Budget britannique : du soutien à l’austérité

par Hervé Péléraux

Alors que les derniers comptes nationaux publiés le 22 décembre 2022 font état d’un recul du PIB de 0,3% au troisième trimestre 2022, succédant à une progression de 0,1 % au trimestre précédent, l’inquiétude grandit sur l’éventualité d’une entrée en récession de l’économie britannique. Dans un contexte inflationniste exacerbé depuis le début de 2021, en particulier du fait de la hausse des prix de l’énergie, les gouvernements successifs, Johnson, Truss puis Sunak, ont instauré des mesures de soutien à l’économie en vue d’amortir le choc de pouvoir d’achat et tempérer son impact négatif sur l’activité.



Le 17 novembre dernier, le gouvernement Sunak, entré en fonction le 24 octobre, a présenté un budget qui tranche singulièrement avec les intentions de son prédécesseur, conduit par Liz Truss, démissionnaire après seulement 44 jours de mandat. En effet, l’annonce par l’ancien gouvernement de la mise en place, d’un côté, d’un vaste plan budgétaire de soutien aux ménages et aux entreprises face à la crise énergétique et, de l’autre, de baisse de la fiscalité sur un horizon de cinq ans a laissé dubitatif sur sa viabilité en l’absence de financement et a affolé les marchés.

Pour le moyen terme, le budget présenté par le ministre des Finances britannique, Jeremy Hunt, prend le contrepied de la ligne promue par l’ancien gouvernement et table au contraire sur la rigueur pour prolonger l’effort d’assainissement budgétaire après le choc de la Covid-19 et garantir la maîtrise des finances publiques à cinq ans dans un contexte de hausse des taux d’intérêt. Le gouvernement est toutefois pris en tenaille face à des objectifs contradictoires, entre le soutien aux ménages et aux entreprises à court terme pour atténuer les effets du choc inflationniste et la volonté de garantir la stabilité des finances publiques à moyen terme. Le plan annoncé le 17 novembre se décompose ainsi en trois parties.

L’État pare-chocs contre l’inflation

Un premier train de mesures est mis en œuvre à court terme pour soutenir les ménages confrontés à la hausse des prix, notamment énergétiques. Le dispositif élaboré par le précédent gouvernement pour cet hiver, à savoir le plafonnement des prix du gaz et de l’électricité, est reconduit. Ainsi, pendant l’hiver 2022/2023, les ménages verront en moyenne leur facture d’énergie limitée à 2 500 livres par an, ce qui représente une économie de 900 livres prise en charge par les finances publiques pour un coût global de 24,8 milliards de livres. Ce coût reste bien sûr incertain car il dépend du prix de l’énergie sur les marchés internationaux. Les dispositions seront moins généreuses durant l’exercice 2023/2024[1], avec une remontée du plafond à 3 000 livres par an, soit une réduction de l’aide de 500 livres et un coût global de la mesure ramené à 12,8 milliards selon le budget. Par rapport aux annonces du gouvernement Truss (26,8 milliards de bouclier fiscal en 2023/2024), 14 milliards pourraient ainsi être économisés sur l’exercice prochain grâce au relèvement du plafond.

Le gouvernement prévoit de réinjecter 90 % de ces 14 milliards en 2023/2024 dans des dispositifs de soutien aux ménages les plus fragiles, avec des versements à 8 millions de ménages : les bénéficiaires de prestations sociales sous condition de ressources recevront des versements de 900 livres, les retraités recevront 300 livres et les bénéficiaires de l’allocation pour les handicapés 150 livres. Le gouvernement a aussi décidé de suivre la recommandation de la Commission sur les bas salaires d’une hausse du salaire minimum de 9,7 % en avril 2023 et les prestations sociales et les retraites publiques augmenteront du montant de l’inflation en octobre 2022, soit de 10,1%.

D’autre part, pour soutenir le secteur productif, le gouvernement a maintenu, tout en le rabotant, le dispositif du gouvernement Truss d’encadrement des factures d’énergie pour les entreprises confrontées à la hausse du coût de l’énergie. Les mesures, instituées pour six mois entre le premier octobre 2022 et le 31 mars 2023, coûteraient 18,4 milliards (contre 29 milliards prévus par l’ancien gouvernement).

La reconduction des mesures d’aides aux entreprises sur l’exercice 2023/2024 n’était pas programmée au 17 novembre 2022, mais une évaluation devait être conduite par le gouvernement afin d’éclairer les décisions futures. Le 9 janvier 2023, le gouvernement a précisé ses intentions quant à la pérennité du « bouclier énergie » pour les entreprises. Ce dernier sera maintenu durant l’exercice 2023/2024, mais sera considérablement diminué en comparaison des dispositions actuelles eu égard à leur coût jugé non soutenable par Jeremy Hunt pour les finances publiques du pays. C’est ainsi que 5,5 milliards de livres sont budgétés pour l’exercice 2023/2024.

Au total, le bouclier énergie ainsi que le soutien aux ménages vulnérables et aux entreprises engage 43,2 milliards de livres pour l’exercice 2022/2023 et 30,6 milliards en 2023/2024. En ajoutant les mesures déjà prises par le gouvernement Johnson depuis mars 2022, l’engagement public atteint 64,2 milliards sur l’exercice 2022/2023 et 45,3 sur le suivant. Ramené à une base calendaire, ce soutien représente 48,2 milliards en 2022 (soit 2,2 points de PIB de 2019) et 50 milliards en 2023, ce qui place, un peu plus tardivement que les autres, le Royaume-Uni parmi les pays du continent européen les plus généreux en termes de soutien à l’économie face au choc inflationniste[2].

L’État garant de la soutenabilité des finances publiques

Au-delà du soutien à l’économie à court terme qui implique une politique très expansionniste, le nouveau gouvernement a exprimé son souci d’afficher une trajectoire des finances publiques « soutenable », c’est-à-dire qui conduit à une baisse du ratio dette/PIB à un horizon de cinq années et à une réduction du déficit en dessous de 3 % du PIB. Pour ne pas entrer en contradiction avec les mesures de soutien décidées pour les exercices 2022/2023 et 2023/2024, alors que le risque d’entrée en récession de l’économie britannique est élevé, le gouvernement a pris soin de n’enclencher le resserrement de la politique budgétaire qu’en 2024/2025.

Le plan d’austérité budgétaire dégage des ressources supplémentaires montant en charge progressivement jusqu’à 55 milliards de livres en 2027/2028, réparties entre des hausses d’impôts à hauteur de 45 % (25 milliards en 2027/2028) et des baisses de dépenses à hauteur de 55 % (30 milliards). Côté impôts sur les ménages, le gouvernement a prévu d’abaisser le seuil d’imposition des revenus au taux de 45 % de 150 000 à 125 140 livres en avril 2023, de geler les barèmes de l’impôt sur le revenu et les droits de succession aux niveaux actuels pendant deux années supplémentaires jusqu’en avril 2028, de diviser par quatre les crédits d’impôts sur les dividendes et les plus-values à partir de 2024/2025 et de limiter au 31 mars 2025 la baisse des droits sur les transactions immobilières décidée par le précédent gouvernement.

La baisse de l’impôt sur les sociétés à 19 % envisagée par Liz Truss est annulée et le taux sera porté  à 25% en avril 2023, comme annoncé avant l’arrivée de Liz Truss. Le barème des cotisations sociales sera maintenu au niveau actuel entre avril 2023 et avril 2028. En outre, les superprofits des entreprises énergétiques seront davantage taxés, avec la prolongation du dispositif actuel jusqu’en mars 2028 et l’augmentation du taux d’imposition de 25 à 35 % le premier janvier 2023 (14 milliards attendus pour l’exercice 2023/2024). De plus une taxe de 45 % sur les profits des producteurs d’électricité sera créée en janvier 2023 (4 milliards attendus pour l’exercice 2023/2024). Le gouvernement reste toutefois préoccupé par les tensions que génère l’inflation sur le système productif et a prévu une aide cumulée aux entreprises de 13,6 milliards jusqu’à 2027/2028, passant principalement par le levier des impôts locaux.

Côté dépenses, le gouvernement prévoit la mise en place d’un plan d’économies s’appuyant principalement sur le ralentissement de la progression des dépenses publiques qui ne devra pas excéder l’inflation de plus de 1 point. L’effort sera toutefois engagé à partir de l’exercice 2025/2026 tandis que certaines dépenses concernant les services publics prioritaires (santé, protection sociale et écoles) seront augmentées au cours des deux prochains exercices.

Les marchés rassérénés

En termes d’impulsion budgétaire, l’année calendaire 2022 apparaît comme la plus dispendieuse en réponse à la situation d’urgence créée par la hausse spectaculaire de l’inflation (graphique 1). En 2023, le redéploiement de la quasi-totalité des ressources libérées par la diminution du bouclier énergie vers les ménages les plus fragiles et le maintien d’un « bouclier entreprises » permettra de maintenir globalement l’engagement du gouvernement dans le plan d’urgence, sans toutefois générer d’impulsion supplémentaire significative. En revanche, en 2024, le retrait des dispositifs d’aide à court terme et l’entrée en vigueur du plan d’économies budgétaires seront à l’origine d’une impulsion budgétaire très négative, de -1,2 point de PIB. À l’horizon 2027, les dispositions annoncées par le gouvernement Sunak maintiendront une impulsion budgétaire négative, voisine de 0,5 point de PIB chaque année.

La réalisation de telles projections à un horizon de cinq années reste toutefois hypothétique. Tout d’abord, un nouveau budget sera présenté le 15 mars. Ensuite, des élections générales auront lieu d’ici la fin 2024. Une grande incertitude prévaut donc sur l’application de ce plan. Quoi qu’il en soit, les annonces de novembre 2022 ont atteint l’objectif d’apaiser les marchés financiers puisque le rendement des obligations d’État à 10 ans était retombé, au premier décembre 2022,à son niveau d’avant les annonces budgétaires du gouvernement Truss à la rentrée (graphique 2). Dans la foulée, la livre, après s’être dépréciée de 5 % entre le 6 et le 28 septembre 2022, était aussi revenue à son niveau de début septembre.


[1] Au Royaume-Uni, l’exercice budgétaire commence le 1er avril et se termine le 31 mars de l’année suivante.

[2] Voir « Du coup de chaud au coup de froid », Département Analyse et Prévision, Perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale et la zone euro, 12 octobre 2022, pp. 35-41.




Brexit : les négociations (re)commencent

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni
quittera donc l’Union européenne, 9 mois après la date du 31 mars 2019
initialement prévue, ce qui ne laisse que 11 mois pour aboutir à l’accord qui
devrait intervenir le 31 décembre prochain pour fixer les relations futures
entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Toutefois, cette période de
transition pourra être prolongée si les deux parties le décident conjointement,
avant le 1er juillet, et ce pour une période d’un à deux ans. Il
n’est pas totalement exclu que les négociations n’aboutissent pas d’ici la fin
de l’année ce qui pourrait conduire à un Brexit sans accord. Jusqu’au 31
décembre (et au-delà selon l’évolution des négociations), le Royaume-Uni restera
dans le marché unique et l’union douanière.



Les deux parties doivent en février
définir leurs lignes de négociations. Les négociations seront délicates. Le
Royaume-Uni doit choisir entre trois positions. Le soft Brexit supposerait que le Royaume-Uni se donne comme objectif
premier de maintenir ses liens avec l’UE27 ; le Royaume-Uni maintiendrait
les règlements qu’il appliquait en tant que membre de l’UE et les ferait évoluer
comme ceux de l’UE. Dans ces conditions, le commerce de marchandises et de
services entre le Royaume-Uni et l’UE27 ne connaitrait pas de barrières.
Cependant, le Royaume-Uni n’aurait gagné aucune des libertés souhaitées par les
partisans du Brexit en termes d’autonomie de sa réglementation ; il
devrait s’aligner sur des règlements sur lesquels il n’aurait pas son mot à
dire. Le Brexit n’aurait apporté qu’une certaine autonomie politique et le droit
de limiter l’immigration des européens.

Dans un scénario de hard Brexit, le Royaume-Uni
s’exonérerait totalement des règles européennes ; il pourrait entreprendre
un choc de libéralisation en matière de droit du travail, de réglementation des
produits ; il pourrait viser à devenir un paradis fiscal et réglementaire.
Dans ces conditions, l’Union européenne mettrait des barrières à l’entrée des
produits britanniques en commençant par la mise en place des droits de
douane selon les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), puis
progressivement des barrières non tarifaires (du fait de divergences des normes
et de règlementations) ; les échanges de services seraient limités (en
particulier, en matière financière). Le Royaume-Uni chercherait à compenser par
des accords avec les États-Unis et d’autres pays hors Union européenne (en
particulier, ceux du Commonwealth). Cependant, ce choc libéral ne
correspondrait pas aux attentes des électeurs des milieux populaires qui ont
voté pour le Brexit ; le Royaume-Uni resterait lié par les accords
internationaux (ceux de l’Organisation internationale du Travail (OIT), les accords
de Paris, les accords de Bâle III et de l’OMC) ; les accords commerciaux
extra-européens supposeront des concessions sans doute difficiles pour le
Royaume-Uni et ne pourront pas compenser entièrement la perte de l’accès
au marché européen. 

Le scénario intermédiaire, de
compromis est sans doute le meilleur pour l’UE27 et le Royaume-Uni pris dans
leur ensemble. Il s’agit de faire des concessions réciproques afin de maintenir
des liens étroits entre l’UE27 et le Royaume-Uni, d’abord parce que le Royaume-Uni
est un débouché important pour l’UE27 (en 2018, les exportations de l’UE27 vers
le Royaume-Uni représentent 2,6% de leur PIB , avec un excédent commercial de
50 milliards d’euros, 0,35% du PIB ) ; ensuite, parce qu’avoir un paradis
fiscal et réglementaire à la porte de l’UE est dangereux (en obligeant soit à
s’aligner, soit à prendre des mesures de rétorsions). Il faut d’une certaine
manière que l’évolution future des règlements européens soit négociée avec le
Royaume-Uni, mais l’UE ne peut pas perdre son autonomie de décision et ne peut
accorder plus au Royaume-Uni qu’aux pays de l’Association européenne de
libre-échange (AELE : Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse).

La déclaration politique révisée signée
le 17 octobre 2019 par l’UE27 et le Royaume-Uni donne les grandes lignes des
futures relations entre le Royaume-Uni et l’UE27. Elle correspond à l’objectif
d’une relation forte, spécifique et équilibrée, le Royaume-Uni prenant un
certain nombre d’engagements réduisant le risque d’une stratégie fiscale et
réglementaire.

Ainsi, l’article 2 stipule que les
deux parties souhaitent maintenir des normes élevées en matière de droits du
travail et de protection des consommateurs et de l’environnement.

L’article 4 stipule d’une part que
l’intégrité du marché unique et les quatre libertés seront préservées, d’autre part
que le Royaume-Uni pourra mener une politique commerciale autonome et mettre
fin à la libre circulation des personnes entre le Royaume-Uni et l’UE27.

L’article 11 stipule que les deux parties
chercheront à coopérer et à agir en concertation, que le Royaume-Uni pourra
participer aux programmes de l’UE en matière de culture, d’éducation, de
science, d’innovation, etc. dans des conditions à négocier.

L’article 17 annonce la mise en place
d’un « partenariat économique ambitieux, large et équilibré », comportant un
accord de libre-échange. Mais l’article 20 reconnait que les deux zones
formeront des espaces économiques distincts, ce qui rendra nécessaires des
vérifications douanières. L’article 21 exprime la volonté de créer une zone de
libre-échange pour les marchandises, à travers une coopération approfondie en
matière douanière et réglementaire et des dispositions qui mettront tous les
participants sur un pied d’égalité pour une concurrence ouverte et loyale. Selon
l’article 22, les droits de douane seront évités et la règle d’origine sera
appliquée de « manière moderne et appropriée ».  Une coopération en matière de normes techniques
et sanitaires facilitera l’entrée des produits britanniques dans le marché
unique, dans le respect de son intégrité.

 L’article 27 annonce qu’en termes de services
et d’investissement, les parties devraient conclure des accords
ambitieux, complets et équilibrés, en respectant le droit de chaque partie à
réglementer. L’autonomie réglementaire nationale sera préservée, mais elle
devrait être transparente et compatible, dans la mesure du possible. Des
accords de coopération et de reconnaissance mutuelle seront signés sur les
services, notamment les télécommunications, les transports, les services aux
entreprises et le commerce sur Internet. La liberté de circulation des capitaux
et des paiements sera garantie. En matière financière, l’article 36 précise
l’objectif que des accords d’équivalence soient négociés avant la fin de juin
2020 ; une coopération sera établie dans le domaine de la réglementation et de
la surveillance. Les droits de propriété intellectuelle seront protégés,
notamment en ce qui concerne les indications géographiques. Des accords seront
signés sur le transport aérien, maritime et terrestre et l’énergie. Les deux
parties s’engagent à coopérer dans la lutte contre le changement climatique,
sur le développement durable, la stabilité financière et le protectionnisme.
Les possibilités de voyage pour des raisons touristiques, scientifiques et
commerciales ne seront pas affectées. Un accord sur la pêche devra être signé
avant le 1er juillet 2020.

Des dispositions devraient couvrir
l’aide publique, le maintien de normes de hauts niveaux, le droit au travail, la
protection sociale, l’environnement, le changement climatique et la fiscalité,
afin d’assurer une concurrence ouverte et équitable entre des acteurs placés
sur un pied d’égalité.

Le texte prévoit des organes de
coordination aux niveaux technique, ministériel et parlementaire. L’accord sera
géré par un comité mixte, chargé de résoudre les conflits qui pourraient
survenir. Un processus d’arbitrage peut être mis en place. Il devra se référer
à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’il s’agit d’une
interprétation du droit de l’Union, mais uniquement dans ce cas.

D’une part, le texte prévoit un
partenariat étroit et spécial, comme l’a demandé le Royaume-Uni ; d’autre part,
le Royaume-Uni s’engage à ne pas trop s’écarter des règles européennes ; enfin,
il reste des questions problématiques à négocier, comme les droits de pêche ou
l’autonomie de la politique commerciale britannique.

La
position du Royaume-Uni

Boris Johnson se donne comme priorité
une sortie effective du Royaume-Uni le 31 décembre 2020. Il espère aboutir à un
« Accord de libre-échange de première classe » avec « Zéro
Tarif, Zéro Quota ». Il engage des négociations en même temps avec
d’autres pays, en particulier les États-Unis, le Japon, le Canada… Par
ailleurs, il lance un ambitieux programme de sortie de l’austérité budgétaire
avec un programme pluriannuel de remise à niveau du système de santé
britannique, de l’aide à la dépendance, de l’éducation, des infrastructures en
particulier en Ecosse et au nord de l’Angleterre. Il propose de poursuivre la
hausse du salaire minimum (une hausse de 6 % vient d’être décidée pour
avril). Sa politique d’immigration visera à attirer au Royaume-Uni les
compétences nécessaires. Il maintient l’ambition britannique en matière de
lutte contre le changement climatique.

Boris Johnson et Sajid Javid, le chancelier de l’Échiquier, ont indiqué clairement qu’ils ne
souhaitaient pas de prolongation de la période de transition, que le
Royaume-Uni ne serait pas suiveur, qu’il aura sa propre politique commerciale
et ses propres réglementations.

Cependant, les accords avec les pays
tiers n’aboutiront pas facilement. Ceux-ci demanderont des concessions du
Royaume-Uni. Les États-Unis veulent pouvoir exporter des produits agricoles et
prendre pied dans les services publics (santé, éducation). Donald Trump a déjà menacé
le Royaume-Uni de sanctions s’il taxait les GAFA.

La
position de l’UE

L’UE 27 a désigné Michel Barnier comme le responsable de la
négociation avec le Royaume-Uni quant aux relations futures avec l’UE. La
Commission européenne adoptera des directives de négociations complètes et
préliminaires le 3 février. Ces directives seront soumises à l’accord d’un Conseil des
affaires générales, dont la prochaine réunion se tiendra le 25 février. L’UE
souhaiterait que la période de transition soit prolongée pour permettre
d’aboutir à un accord complet. L’intention est de négocier un accord de
partenariat global unique, avec la possibilité de le compléter ultérieurement.
La possibilité d’une sortie sans accord n’est pas écartée.

Un mandat de négociation sera donc donné à Michel Barnier. Le
risque est grand de reproduire la même stratégie que dans la première phase de
négociation de la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Dans une interview accordée le
26 janvier 2020 au Journal du Dimanche[1],
Michel Barnier réaffirme que « nous défendrons notre identité et nos
valeurs ; « nous ne prendrons pas le risque de fragiliser le marché
unique ». Il rappelle que c’est le Royaume-Uni a demandé le divorce ;
que l’UE est en position de force puisque le commerce entre l’UE et le Royaume-Uni
est beaucoup plus important pour le Royaume-Uni que pour l’UE ; qu’un pays
à l’extérieur du marché unique ne peut avoir les mêmes avantages qu’un pays
membre. Ce discours ne peut que rendre plus tendues les négociations. Michel
Barnier souligne déjà que la demande du Royaume-Uni d’une libre entrée des
marchandises britanniques dans le marché unique suppose, d’une façon ou d’une
autre, que l’UE ait un droit de regard sur les réglementations britanniques : « zéro tarif, zéro quota, zéro dumping ».

Douze textes publiés par la Commission européenne les 14 et 20
janvier lors de séminaires de travail précisent déjà les objectifs de l’UE. L’UE
prétend empêcher le Royaume-Uni de bénéficier d’un avantage concurrentiel
déloyal en réduisant les réglementations en matière de concurrence, de droits
du travail, d’aides d’État, de fiscalité. Elle veut à la fois un accord sur ces
points, des mécanismes de règlement des différends et la possibilité d’agir de
façon autonome si les engagements ne sont pas respectés. Le Royaume-Uni doit
s’engager à ne pas abaisser ses normes de droit du travail et de protection
sociale pour des motifs de compétitivité et d’attractivité. Il doit lutter
contre les pratiques d’optimisation fiscale. L’UE insiste sur le fait que les
deux zones seront des économies distinctes, ce qui implique la fin de la libre
circulation, la nécessité de contrôles douaniers, la fin de la reconnaissance
automatique mutuelle des réglementations (en particulier en matière de services
financiers), le refus de la négociation des régulations (le pays importateur
doit se plier aux règles de l’UE). 

La question de la pêche fait partie des questions prioritaires
pour plusieurs pays de l’UE27 (dont la France).  L’UE27 souhaite conserver les droits d’accès
de ses pêcheurs dans les eaux britanniques et maintenir une gestion commune des
ressources halieutiques.  La tenue en
parallèle de négociations sur la pêche et sur les services financiers (où les
Britanniques sont demandeurs) d’ici le 1er juillet suggère qu’un
compromis sera cherché sur ces deux secteurs.

Notons que la position de l’UE serait plus forte si elle s’appliquait
aussi aux pays membres, en luttant contre la concurrence fiscale de l’Irlande,
la tolérance de l’optimisation fiscale des Pays-Bas et la concurrence sociale
de certains nouveaux pays membres.

La
situation économique du Royaume-Uni

Le Brexit (qui n’a pas encore eu lieu)
n’a jusqu’à présent pas eu de conséquences catastrophiques pour l’économie
britannique. La croissance a été de 1,15 % (en glissement sur un an second
semestre 2019), proche de celle de la zone euro (1,2 %). Le taux d’inflation (en
glissement annuel en 2019) s’est stabilisé à 1,3% (1 % en zone euro). Fin 2019
le taux de chômage a baissé à 3,7% (contre 7,5% pour la zone euro). Avec la
victoire de Boris Johnson, la livre s’est stabilisée aux alentours de 1,18
euros, ce qui est au-dessus de sa valeur moyenne depuis le référendum. Le taux
directeur de la Banque d’Angleterre se situe à 0,75%, le taux à 10 ans à 0,55%
ce qui est modérément expansionniste, compte-tenu d’une croissance en valeur de
l’ordre de 2,5%. Le solde public était déficitaire de 2,2% du PIB en 2018 ;
le gouvernement britannique pourrait renoncer à l’objectif d’un solde équilibré
à moyen terme et même d’un solde inférieur à 2% du PIB, pour privilégier une
relance des dépenses publiques ; toutefois la marge est limitée.  Par contre, le Royaume-Uni a toujours un
déficit extérieur de l’ordre de 4,5% du PIB.

Selon les prévisions de janvier 2020 du
Fonds monétaire international (FMI), la croissance britannique serait un peu
plus forte en 2020 et 2021 (1,4 % puis 1,5%) que celle de la zone euro (1,3 % puis
1,4 %). Sans attacher trop d’importance à des différences minimes de
pourcentage, on constate cependant que les scénarios d’effondrement sont
écartés, et donc implicitement de hard Brexit[2],
et que de nombreux observateurs font confiance à Boris Johnson, comptent sur
son pragmatisme et son dynamisme dans les négociations avec l’UE, et sont aussi
confiants dans l’activisme de son programme de relance

Beaucoup dépendra des négociations qui
vont s’engager à partir de février. Il est probable (et souhaitable) qu’un
compromis soit trouvé, autorisant, mais limitant, une certaine prise de
distance du Royaume-Uni par rapport aux normes de l’UE, distance qui sera
limitée par les accords internationaux et le réalisme de Boris Johnson. L’article
« Brexit:
What economic impacts does the literature anticipate?
», présente
une revue de littérature des évaluations des impacts du Brexit. Le champ des
possibles est grand. Selon le NIESR[3],
le projet d’accord de libre-échange de Boris Johnson aurait un impact de -3,5
points à long terme sur l’économie britannique, ce qui est un chiffre moyen des
estimations, dans le cas d’une sortie avec accord de libre-échange. Une double
incertitude demeure, à la fois sur l’impact macroéconomique de la sortie, de
l’autre sur la capacité de trouver un accord entre un pays qui veut retrouver
son autonomie et une zone qui conditionne l’accord à la soumission à ses règles.


[1] voir :
« Nous ne
nous laisserons pas impressionner
 ».

[2] Dans la prévision
d’octobre 2019
de l’OFCE, l’impact d’une sortie sans accord le 31 octobre
2019 sur le PIB britannique était estimé à -2,8 % à l’horizon 2021 et -4,5 % à
l’horizon 2033,  sur la base d’une simulation
réalisée avec le modèle NiGEM.

[3] Hantzsche,
A., et G. Young. (2019). The Economic Impact of Prime Minister Johnson’s New
Brexit Deal. National Institute Economic Review, 250, F34-F37.




Brexit : au bord de la falaise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 23 juin 2016, les Britanniques avaient choisi de quitter l’Union européenne (UE). Le vote pour sortir avait recueilli 51,9% des voix contre 48,1% pour rester dans l’UE. Près de trois ans après le référendum, la sortie ne s’est toujours pas faite ; ses modalités restent controversées au Royaume-Uni ; les remainers militent encore pour un second referendum, qui annulerait le premier.

Le Royaume-Uni a choisi de respecter l’article 50 du Traité sur l’Union européenne, qui prévoit une sortie négociée de l’UE dans un délai de deux ans après l’activation de l’article, faite par le gouvernement britannique à la fin mars 2017. La négociation s’annonçait forcément difficile car les instances européennes voulaient éviter un accord avantageux pour le Royaume-Uni. Ainsi, le Conseil européen à 27 (article 50) du 27 avril 2017 [1] écrivait : « Un pays non membre de l’Union, qui n’a pas à respecter les mêmes obligations qu’un État membre, ne peut avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes avantages qu’un État membre ». Pour l’UE27, il s’agissait avant tout de préserver la construction européenne et les intérêts des États membres[2] afin que d’autres pays de l’UE ne soient tentés de suivre le chemin des Britanniques.

La négociation avait abouti en novembre 2018 à un accord de retrait et à une déclaration politique commune sur les relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE 27 (voir « Brexit : l’accord du 25 novembre »). La déclaration politique prévoit que de nouvelles négociations s’engageront immédiatement après la sortie pour préciser ces relations futures et que celles-ci mettront en place un « partenariat étroit, spécifique et équilibré ». Par ailleurs, compte-tenu de la nécessité reconnue par les deux parties de ne pas mettre en place de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, il a été acté qu’un filet de sécurité (le backstop) sera mis en place : le Royaume-Uni restera dans l’Union douanière et le Marché unique tant que n’aura pas été imaginé un dispositif permettant de concilier l’intégrité du Marché unique et l’absence de frontière. Cet accord n’a pas, jusqu’à présent, été ratifié par le Parlement britannique.

Depuis cet accord, les Britanniques sont partagés entre quatre grandes positions, dont la première peut elle-même se diviser en deux sous-groupes : les remainers, qui veulent rester dans l’UE, certains dans une UE libérale, d’autres dans une UE plus sociale ; les hard brexiters, partisans d’une sortie sans accord ; les partisans d’un Brexit négocié, qui acceptent l’accord de novembre 2018 et enfin ceux qui veulent renégocier l’accord. Aucune de ces positions n’a la majorité au Parlement britannique et chacune a une majorité contre elle. La situation est bloquée. Theresa May, qui avait appelé à voter pour rester dans l’UE en juin 2016, essaie de respecter la démocratie, à la fois le résultat du référendum de juin 2016, mais aussi le programme sur lequel le parti conservateur s’est présenté aux élections législatives de juin 2017 : « Brexit means Brexit », la sortie du Royaume-Uni du Marché unique et de l’Union douanière ; le « Take back control », c’est-à-dire la reprise du contrôle des frontières et des lois, que le Royaume-Uni n’ait plus à obéir à des règles définies par les instances européennes et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qu’il puisse en particulier contrôler son immigration. Mais que peut faire Theresa May entre sa volonté de respecter le vote des Britanniques, la position ferme de l’UE (ainsi Michel Barnier écrivait en décembre 2016 [3]: « Le Marché unique, les quatre libertés forment un tout, le « cherry picking » n’est pas une option », ce qui impliquait que la mise en cause de la liberté d’installation des travailleurs impliquait la sortie du Marché unique) et un parlement britannique divisé ?

Les remainers veulent rester dans l’UE ; ils réclament un second referendum, persuadés que les difficultés des négociations du Brexit feront que cette fois, le « remain » l’emportera. Le problème est qu’il serait peu démocratique que de ne pas respecter le vote pour la sortie du 26 juin 2016, de faire revoter les Britanniques jusqu’à ce qu’ils votent pour rester dans l’UE. Par ailleurs, le libellé de la question posée lors de ce referendum pose problème. Serait-ce « Voulez-vous que le Royaume-Uni reste dans l’UE ou en sorte ? » (ce qui ne permettrait pas de trancher sur les modalités de sortie) ? Serait-ce « Approuvez-vous l’accord de novembre 2018 ? » (ce qui ne permettrait pas de trancher entre rester et partir sans accord).

Pour certains remainers, le Royaume-Uni devrait reprendre sa place spécifique dans l’UE, en luttant pour que celle-ci se limite à un grand marché, en refusant toute harmonisation fiscale et sociale. Mais ce départ manqué laissera des traces ; l’influence britannique serait sans doute affaiblie. Il n’est pas certain que le Royaume-Uni pourra continuer à bénéficier du rabais sur sa contribution à l’UE et que puisse demeurer valable l’accord négocié par David Cameron en février 2016, pour un nouveau statut du Royaume-Uni dans une UE réformée, qui accordait aux Britanniques des garanties en matière de souveraineté nationale, de gouvernance européenne, de réformes libérales pour une compétitivité accrue de l’UE et de restriction temporaire de l’immigration des travailleurs en provenance de l’UE. Très vite, de nouveau, les Britanniques se sentiraient mal dans l’UE.

Pour les travaillistes remainers, rester dans l’UE est une garantie contre les libéraux britanniques. Les travaillistes estiment que l’UE assure que le Royaume-Uni maintienne un certain niveau de droits sociaux, insuffisant mais en tout cas plus élevé que si les partisans libéraux d’un Brexit dur l’emportaient. La gauche britannique pourrait participer au combat des forces progressistes pour changer l’Europe. Il y a pourtant une forte contradiction actuellement entre l’orientation de l’UE et le programme des travaillistes britanniques (relance économique, nationalisations dans les secteurs du rail, de l’eau, de l’énergie et des services postaux, développement de l’actionnariat salarié, hausse des salaires, hausse des dépenses de santé, de la construction de logement sociaux et de l’investissement public, reconstitution des droits sociaux, hausse des impôts sur les firmes multinationales et les plus riches, remontée du taux de l’impôt sur les sociétés).  En fait, les partisans du remain sont eux aussi dans l’ambiguïté.

Les hard Brexiters sont prêts à sortir sans accord ; le Royaume-Uni pourra alors négocier ses futures relations avec l’UE sur une base égalitaire, comme l’ont fait la Canada ou le Japon. À court terme, ce ne serait pas le chaos annoncé ; des accords d’urgence (explicites ou implicites) permettront de maintenir la circulation des personnes, des trains, des avions, des marchandises, la reconnaissance mutuelle des diplômes et qualifications, les droits des britanniques résidant dans l’UE et des citoyens de l’UE résidant au Royaume-Uni. Mais le risque est que cette sortie sans accord n’annonce un Brexit dur, une stratégie de dumping salarial, fiscal, social et réglementaire. Le Royaume-Uni pourrait chercher à « s’ouvrir vers le grand large », à négocier des accords commerciaux avec les pays tiers (les membres du Commonwealth), mais ceux-ci ne pourront compenser les pertes sur le Marché unique. Les entreprises étrangères hésiteront à investir au Royaume-Uni si elles ne sont pas certaines de pouvoir y exporter librement dans l’UE27. Le Royaume-Uni étant déjà l’un des pays où les marchés des biens et du travail sont le moins réglementés, un nouveau choc libéral n’aurait sans doute que peu d’impact. Enfin, cette stratégie ne correspondrait pas aux attentes des classes populaires qui ont voté pour le Brexit. L’impact économique de cette stratégie est difficile à prévoir (voir : Brexit : le jeu de la poule mouillée) : d’une part, la livre pourrait baisser, ce qui réduirait les pertes de compétitivité induites par les barrières tarifaires et non-tarifaires ; d’autre part, le Royaume-Uni choisirait sans doute de réduire les droits de douane pour les pays tiers de façon à ne pas avoir à les augmenter fortement sur les produits en provenance de l’UE, de ne pas introduire de barrières non-tarifaires, de ne pas installer de postes douaniers à la frontière avec la République d’Irlande, de sorte que c’est à l’UE27 qui reviendraient ces décisions. La dévaluation de la livre et la baisse des droits de douane sur les produits des pays tiers pourraient faire que les produits européens deviennent moins compétitifs au Royaume-Uni tandis que les produits britanniques exportés vers l’UE souffriraient certes de droits de douane plus élevés et de barrières non tarifaires, mais bénéficieraient de la dévaluation, de sorte que les coûts de l’absence d’accord, No deal seraient partagés entre l’UE27 et le Royaume-Uni.

Enfin, certains, parmi les travaillistes, souhaitent que le Royaume-Uni sorte de l’UE, mais que l’accord soit renégocié : le Royaume-Uni resterait définitivement dans le Marché unique ; il devrait continuer d’accepter la liberté de circulation des travailleurs et l’autorité de la CJUE ; il devrait appliquer les réglementations européennes et contribuer au budget européen, alors qu’il aurait perdu tout pouvoir à Bruxelles. D’autres proposent que le Royaume-Uni reste dans l’Union douanière, ce serait renoncer à l’ambition de s’ouvrir « vers le grand large ».

L’Accord de novembre 2018 reste ouvert ; à court terme, le Royaume-Uni demeure dans le Marché unique. À moyen terme, il devra choisir entre deux stratégies : soit s’abstraire des réglementations européennes, conclure des accords commerciaux avec des pays tiers et perdre l’accès automatique au Marché unique, soit appliquer les réglementations européennes pour garder cet accès. Cela sera tranché par des négociations ultérieures. On comprend mal dans ces conditions la position des travaillistes, en particulier de Jeremy Corbyn, qui votent contre l’accord, alors même que l’accord laisse la porte ouverte au Royaume-Uni pour rester dans le Marché unique ou l’Union douanière. Les travaillistes prétendent être capables de renégocier avec l’UE un meilleur accord que celui obtenu par Theresa May. Ils prétendent que le Royaume-Uni pourrait rester dans le Marché Unique et retrouver sa souveraineté dans les domaines qu’il souhaite, ce que l’UE a depuis le début des négociations explicitement refusé. Alors que l’UE refuse de rouvrir les négociations, les travaillistes votent contre le plan de soft brexit négocié par Theresa May, pour des motifs de politique intérieure : provoquer et remporter des élections générales. Cela n’est pas à la hauteur des enjeux posés par le Brexit. Au parlement britannique, il y a eu une majorité contre l’accord négocié par Theresa May, mais aussi une majorité contre une sortie sans accord, une majorité contre le Remain et une majorité contre tout autre projet compatible avec la position de l’UE. La sortie de l’UE met la démocratie britannique à rude épreuve.

L’UE est très vigilante contre la concurrence déloyale que pourrait faire le Royaume-Uni. Il est dommage qu’elle ne le soit pas contre le dumping fiscal de l’Irlande ou contre le dumping salarial de l’Allemagne. L’UE-27 a soutenu la République d’Irlande, sans rien lui demander en échange, en particulier en matière de lutte contre l’optimisation et la concurrence fiscales. Aucun pays, aucune force politique et sociale n’ont proposé de favoriser une sortie en douceur, pour ouvrir un autre cercle en Europe, de pays qui veulent bénéficier du marché unique, sans perdre leur souveraineté nationale, sans devoir aller vers « toujours plus d’Europe ».

Le Conseil européen du 21 mars 2019 a placé les Britanniques devant une alternative. Soit, accepter, avant le 29 mars l’accord de novembre 2018. Dans ce cas, le Brexit aurait lieu le 22 mai et s’ouvrirait alors une période de transition jusqu’à fin décembre 2020. C’est la solution de la sagesse puisque s’ouvriraient alors des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE27 et que le Royaume-Uni pourrait définir sa position entre rester dans l’Union douanière et le Marché unique, s’engager dans un partenariat étroit avec l’UE27 ou conserver plus de liberté en matière d’accords commerciaux et de réglementation, mais ne plus avoir un plein accès au Marché unique. Soit, faire une autre proposition d’ici le 12 avril, sachant que l’UE27 refuse de rouvrir les négociations sur l’accord de retrait et que le RU devrait alors organiser les élections au Parlement européen des 23-26 mai prochains.

Le 27 mars, les parlementaires britanniques ont pris le contrôle de l’agenda parlementaire et voté sur huit propositions qu’ils avaient eux-mêmes élaborées.[4] Toutes ont été rejetées, très nettement pour la sortie sans accord ou pour rester dans l’UE (mais le total des partisans de ces deux solutions suffit à bloquer la sortie avec accord). Les propositions d’adhérer à l’AELE l’Association européenne de libre-échange (AELE) avec Union douanière (le modèle norvégien, présenté comme ‘common market 2.0’) ou sans Union douanière, ont recueilli peu de voix. La proposition d’une union douanière entière et permanente[5] proche de l’accord de novembre 2018, est celle sur lesquels les votes ont été les plus partagés (265 contre 271, tableau). Une proposition des travaillistes y ajoutait la participation du Royaume-Uni aux négociations commerciales de l’UE et l’alignement réglementaire ; elle n’est pas incompatible avec l’accord de novembre 2018, qui ne fait qu’annoncer l’ouverture de négociations pour un partenariat approfondi. Enfin, 268 parlementaires (contre 295) ont voté pour que tout accord de sortie soit soumis à referendum (avec le risque que l’union des partisans du Remain et du No Deal entraîne le refus).

Le 1er avril, quatre de ces propositions ont été de nouveau soumises au vote (tableau). Elles ont de nouveau été rejetées, bien que de justesse (3 voix d’écart) pour la proposition d’union douanière entière et permanente. C’est la proposition qui recueille le plus de suffrages chez les parlementaires, mais elle n’est pas majoritaire face aux remainers et aux partisans d’un Brexit plus tranchés

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Le 29 mars, Theresa May avait annoncé qu’elle démissionnerait si l’accord de novembre était adopté au Parlement, afin d’obtenir le vote à la fois de ceux qui, parmi les conservateurs, souhaite qu’elle démissionne pour la remplacer dans la prochaine phase des négociations, par un hard brexiter et ceux qui peuvent espérer la remplacer par un brexiter plus conciliant. Le vote du 29 mars ne portait que sur l’accord de sortie et non sur la déclaration politique, ce qui aurait pu permettre de rallier aussi des travaillistes favorables à une sortie avec accord mais qui considèrent que la déclaration politique engage trop le Royaume-Uni sur ses relations futures avec l’UE et doit être renégociée. Mais l’accord de retrait a, de nouveau, été rejeté, par 286 voix contre 344. Il n’y a eu que 5 travaillistes pour soutenir l’accord, tandis que 37 conservateurs et les 10 députés du parti unioniste irlandais (DUP) ont voté contre.

Le 2 avril, Theresa May a déclaré qu’un report de la date de sortie au-delà du 12 avril serait nécessaire, mais qu’elle souhaitait que ce report soit de courte durée (avant les élections européennes de mai). Elle a appelé Jeremy Corbyn à discuter pour trouver une solution de compromis d’ici la fin de la semaine et proposer de nouveaux votes au parlement, dont le gouvernement respecterait le résultat. Le Royaume-Uni s’engagerait alors sans doute vers un Brexit doux, le maintien dans l’Union douanière, afin d’éviter une sortie sans accord le 12 avril. Reste à savoir si une majorité se dégagera au Parlement, qui permettrait à Theresa May de faire une proposition lors du Conseil européen exceptionnel du 10 avril. Dans le cas d’une sortie sans accord, tel que prévu dans l’article 50, il faudra organiser les relations entre le Royaume-Uni et l’UE27 par des dispositions unilatérales (pour le statut des résidents, la reconnaissance des normes et qualifications), des accords ponctuels (sur les conséquences financières de la sortie, les transports aériens et ferroviaires), et négocier un accord de libre-échange. L’alternative serait que le Royaume-Uni organise dans l’urgence des élections au Parlement européen et demande un délai pour organiser un referendum (dont nous avons vu les difficultés) ou des élections législatives (dont il n’est pas certain qu’elles dégagent une majorité pour un des projets en présence). Le risque est grand alors que cette situation pénible se prolonge…

 

[1] Voir : https://www.consilium.europa.eu/media/21749/29-euco-art50-guidelines-fr.pdf

[2] « L’avenir de l’Europe est bien plus important que le Brexit », propos de la chancelière allemande Angela Merkel, repris par Michel Barnier dans son discours au Comité économique et social européen le 6 juillet 2017 (http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-17-1922_fr.htm?locale=EN).

[3] Voir : https://ec.europa.eu/info/news/introductory-comments-michel-barnier-2016-dec-06_en

[4] Précisons il s’agit de votes indicatifs, que le gouvernement n’est pas légalement tenu de suivre.

[5] Dans le texte soumis au vote : “A permanent and comprehensive UK-wide customs union with the EU”.




L’investissement des entreprises pénalisé par le Brexit

par Magali Dauvin

À l’heure où les perspectives de commerce mondial demeurent orientées à la baisse[1], la demande intérieure britannique peine à rester dynamique : la consommation des ménages s’est essoufflée en fin d’année tandis que l’investissement chute de 0,2 % en 2018.

Cette dernière baisse est à imputer en quasi-totalité à l’investissement des entreprises non financières[2] (55% de la FBCF en volume) qui a baissé consécutivement durant les quatre trimestres de l’année (graphique 1) : atteignant -2,6 % en 2018.

L’investissement peut être expliqué par un modèle à correction d’erreur[3]. Celui utilisé à l’OFCE pour les prévisions de l’investissement des entreprises non financières au Royaume-Uni bénéficie d’un ajustement pouvant être considéré comme « correct » au regard de son pouvoir explicatif (le coefficient de détermination est de 85%) sur la période pré-referendum (1987T2 – 2016T2). Si nous simulons la trajectoire de l’investissement après le référendum de 2016 (en bleu clair), on remarque que celle-ci dévie des données d’investissement reportées par l’ONS (bleu foncé) de façon systématique[4].

Ce résultat est conforme à ceux que l’on peut trouver dans la littérature récente montrant également que les modèles tendent systématiquement à surévaluer le taux d’investissement des entreprises britanniques depuis 2016[5]. De 0,5 point de PIB en 2017, l’écart n’a cessé de progresser en 2018 pour atteindre un peu plus d’un point de PIB au dernier trimestre.

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Comment expliquer ce décrochage ? Nous interprétons cette déviation comme l’effet de l’incertitude liée au Brexit, en particulier celle sur les modalités commerciales futures entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Près de la moitié des échanges extérieurs britanniques sont en provenance ou à destination du marché unique. Bien que l’inclusion d’un indicateur d’incertitude (EPU, voir Bloom et al., 2007) dans l’équation d’investissement n’ait pas permis de l’identifier clairement, plusieurs études sur des données d’entreprises britanniques vont dans ce sens. Tout d’abord, les périodes d’incertitude accrue se caractérisent par un investissement significativement plus bas depuis la crise de 2008 (Smietbanka, Bloom et Mizen, 2018). Par rapport à un scénario sans référendum (i.e. sans Brexit), le passage à un régime avec des tarifs douaniers renégociés aurait eu pour effet :

– de diminuer le nombre d’entreprises britanniques entrant sur le marché européen et d’en avoir poussé davantage vers la sortie (Crowley, Exton et Han, 2019) ;

– de peser sur l’investissement des entreprises du fait de perspectives de tarifs douaniers similaires à ceux prévalant sous les règles de l’OMC (Gornicka, 2018).

La baisse de l’investissement « a coûté » 0,3 points de PIB en 2018[6] et ce coût pourrait augmenter à mesure que sont pris en compte les effets de second tour (ce n’est pas notre cas ici). Si les incertitudes ne se lèvent pas, le « Brexeternity » – expression employée pour caractériser la longue période de négociation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne – risquerait d’avoir un effet bien plus déprimant sur la croissance future britannique et le niveau de vie de ses citoyens.

 

[1] L’indicateur composite de l’OMC demeure en-dessous (96,3) de sa tendance de long-terme (100) depuis la mi-2018.

[2] Reporté par l’ONS (Office for National Statistics) comme du « Business Investment ». Les entreprises non financières détenues en partie ou en totalité par l’État sont inclues dans ce champ, mais elles représentent moins de 4% du total. Cette mesure de l’investissement ne tient pas compte des dépenses en logement, terrains, bâtiments existants ainsi que les coûts liés au transfert de propriété d’actifs non produits.

[3] Voir l’article de Ducoudré, Plane et Villemot (2015) dans la Revue de l’OFCE, n° 138, pour plus de détails sur la stratégie adoptée.

[4] Un léger décrochage est constaté à partir de 2015, au moment où la loi sur le référendum a été adoptée.

[5] En particulier les travaux de Gornicka (2018).

[6] Il s’agit de la contribution de l’investissement des entreprises non financières au PIB en 2018.

 

Bibliographie

Bloom N., Bond S. et Van Reenen J., 2007, « Uncertainty and investment dynamics », The review of economic studies, vol. 74, n° 2, 391-415.

Crowley M., Exton O. & Han L. (2019). « Renegotiation of Trade Agreements and Firm Exporting Decisions: Evidence from the Impact of Brexit on UK Exports », CEPR Discussion Paper, 13446.

Ducoudré B., Plane M., & Villemot S., 2015, « Équations d’investissement », Revue de l’OFCE, n° 138, 205-221.

Gornicka L., 2018, « Brexit Referendum and Business Investment in the UK », IMF Working Paper 18/247.

Smietanka P., Bloom N., & Mizen P., 2018, « Business investment, cash holding and uncertainty since the Great Financial Crisis », Bank Of England, Staff Working Paper, 753.




Brexit : le jeu de la poule mouillée

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni devrait quitter l’UE. Mais plus de 2 ans et demi après le vote des Britanniques pour une sortie de l’UE, rien n’est réglé. L’accord de retrait et la déclaration politique négociés par l’UE-27 et le gouvernement britannique et approuvés lors du Conseil européen du 25 novembre 2018[1] ont été massivement rejetés par le parlement britannique le 15 janvier 2019 (432 voix contre, 202 voix pour).Le 29 janvier, le parlement britannique a voté deux amendements : l’un refusant une sortie sans accord, l’autre demandant à Theresa May de rouvrir les négociations avec l’UE sur la question de la frontière irlandaise. L’UE-27 a immédiatement répliqué que cela n’était pas envisageable. Face à la menace d’une sortie sans accord, un No Deal, que ni l’UE-27, ni le gouvernement et le Parlement britannique ne souhaitent, qui calera le premier ? L’UE-27, qui accepterait de renoncer à un filet de sécurité irlandais sans date limite de sortie ? Le Royaume-Uni, qui resterait dans l’Union douanière ?

La négociation sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE était obligatoirement difficile puisque l’objectif de l’UE-27 ne pouvait être de trouver un accord avantageux pour le Royaume-Uni, mais, au contraire, de faire un exemple, de montrer que sortir de l’UE a un coût important et ne permet pas de définir une autre stratégie économique. Le Royaume-Uni voulait à la fois pouvoir s’abstraire des réglementations européennes, pouvoir signer des accords commerciaux avec les pays tiers tout en conservant l’accès au Marché unique. Pour l’UE-27, le risque était qu’une fois sorti, le Royaume-Uni devienne un paradis fiscal et réglementaire, qui aurait pu être un cheval de Troie pour les entreprises américaines ou asiatiques.

Mais c’est la question de la frontière irlandaise qui a cristallisé les difficultés du Brexit. L’accord du 25 novembre prévoit en effet que pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du nord et la République d’Irlande, un filet de sécurité s’appliquera (le backstop) : le Royaume-Uni restera membre de l’Union douanière, si aucun autre accord n’a été conclu avant la fin de la période de transition, et ce, tant qu’un accord n’aura pas été conclu, c’est-à-dire de façon possible pendant une période indéfinie. Le Royaume-Uni n’aura pas le droit d’appliquer une politique commerciale différente de celle de l’Union. Les produits britanniques entreront librement dans le marché unique, mais le Royaume-Uni s’alignera sur les dispositions européennes en matière d’aides publiques, de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité. De plus l’Irlande du Nord continuera de s’aligner sur les règles du marché unique en matière de TVA, droits d’accise, règles sanitaires.

Une majorité de parlementaires britanniques sont opposés à ce backstop, pour deux raisons principales. Tout d’abord, il serait susceptible d’aboutir à un traitement de l’Irlande du Nord différent de celui du reste du Royaume-Uni, ce à quoi s’oppose particulièrement le parti unioniste irlandais (DUP), qui permet au gouvernement conservateur de Theresa May d’avoir la majorité absolue au parlement. De plus, pour les Brexiters, le caractère illimité dans le temps du backstop, qui empêcherait le Royaume-Uni de quitter l’union douanière sans accord de l’UE, pose aussi problème. Car en vertu de l’accord, le Royaume-Uni pourrait rester dans l’union douanière de façon permanente, ce qui interdirait des négociations commerciales avec des pays tiers, de s’éloigner des réglementations européennes, de se lancer dans une politique de dérégulation qui pourrait faire du Royaume-Uni un paradis fiscal et réglementaire. Certains Brexiters, dont Dominic Raab, étaient en faveur de limiter le backstop dans le temps (par exemple jusqu’à la fin de la période de transition). L’intransigeance de l’UE-27 sur le backstop dans le temps avait d’ailleurs conduit Dominic Raab à démissionner de son poste de ministre en charge du Brexit à la mi-novembre.

Le 15 janvier 2019, les parlementaires travaillistes ont voté contre le projet d’accord, même les partisans d’un soft brexit, tel que le Traité l’organise. Les travaillistes espèrent depuis de nombreux mois mettre le gouvernement en minorité et provoquer des élections anticipées qui leur permettraient de revenir au pouvoir. Ils prétendent qu’ils reprendraient ensuite les négociations, se faisant fort de parvenir à un accord meilleur pour le Royaume-Uni, qui lui permette à la fois de bénéficier « des mêmes avantages qu’actuellement en tant que membres de l’union douanière et du marché unique » et de contrôler les flux migratoires, mais l’UE-27 refuse nettement toute reprise des négociations. Rester membre du Marché unique impliquerait d’accepter la souveraineté de la CJUE de renoncer au contrôle des flux migratoires, à la possibilité de conclure des accords commerciaux avec les pays tiers. Le Royaume-Uni devrait se plier aux règles européennes sans avoir la moindre influence à Bruxelles.

Theresa May présentera au parlement britannique les résultats de ses demandes de renégociation du backstop avec l’UE-27 le 13 février prochain. Quatre issues semblent également envisageables aujourd’hui, mais aucune n’est jugée acceptable à la fois par le Royaume-Uni et l’UE-27 :

  • L’UE-27 accepterait de discuter rapidement de nouveaux arrangements pour remplacer le backstop. Il n’y aurait pas de frontière physique, mais des enregistrements des marchandises dans des bureaux de douane en Irlande et Irlande du Nord, des patrouilles de douaniers, des contrôles phytosanitaires à l’arrivée des bateaux dans les ports et aéroports de l’île d’Irlande. Mais le Royaume-Uni n’échappera pas au choix entre libre entrée de ses produits dans le marché unique et libertés douanière et réglementaire.
  • Le Royaume-Uni demanderait un report de la date de sortie de l’UE. L’UE-27 n’y serait pas opposée en principe, mais à condition que les Britanniques envisagent des propositions susceptibles d’être acceptées par l’UE-27, ce qui n’est pas le cas actuellement.
  • Un nouveau référendum pourrait être organisé, susceptible de défaire le premier et de laisser le Royaume-Uni dans l’UE. Jusqu’à présent, le gouvernement britannique reste ferme sur le point qu’un nouveau référendum serait un affaiblissement de la démocratie et ne ferait qu’accroître les divisions entre Britanniques. Il faudrait aussi s’entendre sur la question qui serait soumise aux électeurs entre rester dans l’UE, sortir sans accord, sortir avec l’accord du 25 novembre, renégocier. Par ailleurs, il ne serait guère porteur pour l’UE que le RU y reste finalement de mauvaise grâce.
  • Le No Deal n’est souhaité par personne, mais c’est la solution par défaut. Dans cette situation, les préparations dans la perspective d’une sortie sans accord s’intensifient au Royaume-Uni comme dans l’UE.

No deal : quels impacts macroéconomiques à court terme ?

La non-ratification entraînerait une sortie sans accord. Nous écartons les scénarios catastrophes où les échanges seraient immédiatement paralysés ; où les accords en matière de transports aériens, maritimes ou ferroviaires seraient rompus ; où des visas seraient établis ; où les diplômes et autres permis de conduire ne seraient plus reconnus. Selon le scénario le plus noir envisagé par la Banque d’Angleterre fin novembre (Banque d’Angleterre, 2018), la chute du PIB britannique pourrait atteindre 10,5 % en un an dans le cas d’une sortie sans accord ni période de transition. Mais l’intérêt des deux parties serait un accord minimal de sorte que des dispositifs provisoires évitent ces ruptures brutales. Et depuis plusieurs mois le Royaume-Uni comme les pays de l’UE-27 mettent en place des plans d’action d’urgence qui éviteront une sortie chaotique.

En cas de sortie sans accord, les deux pays devront respecter les principes de l’OMC. L’UE devra appliquer des droits de douane aux produits britanniques et les britanniques aux produits européens, du moins tant qu’un accord de libre-échange n’est pas signé (sinon, tous les pays tiers pourraient demander le même régime). Ces droits de douane seraient faibles en moyenne, de l’ordre de 3 à 4 %, compte tenu de la structure des échanges, mais importants dans certains secteurs (céréales, viande, …).

Jusqu’à présent, les marchés financiers n’envisagent pas non plus de sortie chaotique : l’indice FTSE-All Share a évolué comme les autres grandes bourses européennes (baisse au second semestre 2018 et légère reprise en janvier 2019) ; le taux de change livre-euro fluctue entre 1,10 et 1,15 depuis la fin novembre ; le taux des obligations publiques à 10 ans britanniques a légèrement baissé, passant de 1,4 % fin novembre à 1,3%, soit un écart restant de l’ordre 1,1 point avec le taux allemand.

Dans sa prévision publiée le 6 février, le NIESR (Hantzsche et al., 2019) retient comme scénario central celui d’un soft Brexit, qui conduirait à une croissance de 1,5 % du PIB britannique en 2019, ce qui est similaire à la prévision de l’OFCE d’octobre 2018, et de 1,7 % en 2020 (soit un peu plus que la prévision de l’OFCE, à 1,5 %). En cas de No deal, le NIESR présente deux simulations réalisées à l’aide du modèle NiGEM : dans la première, en l’absence de réaction de politique économique, la croissance du PIB serait de 0 % en 2019 et en 2020 ; dans la deuxième, la politique monétaire et la politique budgétaire interviendraient pour soutenir l’activité, ce qui porterait la croissance du PIB à 0,3% en 2019 et la ramènerait à 1,7% en 2020, soit un coût à court terme du No deal de l’ordre de 1,2%.

Brexit : quels impacts macroéconomiques à long terme ?

De nombreuses études ont cherché à évaluer l’impact à long terme du Brexit (pour une revue de littérature récente, voir par exemple : Tetlow et Stojanovic, 2018, Mathieu, 2018). La plupart des études estiment que l’impact sera négatif pour l’économie britannique, à l’exception notable de celles des économistes libéraux (Leave Means Leave et al., 2017). Le tableau présente les impacts à long terme sur le PIB selon les études les plus souvent citées, l’impact à long terme allant de quasiment 0, dans le cadre d’un accord de libre-échange (Felbermayr et al., 2017) à -13,3% dans le cas d’un accord de type OMC (Dhingra et al., 2017). Les études considèrent généralement que même un accord de libre-échange, sans droits de douane, mettrait des barrières non tarifaires aux échanges, en particulier aux chaînes de production internationales. Leur analyse se déroule généralement en trois étapes. Dans une première phase, elles utilisent un modèle de gravité pour évaluer la réduction des échanges qu’induirait la sortie du Royaume-Uni du marché unique, en tenant compte des barrières tarifaires, des barrières non tarifaires et des gains potentiels d’accords de libre-échange avec des pays tiers. Dans une deuxième phase, elles utilisent un modèle d’équilibre général calculable (MEGC) pour évaluer les pertes d’efficacité, induites par ces barrières, par la réduction des échanges, par la diminution de la taille de la production (pertes de gain d’économies d’échelle), par la moindre intensité de la concurrence. Ces pertes d’efficacité se traduiraient par des pertes de PIB. Dans une troisième phase, certaines études y ajoutent des effets dynamiques : la moindre ouverture économique (en termes d’échanges commerciaux et d’investissements directs étrangers) réduirait l’incitation à innover, la capacité à importer les innovations technologiques, donc la croissance de la productivité du travail, et par conséquent pas seulement le niveau, mais aussi le taux de croissance du PIB.

En règle générale, les effets statiques obtenus avec un MEGC sont relativement faibles puisque ces modèles font les hypothèses de maintien du plein emploi et d’une forte flexibilité entre les secteurs économiques. Par ailleurs, on peut penser que les études surestiment en général l’impact du Brexit dans la mesure où elles supposent une totale symétrie (les pertes à la sortie du marché unique sont évaluées à partir des gains à l’entrée) en oubliant les effets d’hystérèse ; elles prennent mal en compte la volonté des Britanniques de s’ouvrir sur le « grand large », en particulier vers les États-Unis, la Chine et les pays du Commonwealth. Les effets dynamiques inscrits dans les modèles sont toujours très forts mais ils n’ont guère de base empirique : le ralentissement constaté des gains de productivité dans les pays développés affaiblit la vision d’un fort impact de l’ouverture économique sur les gains de productivité.

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Durant les négociations, Theresa May a poursuivi un double objectif : celui de faire sortir le Royaume-Uni de l’UE pour respecter le résultat du référendum de juin 2016, tout en maintenant un partenariat étroit avec l’UE. Mais elle n’est pas parvenue à rassembler une majorité autour d’une stratégie forte et crédible. L’UE27 a pour sa part montré son unité et son intransigeance : sortir de l’UE était pénible et coûteux ; ce n’était pas en fait pas un choix possible. Deux ans et demi après le référendum, la question que pose le Brexit demeure : que faut-il laisser à la souveraineté nationale face à la mondialisation et à la construction européenne ? La réponse n’est pas évidente si l’on considère des questions telles que la concurrence fiscale, la lutte contre le changement climatique, l’immigration, le système social…

Bibliographie

Banque d’Angleterre, 2018, EU withdrawal scenarios and monetary and financial stability – A response to the House of Commons Treasury Committee, novembre.

Dhingra S., H. Huang, G. Ottaviano, J. P. Pessoa, T. Sampson et J. Van Reenen, 2017, « The Costs and Benefits of Leaving the EU: Trade Effects », CEP Discussion Paper, 1478, avril.

Felbermayr G., C. Fuest, J. Gröschl et D. Stöhlker, 2017, « Economic effects of Brexit on the European Economy », Econ Pol Policy Report, 04-2017, novembre.

Felbermayr G., J. Gröschl et M. Steininger, 2018, « Brexit through the Lens of New Quantitative Trade Theory”, mimeo.

FMI, 2018a, Long Term Impact of Brexit on the EU, Euro Area Policies Selected Issues, IMF Country Report 18/224, juillet.

FMI, 2018b, Brexit : Sectoral Impact and policies, United Kingdom Selected Issues, IMF Country Report 18/317, novembre.

Hantzsche A., Kara A. et G. Young, 2019, « Prospects for the UK economy », National Institute Economic Review, février.

Hantzsche A., Kara A. et G. Young, 2018, The economic effects of the government’s proposed deal, NIESR Report, 26 novembre.

HM Treasury, 2016, The long-term economic impact of EU membership and the alternatives, avril.

Kierzenkowski, R., N. Pain, E. Rusticelli, et S. Zwart, 2016, « The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision» OECD Economic Policy Paper 16.

Leave Means Leave, Labour Leave and Economists for Free Trade, 2017, New Model Economy For A Post-Brexit Britain.

Mathieu C., 2018, Brexit : Le prix de la liberté, Mimeo.

Rojas-Romagosa H., 2016, « Trade effects of Brexit for the Netherlands », CPB Background Paper, juin.

Tetlow G. et A. Stojanovic, 2018, Understanding the economic impact of Brexit, Institute for Government, octobre.

Note

[1] Pour une présentation de l’accord, voir : Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak « Brexit : l’accord du 25 novembre », OFCE Le Blog, 30 novembre 2018 – https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/10652-2/




Brexit : voies sans issue ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le résultat du référendum du 23 juin 2016 en faveur d’une sortie de l’Union européenne a ouvert une période de forte incertitude économique et politique au Royaume-Uni. Il pose aussi des problèmes délicats à l’UE : pour la première fois, un pays choisit de quitter l’UE.Alors que les partis populistes montent en puissance dans plusieurs pays européens, que l’euroscepticisme est de mise dans d’autres (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Slovaquie), que la crise des migrants divise les États membres, l’UE-27 doit négocier la sortie britannique avec l’objectif d’éviter d’offrir une alternative séduisante aux adversaires de l’intégration européenne. Une négociation satisfaisante pour le RU et l’UE est impossible puisque le but de l’UE ne peut être de trouver un accord avantageux pour le RU, mais, au contraire, de faire un exemple, de montrer que la sortie de l’UE a un coût économique important sans gain financier notable, qu’elle ne permet pas de définir une autre stratégie économique.

Selon le calendrier actuel, le Royaume-Uni quittera l’UE le 29 mars 2019, deux ans après la notification officielle du gouvernement britannique de quitter l’UE, le 29 mars 2017. Les négociations avec l’UE ont officiellement commencé avril 2017.

Jusqu’à présent, sous l’égide de la Commission européenne et de son négociateur en chef, Michel Barnier, l’UE-27 a maintenu une position ferme et unie. Cette position n’a guère donné lieu à des débats démocratiques, ni au niveau national, ni au niveau européen. Ni au Conseil européen, ni au Parlement, les partisans de lignes plus conciliantes ne se sont exprimés, de peur d’être accusés de rompre l’unité européenne.

L’UE-27 refuse de remettre en cause, en quoi que ce soit, le fonctionnement de l’UE pour aboutir à un accord avec le RU ; elle considère que les quatre libertés de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) sont indissociables ; elle refuse que le rôle de juge suprême du CJUE puisse être remis en cause ; elle refuse que le RU puisse pratiquer le « cherry picking », choisir les programmes européens auxquels il participe. En même temps, les pays de l’UE-27 saisissent la situation pour mettre en cause le statut de la City, de l’Irlande du Nord (pour la République d’Irlande), de Gibraltar (pour l’Espagne).

Des négociations difficiles

Le 29 avril 2017, le Conseil européen avait adopté ses positions de négociations et nommé Michel Barnier comme négociateur en chef. Les Britanniques souhaitaient négocier en priorité le futur partenariat entre l’UE et le RU, mais l’UE-27 a imposé que les négociations ne portent, en premier lieu, que sur trois points : les droits des citoyens, le règlement financier de la séparation et la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. L’UE-27 a adopté une position dure sur chacun de ses trois points, refusant de discuter du partenariat futur avant que ceux-ci ne soient réglés, interdisant toute discussion bilatérale (entre le RU et un pays membre) et toute pré-négociation entre le RU et un pays tiers sur leurs futures relations commerciales.

Le 8 décembre 2017, un accord a enfin été obtenu entre le Royaume-Uni et la Commission sur les trois points initiaux [1]; cet accord a été ratifié au Conseil européen des 14-15 décembre[2]. Cependant, de fortes ambiguïtés persistent, tout particulièrement sur la question de l’Irlande.

Le Conseil européen accepté la demande britannique d’une période de transition, en fixant sa fin au 31 décembre 2020 (de façon à coïncider avec la fin de la programmation du budget européen actuel). Ainsi, de mars 2019 à fin 2020, le RU devra respecter toutes les obligations du marché unique (dont les quatre libertés et la compétence de la CJUE), sans plus avoir voix au chapitre à Bruxelles.

L’UE-27 a accepté l’ouverture de négociations sur la période de transition et sur le partenariat futur. Ces négociations devaient aboutir lors du sommet européen d’octobre 2018 à un accord fixant les conditions du retrait, les règles de la période de transition et esquissant, par une déclaration politique, le futur traité fixant les relations entre le Royaume-Uni et l’UE-27, de sorte que les instances européennes et britanniques aient le temps de les examiner et de les voter avant le 30 mars 2019.

Cependant, aussi bien l’UE-27 que le RU ont proclamé qu’« il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout », de sorte que les accords sur les trois points comme sur la période de transition sont conditionnés à l’accord sur le partenariat futur.

Les négociations du côté britannique

Les membres du gouvernement formé par Theresa May en juillet 2016 ont dès le départ été divisés sur les modalités du Brexit : d’un côté, les partisans d’un Brexit dur, dont, Boris Johnson, alors chargé des affaires étrangères et David Davis, alors chargé de négocier la sortie du Royaume-Uni de l’UE ; de l’autre, les membres favorables à un compromis pour limiter l’impact du Brexit sur l’économie britannique, dont Philip Hammond, chancelier de l’Échiquier. Les partisans d’un Brexit dur avaient fait campagne en soutenant que quitter l’UE permettrait d’arrêter de verser une contribution financière à l’UE et de « mieux utiliser » cet argent pour financer le système de santé britannique ; que le Royaume-Uni pourrait signer librement des accords commerciaux avec les pays hors UE et se tourner vers le monde extérieur, ce qui serait porteur pour l’économie britannique ; que sortir du carcan des réglementations européennes permettrait d’impulser l’économie. Pour eux, il ne faut pas céder aux demandes de l’UE-27, quitte à prendre le risque d’une sortie sans accord. L’objectif doit être de s’extraire des contraintes européennes, de « reprendre le contrôle ». Pour les partisans d’un compromis avec l’UE, il faut absolument éviter une sortie sans accord, une « chute de la falaise », qui serait nuisible aux entreprises britanniques et à l’emploi. Au cours des derniers mois, c’est ce camp qui a progressivement fait avancer ses positions au sein du gouvernement, amenant Theresa May à demander à l’UE-27 une période de transition, lors du discours de Florence de septembre 2017, ce qui répondait aussi à la demande des représentants des entreprises britanniques (dont la Confédération des industriels britanniques, CBI). Le 6 juillet 2018, Theresa May a tenu une réunion du gouvernement dans la résidence de Chequers afin de s’accorder sur les propositions britanniques sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Les concessions faites au fil des mois par le gouvernement britannique et ces propositions ont conduit David Davis puis Boris Johnson à démissionner le 8 juillet 2018.

Le 12 juillet 2018, le gouvernement britannique a publié un livre blanc sur le futur partenariat[3]. Celui-ci propose un « Brexit basé sur des principes et pratique »[4]. Celui-ci doit « respecter le résultat du referendum de 2016 et la décision du Royaume-Uni de reprendre les commandes de ses lois, de ses frontières et de ses finances ». Il s’agit de construire une nouvelle relation entre le RU et l’UE, « plus profonde que la relation actuelle entre l’UE et aucun pays tiers, tenant compte de l’histoire et des liens étroits actuels ».

Le livre blanc comporte quatre chapitres : partenariat économique, partenariat de sécurité, coopérations intersectorielles et relations institutionnelles. En ce qui concerne le partenariat économique, l’accord doit permettre une « relation vaste et approfondie avec le reste de l’UE ». Le Royaume-Uni propose d’établir une zone de libre échange des biens. Cela permettrait aux entreprises britanniques et européennes de maintenir les chaînes de production et éviterait les contrôles douaniers et réglementaires aux frontières. Cette zone de libre-échange permettrait de « tenir la promesse » de maintien de l’absence de frontière entre l’Irlande du Nord et de la république d’Irlande. Le RU s’alignerait sur les règles pertinentes de l’UE pour permettre un commerce sans friction à la frontière ; il participerait aux agences européennes pour les produits chimiques, la sécurité aérienne et les médicaments. Le livre blanc propose d’appliquer les règles douanières de l’UE aux importations de marchandises qui arriveront au RU en étant à destination de l’UE et de percevoir la TVA sur ces marchandises pour le compte de l’UE.

Pour les services, le RU reprendrait sa liberté réglementaire, acceptant de renoncer au passeport européen en matière de services financiers, tout en évoquant des dispositions de reconnaissance mutuelle des réglementations, qui préserveraient les avantages de marchés intégrés. Il souhaite le maintien de la coopération dans les domaines de l’énergie et des transports. En contrepartie, le RU s’engage à maintenir des dispositions coopératives en matière de réglementation de la concurrence, de droit du travail et d’environnement. La liberté de circulation serait maintenue pour les citoyens de l’UE et du RU.

Le partenariat de sécurité comporterait le maintien de la coopération en matières policière et juridique, la participation du Royaume-Uni à Europol et Eurojust, la coordination en matière de politique étrangère, de défense, de lutte contre le terrorisme.

Le livre blanc propose une coopération étroite pour la circulation et la protection des données personnelles, des accords de coopération scientifique dans les domaines de l’innovation, de la culture, de l’éducation, du développement et de l’action internationale, de la R&D dans le secteur de la défense et de l’aérospatiale. Le RU souhaite continuer à participer à des programmes européens de coopération scientifique, en y apportant une contribution financière suffisante. Enfin, le Royaume-Uni ne participera plus à la politique commune de la pêche, mais propose des négociations sur le sujet.

En matière institutionnelle, le Royaume-Uni propose un accord d’association, avec un dialogue régulier entre les ministres de l’UE et du RU, dans un Comité mixte (Joint Committee). Le RU reconnaît la compétence exclusive de la CJUE pour interpréter les règles de l’UE, mais les litiges entre le RU et l’UE seraient tranchés par le Joint Committee ou par un arbitrage indépendant.

Jusqu’à présent, Theresa May tente de ménager les partisans d’un Brexit dur, les hard Brexiters – le Royaume-Uni quittera l’UE – et ceux d’un Brexit souple – le Royaume-Uni souhaite un partenariat profond et spécial avec l’UE. Theresa May répète régulièrement que le Royaume-Uni quitte l’UE mais non l’Europe, mais sa position de compromis ne satisfait pas les partisans d’un Brexit net. En septembre 2018, Boris Johnson accuse Theresa May d’avoir capitulé devant l’UE : « Dans cette négociation, l’UE a jusqu’à présent remporté toutes les manches importantes. Nous avons placé une veste-suicide sur la Constitution britannique – et donné le détonateur à Michel Barnier. Nous lui avons donné un pied-de-biche avec lequel Bruxelles peut choisir – à tout moment – de séparer le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord »[5]. Selon lui, le plan de Chequers fait perdre tous les avantages du Brexit. Les remainers, partisans de rester dans l’UE, militent eux pour un nouveau referendum. Celui-ci est cependant peu probable. Theresa May l’écarte absolument, comme une « trahison de la démocratie ».

Le congrès annuel des conservateurs qui se tiendra du 30 septembre au 3 octobre pourrait voir la candidature de Boris Johnson ou de Jacob Rees-Mogg[6] à la tête du parti. Néanmoins, leurs positions ne sont pas majoritaires et les sondages accordent à Theresa May une popularité plus forte que celles de ses challengers. Sauf coup de théâtre, Theresa May continuera à porter les négociations sur le Brexit dans les mois à venir.

Le Parlement britannique avait décidé, le 13 décembre dernier, que l’accord conclu avec l’Union européenne devra être soumis à son vote. Aussi Theresa May doit trouver une majorité parlementaire pour un accord de retrait ordonné du Royaume-Uni, malgré l’opposition des remainers et des hard Brexiters, ce qui demande le soutien de certains députés travaillistes et sera délicat.

Les propositions du livre blanc de juillet n’ont pas été jugées acceptables par Michel Barnier. En août, Jeremy Hunt, le nouveau ministre des affaires étrangères estimait les risques de l’absence d’accord à 60%. Le 23 août 2018, le gouvernement a publié 25 notes techniques (sur 80 prévues) qui précisent les mesures prévues par le gouvernement en cas de sortie sans accord en mars 2019. Leur objectif est de rassurer les entreprises et les ménages sur les risques de pénurie de produits importés, notamment de certains produits alimentaires et de médicaments. Lors de la publication de ces notes, Dominic Raab, le nouveau ministre chargé des négociations sur la sortie de l’UE, a pris soin de rappeler que le gouvernement souhaite qu’un accord soit signé et que les négociateurs sont d’accord sur 80 % des dispositions de l’accord de retrait.

Si l’UE-27 reste inflexible, le gouvernement britannique aura le choix entre sortir sans accord, ce que les Brexiters « durs » sont prêts à faire, ou faire de nouvelles concessions. Philip Hammond a rappelé les risques de l’absence d’accord. Mais Theresa May reste sur sa ligne selon laquelle l’absence d’accord serait préférable à un mauvais accord. Le 28 août, elle reprenait les propos du Directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, selon lequel une sortie sans accord ne « serait pas la fin du monde », mais ne serait pas non plus « une promenade dans un parc ». Dans une tribune du Sunday Telegraph du 1er septembre 2018, elle réaffirme sa volonté de construire, en dehors de l’UE, un Royaume-Uni plus fort, plus audacieux, basé sur la méritocratie, adapté au futur.

Les négociations du côté de l’UE

L’UE-27 refuse que le RU reste dans le marché unique et l’union douanière, en choisissant les règles qu’il veut bien appliquer. Elle ne veut pas que le RU bénéficie de règles plus favorables que les autres pays tiers, en particulier les membres actuels de l’Espace économique européen (EEE, Norvège, Islande, Liechtenstein) ou la Suisse. Les membres de l’EEE doivent actuellement intégrer toute la législation du marché unique (en particulier la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Le passeport européen des institutions financières leur est aujourd’hui accordé, mais la Suisse n’en bénéficie pas.

En décembre 2017, Michel Barnier avait affirmé clairement qu’il fallait tirer les leçons du refus du Royaume-Uni de respecter les quatre libertés, de retrouver sa souveraineté commerciale, de ne plus reconnaître l’autorité de la Cour de justice européenne. Ceci écarte toute possibilité de participation au marché unique et à l’union douanière. L’accord avec le Royaume-Uni sera un accord de libre-échange, sur le modèle des accords signés avec le Canada le CETA, la Corée du Sud et plus récemment le Japon. Il ne concernera pas les services financiers.

Durant les négociations de 2018, l’UE-27 a été particulièrement peu conciliante sur l’obligation du RU d’appliquer toutes les règles de l’UE et la garantie de la liberté d’installation des personnes jusqu’à la fin de la période de transition, sur la frontière irlandaise (soutenant que l’absence de frontières physiques n’était pas compatible avec le retrait du RU de l’union douanière, demandant que l’Irlande du Nord reste dans le marché unique tant que le RU ne trouve pas une solution garantissant l’intégrité du marché intérieur sans frontière physique en Irlande), sur le rôle de la CJUE (qui devrait être compétente pour interpréter l’accord de retrait), sur l’autonomie de décision de l’UE (refusant la mise en place d’organes permanents de décisions conjointes avec le RU), et même sur Gibraltar et les bases militaires britanniques à Chypre.

Ainsi, le 2 juillet 2018, Michel Barnier[7] accepte le principe d’un partenariat ambitieux, mais refuse toute frontière terrestre entre les deux parties de l’Irlande, tout en indiquant qu’une frontière terrestre est nécessaire pour protéger l’UE (ce qui voudrait dire que le seul accord acceptable impliquerait que la frontière passe entre l’Irlande du Nord et le reste du RU, solution inacceptable pour le RU). Il refuse que l’UE « perde le contrôle de ses frontières et de ses lois ». Il refuse donc que le RU soit chargé d’appliquer des règles douanières européennes et de percevoir la TVA pour l’UE. Il insiste sur le fait que la future coopération avec le RU ne pourra s’appuyer sur le même degré de confiance qu’entre les pays membres. Il réclame des engagements précis et contrôlables du Royaume-Uni, en particulier sur les normes sanitaires et la protection des indications géographique. Il souhaite que l’accord se limite à un accord de libre-échange, avec des garanties britanniques quant à la réglementation et les aides d’État, avec une coopération en matière de douane et de réglementation.

Ainsi le Royaume-Uni devra renégocier l’ensemble des traités commerciaux, tant avec l’UE qu’avec les pays tiers. Ces accords seront probablement longs à mettre en place, en tout cas nécessiteront plus de deux ans. Le manque de préparation et la désorganisation avec lesquels le Royaume-Uni a abordé les négociations du Brexit augure mal de sa capacité à négocier rapidement de tels accords. La question du rétablissement de contrôles douaniers est cruciale et délicate, que ce soit en Irlande, à Gibraltar ou à Calais. De nombreuses entreprises multinationales relocaliseront en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux. La perte du passeport financier est acquise. C’est sur ce point que les Britanniques risquent de plus perdre, vu le poids des activités de la City (7,5% du PIB britannique). Le Royaume-Uni devra choisir entre se plier aux règles européennes pour conserver un certain accès aux marchés européens ou jouer l’affrontement par une politique de libéralisation. L’UE-27 pourrait saisir l’occasion du départ du RU pour revenir à un modèle financier rhénan, basé sur les banques et le crédit, plutôt que sur les marchés ou, au contraire, essayer de supplanter la City pour les activités de marchés par des mesures de libéralisation. C’est la seconde branche de l’alternative qui l’emportera.

Choisir entre trois stratégies

Jusqu’à présent, les pays de l’UE-27 ont adopté une position dure mais facile à tenir : puisque c’est le Royaume-Uni qui choisit de quitter l’Union, c’est à lui de faire des propositions acceptables pour l’UE-27, pour son retrait comme pour les relations ultérieures. C’est ainsi que l’on est arrivé à une situation d’enlisement. L’UE-27 doit aujourd’hui choisir entre trois stratégies :

– Ne pas faire de propositions acceptables par les Britanniques et se résigner à une sortie sans accord : les relations entre le RU et l’UE-27 seraient gérées selon les principes de l’OMC ; les conditions financières du divorce seraient fixées de façon juridique. Le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté. Deux raisons amènent à redouter ce scénario : le commerce serait obligatoirement perturbé par la réinstallation de barrières douanières dans les ports et en Irlande ; ce « Brexit dur » inciterait le Royaume-Uni à devenir un paradis fiscal et réglementaire, de sorte que l’UE serait devant l’alternative, soit de suivre, soit de prendre des mesures de rétorsion, deux solutions néfastes ;

– Prendre la question à bras le corps et instaurer un troisième cercle pour les pays qui veulent participer à une union douanière avec les pays de l’UE soit, à court terme, en outre le Royaume-Uni et les pays de l’EEE. C’est dans ce cadre que seraient négociés les accords concernant les réglementations techniques et les normes des biens et services. Ainsi, l’aspect « liberté des échanges » serait dissocié des questions de souveraineté politique. Cela pose cependant deux problèmes : ces accords devraient être négociés dans des comités techniques où les opinions publiques, les parlements nationaux comme le parlement européen, n’auraient guère voix au chapitre. Les champs de l’union douanière sont problématiques, en particulier, pour les questions fiscales, les réglementations financières, la liberté de circulation des personnes et des services ;

– Choisir la solution du « partenariat spécial et approfondi », qui suppose des concessions réciproques. Et qui obligatoirement pourra servir de modèle aux relations de l’UE avec d’autres pays. Il comporterait une union douanière limitée aux marchandises, des comités d’harmonisation des normes, des accords au coup par coup pour les services, le droit pour le RU à limiter la circulation des personnes, sans doute une cour d’arbitrage (qui limiterait les pouvoirs de la CJUE), un engagement à éviter la concurrence fiscale et réglementaire. On le voit, cela ne pourrait satisfaire ni les partisans d’un brexit dur, ni les partisans d’une Union européenne autonome et intégrée.

 

[1] Voir : Joint report from the negotiators of the EU and the UK government on progress during phase 1 of negotiations under Article 50 on the UK’s orderly withdrawal from the EU, 8 décembre 2017.

[2] Voir Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak : Brexit, réussir sa sortie, Blog de l’OFCE, 6 décembre 2017.

[3] HM Government : « the future relationship between the United Kingdom and the European Union », juillet 2018.

[4] L’expression étant dans le texte d’origine : « A principled and practical Brexit ». Des traductions de la note de synthèse dans les 25 langues de l’UE sont disponibles sur le site web du Department for Exiting the European Union. La version française utilise le terme de « Brexit vertueux et pratique ».

[5] Tribune de Boris Johnson, Mail on Sunday, 9 septembre 2018.

[6] Favorable à un Brexit dur, mais aussi issu d’Eton-Oxford, catholique traditionaliste, opposé à l’avortement, aux dépenses publiques et à la lutte contre le changement climatique.

[7] Voir : « Un partenariat ambitieux avec le Royaume-Uni après le Brexit », 2 juillet 2018.

 




Banque d’Angleterre : ‘Wait and see’

Par Catherine Mathieu

Le 20 juin 2018, la Banque d’Angleterre a maintenu son taux directeur à 0,5 %, six des neuf membres du Comité de politique monétaire ayant voté pour le statu quo, tandis que trois votaient pour une hausse de 0,25 point. Par ailleurs, les neuf membres ont voté pour maintenir inchangé l’encours des titres détenus par la Banque d’Angleterre dans le cadre de sa politique non conventionnelle (435 milliards de livres sterling de titres publics et 10 milliards de titres privés).

Ce statu quo est en ligne avec le scénario de notre prévision d’avril. Alors que la Réserve fédérale américaine a relevé le taux des fonds fédéraux le 13 juin d’un quart de point dans une fourchette de 1,75 % à 2 % (voir : La Réserve fédérale hausse le ton) et que la Banque centrale européenne a annoncé le lendemain le maintien de son taux directeur à 0, la Banque d’Angleterre garde aussi son taux de base inchangé, alors que la croissance comme l’inflation ont ralenti au premier trimestre 2018, et que les incertitudes autour du Brexit demeurent entières. Le Comité de politique monétaire (CPM) de la Banque d’Angleterre continue d’envisager un « resserrement limité et graduel » du taux directeur. En complément de sa discussion sur le taux directeur, le CPM annonce qu’il ne réduira pas le montant des titres publics figurant dans le bilan de la Banque centrale tant que le taux directeur n’aura pas atteint 1,5 %. Contrairement à la BCE, qui a annoncé qu’elle normaliserait progressivement sa politique monétaire en commençant par réduire ses détentions d’actifs, et qu’elle n’envisageait pas d’augmenter les taux avant l’été 2019, la Banque d’Angleterre annonce qu’elle commencera par augmenter son taux de base.

Les minutes de la réunion du 20 juin 2018 rappellent le mandat de la Banque d’Angleterre : respecter la cible d’inflation de 2% (en termes d’indice des prix à la consommation harmonisé, IPCH), tout en soutenant la croissance et l’emploi. Lors de sa réunion de juin, le CPM s’est appuyé sur les prévisions de la Banque d’Angleterre publiées dans l’Inflation Report de mai dernier, selon lesquelles la croissance du PIB britannique serait d’environ 1,75 % par an en moyenne à l’horizon 2020, sous l’hypothèse d’une remontée progressive du taux directeur tel qu’anticipé par les marchés au vu des courbes de taux en mai dernier (à savoir une hausse graduelle du taux de base qui atteindrait 1,2 % au second semestre 2020), ce qui serait un peu plus rapide que la croissance de l’offre (estimée à 1,5 % par la Banque d’Angleterre) et conduirait à une certaine accélération des salaires et des coûts de production. Toujours selon l’Inflation Report de mai, l’inflation, mesurée par l’IPCH, continuerait cependant de ralentir, sous l’effet de la dissipation des effets de la dépréciation passée de la livre et atteindrait la cible de 2 % au printemps 2020.

Sans le remettre en cause, les minutes de la réunion de juin apportent deux bémols à ce scénario. Premièrement, le PIB britannique n’a augmenté que de 0,1 % au premier trimestre 2018[1]. Le CPM estime que ce ralentissement, en partie dû aux mauvaises conditions climatiques en mars, et qui a surtout touché le secteur du bâtiment, sera temporaire. Mais il note aussi que les indicateurs conjoncturels ont été mitigés aux Etats-Unis et dans la zone euro au premier trimestre. La prévision de croissance de la Banque d’Angleterre parue dans l’Inflation Report (1,75%) est supérieure à celle de notre prévision d’avril (1,4 % en 2018 comme en 2019), ou à la moyenne du consensus des prévisions britanniques en juin (1,4 % en 2018 et 1,5 % en 2019). Jusqu’à présent, le consensus est que le ralentissement du premier trimestre sera temporaire, mais les indicateurs conjoncturels les plus récents suggèrent la poursuite d’une faible croissance en avril et en mai (ainsi, selon l’indicateur mensuel de croissance du PIB du NIESR, la croissance aurait été de 0,2 % au cours des trois mois allant jusqu’à mai, par rapport au trois mois précédents).

Deuxièmement, le CPM envisage désormais une inflation un peu plus forte du fait de la remontée des prix du pétrole (passés de 50 à 75 dollars en un an) et de la baisse de la livre (de l’ordre de 2% depuis mai, du fait de la hausse du dollar). L’inflation mesurée selon l’IPCH, reste supérieure à la cible de 2 % ; après avoir accéléré jusqu’à 3,1 % en novembre dernier, elle est revenue depuis à l’intérieur de la fourchette haute de 3 % et n’était plus que de 2,4 % en avril comme en mai ; dans le même temps, l’indice des prix sous-jacent est passé de 2,7 % à 2,1 %. Si l’objectif de la Banque d’Angleterre est prioritairement de maintenir l’inflation proche de la cible de 2 %, le CPM a cependant répété depuis l’été 2016 que les tensions inflationnistes résultant de la baisse de la livre sterling après le résultat du référendum faveur du « Brexit », seraient temporaires tandis que le ralentissement économique pourrait être plus durable, dans un contexte d’incertitude accrue, mais avait indiqué qu’elle serait prête à durcir sa politique monétaire si les tensions inflationnistes s’amplifiaient plus que prévu. Ceci n’a pas été le cas jusqu’à présent. Bien que le taux de chômage reste historiquement faible à 4,2 %, les salaires n’ont jusqu’à présent pas franchement accéléré : ils n’étaient en hausse que de 2,4 % en mai 2018, soit une stagnation en termes réels.

La prochaine réunion du CPM aura lieu le 2 août. D’ici là, les britanniques et l’UE-27 continueront de négocier l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE, en vue d’un accord lors du Conseil européen d’octobre. De grandes entreprises, comme Airbus ou BMW, ont rappelé à l’approche du Conseil européen du 29 juin dernier qu’elles avaient besoin d’être assurées sur l’absence de barrières douanières après la sortie du Royaume-Uni de l’UE à la fin de 2020 pour continuer à investir outre-Manche. La Banque d’Angleterre ne prendra le risque d’augmenter son taux directeur que si la croissance et des tensions inflationnistes s’affirment suffisamment.

 

[1] La croissance du premier trimestre 2018 a été légèrement révisée à la hausse, à 0,2 %, lors de la publication des comptes trimestriels du 29 juin, principalement suite à une révision de la baisse d’activité dans le bâtiment.