalement publics, qui n’ont pas l’obligation d’affilier leurs salariés à l’assurance chômage.

[10] Source Pôle Emploi

[11] Pour une analyse sur longue période on peut se référer à B. Coquet (2016) « Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ? » Note de l’OFCE n°60 et à B. Coquet (2016) « L’assurance chômage doit-elle financer le service public de l’emploi ? » Note de l’OFCE n°58.

[12] Source Pole Emploi

[13] Unedic, Rapport sur la gestion des risque le contrôle et l’audit en 2022

[14] Rapport annuel de 2022 de Pôle Emploi

[15] Ce décompte est assez large car il inclut les entretiens physiques et téléphoniques, et certains échanges par courriel. Aucune source ne précise si les entretiens de situation (lors de l’inscription) sont inclus dans ce total, sachant que le flux d’entrées dans les seules catégories ABC est de l’ordre de 6,5 millions dans l’année.

[16] IGAS-IGF (2018) Évaluation de la convention tripartite 2015-2018 entre l’État, l’Unédic et Pôle emploi. p.28

[17] Si tous les membres inactifs du foyer du bénéficiaire n’ont pas eux aussi l’obligation de s’inscrire.

[18] En juin 2023, l’Unedic prévoit que sa contribution à Pôle Emploi atteindrait 5 milliards en 2025 à législation constante. Le bas de la fourchette correspond à un taux de prélèvement qui passerait à 12% des recettes de l’Unedic, le haut de la fourchette à un taux de prélèvement de 13%.




Logement : une crise pas si neuve que ça …

Légende de l’image Bing Image Creator

par Pierre Madec

Les annonces à venir du Conseil National de la Refondation (CNR) sur le logement, initialement prévues le 9 mai dernier et reprogrammées au 5 juin prochain, devraient, dans un contexte de crise de la construction neuve remettre la question du logement dans l’agenda public et politique. Si d’importantes turbulences traversent le secteur depuis le milieu de l’année 2022 (crise du crédit, construction en berne, renchérissement du prix des matières premières, foncier cher, …), la (les) crise(s) du logement n’est (ne sont) pas nouvelle(s) …



La crise du logement cher qui creuse les inégalités

Entre 1996 et 2022, selon l’Insee, le prix des appartements a été multiplié par 3,3 en France métropolitaine. Sur la même période, les prix à la consommation et le pouvoir d’achat des ménages ont crû de 50%. Ces résultats nationaux cachent bien évidemment des disparités territoriales importantes. Au cours des 25 dernières années, les prix immobiliers ont été multipliés par 4,8 dans l’agglomération lyonnaise, par 4,3 à Paris, par 3,4 dans l’agglomération marseillaise ou encore par 2,9 dans les agglomérations de moins de 10 000 habitants (Insee, 2022).

Une autre façon d’observer cette déconnexion entre revenu des ménages et prix immobilier est d’observer, à partir des comptes nationaux, la valeur du patrimoine immobilier des ménages français en années de revenu disponible. Entre 1980 et 2000, le patrimoine immobilier représentait en moyenne 2,5 années de revenu disponible brut. En 2020, celui-ci représentait près de 5,5 années de revenu disponible. Il est important de noter que la quasi-totalité des pays de l’OCDE a également connu une évolution des prix immobiliers plus dynamique que celles de leur revenu et de leur prix à la consommation.

Cet emballement des prix immobiliers a été largement soutenu par l’assouplissement des conditions de financement. Au début des années 2000, les taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat oscillaient entre 4% et 5%[1]. Avant la crise sanitaire de 2020, ces derniers s’établissaient sous la barre des 1%. Associé à l’allongement des durées d’emprunt, entamé au début des années 2000[2], cet assouplissement global des conditions de crédit a permis aux ménages ayant accès au crédit d’augmenter leur capacité d’emprunt et de s’endetter davantage.

Néanmoins, cette solvabilisation des ménages n’a pas profité à tous. Selon des données d’enquêtes EU_SILC, publiées par Eurostat, alors que 40 % des ménages ayant des revenus inférieurs à 60 % du « revenu équivalent médian » étaient propriétaires de leur logement en 2005, ils n’étaient que 30 % en 2021. Dans le même temps, le taux de propriétaires observé pour le reste de la population a crû de 5 points passant de 65 % à 70 %.

La mobilité résidentielle en berne

Cette accession à la propriété entravée des ménages les plus pauvres a eu des conséquences importantes sur le fonctionnement du marché du logement et a participé à la baisse significative de la mobilité résidentielle. Quel que soit le statut d’occupation ou l’âge analysé, la part des ménages emménageant dans un nouveau logement n’a cessé de baisser depuis le début des années 2000 (Driant et Madec, 2019). Or, la mobilité résidentielle est le principal pourvoyeur de logements sur le marché immobilier chaque année. Au total, ce sont près de deux millions de ménages qui changent de logement chaque année, pour une moyenne de 330 000 logements neufs mis en chantier ces dernières années.

Il est à noter que les prix immobiliers élevés ne sont pas les seuls freins à la mobilité résidentielle. Ainsi, sur le marché de l’accession, les droits de mutation à titre onéreux pèsent sur les mutations (Bérard et Trannoy, 2018). Dans le parc locatif privé, les sauts importants du loyer au moment de la relocation participent également à l’érosion de la mobilité (Le Bayon, Madec, Rifflart, 2013). Enfin, dans le parc social où la baisse du taux de rotation est encore plus importante, la réduction importante des sorties du parc pour aller vers l’accession à la propriété, associée à une demande croissante du fait notamment de la précarisation des locataires du parc privé, engendre un besoin en production sociale de logements de plus en plus fort.

Le « choc d’offre »

Dans ce contexte, la question globale de la production neuve, qu’elle soit sociale ou non, se pose bien évidemment depuis longtemps à la fois pour favoriser la fluidité des marchés immobiliers mais surtout pour faire baisser les prix. D’ailleurs, bien avant la crise immobilière que nous traversons aujourd’hui, le « choc d’offre » a semblé constituer l’Alpha et l’Omega des objectifs de la politique publique menée au niveau national. De la « France de propriétaires » vantée au cours des années 2000 (pour ne pas remonter plus loin encore dans le temps) et soutenue par des dispositifs d’aide à l’accession dans le neuf comme le Prêt à taux zéro, à la loi Elan de 2018 qui promettait de « construire plus, mieux et moins cher » (Madec, 2018) en passant par les nombreux dispositifs fiscaux d’aides à l’investissement locatif (Madec, 2022), la volonté de « construire plus » a eu le mérite d’être largement transpartisane. Dans le cadre du Conseil National de la Refondation sur le logement[3], l’un des trois groupes de travail avait même pour thématique « Réconcilier les Français avec l’acte de construire ».

Cette idée d’une France « fâchée » avec l’acte de construire est quelque peu battue en brèche par la simple analyse des données historiques. La France est ainsi l’un des pays de l’OCDE où le ratio logements / habitants est le plus élevé (590/1000 hab.). Il est également le pays où ce ratio a le plus augmenté au cours de la dernière décennie (2% par an en moyenne). En outre, la littérature économique tend à montrer que l’impact de la production neuve sur les prix serait en France relativement faible par rapport à nos voisins (Friggit, 2021) et une étude récente fait apparaître que ce sont les communes ayant le plus construit qui ont connu les prix immobiliers les plus dynamiques au cours de la dernière décennie (Coulondre et Lasserre-Bigorry, 2022). Cela ne doit évidemment pas être interprété comme un plaidoyer en faveur de la non-production de logements mais permet de relativiser l’idée selon laquelle la production de logements neufs serait la seule et unique réponse à apporter aux crises du logement qui traversent la France.

La solution vient-elle du parc existant ?

Certains observateurs avertis pointent du doigt, à raison, le rôle à jouer du parc ancien. En effet, un nombre de plus en plus important de logements « échappent » au marché des résidences principales. Entre 2012 et 2022, le nombre de résidences principales s’est accru de 2,5 millions d’unités soit une hausse de 9%. Sur la même période, le nombre de logements vacants a augmenté de 20% (+550 000 logements) et le nombre de résidences secondaires de 15% (+495 000 logements). En 2022, sur 30,7 millions de logements en France (hors Mayotte), 3,1 millions sont comptabilisés comme vacants (soit 8,3 % du parc) et 3,7 millions seraient des résidences secondaires (9,8 %). Or ce type de logements (vacants et résidences secondaires) a contribué à un tiers de la hausse du nombre de logements au cours des 10 dernières années.

A l’aune de ces résultats, la mobilisation des logements vacants est souvent présentée comme LA solution à la crise d’offre de logements, parfois même en substitut d’une production neuve abondante… Rappelons que les taux de vacance les plus importants sont observés en général sur les territoires les moins attractifs (Observatoire des territoires). Dans les territoires sous tensions, la vacance observée est le plus souvent le fait d’une mobilité résidentielle plus importante (vacance résiduelle et de courte durée). Si le besoin en rénovation des logements est massif dans certains territoires afin de remettre des logements dégradés sur le marché (vacance structurelle), cela ne pourra répondre que partiellement au problème d’accès au logement des ménages les plus modestes en zones tendues. La mobilisation de la vacance spéculative ne peut être qu’encourager mais encore faut il être capable de la mesurer…

La problématique des résidences secondaires est, elle, un peu différente. Non seulement leur nombre a fortement crû mais cette augmentation a été d’autant plus importante dans les territoires soumis à des prix immobiliers élevés. De nombreuses illustrations de ces phénomènes existent au Pays Basque, en Bretagne ou encore à proximité du littoral. Ces territoires ont connu une production de logements neufs importante au cours des dernières années mais la pression exercée par les résidences secondaires et les meublés touristiques est encore plus forte. L’Ile de France n’est d’ailleurs pas en reste. Une étude récente de l’institut Paris Habitat notait ainsi selon les données du recensement qu’entre 2011 et 2017, alors que le nombre total de logements a continué à augmenter dans la capitale (+26 700 logements sur la période), le nombre de résidences principales a connu de son côté une chute brusque et marquée (-23 900, soit une baisse de 2 %) au profit donc des logements hors-RP (logements vacants, occasionnels et résidences secondaires : +50 600) …

Une conjoncture (très) défavorable

La crise actuelle prend sa source dans ces dynamiques passées. Alors même que les prix immobiliers se situaient à leur plus haut niveau, le durcissement brutal des conditions de crédit depuis plus d’un an a largement entamé les capacités d’emprunt des ménages français dont le pouvoir d’achat était déjà contraint par le retour d’une inflation importante. Entre mars 2022 et mars 2023, selon les données de la Banque de France, les taux d’intérêt annuels des nouveaux crédits à l’habitat ont doublé passant de 1,15% à plus de 2,5%. Dans le même temps, le flux des nouveaux crédits à l’habitat se réduisait de moitié. Le renchérissement soudain des coûts de construction, lié en partie au conflit russo-ukrainien, associé à un prix du foncier historiquement élevé, a largement enrayé la capacité d’achat des ménages.

Le fragile équilibre des marchés du logement qui tenait jusqu’alors est en train de rompre. Dans le parc social, du fait notamment des économies budgétaires demandées au secteur (Madec, 2021) depuis 2017, la capacité de production pour répondre à la demande, est plus que réduite. Dans le parc locatif privé, les taux de rendement modestes (pour les investisseurs entrants) en zone tendue, les réformes fiscales incitant plutôt aux placements financiers (PFU, IFI, …) et la baisse de la mobilité résidentielle devraient avoir pour conséquence une poursuite de l’érosion du nombre de logements disponibles. Enfin, du coté de l’accession à la propriété, dans le neuf ou dans l’ancien, les conditions de crédit moins favorables et les prix qui tardent à s’ajuster par un « effet de cliquet » bien documenté dans l’analyse des cycles immobiliers (Renard, 2003) rendent la solution inextricable à court terme. Dès lors, la question des réponses à apporter se posent.

Quelle(s) sortie(s) de crise(s) ?

Nous l’avons vu, il n’existe pas « une crise du logement ». Tant dans leurs temporalités (conjoncturelle/structurelle) que dans leurs causes, les crises sont multiples. De fait, les réponses doivent l’être aussi. Les acteurs qui se sont réunis dans le cadre du CNR ont ces derniers mois mis sur la table de nombreuses propositions : création d’un statut du bailleur privé pour inciter les ménages à investir sur le marché locatif, réforme fiscale d’ampleur pour lever les freins aux mutations que le système actuel entretient en partie (Madec, Timbeau, 2018), aides nouvelles à la production de logement social, investissement public dans le logement au travers de dispositif du type OFS/BRS, …

Chacune répond, plus ou moins efficacement, aux problématiques (non exhaustives) décrites précédemment : produire du logement neuf abordable dans les zones tendues et y libérer massivement du foncier sous contrainte de respect des contraintes environnementales[4], inciter les ménages (et les investisseurs institutionnels) à (ré)investir dans le logement, soutenir le parc social et le parcours résidentiel des ménages, mieux solvabiliser les ménages dans leurs dépenses en logement, rénover massivement les logements anciens[5], régulation de l’implantation des logements hors résidence principale… Bien évidemment, il faut en premier lieu que les responsables politiques (locaux et nationaux) se réapproprient et réinvestissent la question du logement autrement que par la seule voie des économies budgétaires à réaliser.


[1] Au début des années 2000, l’inflation s’établissait entre 1,5% et 2%.

[2] Entre 2005 et 2022, la durée moyenne des crédits à l’habitat a augmenté de 60 mois passant de près de 17 ans à près de 22 ans.

[3] Le 28 novembre 2022, tous les acteurs du logement se sont réunis pour « établir un constat clair, fixer des objectifs et proposer des pistes de travail ». Des groupes de travail réunissant professionnels de l’immobilier, universitaires, financeurs, représentants des collectivités locales et des bailleurs ont planché sur des (nombreuses) propositions. Le gouvernement doit annoncer celles qui ont été retenues …

[4] Le plan Biodiversité de 2018 demande aux territoires, communes, départements, régions de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation et de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici 2030 par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020. L’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) est lui poursuivi à l’horizon 2050.

[5] Depuis début 2023, la loi Climat et Résilience interdit la mise en location des logements classés G, soit près de 140 000 logements. A partir de 2028, cette interdiction s’élargit aux logements classés F. Sans mesures de soutien fortes à l’adresse des bailleurs (sociaux et privés), un nombre important de logements pourraient être soustraits du marché locatif.




Lessons From SVB for Economists and Policymakers[1]

Par Russell Cooper and Hubert Kempf

Time has passed since the March 10 Silicon Valley Bank bank run. Yet this may not be the end of the affair. On Monday March 18, 2023, the Financial Times reported that savers withdrew 60 billion dollars in the first quarter of 2023 from three large US financial institutions. From other reports, withdrawals continue.

It is time to reflect on the SVB failure and the ensuing policy responses. Though this was a US banking experience, the lessons extend across borders. In fact, as noted, some of the concerns over commitment are perhaps even more of a concern in Europe.



Lessons for economists: Enriching the theory of bank runs

Traditionally, bank runs have been addressed by economists through the lense of the work of Diamond and Dybvig (1983) model, hereafter DD. Last year, the committee for the Nobel prize in Economics made clear that this was a fundamental contribution to our understanding of banks and their inherent fragility. But models are abstractions and, based on our recent experience, the DD framework needs to be enriched to provide both an understanding of these events and the policy responses.

DD explains the illiquidity of banks and its consequences for banking fragility. Banks have a choice between short term liquid investment and long term illiquid investment. The returns are certain with the long term investment providing a higher return. All else the same, banks would prefer to invest deposits in these long term assets and thus earn higher returns.

But depositors, households in the model, have random liquidity needs. The bank meets these needs by investing some of its deposits in a liquid asset, just avoiding costly liquidations of the long term investment. The bank optimally selects its portfolio to meet the normal demand for liquidity of its depositors. The bank is solvent and sufficiently liquid. Normally.

But there is a chance that depositors will panic, turning the normal demand for liquidity into a bank run. In such a situation, the bank may be unable to meet the demand of all depositors even after liquidating its illiquid assets. In the end, the depositors, acting in their self interest, make the right choice: run on the bank when everyone else does. But collectively, there is a loss: a solvent bank failed due to its illiquidity.

In the DD framework, the problem of a run can be solved through the provision of deposit insurance. An iron-clad guarantee that the government will provide deposit insurance in the event of a run is sufficient to avoid the run. Theoretically this is known as a commitment assumption. What is important though is that the government’s commitment to deposit insurance includes a willingness to use taxation as needed to finance the deposit insurance.

Looking at the SVB experience, there are clearly some elements missing in the DD framework. We here highlight some important items upon which economists should reflect.

  1. Monetary policy impacts the value of liquid assets. In the DD model, the two assets’s returns are invariant and there is no market risk. In the real life, this is not so. The tightening of the Fed raised interest rates and thus lowered the prices of liquid assets. All else the same, the reduction of the value of liquid assets makes banks, such as SVB, more vulnerable to runs.
  2. Even with deposit insurance, there are depositors over the limit. In the standard version of the DD model, once there is credible deposit insurance, runs no longer happen as everyone is covered. But that is because it is assumed that all deposits are insured. The SVB episode taught us that this is not the case.
  3. In the standard DD model, banks have no access to equity if they become unstable. In the SVB episode there was an attempt to raise more equity to meet the needs to depositors. But this source of funding evaporated. The need to understand the interaction of the decisions of equity investors along with depositors is made clear by this episode.
  4. The standard interpretation of the DD model is that depositors are households. In the case of  SVB, they were largely firms, with loans from that same bank. Evidently, probably for incentive reasons, there was a link between making a loan to a firm and requiring funds to be deposited at a bank. This connection is absent from the standard DD model.

Lessons for Bank Regulators and the Treasury.

The policy response of the US government, involving bank regulators and the Treasury, to the SVB failure can be neatly summarized by two points:

  1. the cap on deposit insurance, that is, the upper limit on deposits entitled for insurance, is (apparently) gone and all depositors are protected;
  2. yet, taxpayers are not at risk.

This looks too good to be true. Hence an annoying concern creeps in: does this package really stabilize the US banking system? This is an important question which cannot be neglected or put aside as all too often the policies which are adopted to deal with one crisis sets in motion the next one.

Answering this question and thus assessing the policies put in place builds upon the lessons drawn from the DD model.

1. No cap anymore

The first part of the package apparently extends deposit insurance to everyone, without limit.[2] Given that the run at the SVB was in part driven by uninsured depositors, this appears to be an easy way to stabilize the banks. But it should be emphasized that it came after the crisis, undermining the credibility of the whole deposit insurance scheme.

While the response to the SVB run did not take away deposit insurance, the extension to supposedly uninsured depositors made clear that the guidelines for the provision of deposit insurance are, just that, guidelines. Clearly the US government seems willing to decide after the fact exactly what insurance to provide. Raising doubts about the credibility of deposit insurance is a potential cost to this intervention.

And this is related to the relaxation of the cap. A cap limits the funds that are transferred from the relatively poor households to rich depositors through taxation, either direct or indirect. An increase in the cap means more redistribution towards the rich (more rich people are compensated by the public insurance scheme). All else the same, this reduces the credibility of promised deposit insurance, either in whole or perhaps just through the adoption of a cap ex post.

2. No Taxpayer at Risk

About the second point, here is a quote from the US President Joe Biden:

“First, all customers who had deposits in these banks can rest assured — I want to — rest assured they’ll be protected and they’ll have access to their money as of today. That includes small businesses across the country that banked there and need to make payroll, pay their bills, and stay open for business.

No losses will be — and I want — this is an important point — no losses will be borne by the taxpayers. Let me repeat that: No losses will be borne by the taxpayers. Instead, the money will come from the fees that banks pay into the Deposit Insurance Fund.”

Normally, one would think that in the event of a run, taxpayers have to bear some of the burden of providing deposit insurance. If the government has to provide say $10 trillion in deposit insurance in a systemic run, then a source for this must be taxation. It could be immediate taxation or debt financing of the deposit insurance today with taxes coming in the future.[3]

If, under the current US plan, taxpayers are off the hook for financing deposit insurance, then where will the resources come from? Could the answer be through the resources of the Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC)? The fund is created through contributions of member banks. Depositors of these banks receive protection through this fund.

But the unfortunate reality is that the resources of this fund are small relative to potential depositor needs. From the FDIC, the fund has a target to be able to protect 2% of the deposits in the US. This is surely enough money if one bank fails. It is far from enough if all banks fail.

The FDIC states that its insurance is backed by “ … the full faith and credit of the United States government.” This is a good thing given the relatively small size of the actual funds at its immediate disposal. But this backing is what the recent policies of the US government have taken off the table. If no taxpayers are at risk, then there must be no tax revenue that will flow to the FDIC in the event of a run. That is fine, as long as the run is not too large.

The problem here is that a small run can become a big run due to contagion. Imagine there is a run and a bank is shutdown, requiring some FDIC insurance payments. To make the point directly, suppose that those payments alone required the 2% of the deposit insurance fund. This means that the remaining deposits in all other banks are not longer insured. This is a recipe for additional runs.

This prospect raises the question of the financing of this extended insurance. If taxpayers are protected (as claimed by President Biden) and deposit insurance coverage is extended, the fund of the FDIC is simply inadequate. So, with taxpayers out of the equation, it seems that this promise of full insurance is empty: no runs are prevented.

What if taxpayers were not protected and instead the FDIC had the backing of the US government? That means the government would raise taxes or issues debt (so raising future taxes) in response to a run. If this was credible, then that would be enough to avoid the run.

Is this promise credible? That is, would the government actually go ahead and raise taxes to pay off depositors?

This is exactly the question we have analyzed in our joint research. [4] We argue that the taxation needed to finance deposit insurance may entail a redistribution from poor (Main St.) to rich (Wall St.). The magnitude of this redistribution depends on the relatively size of the deposits being insured and the progressivity of the tax system. If the tax system is not very progressive (we study the case of a lump-sum tax), then the provision of deposit insurance does imply that the rich get a lot more from their deposits being insured compared to the poor. This may be socially undesirable. If so, this means that in the event of a run the government may not have the incentive to provide the promised deposit insurance.

A commitment problem exists in the US system even with deposit insurance provided at the federal level. In Europe this problem is magnified by three factors: (i) country specific deposit insurance schemes, (ii) cross border flows of deposits and loans and (iii) the lack of a central Treasury to provide a fiscal backstop for deposit insurance.

Lessons for Monetary Policy

Lastly, there is the issue of monetary policy and the role of central banking. Two issues require attention.

The first one is about the impact of tighter monetary policy on the fragility of banks. The monetary authority needs to keep this in mind. If the Fed (or the ECB) chooses to “fight” inflation through high interest rates, the resulting reduction in the value of government debt impacts the balance sheets of banks. This additional (perhaps new) channel of monetary policy needs to be taken into account in making assessments of the effects of higher interest rates. It looks pretty clear that the central bankers in advanced countries recently tended to downplay this channel, focusing instead on fighting the surge in inflation. It might end up in being an adventurous challenge. If the current state develops into a full-fledged banking panic, central banks will have to rapidly shift to an extremely accommodative policy, as in 2008. But, this time, it will be in an inflation-prone sequence.

The second issue is about the policy mix. Answering a question from Simon Rabinovitch, US economics editor for The Economist, Jerome Powell, the chairman of the Fed, said depositors “should assume” they are safe. Around the same time Janet Yellen, the treasury secretary, said that expanding insurance to all depositors is not under consideration. As the editor-in-chief of the magazine wrote,

“They can’t both be right ! “

This is disturbing for two reasons. The first is, as we said above, that claiming that depositors “should feel safe” is ambiguous enough to be a clear sign of the unwillingness to commit and therefore spread defiance toward the banking sector, or at least to its weaker part.

The second reason is that the plurality of opinion from the two top policymakers in the US is weakening further the trust in the solidity of the US banking sector. The willingness of the Treasury secretary not to lift the cap on deposit insurance is understandable. The dimension of a bank panic (a generalized bank run, not targeting one particular bank but the entire banking system) cannot be foreseen ex ante. It may be so large that it would create havoc on the financial system and in case of a pledge to insure all deposits an unsustainable burden on the federal Treasury. But it also shows that the claim by Biden that the no tax will be used to insure banks is shallow. On the opposite, the assertion by Jerome Powell that depositors should feel safe is both a tentative to instill optimism in the depositors and play on their beliefs and a way to put pressure on the Federal Treasury pointing to its responsibility (and not the Fed) in the case of a run or a panic. The combination of both claims is a further example of the impossibility to commit and the need to insure bank deposits. The contradictions between the two statements prove that the cooperation between the two major public authorities concerned by the stability of the banking system is likely not to be smooth and harmonious.

Going Forward

To sum up, after the SVB debacle, it is not clear where we stand with the provision of deposit insurance in the US even though the stability of the banking system requires clearly stated and credible policies. To achieve this objective, the sound advice of economists should be searched for rather than the quick solutions provided by the political process.


[1] This is a revised and expanded version of “Lessons From SVB” posted on Substack by Russell Cooper on April 16, 2023. https://cooperecon.substack.com/p/lessons-from-svb

[2] Recent testimony by Treasury Secretary Yellen appears to take a step back, linking the provision of deposit insurance above caps to the determination of systemic risk.

[3] Of course the FDIC can respond by replenishing its fund by demanding more contributions from the remaining banks. But this itself will hasten the instability, putting more banks in trouble.

[4] Cooper, Russell, and Hubert Kempf. “Deposit Insurance and Bank Liquidation without Commitment: Can We Sleep Well?” Economic Theory 61, no. 2 (2016): 365–92. http://www.jstor.org/stable/24735338.




La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire ?

Par Bruno Coquet

Depuis un an, la croissance économique ralentit et le dynamisme du marché du travail s’atténue. Les créations d’emplois ont continué de progresser vivement en 2022, mais la phase de très forte croissance que nous venons de vivre, entamée en 2015 et à peine mise entre parenthèses durant la crise sanitaire, est en voie de s’achever. Ainsi, depuis le deuxième trimestre 2021 les créations d’emplois sont de moins en moins nombreuses d’un trimestre à l’autre, si bien qu’au dernier trimestre 2022 ce sont seulement 44 000 emplois salariés qui ont été créés, la moins bonne performance depuis fin 2018 si l’on exclut les trois trimestres de confinement.



Lorsqu’un ralentissement des embauches prend forme, ce sont d’abord les groupes les plus à risque sur le marché du travail qui sont affectés, ce qui entraîne généralement un renforcement contracyclique des politiques de l’emploi, afin de contenir la hausse du chômage.

Or, de manière tout à fait inédite, le nombre de bénéficiaires d’un dispositif de politique de l’emploi (sans compter l’activité partielle) n’a jamais été aussi élevé qu’en 2021, alors même que le marché du travail affichait un dynamisme et un niveau inconnus depuis fort longtemps. Après le repli enregistré en 2022, les emplois aidés restent malgré tout à un niveau historiquement très élevé, 5,9% de l’emploi total en 2022 après 7,8% en 2021 soit 1,78 million de bénéficiaires. Un décompte plus large des dispositifs peut même amener le nombre de bénéficiaires à 2,36 millions en 2022, soit 7,9% de l’emploi total après 10,0% en 2021 (Graphique).

L’élévation du stock de bénéficiaires d’un emploi aidé s’explique par des effets de nature différente, principalement rattachés à trois dispositifs : l’aide aux créateurs et repreneurs d’entreprise (ACRE), l’aide à l’emploi des jeunes, l’apprentissage.

Deux dispositifs aux forts effets transitoires sur l’emploi

Les deux premiers dispositifs ont eu un effet transitoire, qui s’est achevé en 2022, et leur stock a rejoint un régime permanent :

  • La hausse du nombre de bénéficiaires de l’aide aux créateurs et repreneurs d’entreprise (ACRE) réformée en 2018, est due à un défaut de calibrage des nouvelles règles qui a eu des effets sur le stock de bénéficiaires jusqu’en 2022. L’aide, généreuse sur un public cible élargi, a suscité un engouement inattendu : on comptait 639 000 bénéficiaires dès la fin 2019 (256 000 fin 2018), alors que la cible visée « à terme » était de 600 000[1]. Le dispositif a été rectifié en urgence dès l’exercice 2020, notamment avec une exonération de cotisations sociales raccourcie à 1 an au lieu de 3. Les entrées se sont réduites de moitié (350 000 sur le 12 derniers mois connus) avec un stock voisin de 300 000, qui devrait désormais rester stable ;
  • Pour prévenir les effets de la crise sanitaire, une aide à l’embauche des jeunes (AEJ) a été active d’août 2020 à mai 2021 pour les embauches des jeunes de moins de 26 ans, en CDD de plus de 3 mois ou en CDI dans le cadre du plan « 1 jeune, 1 solution ». Avec 492 000 entrées sur cette période, le stock a atteint 262 000 bénéficiaires fin 2020 et 198 000 fin 2021, qui sont tous sortis en 2022. Ce dispositif n’a pas eu d’impact sur l’emploi total des jeunes, mais a déplacé les embauches vers des CDD longs et des CDI en lieu et place d’emplois non-salariés et intérimaires[2]. Toujours dans le cadre du plan « 1 jeune, 1 solution », les dispositifs classiques d’emplois aidés non-marchands (PEC) et marchands (CUI-CIE) ont aussi été soutenus durant cette période, et prolongés sur un rythme relativement élevé jusqu’au début 2022, au-delà de ce que requerrait la lutte contre les effets de la crise sanitaire, mais assez classiquement en phase avec le cycle électoral.

La contribution de ces dispositifs au stock de bénéficiaires d’emplois aidés semble désormais nulle et stable, du moins tant que les budgets qui leur sont alloués sont eux-mêmes à peu près constants, ce qui est le cas pour le budget 2023.

L’apprentissage : des créations d’emploi difficilement soutenables

Le soutien apporté au développement de l’alternance, en particulier l’apprentissage, est le moteur le plus puissant des entrées en emplois aidés au cours des dernières années : ces contrats représentent un tiers des créations d’emplois depuis la fin 2019, et même trois quarts des emplois créés au dernier trimestre 2022 (39 000 apprentis sur 54 000 emplois au total)[3]. Le nombre d’apprentis est passé de 437 000 fin 2018, à 980 000 fin 2022.

La politique d’apprentissage a été profondément réformée en 2018, le dispositif étant ouvert à un public plus large, avec une simplification des procédures et des aides, et la libération de l’offre de formation. Une réforme structurelle réussie dont les effets positifs ont été très nets dès 2019 (+50 000 apprentis en 1 an) d’autant qu’ils étaient portés par un marché du travail dynamique (les entrées en apprentissage sont corrélées aux cycles de l’emploi marchand).

Mais le véritable boom de l’apprentissage intervient à partir de juillet 2020 quand, dans le cadre du plan de relance consécutif à la crise sanitaire, une aide exceptionnelle d’un montant très élevé (5 000€ pour un mineur, 8 000€ pour un majeur) est allouée à tous les entrants en apprentissage. Elle se substitue pour la première année à l’aide unique créée par la réforme de 2018 dont le principe était d’être réservée à l’embauche des jeunes les plus à risque sur le marché du travail (diplôme inférieur ou égal au bac, mineurs sortis prématurément du système scolaire) car elle favorise leur accès à l’emploi, contrairement aux étudiants du supérieur qui s’insèrent bien et vite en emploi sans qu’il soit besoin de subventionner l’employeur. L’aide, unique comme exceptionnelle, s’ajoute aux exonérations fiscales et sociales dont bénéficient déjà tous les apprentis quel que soit leur profil, ainsi que leurs employeurs.

Cette aide exceptionnelle est d’un niveau inédit pour une aide à l’emploi, car elle couvre 100% du salaire des apprentis de moins de 26 ans, un peu moins au-delà. Extrêmement généreuse et donc coûteuse (4 milliards d’euros pour 2021[4], proche de 5 milliards en 2022), elle a fortement soutenu la création d’emplois et le taux d’emploi des jeunes. Compte tenu de dynamisme du marché du travail, rien ne justifiait de la maintenir au-delà des premiers mois de 2021 (comme pour l’AEJ, cf. ci-dessus). Elle a pourtant été reconduite jusqu’à fin 2022, ce qui explique le rythme toujours élevé des entrées en apprentissage.

Le coût unitaire de l’aide combiné à un public-cible très large a finalement conduit à une révision à la baisse du dispositif pour 2023. L’aide exceptionnelle et l’aide unique sont désormais fusionnées : 6 000€ pour tous sans distinction d’âge ou de niveau de diplôme, et seulement pour la première année de contrat d’apprentissage (au lieu de 3 ans auparavant pour l’aide unique). La baisse de la subvention réduit l’incitation à l’embauche tandis que sa concentration sur la première année de contrat favorise les formations plus courtes[5].

L’impact en 2023 de la réduction de la prime serait fonction des effets qui lui sont attribués :

  • Soit les entrées en apprentissage ont augmenté grâce à la réforme de 2018 et à la politique menée sur le marché du travail, les entrées étant indépendantes de la prime resteraient dynamiques, a minima au niveau des 800 000 prévues par le PLF 2023. Cette hypothèse n’est clairement pas la plus probable ;
  • Soit la prime explique 100% de la hausse des entrées en apprentissage par rapport au niveau atteint en 2019 (369 000 entrées en 2019, 834 000 en 2022) avec une élasticité unitaire[6]. Alors une baisse de 25% de la prime engendrerait une baisse analogue des entrées surnuméraires par rapport à 2019, donc une baisse du nombre de nouveaux contrats d’apprentissage à environ 720 000 entrants en 2023.

La réalité est entre ces deux bornes, mais dans tous les cas, les effets de substitution avec des emplois non subventionnés resteraient très forts.

Du contretemps au dilemme

Le maintien de subventions à l’emploi bien au-delà de ce que nécessitait la lutte contre les effets de la crise sanitaire a soutenu le rythme des créations d’emplois et contribué à la baisse du taux de chômage, des jeunes en particulier. Ces résultats grisants ont-ils conduit à l’imprévoyance ?

Le marché du travail est en train de ralentir. La Banque de France prévoit une hausse du taux de chômage à 7,5% fin 2023 et même 8,1% en 2024 . C’est dans ces phases du cycle que la politique de l’emploi est généralement actionnée, prioritairement pour préserver l’accès à l’emploi des populations les plus à risque de chômage. Mais l’heure n’est plus à l’expansion budgétaire débridée, et partant d’un stock d’emplois aidés et de dépenses encore à très haut niveau, il sera certainement difficile d’accélérer la politique de l’emploi. De facto, le budget 2023 qui prévoit au mieux un maintien des crédits alloués aux différents dispositifs, pourrait entraîner un repli des entrées en contrats aidés, et même une baisse pour l’apprentissage.

La marge de manœuvre la plus évidente serait de réallouer les crédits vers des dispositifs plus efficients, par exemple cesser de subventionner à grand frais l’apprentissage pour les diplômes du supérieur au-delà du droit commun des exonérations fiscales et sociales allouées à ces contrats par la loi de 2018. Mais les dispositifs d’alternance étant clairement sous-dotés dans le PLF 2023, ces moyens n’existent pas en l’état… Le gouvernement est donc confronté à un dilemme dont il est peu probable que l’on puisse sortir sans que la politique de l’emploi ne contribue négativement à la création d’emplois et à élever le taux de chômage en 2023, voire en 2024.


[1] « La progression du nombre de bénéficiaires de l’ACRE, et donc des dépenses associées, a été nettement supérieure aux anticipations du gouvernement, notamment en raison de la forte progression du nombre de micro-entreprises. Cette progression traduit, selon le gouvernement, des effets d’aubaine importants, une partie substantielle des créations de micro-entreprises concernant des activités qui pourraient relever du salariat. Selon les informations communiquées à votre rapporteur par la DGEFP, le coût du dispositif atteindrait, sans mesure nouvelle, 893 millions d’euros en 2020 et 1,4 milliard d’euros en 2022. » (Sénat, Discussion du PLF2020, https://bit.ly/40982cU)

[2] Claire-Lise Dubost (2023) « Les effets sur l’emploi de l’aide à l’embauche des jeunes instaurée en 2020 », Document d’Études, n°166, Dares.

[3] Calcul sur les données de la Note de conjoncture INSEE du 15 mars 2023 et des stock publiés par la Dares.

[4] Source France Compétences.

[5] Et donc une moindre inertie du stock de bénéficiaires.

[6] On ne peut exclure une élasticité supérieure à l’unité, étant donné que les emplois totalement « gratuits » du fait de l’aide sont moins nombreux.




Le salaire minimum en Espagne : objectif atteint

Par Christine Rifflart

Avec un mois de retard par rapport à la date prévue, le gouvernement espagnol a annoncé le 1er février que le salaire minimum interprofessionnel (SMI) augmenterait de 8 % au 1er janvier 2023[1] pour atteindre 1080 euros par mois sur 14 mois (1260 € sur 12 mois).[2] Cette hausse est proche de l’inflation enregistrée en 2022 de 8,4%. Cette décision a été prise dans le cadre du Pacte sur les revenus, lancé à l’automne dernier et réunissant les principaux partenaires sociaux, mais sans le soutien des représentants du patronat. L’objectif du Pacte était de répartir équitablement le cout de l’inflation pour éviter d’entrer dans une spirale inflationniste alimentée par les salaires, et protéger en même temps les groupes de population les plus vulnérables. Face à une inflation élevée, l’enjeu était de protéger les salariés aux plus bas salaires, des pertes de pouvoir d’achat dans un contexte où les entreprises restent fragilisées par les trois années de crise (fin 2022, le PIB espagnol restait 0,9 point en deçà de son niveau de fin 2019).



Cette revalorisation du salaire minimum était l’un des engagements du gouvernement inscrits dans le Pacte progressiste de coalition conclu en décembre 2019 entre le PSOE et le parti UP Podemos. L’objectif était de porter le SMI (net des impôts et cotisations sociales) à 60 % du salaire moyen net à l’horizon de la fin de la mandature du gouvernement en 2023, et de se rapprocher des indicateurs de référence depuis le milieu des années 1990 dans le cadre de la Charte sociale européenne du Conseil européen[3].

L’objectif d’un SMI à 60 % du revenu moyen net en 2023

Un an après son installation en janvier 2020, le gouvernement de Pedro Sanchez a désigné une commission consultative (CAASMI) chargée de faire des propositions sur l’évolution du SMI à l’horizon 2023 afin d’atteindre l’objectif des 60 % du salaire moyen net [4]. Le premier rapport, remis en juin 2021 proposait un sentier de croissance du SMI pour 2022 et 2023 convergeant vers cette cible. Selon ces recommandations et sous certaines hypothèses, le SMI devait ainsi se situer en 2023 entre 1011 € et 1049 € sur 14 mois. Mais en 2022, cette trajectoire est apparue obsolète pour 2023 compte tenu des incertitudes entourant l’estimation du salaire moyen de 2020 et d’une inflation galopante (10,8 % en juillet 2022). La publication en juin 2022 d’une nouvelle Enquête sur la structure salariale (ESS) portant sur les salaires de 2020 a permis à la commission de reconstituer le salaire net moyen mensuel effectif (1 856 € en 2020), d’estimer son évolution jusqu’à 2022, selon les mêmes méthodes, et de fournir de nouvelles recommandations de hausse du SMI. Le rapport final, remis au gouvernement le 7 décembre dernier, proposait d’augmenter le SMI entre 4,6 % et 8,2 % en 2023 (entre 1046 et 1082 sur 14 mois) pour atteindre la cible des 60 % du salaire moyen net (de 2022). Ces propositions ont constitué la base de réflexion du gouvernement. Très vite, le gouvernement a montré sa préférence pour une hausse située dans le haut de la fourchette.

Au final, la hausse est de 8 %. Face à une inflation qui a atteint en moyenne annuelle 8,4 % en 2022, elle permet donc de limiter sensiblement les pertes de pouvoir d’achat des plus bas salaires[5].

 Cette décision, la dernière de l’actuel gouvernement avant les prochaines élections prévues en fin d’année, doit achever un cycle de convergence du SMI vers les normes européennes. Ce cycle avait été entamé en 2019 sous le premier gouvernement de P. Sanchez (2 juillet 2018-fin 2019) et poursuivi ensuite sous le gouvernement de coalition avec UP Podemos. Les revalorisations précédentes de 2016 (8 %) et 2017 (4 %) sous l’ancien gouvernement de droite de M. Rajoy ne venaient que compenser plusieurs années de pertes de pouvoir d’achat . Le véritable tournant politique a été engagé en 2019 avec la hausse massive de 22,3 %, suivie de trois plus modérées pendant les années Covid (5,6 %, 1,6 % et 3,6 % respectivement en  2020,  2021 et  2022). Entre 2018 et 2023, le SMI est donc passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) à 1080 € (1260 €), soit une hausse de 47 % sur les deux gouvernements de P. Sanchez (et 65 % si l’on considère la période 2016-2023).

Le positionnement de l’Espagne par rapport aux autres pays a donc radicalement changé. Historiquement, le SMI espagnol était l’un des plus bas des pays de l’UE. Jusqu’en 2016, il représentait 36 % du salaire moyen brut d’un travailleur à temps complet contre 48 % en France. En 2020, il représente 49,6 % contre 50,6 % pour la France (Graphique 1). La baisse à 47,5 % du ratio en 2021 s’explique par le fait que la hausse n’a été effective qu’au 1er septembre. Exprimé en parité de pouvoir d’achat à prix constants et corrigé de la durée du travail, le SMI horaire espagnol représente 83 % du salaire minimum horaire français en 2021 contre 61 % en 2016.

L’enjeu de la hausse du SMI

Le Pacte sur les revenus, mis en place en septembre dernier, visait à répartir le coût de l’inflation sur l’ensemble des revenus, en y associant les travailleurs du secteur privé et les entreprises, mais aussi les agents du secteur public et les retraités. L’objectif final était d’éviter l’entrée dans une spirale prix salaires, tout en protégeant les populations les plus vulnérables. A l’automne 2022, un accord a été signé dans la fonction publique portant sur une hausse de 8 % minimum des salaires sur trois ans : 1,5 % de hausse en 2022, rétroactive au 1er janvier, et en plus de la hausse de 2 % déjà appliquée ; hausse de 2,5 % en 2023 (+0,5 % si l’inflation cumulée en 2022-2023 est supérieure à 6 %, +0,5 % si la croissance du PIB est supérieure à 5,9 %) ; hausse de 2 % en 2024 (+0,5 % si l’inflation cumulée sur les 3 ans est supérieure à 8 %). De même, les retraites sont revalorisées de 8,4 % en 2023, résultat de l’indexation des retraites sur l’inflation passée, inscrite depuis la réforme de 2021. Si le pouvoir d’achat des retraités est préservé, il est probable que les fonctionnaires y perdront, l’inflation sur les 3 années couvertes par l’accord (2022-2024) dans la fonction publique pouvant être supérieure au 9 % prévus.

Les négociations sur la revalorisation du SMI entre les représentants des acteurs privés a donné lieu à des tensions fortes. Coté syndicats des travailleurs, les revendications étaient portées par la protection du pouvoir d’achat des salariés. L’Union générale des travailleurs (UGT) fixait une hausse de 10% tandis que la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CCOO) visait une progression comprise entre le haut de la fourchette proposée dans le rapport de la CAASMI à 8,2 % et 10 %. Coté patronat, la Confédération espagnole des organisations professionnelles (CEOE) représentant les grandes entreprises, et la Cepyme, couvrant les PME[6] ont annoncé qu’elles n’iraient pas au-delà de 4 %. La Cepyme a mis en avant la diversité de situation des entreprises au niveau sectoriel et territorial, en termes de taille et de productivité, et leur fragilité à supporter une trop forte hausse des salaires. Selon son rapport de mars 2022, la productivité des petites entreprises (entre 50 et 249 salariés) est 3 fois plus faible que celle des entreprises de plus de 250 salariés, et la répercussion de la hausse des couts salariaux dans les prix est parfois difficile. Dans l’ensemble des entreprises du secteur des services, le SMI représente 59,2 % du salaire moyen, mais 69,5 % dans les PME. La situation est différente dans les grandes entreprises défendues par la CEOE, davantage inquiète de l’effet boule de neige que pourrait avoir la hausse du SMI sur les négociations salariales dans le cadre des conventions collectives. Pourtant, les accords salariaux conclus en 2022 sont loin de montrer des signes de dérapage, malgré l’inflation. En décembre, la hausse cumulée des salaires négociés était de 2,78 % (et concernait 9 millions de salariés) dont 2,6 % pour les accords pluriannuels signés avant 2022 (pour 6,5 millions de salariés) et 3,24 % pour les accords signés en 2022 (2,5 millions de salariés). Concernant le salaire moyen par tête, la hausse est là aussi très inférieure à l’inflation en 2022.

Combien de salariés impactés par la hausse du SMI ?

Selon la ministre du travail Yolanda Diaz, cette hausse de 8 % du SMI impactera environ 2,5 millions de salariés (soit 15 % du total). Ce chiffre est proche de l’étude de la CCOO qui évalue, sur la base de l’enquête annuelle de population active de 2021, le nombre de bénéficiaires à 2,27 millions dont 1,93 million à plein temps. Le tableau montre que ces hausses vont bénéficier avant tout aux femmes et aux jeunes, aux salariés du secteur agricole et des services pour lesquels les taux d’incidence sont les plus élevés.

Quel impact sur la situation de l’emploi et les indicateurs de pauvreté ?

Si les études sur l’impact de la hausse du SMI sur les salaires manquent, plusieurs travaux existent sur l’impact de la hausse du SMI sur l’emploi. Ces travaux s’appuient essentiellement sur la hausse massive de 2019. A l’époque, le SMI mensuel net était passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) en 2018 à 900 € (1050 sur 12 mois). Les résultats sont fragiles et peu consensuels, même s’ils sont tous globalement négatifs, notamment dans les secteurs à faible productivité. Ainsi, la Banque d’Espagne a publié en juin 2021 un document où elle actualise ses travaux de 2019 dans lesquels elle extrapolait l’impact de la hausse de 2017 (+8 % du SMI) à celle de 2019[7]. Selon ses calculs, la perte d’emploi net se situerait entre 6 et 11 % de l’emploi salarié de la population affectée par la hausse, soit entre 0,6 et 1,1 % de l’emploi total salarié. Ceci suppose une élasticité de l’emploi des salariés concernés à la hausse du SMI comprise entre 0,3 et 0,5. Dans une étude de juillet 2020, l’AIReF (Autoridad Independiente de Responsabilidad Fiscal) estimait que la hausse du SMI de 22 % aurait entrainer une perte de l’emploi salarié entre 0,13 % et 0,23 % (soit entre 19 000 et 33 000 affiliés au régime général), frappant principalement les jeunes et les régions aux plus bas revenus. Le centre de recherche ISEAK consulté par le gouvernement en 2022 a conclu que la hausse de 2019 aurait eu un impact nul sur l’emploi à très court terme (5 mois) et légèrement négatif (-1,9 % sur le groupe concerné, soit environ – 28 000 salariés) au-delà. D’autres études affichent des résultats plus négatifs.  La banque BBVA Research avait prévu des pertes d’emplois entre 75 000 et 195 000 en 2019-2020. La Cepyme estime que sur la période 2018-2022, la hausse de 35,9 % du SMI aurait provoqué la disparition de 217 500 emplois, 71 600 emplois ayant été détruits et 145 900 emplois non créés.

En conclusion, l’objectif de hausse du SMI net à 60 % du salaire moyen net est il atteint ? Sur la base de l’estimation du salaire moyen net mensuel de 2022 calculée par la CAASMI de 1961 euros, le compte est bon. Le SMI (brut) à 1080 euros sur 14 mois en 2023 correspond à un SMI brut de 1262 euros sur 12 mois, et de 1176,6 euros en net, soit 60 % de 1961 euros. Si l’on raisonne en brut, le SMI sur 12 mois de 2023 rapporté au salaire moyen de 2021, calculé à partir de la dernière enquête annuelle sur la population active de novembre 2022, converge également vers la cible des 60 %. Mais les données sont fragiles. Reste à les valider quand l’enquête sur la structure salariale de 2023 sera publiée. En attendant, le pouvoir d’achat du SMI a progressé de 23,6 % entre 2017 et 2022, ce qui n’est pas le cas des salaires négociés et du salaire moyen par tête (-3,5 % et -2,7 % respectivement) sur la période). Par ailleurs, la convergence des normes sociales espagnoles vers celles des grands pays de l’UE et la réduction des inégalités sociales  (hausse du SMI, introduction d’un revenu minimum vital, réforme du marché du travail, indexation des retraites sur l’IPC, …) apparaissent bien comme des critères de modernisation de la société et de l’économie espagnole.


[1] En Espagne, le SMI est établi à un niveau mensuel par Décret-Loi Royal selon les termes inscrits dans l’article 27 du Statut des travailleurs. La décision est prise par le gouvernement après consultation des organisations syndicales et professionnelles les plus représentatives. Elle doit prendre en compte différentes variables : l’inflation, la productivité moyenne, la participation des revenus du travail dans le revenu national et la situation économique conjoncturelle.

[2] Le SMI est exprimé sur 14 mois car selon la loi, le salarié doit bénéficier de deux primes annuelles (en plus des 12 mois de salaire) : l’une en juillet et l’autre en décembre, chacune équivalente à un mois de salaire. La convention collective dont dépend le salarié peut prévoir le prorata de ces primes en 12 mensualités.

[3] Plusieurs indicateurs de référence ont depuis été proposés dans la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union Européenne (adoptée par le Conseil européen le 19 octobre 2022) : un seuil de 60 % du salaire médian brut, ou 50 % du salaire moyen brut pour le SMI brut, ou 50 ou 60 % du salaire moyen net pour le SMI net.

[4] Le premier mandat de cette commission a été d’évaluer le salaire moyen net pour 2020, nécessaire au calcul de la cible de SMI pour 2023. L’estimation a été faite sur la base de l’Enquête sur la structure salariale (ESS) de 2018, l’Enquête trimestrielle sur les couts salariaux (ETCL) de 2019 et les données sur les conventions collectives du travail pour l’année 2020.

[5] L’inflation moyenne ne tient cependant pas compte de la structure du panier de biens consommés par les bas revenus, où les postes qui ont connu les plus fortes hausses de prix sont également ceux qui sont le plus consommés (alimentation, énergie). Un rapport de la BCE a montré que l’inflation pour les ménages du premier quintile de revenus était, en septembre 2022, 1,9 point supérieure à l’inflation des ménages du dernier quintile.

[6] Selon les données de la Cepyme, les PME assurent 60 % de l’emploi salarié total, dont 22,5 % travaillant dans des entreprises ayant entre 1 et 9 salariés, 21,7 % dans des entreprises ayant entre 10 et 49 salariés et 16,8 % dans des entreprises ayant entre 50 et 250 salariés. Les micro entreprises sont plutôt concentrées dans le secteur de l’agriculture et la construction, et les petites entreprises dans l’industrie et la construction.

[7] Dans cette première estimation, l’impact de la hausse de 2019 était une perte de 0,8 % de l’emploi salarié en CDI à temps complet.




Inégalités des chances au concours externe de l’ENA
Le rôle du genre croisé à l’origine sociale

par Maxime Parodi, Hélène Périvier, Fabrice Larat






Guerre en Ukraine et hausse des tensions internationales : quel impact sur le PIB ?

par Raul Sampognaro

L’invasion de l’Ukraine lancée par la Russie le 24 février 2022[1] a constitué un choc majeur pour l’économie européenne, déjà mise à mal par d’autres facteurs contraignants (difficultés d’approvisionnement[2], difficultés de recrutement, hausse des prix énergétiques, inflation). Au-delà des effets massifs sur l’économie des pays directement concernés par la guerre et en particulier pour le pays agressé (pertes humaines, destruction de capital, détournement des ressources de la production entre autres), la montée des tensions géopolitiques peut avoir des effets économiques y compris dans des pays non engagés (directement) dans le conflit. Face à ces tensions, ces derniers peuvent augmenter leurs dépenses militaires, avoir des comportements d’investissement attentistes, augmenter l’épargne de précaution, subir un choc de prix importé et de flux des capitaux (entrants ou sortants) non anticipé. Dans une étude, disponible en ligne, nous avons tenté de quantifier les effets des tensions en cours sur la croissance du PIB dans les six économies les plus suivies au sein de l’OFCE : la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Par ailleurs, nous avons tenté de mesurer l’impact sur le commerce mondial et la production industrielle globale.



Caldara et Iacoviello (2022) viennent de proposer un indicateur quantitatif de risque géopolitique. Les auteurs construisent un indicateur portant sur le niveau de tensions au niveau global et l’ont décliné pour 43 pays, parmi lesquels les principaux acteurs de la scène internationale. Cette étude précise en outre la méthode statistique employée pour quantifier l’impact causal des évolutions observées en 2022. Cette publication arrive au bon moment pour le prévisionniste.

2022 : une année historique pour les relations internationales

Pour Caldara et Iacoviello (2022), le risque géopolitique est associé à l’impact des crises internationales et plus spécifiquement à la violence qui affecte le cours pacifique des relations internationales. Selon eux, le risque géopolitique se réfère à la menace, à sa matérialisation ou à l’escalade d’un conflit pré-existant. Ces conflits peuvent avoir un rapport avec une guerre, le terrorisme ou tout autre type de tension entre des États ou des acteurs politiques. Il faut noter que le terme risque utilisé par les auteurs pour ce type de phénomène admet une acception large qui va au-delà de la mesure de l’incertitude ou de la probabilité qu’un événement aléatoire se réalise. L’indice de risque géopolitique mesure non seulement les conflits potentiels (ce qui est cohérent avec une définition probabiliste du risque) mais aussi les conflits effectivement en cours[3].

Depuis les années 1980, cet indice a connu des évolutions majeures notamment pendant la guerre du Golfe, le 11 septembre, la guerre en Irak ou plus récemment l’invasion de l’Ukraine (voir Figure 1). Par ailleurs, entre 2003 et 2022, des pics de tensions ponctuels suivent les différents attentats terroristes ayant eu lieu en Europe (la France en première ligne) mais aussi aux États-Unis comme d’autres conflits (guerre en Libye par exemple).

Bien évidemment, ce choc n’affecte pas tous les pays de façon homogène. La Figure 2 présente les évolutions récentes de l’indice de risque géopolitique dans une sélection de pays depuis le début de l’année 2022. Sans surprise l’évolution du risque est maximale en Ukraine et en Russie. Dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, le risque géopolitique augmente de façon très forte en Allemagne, pays particulièrement dépendant des hydrocarbures russes. Les autres pays européens semblent – logiquement – plus exposés aux tensions actuelles que la Chine et les États-Unis.

La croissance allemande fortement affectée par la montée des tensions

Dans l’étude nous estimons les réactions de certaines variables économiques (PIB, investissement, taux d’intérêt, capitalisation boursière) causées par un choc de risque géopolitique[4]. Dans nos principaux résultats, le choc géopolitique induit une baisse des prix du pétrole et des taux d’intérêt de façon endogène. Dans ce contexte, un choc de risque géopolitique opère comme un choc de demande. Lorsque cet effet négatif sur les prix énergétiques est présent – ce qui n’est pas le cas pour tous les pays – nous avons neutralisé cet effet endogène qui ne semble pas opérationnel dans le contexte actuel, notamment en Europe, pour faire des évaluations quantitatives plus robustes.

Selon nos estimations, si l’indice de risque géopolitique global reste jusqu’à la fin de l’année à son niveau d’octobre 2022, la montée des tensions géopolitiques observée en 2022 expliquerait une baisse du commerce mondial des marchandises de 0,7 point (en volume) et une baisse de la production industrielle mondiale de 0,6 point. En outre, l’Allemagne aurait pu perdre jusqu’à 1,1 point de PIB en 2022 en raison de la montée des tensions géopolitiques de l’année. Ailleurs, les effets sont plus faibles mais significatifs : entre 0,4 et 0,5 point de PIB en France, 0,3 et 0,4 point aux États-Unis, en Italie et au Royaume-Uni. Enfin, la perte du PIB en Espagne serait de 0,2 point (Tableau 1)[5].

Ces résultats constituent une base de réflexion mais sont à prendre avec prudence. Chaque crise internationale est unique et il est difficile de l’évaluer exclusivement à l’aune d’un indicateur quantitatif. En particulier, la crise actuelle a des conséquences majeures sur l’approvisionnement énergétique en Europe, notamment en termes de gaz, ce qui produit une crise différente de celle qui ressort spontanément d’un modèle statistique fondé sur les observations du passé[6].


[1] Avertissement : lorsqu’il est mentionné que l’invasion de l’Ukraine par la Russie date du 24 février 2022, ceci est fait par facilité de langage. Il ne faut pas oublier que des portions du territoire ukrainien, notamment la Crimée, sont sous contrôle russe depuis l’année 2014. Ce qu’on vit actuellement, loin de constituer le début d’un conflit, est avant tout le franchissement d’un cap dans un conflit persistant depuis de longues années.

[2] Voir Dauvin (2022) pour une analyse de l’effet du choc d’approvisionnement sur la croissance du PIB dans six économies avancées.

[3] Le lecteur intéressé par une présentation exhaustive peut se référer à l’article original pour avoir plus de détails.

[4] Les estimations sont faites par la méthode des projections locales à la Jordà. Voir Òscar  Jordà, 2005, « Estimation and Inference of Impulse Responses by Local Projections », American Economic Review, vol. 95, n° 1, pp. 161-82. https://doi.org/10.1257/0002828053828518.

[5] Bien évidemment, si l’essentiel de la montée des tensions internationales peut être attribué aux conséquences des décisions russes, il n’est pas possible d’exclure d’autres sources de tensions internationales notamment en lien avec le futur de Taïwan et les relations sino-américaines.

[6] Geerolf (2022) discute des implications liées à la modélisation d’un choc d’approvisionnement énergétique dans le cadre précisément d’un arrêt de l’approvisionnement du gaz russe.




Banque centrale européenne et démocratie

Christian Pfister[1]

La BCE n’est pas une institution politique. Toutefois, c’est une institution publique, chargée d’une mission d’intérêt public, celle d’émettre la monnaie légale, l’euro, dans les pays qui l’ont adopté. Son action ne peut donc que s’insérer dans le débat démocratique.

La première partie de ce billet montre comment la BCE s’insère dans le débat démocratique. La deuxième partie décrit le défi auquel elle se trouve confrontée en raison de l’élargissement implicite de ses missions. La  troisième et dernière partie spécule sur les moyens juridiques de gérer le hiatus entre le statut de la BCE, qui n’a pas évolué depuis sa création, et la pratique.

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique

Je m’efforce de répondre à deux questions : comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ? Cette insertion peut-elle être améliorée ?

Comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ?

La BCE s’insère de deux manières dans le débat démocratique : par son statut et dans son fonctionnement :

S’agissant du statut, il faut rappeler des faits connus, mais je crois essentiels, car le statut de la BCE fournit le « socle dur » à son insertion dans le débat démocratique. À cet égard, deux points méritent d’être relevés :

(i)  les statuts de la BCE et du Système européen de banques centrales (SEBC) sont annexés au Traité de Maastricht, ce qui a le double avantage de leur donner une forte légitimité et de les rendre difficiles à modifier. Cette difficulté à modifier les statuts de la BCE est importante car, associée à l’indépendance de l’institution, elle lui confère une forte crédibilité, rendant son action plus efficace. Le débattement des taux d’intérêt nécessaire pour stabiliser l’économie devrait ainsi se trouver réduit, permettant in fine d’améliorer les termes du dilemme inflation-chômage au cœur de la conduite de la politique monétaire (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 58 à 75). Cela est particulièrement utile lorsque la faiblesse de la croissance potentielle réduit le taux d’intérêt réel d’équilibre, durcissant la contrainte de limite effective des taux d’intérêt à la baisse (Pfister et Valla, 2017).

(ii) en France, en particulier, il aura fallu une modification de la Constitution pour rendre la Banque de France indépendante, en conformité avec les statuts de la BCE et du SEBC. Il aura aussi fallu un référendum pour ratifier le Traité. C’est une très forte caution démocratique, dont à ma connaissance aucune autre institution ne peut se prévaloir depuis le début de la Vème République.

S’agissant du fonctionnement de la BCE,

(i) Celle-ci a un devoir de responsabilité (accountability). Ce devoir est codifié par des règles insérées dans son statut, notamment la participation à des auditions de ses dirigeants devant les commissions du Parlement européen. Cette responsabilité a une double signification. D’abord, c’est le pendant et d’une certaine manière le garant de l’indépendance : une institution publique qui refuserait  de s’expliquer sur ses actions verrait rapidement ses attributions mises en cause. Ensuite, c’est le gage d’une plus grande efficacité de la politique monétaire : en s’expliquant mieux, on prend davantage de chances de convaincre (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 76 à 97). Le comprenant, la BCE est d’ailleurs allée au-delà de ses obligations statutaires, par exemple en organisant des conférences de presse à l’issue des réunions du Conseil des gouverneurs ou en publiant ses prévisions économiques ainsi qu’une grande quantité et variété de travaux de recherche.

(ii) Cela dit, on peut se demander si l’indépendance est compatible avec un mandat large (en posant cette question, j’anticipe sur la suite).

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique peut-elle être améliorée ?

La réponse est que le dialogue peut certainement être amélioré avec les institutions démocratiques (Parlement européen, Commission européenne, Conseil de l’UE). Ceci peut notamment se faire par des échanges et auditions plus fréquents et plus approfondis. Néanmoins, les auditions par le Parlement européen sont déjà à sa discrétion. Le dialogue – ou le trilogue – peut aussi être amélioré avec l’Université, une institution qui à mon sens a un rôle important à jouer dans le débat démocratique.

Mais il faut être deux pour dialoguer (It takes two to tango). Or,

(i) Comprendre la politique monétaire suppose un « coût d’entrée » et les compétences n’existent pas toujours du côté des institutions démocratiques : elles doivent donc s’en doter. On peut penser à 2 voies pour cela : 1/ la première consisterait à ce qu’elles diversifient leur recrutement ; on peut ainsi noter qu’il y a parmi les décideurs politiques de très bons connaisseurs des sujets les plus divers (l’agriculture, la pêche, l’écologie, les impôts,…), mais qu’il y en a peu en politique monétaire dont tout le monde s’accorde pourtant à dire que c’est un sujet important ; 2/ la deuxième voie est de se faire appuyer par des experts, un peu comme, aux États-Unis, le Congressional Budget  Office assiste le Congrès en matière économique et budgétaire ;

(ii) Par ailleurs, il faut bien constater que le débat universitaire sur la politique monétaire reste pauvre dans l’Université européenne : il y a là un contraste avec l’Université américaine où, par exemple, un débat s’est précocement développé sur le caractère durable ou non de l’accélération des prix depuis 2020. Par exemple, certains économistes (notamment Lawrence Summers et Paul Krugman), qui avaient approuvé les précédentes mesures adoptées par la Fed pour soutenir l’économie, l’ont critiquée dès la première moitié de l’an dernier pour son attentisme face au retour de l’inflation. Plus d’un an plus tard, on n’a pas encore un débat similaire en Europe.

La BCE au défi d’un élargissement implicite de ses missions

Je distingue deux types d’élargissement : celui imposé et celui par défaut.

Élargissement imposé

L’Art. 127(1) du TFUE impose un objectif final de stabilité des prix à la BCE mais aussi, sans préjudice à l’objectif final, l’obligation de soutien des politiques économiques de l’UE.

Il ne peut donc y avoir de conflit avec l’objectif primaire. Mais, avec la multiplication des politiques économiques de l’UE, les objectifs secondaires se multiplient eux-mêmes pour la BCE. Comment alors gérer les injonctions contradictoires pouvant résulter de conflits entre objectifs secondaires?

Je prends l’exemple de la lutte contre le changement climatique. Certains voudraient que la BCE ne refinance pas les banques qui prêtent à des entreprises émettrices de carbone ou n’achètent plus les titres que ces entreprises émettent, même lorsqu’elles investissent précisément pour réduire leur empreinte carbone. Or, une telle décision pourrait avoir un effet d’opprobre, coupant ces entreprises de tout financement, avec des conséquences négatives pour la croissance et l’emploi, deux autres objectifs secondaires de la politique monétaire. De fait, pour prendre en compte l’objectif de lutte contre le changement climatique, la BCE a adapté sa politique de garantie lorsqu’elle prête aux banques et sa politique d’achat de titres « corporate » (Pfister et Valla, 2021). Mais elle ne pouvait pas le faire de la manière extrême voulue par certains.

Élargissement par défaut

Au-delà du Traité, la question qui se pose est la suivante : que faire si les institutions démocratiques ne remplissent pas le rôle qui est supposément le leur et que la BCE dispose, au moins en apparence et à court terme, des moyens pour soulager les contraintes, ce que l’on a complaisamment appelé le « bazooka monétaire » ? Trois exemples sont : la non-application du Pacte de stabilité et la dérive des finances publiques qu’elle a autorisée (Jaillet et Pfister, 2022), l’insuffisance des mesures d’ajustement et de recapitalisation bancaire à la suite de la crise financière mondiale et la quasi-absence, dans la plupart des États-membres, de politiques fiscales pour lutter contre le changement climatique, bien que ce soit les politiques les plus efficaces pour cela.

Jusqu’à présent, les conséquences de ces responsabilités esquivées par les responsables des politiques économiques ont largement dû être prises en charge par la BCE. Celle-ci a notamment dû multiplier ses instruments de politique monétaire, avec pour conséquence une interférence de plus en plus forte avec les allocations de marché : le marché monétaire, ceux des obligations bancaires, d’entreprises et d’État sont de nos jours assez largement administrés par la BCE. Cela crée un double problème : 1/problème d’efficacité économique : la BCE est-elle meilleur juge que les autres agents économiques de l’allocation des facteurs ? 2/mais aussi problème de conformité aux principes qui fondent l’insertion de la BCE dans le débat démocratique, ceci à un double titre. D’abord, la BCE se voit jouer un rôle non envisagé initialement, sans modification des textes. Ensuite, un hiatus se forme au regard de l’Article 2 des statuts de la BCE et du SEBC. En effet, celui-ci dispose que « le SEBC doit agir en conformité avec le principe d’une économie ouverte avec libre concurrence, favorisant une allocation efficace des ressources ».

Quelles voies juridiques pour résorber le hiatus entre textes et pratiques ?

À partir de la situation actuelle et à titre exploratoire, deux scénarios juridiques sont a priori envisageables :

Le statu quo

l’avantage serait de se passer d’une modification du TFUE, procédure longue et hasardeuse. Il serait aussi de permettre le retour spontané au fonctionnement d’avant la crise financière mondiale. Il ne faut toutefois pas se leurrer sur les embuches auxquelles la BCE pourrait se trouver confrontée dans cette dernière voie : les bénéficiaires du fonctionnement actuel, en premier lieu les Etats et les banques, s’y opposeront probablement, sans doute pas directement mais plutôt par média interposés. Il n’est que de voir la pluie de critiques qui a accueilli le propos de Christine Lagarde lors d’une de ses conférences de presse, pourtant en stricte conformité avec le statut de la BCE : « La BCE n’est pas là pour gérer les spreads ». L’inconvénient du statu quo est bien sûr de laisser perdurer le hiatus entre les textes et la pratique. Plus longtemps ce sera le cas, plus le retour au statu quo ante sera difficile ;

La modification des textes 

Ici, deux sous-scénarios extrêmes sont possibles. Dans le premier, l’élargissement des missions de la BCE est entériné et codifié. S’agissant de ce que j’ai appelé l’élargissement imposé, les moyens de gérer les conflits d’objectifs secondaires seraient spécifiés, par exemple en hiérarchisant à leur tour ces objectifs. Il serait aussi théoriquement possible d’imposer légalement à la BCE des tâches que l’inaction des autorités publiques l’ont induite à assumer. Néanmoins, cette dernière voie comporterait des risques, outre ceux inhérents à tout processus politique, dont l’objectif est presque toujours à court terme, ce qui est a contrario la justification de l’indépendance de la banque centrale. Ces risques sont de trois natures. Le premier risque est d’évacuer les ajustements de marché, comme ce serait partiellement le cas dans la proposition d’administration des spreads formulée par Blanchard et al. (2021), ou de manière plus claire encore dans la proposition de Mathieu et Sterdyniak (2022). En effet, ces derniers auteurs proposent que la BCE intervienne sur les marchés des titres d’État pour y maintenir des taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance économique, permettant à leur tour de financer des dépenses publiques quasi illimitées. Le deuxième risque est bien sûr, en transférant à la BCE une partie des responsabilités des politiques, d’en faire une institution relevant elle-même de la sphère politique, donc par construction non-indépendante. Le troisième risque est celui d’une perte de crédibilité de la BCE, donc une moins grande efficacité de son action (Drumetz et al., 2015). Dans un deuxième sous-scénario, opposé au premier, le TFUE serait au contraire modifié pour séparer davantage les responsabilités entre les instances politiques et la BCE, notamment sur le plan budgétaire. Les achats de titres publics pourraient ainsi être interdits, en conformité avec l’esprit mais non la lettre du Traité actuel, tandis que le Pacte de Stabilité serait renforcé, par exemple en accroissant le rôle de la Commission.

En tout état de cause, en arrière-fond du débat sur la BCE et la démocratie, il y a un débat de société, un débat sur le type de démocratie que nous souhaitons et sur la place que les individus et les institutions doivent respectivement y jouer.

Références

Blanchard O., Leandro A., Zettelmeyer J., 2021, « Redesigning EU fiscal rules: from rules to standards », Economic Policy, vol. 36, n° 106, pp. 195-236, 9100_Redesigning-EU-Fiscal-Rules.pdf (economic-policy.org).

Drumetz F., Pfister C., Sahuc J.G., 2015, Politique monétaire, deuxième édition, De Boeck.

Jaillet P., Pfister C., 2022, « Quelles règles budgétaires pour quelle UEM ? », Revue d’économie financière, à paraître.

Mathieu C., Sterdyniak H., 2022, « Towards New Fiscal Rules in the Euro Area? », Intereconomics, vol. 57, n° 1, pp. 16-20, https://www.intereconomics.eu/contents/year/2022/number/1/article/towards-new-fiscal-rules-in-the-euro-area.html.

Pfister C., Valla N., 2017, « Nouvelle Normale” ou “Nouvelle Orthodoxie” ? Éléments d’un nouveau cadre d’action pour les banques centrales », Revue économique, vol. 68 – Supplément, septembre, pp. 41-62 (https://www.cairn.info/revue-economique-2017-HS1-page-41.htm)

Pfister C., Valla N., 2021, « Une banque centrale pour le changement climatique ? », Revue d’économie financière, 143, 241-267, https://www.cairn.info/revue-d-economie-financiere-2021-3-page-241.htm.


[1] Sciences Po et Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce texte fait suite à une intervention de l’auteur dans le cadre de la séance du 20 mai 2022 du séminaire “Théorie et économie politique de l’Europe” organisé par le Cevipof et l’OFCE. Les points de vue exprimés n’engagent ni Sciences Po, ni Paris 1 Panthéon-Sorbonne.




Que les riches lèvent le doigt !

par Guillaume Allègre

L’Observatoire des inégalités a publié en juin son rapport sur les riches en France. La discussion s’est focalisée sur la définition d’un « seuil de richesse ».  Plusieurs limites du seuil retenu sont exposées et discutées dans le rapport. Nous proposons dans ce billet de les prolonger et de proposer un seuil de richesse alternatif, combinant revenus et patrimoine.

L’approche de l’Observatoire des inégalités est légitime et bienvenue. Définir un seuil de richesse est conventionnel mais permet, une fois la convention acceptée, de répondre à des questions en termes d’évolution de la proportion de riches et de comparaison internationale. Cela permet aussi de répondre à la question « qui est riche ? » et de regarder les évolutions de la composition. En réalité, la définition d’un seuil de richesse étant arbitraire, les réponses à « qui ? » et « combien ? » vont dépendre en grande partie de ces arbitrages. L’intérêt réside souvent alors dans les évolutions et les comparaisons internationales. Comme noté par les auteurs du rapport, le seuil de richesse et la proportion de riches dans la population ne sont pas définis ou calculés par les instituts statistiques au niveau national (INSEE) ou européen (Eurostat), contrairement au seuil et au taux de pauvreté. On comprend aisément pourquoi : il existe un consensus politique pour lutter contre la pauvreté, mais pas pour lutter contre la richesse[1]. Pour certains, lutter contre la richesse relèverait de l’envie ou de jalousie[2], tandis que d’autres soulignent l’indécence de la richesse tant que la pauvreté subsiste (OXFAM se demandait chaque année combien de personnes sont aussi fortunées que les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres soit la moitié de la population mondiale : la réponse en 2017 était 8[3]). Quelle que soit son opinion politique, il y a un mérite à répondre aux questions descriptives, mérite qui ici revient à l’Observatoire des inégalités.



La discussion publique s’est focalisée sur le niveau du seuil de richesse proposé par l’Observatoire et la réponse à la question : « Etes-vous riche ? » (également )[4]. L’Observatoire répond oui si vous avez plus de 3 673 euros de revenus par mois pour une personne seule et 7 700 pour un couple avec deux enfants. Le seuil est fixé de façon conventionnelle à deux fois le niveau de vie médian et donc à quatre fois le seuil de pauvreté à 50%. Aujourd’hui le seuil de pauvreté utilisé par les institutions est plutôt de 60% du niveau de vie médian mais l’observatoire plaide depuis longtemps pour l’utilisation d’un seuil à 50% plus proche de la représentation commune de la pauvreté[5]. C’est une autre question mais qui pose en symétrie la question du seuil de richesse retenu ici et qui peut paraître relativement bas (pour certains). « A 3 700 euros et (rajouter un contexte défavorable comme locataire à Paris), on n’est pas riche » !  Cette phrase est objectivement vraie : si vous êtes au seuil de richesse mais vivant dans un contexte défavorable, non pris en compte par l’indicateur (qui ne considère que le revenu disponible et la composition familiale), alors vous êtes objectivement moins riche et donc sous le ‘vrai’ seuil de richesse. En proposant un classement complet avec un nombre de variables limité, on se heurte inévitablement à des erreurs de classement. Se pose aussi la question du niveau absolu : à 3 700 euros on ne serait pas riche. Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, propose une lecture politique : « penser que la répartition des richesses se résume au combat des 99 % d’en « bas » contre le 1 % du haut de la pyramide, comme le dit le plus souvent la gauche française, est démagogique ». L’idée est de souligner qu’en prenant un seuil comparable au seuil de pauvreté, on peut définir la richesse à partir d’un niveau de revenu auquel les personnes se définissent aujourd’hui dans la classe moyenne supérieure. Utiliser le seuil de 2 fois le niveau de vie médian permet de déconstruire la catégorie floue, un peu trop confortable, de classe moyenne supérieure[6].

Le seuil à 200% reste tout de même arbitraire. L’avantage du seuil de pauvreté à 60% est qu’il a été débattu et choisi dans un processus politique européen (la France utilisait 50% auparavant), ce qui lui donne une forme de légitimité. Une alternative est d’utiliser plusieurs seuils (0,1%, 1%, 10%), comme le fait à certains endroits le rapport. Après tout, le revenu est une variable continue : on est toujours plus ou moins riche, plutôt que riche ou non-riche. Il est possible d’utiliser des représentations continues, comme le fait Piketty depuis un certain nombre d’années, avec des moyennes par décile de niveau de vie et un zoom sur les 1 et 0,1% les plus aisés. Ce type de représentations s’impose de plus en plus dans les sciences sociales, notamment grâce à l’accès à des données plus précises. Les déciles de niveau de vie remplacent petit à petit le concept de classes sociales (ou définissent ses contours). Paradoxalement, l’Observatoire penche plutôt pour une vision continue des inégalités… en introduisant un seuil de richesse dans un objectif de mise sur l’agenda politique.  Il y a en effet plusieurs façons de mesurer le chômage, la pauvreté ou la richesse nationale. Multiplier les indicateurs permet de mieux appréhender les différentes facettes d’une réalité complexe mais se mettre d’accord sur un seul indicateur (taux de chômage, taux de pauvreté, Pib) permet d’éviter le cherry picking[7] dans le débat public.

Outre le niveau du seuil, une autre controverse importante concerne l’utilisation du seul revenu comme variable pertinente de richesse sans tenir compte du patrimoine. Madec et Pucci comparent seuil de richesse et budget décent selon le statut d’occupation du logement, le territoire et la composition familiale. La première question posée est : « comment comparer un propriétaire sans frais d’emprunt et un locataire (ayant signé son bail récemment dans une ville tendue) ? ». La question est légitime : dans le sens commun, ces deux individus ne sont pas aussi riches même s’ils ont le même revenu. La question se pose aussi pour le taux de pauvreté. Une solution – proposée dans le rapport – est d’« ajouter aux revenus des ménages propriétaires de leur logement l’équivalent de la valeur des loyers qu’ils ne paient pas, contrairement aux autres » : soit les fameux « loyers fictifs ». Dans ce cas, il faudrait aussi ajouter un avantage HLM pour les locataires du parc social.

Ignorer l’effet de la propriété est d’autant plus dommageable que le terme de richesse renvoie souvent dans l’imaginaire à l’idée de fortune, plus qu’à celui de hauts-revenus[8]. En effet, pendant très longtemps, les riches étaient ceux qui avaient du capital et les revenus qui vont avec : étaient riches ceux qui pouvaient vivre sans travailler. Puis, le poids du capital a beaucoup baissé : de 7 fois le revenu national en 1910, il passe à un peu plus de 2 fois en 1950… pour remonter à moins de 6 fois en 2010 (Piketty, Le Capital au XXe siècle). Il y a tout de même deux très grandes différences entre 1910 et 2010 ou aujourd’hui : la constitution d’une classe moyenne patrimoniale, à base majoritairement d’immobilier, et le fait qu’en 2010 les hauts revenus ont tendance à également être les hauts patrimoines et inversement : Milanovic parle d’Homoploutia. Les détenteurs de hauts patrimoines ont tendance à travailler et avoir des hauts revenus, et les personnes à hauts revenus ont du patrimoine et/ou vont hériter. Mais ce qui est vrai en tendance ne l’est pas pour tous, ni même pour la plupart lorsque l’on regarde à un niveau fin (Figure 3, page 12). Or, il est facile de calculer qu’un individu au seuil de richesse selon l’Observatoire peut emprunter aujourd’hui, pour un taux d’endettement à 35%, de quoi acheter un… 30m2 à Paris, ce qui le placerait pratiquement au niveau du seuil de surpeuplement modéré selon l’INSEE (25m2 pour une personne seule) ! Cette personne si elle décide de devenir propriétaire pourrait être riche au sens de l’Observatoire des inégalités, mais pauvre en logement, avec un actif net de dettes qui pourrait devenir négatif si les prix de l’immobilier chutaient !

Puisque revenus et patrimoine – au-delà de la seule résidence principale – comptent pour déterminer la position économique des individus et foyers, il paraît souhaitable de combiner les deux dimensions dans un indicateur de « richesse ». Ceci est pertinent car tous les patrimoines ne génèrent pas de revenus – contrairement aussi à 1910. Les statistiques officielles ne comptent pas comme revenu les loyers des propriétaires occupant d’un logement, principal comme secondaire, alors que c’est une charge pour les locataires : à revenu déclaré ou disponible égal, l’aisance financière des premiers est objectivement plus importante que celle des seconds. D’autres actifs financiers ne procurent pas toujours des dividendes bien qu’ils génèrent des plus-values. Pour tenir compte de la richesse provenant de la possession d’un patrimoine – même en dehors des revenus imposables qu’il génère – on pourrait ajouter aux revenus hors patrimoine des revenus (fictifs) du patrimoine équivalent à 4% de la valeur du patrimoine (nette des dettes), ce qui correspond environ au rendement moyen du capital (et à un rendement locatif net). En pratique, si l’on ajoute les revenus fictifs procurés par le double du patrimoine médian (330 000 euros), il faut rajouter environ 1 100 euros de revenu du patrimoine fictif par foyer. Le seuil de richesse pourrait ainsi passer de 3 700 euros mensuels à 4 800[9].

La méthode qui consiste à combiner revenus réels du travail et revenus fictifs du patrimoine est utilisée par la fiscalité néerlandaise : jusqu’en 2021 elle considérait que les patrimoines génèrent en moyenne 4% de revenus et taxait ces gains à l’impôt sur le revenu de façon forfaitaire (à un taux de 31%), ce qui revenait à un impôt sur la fortune à 1,2% (et à défiscaliser les revenus réels du patrimoine)[10].

Mais on s’avance : la fiscalisation des loyers fictifs est une proposition hautement inflammable. L’idée ici n’est pas de proposer un impôt supplémentaire mais de mieux décrire une réalité perceptible par tous : mieux vaut être riche en revenus et en patrimoine qu’être riche en revenus et pauvre en patrimoine[11].  Mais s’il ne serait pas très heureux de vouloir combiner dans un indicateur synthétique santé et revenus, ce n’est pas le cas pour revenus et patrimoine : alors que santé et revenus sont complémentaires pour atteindre un certain niveau de bien-être, revenus et patrimoine sont en grande partie substituables pour définir l’aisance financière ou la richesse.

Pour finir, il est intéressant de noter que ce billet, celui de Madec et Pucci, celui de Damon, de même que l’article du Monde (« Peut-on déterminer un  seuil de richesse comme on définit un seuil de pauvreté » ? ) et d’autres articles dans la presse et sur internet discutent de l’indicateur de richesse. Par contre, personne ou presque ne discute de ce que l’indicateur indique : le « taux de richesse » baisse assez fortement en France (de 9% en 2011 à 7,1% en 2019). Or, si l’on veut mettre un indicateur à l’agenda public, il faut favoriser une discussion non pas seulement sur l’indicateur mais sur ce qu’il mesure (« pourquoi la proportion de riches baisse-t-elle ? »). Le problème en l’occurrence est qu’aucun acteur investi n’y a un intérêt immédiat. Ceux qui sont plutôt favorables à des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités dans le haut de l’échelle seront réticents à communiquer sur une baisse de ces inégalités en l’absence de ces politiques et ceux qui n’y sont pas favorables n’ont pas intérêt à ce que ce débat ait lieu : rien de mieux que la discrétion. A cette discrétion, préférons la publicité donnée par l’Observatoire des inégalités.


[1] On me signale que compter n’a pas nécessairement d’implications normatives, ce qui peut être juste en général mais faux dans ce cas particulier. C’est manifeste pour le taux de pauvreté qui est un indicateur descriptif mais qui a une grande normativité car il est entendu que la pauvreté doit être réduite. Construire un indicateur de richesse de façon symétrique à l’indicateur de pauvreté, c’est-à-dire comme un indicateur d’inégalités relatives, c’est implicitement faire passer le message qu’il faut lutter contre toutes les inégalités, dans le bas comme dans le haut de la distribution.

[2] Ce thème est surtout prégnant dans le débat public américain, voir : https://www.forbes.com/sites/taxnotes/2021/08/09/envy-doesnt-explain-soak-the-rich-taxation/?sh=71b4858872d2

[3] L’association a apparemment arrêté ce comptage, peut-être parce que les plus pauvres au niveau mondial n’ont pas de patrimoine : chaque Français n’étant pas à découvert sur son compte en banque avait donc un patrimoine supérieur à celui, cumulé, d’une grosse partie de l’humanité.

[4] Le parallèle avec la pauvreté s’arrête là : aucun magazine sur internet ne demande « êtes-vous pauvre ? » à ses lecteurs.

[5] https://www.inegalites.fr/pauvre-exageration : « Du point de vue des revenus stricto sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes. C’est pourquoi l’Observatoire des inégalités publie les différents seuils mais utilise dans ses analyses, quand c’est possible, le seuil à 50 % ».

[6] Les économistes ont tendance à définir les classes selon le niveau de vie relatif. Par exemple, les 10% les plus bas revenus (D1) sont les pauvres ; les 40% suivant les classes populaires (D2-D5) ; les 40% suivant les classes moyennes (D6-D9) et les 10% les plus hauts revenus (D10), les aisés.  L’avantage de cette convention est une relative symétrie. L’inconvénient est que les « classes moyennes » sont celles qui ont un niveau de vie supérieur à la médiane, ce qui est difficile à comprendre si l’on n’utilise plus une classification en trois classes : ouvrière, moyenne, supérieure (le moyen étant alors justifié par la centralité sociale entre les deux autres classes). La classe moyenne supérieure est parfois définie comme D9, ou alternativement C90-99 (les 10% les plus aisés moins les 1%). Ces individus sont en effet beaucoup moins riches que les 1% mais ce groupe n’a rien de moyen, la classe moyenne ayant déjà des revenus supérieurs à la moyenne.

[7] Technique argumentative consistant à choisir les seuls faits ou données qui servent votre propos.

[8] Le rapport discute également d’un seuil de fortune à 3 fois le patrimoine médian. Richesse en revenus et fortune en patrimoine sont discutées séparément alors que, selon l’approche proposée ici, elles se combinent.

[9] Le seuil réel dépend de la corrélation fine entre revenus et patrimoine et ne peut être obtenu qu’avec des micro-données croisant revenus et patrimoine.

[10] Depuis 2021, l’ancien taux de 4% est progressif : de 1,82% pour un patrimoine net de 51 000 euros à 5,53% pour un patrimoine supérieur à 1 013 000 euros.  Ceci permet de rendre cet impôt sur la fortune progressif.

[11] Comme l’objectif est descriptif, il n’est pas nécessaire de prendre en compte des situations particulières comme l’agriculteur retraité de l’Ile de Ré dont la maison a une valeur marchande qui a beaucoup augmenté alors que sa valeur d’usage est restée constante (voire a baissé s’il préférait ses voisins agriculteurs, aux maisons secondaires inoccupées l’hiver). La fiscalité, par contre, doit être robuste à certains cas particuliers non traités dans le cadre de cette proposition d’indicateur.