Toujours plus négatif ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Fabien Labondance

A la suite du dernier Conseil des gouverneurs qui s’est tenu le jeudi 22 octobre, la Banque centrale européenne (BCE) a laissé ses taux directeurs inchangés, mais Mario Draghi a laissé entendre lors de la conférence de presse qui a suivi que de nouveaux développements dans la politique monétaire de la zone euro pourraient être apportés lors de la prochaine réunion du 3 décembre.

L’évaluation de la conjoncture faite par la BCE est claire, autant du côté de la croissance : « Les risques pour les perspectives de croissance de la zone euro demeurent orientés à la baisse, traduisant notamment les incertitudes accrues entourant les évolutions dans les économies de marché émergentes » que de l’inflation: « Des risques découlant des perspectives économiques ainsi que des évolutions sur les marchés financiers et des matières premières pourraient toutefois ralentir davantage encore la hausse progressive des taux d’inflation vers des niveaux plus proches de 2 % ». Ce diagnostic montre donc qu’étant donné l’orientation actuelle de la politique monétaire, la BCE ne semble pas en mesure d’atteindre son objectif principal, à savoir une inflation proche de 2 % à moyen terme.

Sur cette base, Mario Draghi a annoncé qu’ « il y avait eu une discussion très riche sur tous les instruments monétaires qui pourraient être utilisés (…) et la conclusion était : nous sommes prêts à agir si nécessaire », et que la BCE n’était pas dans une situation de « wait and see » (attendre et voir), mais de « work and assess » (travailler et évaluer). De telles déclarations laissent penser que la BCE annoncera de nouvelles mesures pour atteindre son objectif. Se pose alors la question des instruments qui pourraient être utilisés. Si le programme de Quantitative Easing (QE) pourrait être étendu dans le temps, à différents actifs ou en montant, un autre outil semble aussi émerger.

Pour tenter de relancer le crédit et l’activité dans la zone euro, la BCE a essayé depuis le début de la crise d’inciter les banques commerciales à placer le moins de liquidités possibles à son propre bilan via les facilités de dépôts[1], ce qui constitue le placement le plus sûr pour les banques commerciales. Cette raison a poussé la BCE, en juin 2014, à fixer un taux d’intérêt négatif pour les facilités de dépôts.

Si cette stratégie a semble-t-il fonctionné dans un premier temps, on observe depuis mars 2015 une nouvelle augmentation des montants placés par les banques commerciales au titre des facilités de dépôts (graphique 1). Ainsi, la semaine du 27 février 2015, 37 milliards d’euros étaient placés en facilité de dépôts, ce montant grimpe à environ 160 milliards d’euros la semaine du 16 octobre 2015.

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Sans atteindre les records passés (800 milliards d’euros en 2012), cela indique très certainement qu’une partie des injections massives de liquidité dans le cadre de l’assouplissement quantitatif de la BCE (60 milliards par mois depuis mars 2015) demeure inemployée et retourne même au bilan de la BCE. Les banques commerciales continuent de rechercher des placements sans risque, même à des rendements négatifs. Ainsi, les facilités de dépôts de la BCE représentent un placement sûr au même titre par exemple que les bons du Trésor français qui s’échangent à des taux d’intérêts négatifs jusqu’à l’échéance de 2 ans.

Dès lors, parmi les nouvelles mesures qui seront très certainement annoncées le 3 décembre prochain existe la possibilité de diminuer encore les taux négatifs sur les facilités de dépôts. Ainsi, une nouvelle baisse des taux sur les facilités de dépôts devrait augmenter l’incitation des banques à trouver des formes alternatives et plus rémunératrices de placement de leurs liquidités excédentaires. De là à stimuler le crédit, le chemin restera cependant encore assez long. Mais cette incitation ne sera efficace qu’à condition que les opportunités de prêts apparaissent moins risquées pour les banques commerciales, ce qui passe par un retour de la croissance européenne. A défaut, les limites de l’efficacité de la politique monétaire apparaîtront de plus en plus flagrantes.

 

 


[1] Dispositif par lequel les banques commerciales peuvent laisser des liquidités en dépôt auprès de la BCE pour une durée de 24 heures.




Une reprise si fragile

par le Département Analyse et Prévisions, sous la direction d’Eric Heyer et de Xavier Timbeau

Ce texte résume les perspectives économiques 2015-2017 de l’OFCE pour la zone euro et le reste du monde

Les chiffres de croissance pour le premier semestre 2015 dans la zone euro ont confirmé le mouvement de reprise entrevu en fin d’année 2014. Alors que le retour de la croissance dans la zone euro aurait pu indiquer la fin de la crise économique et financière mondiale apparue en 2008, les turbulences enregistrées dans les pays émergents et en particulier en Chine pendant l’été rappellent que la crise ne semble finalement pas vraiment finir. Le poids économique de la Chine et son rôle dans le commerce mondial sont aujourd’hui tels que même dans le cas d’un atterrissage en douceur, les conséquences sur la croissance des pays développés seront significatives. Nous anticipons néanmoins que le scénario de reprise ne sera pas remis en cause et que la croissance de la zone euro restera globalement soutenue par des facteurs favorables (baisse du prix du pétrole et soutien monétaire de la BCE) ou moins défavorables (politiques budgétaires moins restrictives). Il n’en demeure pas moins que la situation dans le monde en développement ajoutera une nouvelle incertitude sur une reprise déjà si fragile.

Entre 2012 et 2014, l’activité dans les pays de la zone euro avait stagné alors que dans le même temps les Etats-Unis affichaient une croissance du PIB de 2 % en moyenne. La reprise qui s’était engagée après la forte contraction de 2008-2009 a rapidement tourné court dans la zone euro du fait de la crise de la dette souveraine qui s’est rapidement traduite par un durcissement rapide et incontrôlé des conditions financières et qui a renforcé l’épisode de consolidation budgétaire des Etats membres, en quête de crédibilité aux yeux des marchés. La zone euro a alors plongé dans une nouvelle récession. En 2015, ces chocs de politique économique ne pèseront plus sur la demande. La BCE a contribué au recul des primes de risque sur la dette souveraine en annonçant l’OMT (Outright monetary transaction) en septembre 2012, puis en mettant en œuvre une politique d’assouplissement quantitatif qui améliore les conditions financières et favorise la baisse de l’euro. Du côté de la politique budgétaire, si la phase de consolidation est loin d’être terminée pour certains pays, le rythme et l’ampleur des mesures annoncées diminuent. Par ailleurs, la croissance sera aussi alimentée par la baisse du pétrole qui semble durable. Les gains de pouvoir d’achat dont bénéficieront les ménages devraient nourrir la consommation privée. Ces différents facteurs reflètent donc bien un environnement plus favorable et propice à la croissance. Cependant, force est de constater que le scénario s’appuie également sur des facteurs volatils tels que les baisses du prix du pétrole et de l’euro. Le ralentissement chinois ajoutera donc un risque supplémentaire à ce scénario qui s’appuie sur l’hypothèse d’une transition maîtrisée de l’économie chinoise d’un modèle de croissance tourné vers les exportations à une économie tirée par sa demande interne. Nous estimons que la croissance dans la zone euro s’établirait à 1,5 % en 2015 puis 1,8 % en 2016 et 2017. Les principaux risques à court terme de ce scénario sont négatifs. Si le prix du pétrole remontait, si l’euro ne baissait pas et si le ralentissement dans les émergents se transformait en crise économique et financière, la croissance mondiale et celle de la zone euro seraient significativement réduites. Ce risque est d’autant plus critique que le taux de chômage de la zone euro reste très élevé (11 % en août 2015). Or étant donné le rythme de croissance anticipé, nous prévoyons une baisse du chômage annuelle en 2016-2017 de l’ordre de 0,6 point par an. A ce rythme, il faudra presque 7 ans pour ramener le taux de chômage à son niveau d’avant-crise. Ainsi, si la sortie de crise économique qui a débuté en 2008 est incertaine, il semble en revanche certain que la crise sociale a de beaux jours devant elle.

 

 

 




Grèce : quand l’histoire bégaie

par Jacques Le Cacheux

La durée de la crise grecque et la dureté des plans d’austérité successifs qui lui ont été imposés pour tenter de redresser ses finances publiques et la remettre en position de faire face à ses obligations à l’égard de ses créanciers ont frappé les opinions publiques européennes et suscité de nombreux commentaires. L’accord obtenu à l’arraché le lundi 13 juillet au sein du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro comporte, en plus des exigences déjà formulées avant le référendum grec du 5 juillet, alors rejetées par une majorité des votants, des conditions si inhabituelles et si contraires à la souveraineté des Etats telle qu’on a l’habitude de la concevoir aujourd’hui qu’il a choqué bon nombre de citoyens européens et conforté les arguments des  eurosceptiques qui y voient la preuve que la gouvernance européenne s’exerce contre la démocratie.

En exigeant que les créanciers soient consultés sur tout projet de loi ayant une incidence sur les finances publiques et en imposant la gestion des privatisations, dont la longue liste a été dictée par les créanciers, par un fonds indépendant du gouvernement grec, les responsables de la zone euro ont effectivement mis les finances publiques grecques sous tutelle. En outre, les mesures contenues dans le nouveau plan d’austérité sont de nature à déprimer encore plus une demande intérieure déjà exsangue, aggravant ainsi la récession dans laquelle l’économie grecque a replongé en 2015, après une légère et brève rémission en 2014.

Appauvrissement sans ajustement

Déclencheur, en 2010, de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, la crise grecque ressemble à une longue agonie, entrecoupée de psychodrames européens toujours conclus in extremis par un accord censé sauver la Grèce et la zone euro. Dès le début, il était clair que la méthode, fondée sur l’administration de doses massives d’austérité sans véritable soutien à la modernisation de l’économie grecque, était vouée à l’échec[1], pour des raisons désormais bien comprises[2] mais alors presque unanimement ignorées par les responsables, qu’il s’agisse des gouvernements européens, de la Commission européenne ou du FMI, principale caution et source d’inspiration des plans d’ajustement successifs.

Les résultats, à ce jour catastrophiques, sont bien connus : en dépit d’une longue cure d’austérité, faite de hausse d’impôts, de coupes dans les dépenses publiques, de baisse des salaires et des retraites, etc., l’économie grecque ne s’est pas redressée, au contraire, et la soutenabilité des finances publiques grecques n’a pas été rétablie, loin s’en faut ; malgré l’accord, en 2012, des gouvernements européens sur un défaut partiel, qui a allégé la dette envers les créanciers privés – allègement refusé par ces mêmes gouvernements deux ans auparavant –, la dette publique représente aujourd’hui une pourcentage plus important du PIB (près de 180%) qu’au début de la crise, et un nouvel allégement – cette fois sans doute par rééchelonnement – paraît incontournable. Le troisième plan d’aide – plus ou moins 85 milliards d’euros envisagés, après environ 250 milliards au cours des cinq dernières années – qui va être négocié dans les semaines qui viennent sera, pour une bonne part, consacré au seul paiement des échéances sur la dette.

Pendant ce temps, le niveau de vie moyen des citoyens grecs s’est littéralement effondré, et l’écart par rapport à la moyenne de la zone euro, qui avait eu tendance à se réduire au cours de la décennie précédant la crise, s’est creusé de façon dramatique (Graphique 1) : le PIB par tête grec  est aujourd’hui d’un peu moins de la moitié de celui de l’Allemagne. Encore le PIB par tête reflète-t-il très mal la réalité vécue dans une économie où les inégalités se sont creusées et les dépenses de protection sociale ont été drastiquement réduites.

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Le nouveau plan d’austérité ressemble aux précédents : combinant hausse de la fiscalité – notamment la TVA dont le taux normal, à 23%, est étendu aux îles et à de nombreux secteurs, dont le tourisme, jusqu’ici soumis au taux intermédiaire (13%) – et baisse des dépenses publiques, il aboutira à une économie budgétaire d’environ 6,5 milliards d’euros en année pleine,  ce qui amputera la demande intérieure grecque et accentuera la récession en cours.

Les plans d’ajustement précédents ont également comporté des réformes « structurelles », telles que la baisse du salaire minimum et des pensions de retraite, une déréglementation du marché du travail, etc. Mais force est de constater que le volet fiscal de ces plans n’a pas eu de résultats très visibles sur les recettes publiques : après avoir beaucoup baissé jusqu’en 2009, la pression fiscale grecque – mesurée par le ratio des recettes fiscales totales au PIB – s’est certes accrue, mais guère plus qu’en France (Graphique 2). Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’une dose plus forte encore du même remède assurera mieux la guérison.

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L’histoire éclaire-t-elle l’avenir ?

Les maux dont souffre l’économie grecque sont bien connus : faiblesse de l’industrie et des secteurs exportateurs – en dehors du tourisme, qui pourrait sans doute faire mieux, mais affiche des performances honorables –, nombreux secteurs réglementés et situations rentières, administration et services fiscaux pléthoriques et peu efficaces, poids des dépenses militaires, etc.

Tout cela n’est pas nouveau et sans doute était-il de la responsabilité des autorités européennes de tirer plus tôt la sonnette d’alarme et d’aider la Grèce à une mise à niveau, comme cela a été fait pour les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) au début des années 2000, dans les années  précédant leur adhésion à l’Union européenne. La manière dont on décide à présent de le faire, à marche forcée et par la mise sous tutelle du gouvernement grec, sera-t-elle plus efficace ?

Si l’on pouvait se fier simplement à l’histoire, on serait tenté de répondre oui. L’épisode du défaut grec de 1893 présente en effet de nombreuses similitudes avec la crise actuelle. La Grèce était alors un Etat relativement neuf, n’ayant acquis son indépendance à l’égard de l’Empire ottoman qu’en 1830, au terme d’une longue lutte, et grâce au soutien des puissances européennes (Angleterre et France), qui lui imposèrent un roi bavarois. Elle était sensiblement plus pauvre que les pays d’Europe d’occidentale : malgré l’ébauche de modernisation entreprise, après l’indépendance, sous la conduite des fonctionnaires bavarois qui entouraient alors le roi de Grèce Othon 1er, son PIB par tête n’était, en 1890 selon les données assemblées par Angus Maddison[3], que d’environ 50% de celui de la France, et un peu moins d’un tiers de celui du Royaume-Uni. Et le diagnostic porté sur la Grèce alors n’était guère meilleur que celui d’aujourd’hui :

« … la Grèce se caractérise tout au long du XIXe siècle par des finances structurellement faibles, qui la conduisent à défaillir de façon récurrente sur sa dette publique. Selon le Statesman’s Yearbook, la Grèce ajoute à des dépenses militaires importantes, des frais élevés pour entretenir un nombre important de fonctionnaires, disproportionné pour un petit Etat peu développé. Par ailleurs, une partie des dettes grecques étant garantie par la France et la Grande-Bretagne, la Grèce pouvait suspendre le service sans que les créanciers aient à en subir les conséquences. Les budgets français et britannique se retrouvaient contraints de payer les coupons.

Dès 1890 cependant, la situation devient critique. A la fin de 1892, le gouvernement grec ne maintint le paiement des intérêts qu’avec l’aide de nouveaux emprunts. En 1893, il obtenait un vote du parlement lui permettant de négocier un rééchelonnement avec les créanciers internationaux (britanniques, allemands, français). Les discussions s’éternisèrent sans véritable solution jusqu’en 1898. Ce fut la défaite grecque dans sa guerre avec la Turquie qui servit de catalyseur à une résolution des problèmes de finances publiques. En effet, l’intervention des puissances étrangères ainsi que leur appui dans la collecte des fonds réclamés par la Turquie pour évacuer la Thessalie s’accompagna d’une mise sous tutelle des finances grecques. Une société privée sous contrôle international reçut la mission de collecter les impôts et de régler les dépenses grecques suivant une règle de séniorité aboutissant à assurer le versement d’un intérêt minimal. Les surplus budgétaires étaient alors affectés à raison de 60 % pour les créanciers et 40 % pour le gouvernement. »[4]

Entre 1890 et 1900, le revenu par tête grec a augmenté de 15%, et devait encore augmenter de 18% au cours de la décennie suivante, atteignant, en 1913, 46% du revenu par tête français et 30% du revenu par tête des Britanniques, alors au faîte de leur prospérité. Un succès, donc.

Bien entendu, le contexte était alors fort différent, et les conditions qui ont favorisé cette mise sous tutelle et ce redressement ne sont pas celles d’aujourd’hui : pas de véritable gouvernement démocratique en Grèce ; un régime monétaire (l’étalon-or) dans lequel les suspensions de convertibilité – l’équivalent d’un « Grexit temporaire » — étaient relativement courantes, et clairement perçues par les créanciers comme temporaires, et surtout un contexte de croissance économique forte dans toute l’Europe occidentale – la Belle époque –, grâce à la seconde révolution industrielle. On ne peut s’empêcher de penser, pourtant, que les conditions dictées alors à la Grèce ont inspiré les décisions actuelles des responsables européens[5].

Le nouveau plan produira-t-il enfin les effets escomptés ? Peut-être, s’il réunit d’autres conditions : allègement substantiel de la dette publique grecque, comme le réclame désormais le FMI, et soutien financier à la modernisation de l’économie grecque. Un plan Marshall pour la Grèce, un « green new deal » ? Tout cela ne pourra réussir que si le reste de la zone euro connaît également une croissance soutenue.

 


[1] Voir Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux, « Zone euro : no future ? », Lettre de l’OFCE, n°320, 14 juin 2010, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/lettres/320.pdf .

[2] Voir notamment les travaux de l’OFCE sur les effets récessifs des politiques d’austérité : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/si2014/si2014.pdf . Rappelons que le FMI lui-même a reconnu que les plans d’ajustement imposés aux économies européennes subissant des crises de dettes publiques avaient été excessifs et mal conçus, et que ceux imposés à la Grèce l’avaient été plus que les autres. Son mea culpa n’a, de toute évidence, pas ému les principaux responsables européens, plus que jamais enclins à persévérer dans l’erreur : Errare humanum est, perseverare diabolicum !

 [3] Voir les données sur le site du Maddison Project : http://www.ggdc.net/maddison/maddison-project/home.htm .

[4] Extrait de l’article de Marc Flandreau et Jacques Le Cacheux, « La convergence est-elle nécessaire à la création d’une zone monétaire ? Réflexions sur l’étalon-or 1880-1914 », Revue de l’OFCE, n°58, juillet 1996, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/1-58.pdf .

[5] Un indice supplémentaire : le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, insistait pour que la Grèce suspende temporairement sa participation à la zone euro ; dans les années 1890, elle avait dû suspendre la convertibilité en or de sa monnaie et recourir à plusieurs dévaluations.

 




La Grèce en procédure de divorce ?

par Jérôme Creel

Le feuilleton grec continue et ressemble de plus en plus à une vieille série télé américaine. JR Ewing retourne à la table familiale l’esprit chagrin car Sue Ellen n’a pas respecté ses engagements et a continué de boire. Dans les circonstances actuelles, le divorce semble inéluctable, surtout si Bobby prend fait et cause pour son frère en refusant toute assistance supplémentaire à sa belle-sœur.

Comme dans Dallas, l’addiction à une substance potentiellement toxique, la dette publique, tourmente les Etats et les institutions européens. Les analyses sur la Grèce se concentrent essentiellement sur les ratios de dette sur PIB. Présentée sous cette forme, entre 2011 et 2014, la dette publique sur PIB a augmenté : les opinions publiques européennes peuvent donc légitimement douter de la capacité des Grecs (en réalité l’Etat grec) à freiner les dépenses et à augmenter les impôts. Le divorce est inéluctable. Mais si l’on regarde les montants en jeu, la situation est un peu différente. Entre 2011 et 2014, la dette publique grecque a baissé de 39 milliards d’euros selon Eurostat. Vu sous cet angle, l’Etat grec fournit effectivement des efforts. Mais cela occulte l’aide des créanciers. En effet, l’Etat grec a bénéficié des restructurations de sa dette, dont un défaut partiel, mais conséquent, de la dette publique envers les créanciers privés. Selon Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch and Mitu Gulati, la baisse de dette consentie à l’Etat grec a été de l’ordre de 100 milliards d’euros. Du coup, sans cette aide, le montant de dette publique grecque aurait augmenté de 61 milliards d’euros entre 2011 et 2014 (100 milliards moins les 39 milliards susmentionnés). Ce n’est pas rien pour un pays comme la Grèce. Rappelons cependant que la dette grecque ne représente que 3,5% de la dette publique totale de la zone euro. D’ailleurs qu’ont fait les autres pays de l’UE dans le même temps ? Pas mieux ! L’addiction à la dette publique, si addiction il y a, est générale. La dette publique de l’UE et de la zone euro ont augmenté de 6 points de PIB, soit des hausses respectives de 1 400 milliards d’euros et 800 milliards. L’augmentation de la dette grecque est bien une goutte d’eau en comparaison. La dette publique allemande a augmenté de 68 milliards d’euros, la dette italienne de 227 milliards d’euros, les dettes espagnoles et françaises respectivement de 285 milliards d’euros, et la dette publique du Royaume-Uni de 277 milliards de livres sterling, soit 470 milliards d’euros toujours selon Eurostat. Ramenée à leur PIB respectif, la dette publique espagnole a augmenté de près de 30 points, celle de l’Italie de plus de 15 points, celle de la France de 10 points, celle du Royaume-Uni de près de 8 points. Seule l’Allemagne a vu son ratio de dette baisser, grâce à une croissance économique plus forte.

Paul de Grauwe insistait dernièrement sur le fait que la Grèce dispose d’une dette publique soutenable : compte tenu des différentes restructurations de dette déjà réalisées, le ratio de dette publique sur PIB de 180 % serait aujourd’hui de plus ou moins… 90 % en valeur actualisée, c’est-à-dire après avoir comptabilisé les paiements futurs d’intérêts et les remboursements prévus, dont certains à un horizon très éloigné[1].

Les économistes, comme Paul de Grauwe ici, utilisent la contrainte budgétaire intertemporelle de l’Etat pour appréhender la soutenabilité de la dette publique. Plutôt que sous une forme rétrospective, la dette publique peut être analysée sous une forme prospective. Si la dette de l’année suivante dépend de la dette présente, par effet de symétrie, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante. Or cette dette de l’année suivante va dépendre de la dette de l’année d’après, par itération. In fine, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps : elle dépend donc des dettes futures. Or, ces dettes futures dépendent des déficits publics eux aussi futurs. La contrainte budgétaire intertemporelle exprime donc le fait que la dette publique présente est égale à la séquence des déficits publics futurs et à la dette finale (celle de la fin des temps), le tout exprimé en valeurs actualisées. Contrairement aux entreprises et aux ménages, l’Etat est supposé disposer d’un horizon infini qui rend possible la mise à zéro de la valeur actualisée de la dette de « fin des temps ». On dira alors que la dette publique présente est soutenable si les gouvernements futurs prévoient des excédents publics suffisants pour rembourser cette dette. Cela est possible après des périodes de déficits publics élevés, pourvu que ces périodes soient suivies d’autres au cours desquelles les gouvernements accumulent des excédents budgétaires. Compte tenu de l’allongement de la maturité des dettes grecques et de la faiblesse des paiements futurs d’intérêts, l’excédent budgétaire requis pour rembourser la dette présente est faible. Paul de Grauwe en conclut que la Grèce est soumise à une crise de liquidité plutôt qu’à une crise de défaut souverain. Il conviendrait donc, toujours selon Paul de Grauwe, d’ajuster les plans d’austérité budgétaire et les réformes à entreprendre au niveau effectif de dette publique, sensiblement plus faible que celui qui sert de base aux négociations entre l’Etat grec et les « institutions » (BCE, Commission, FMI). Dit autrement, les « institutions » pourraient desserrer leur étreinte.

Le « cas grec » peut donc être relativisé et le divorce différé : l’addiction de Sue Ellen est moins exceptionnelle qu’il y paraît de prime abord.

 


[1] Après 2015 et 2019, qui impliqueront des remboursements substantiels de la part de l’Etat grec, les années « difficiles » se situeront ensuite au-delà de 2035 (voir le profil d’amortissement de la dette grecque dans Antonin et al. , 2015).




Grèce : un accord, encore et encore

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau, Sébastien Villemot

… La même nuit que la nuit d’avant
Les mêmes endroits deux fois trop grands
T’avances comme dans des couloirs
Tu t’arranges pour éviter les miroirs
Mais ça continue encore et encore …

Francis Cabrel, Encore et encore, 1985.

À quelques heures d’un sommet européen exceptionnel sur la Grèce, un accord pourrait être signé et permettrait de clore le second plan d’aide à la Grèce, débloquant la dernière tranche de 7,2 milliards d’euros. La Grèce pourrait alors faire face aux échéances de la fin juin auprès du FMI (1,6 Mds d’euros), puis de celles de juillet et août auprès de la BCE (6,6 Mds d’euros) et à nouveau auprès du FMI (0,45 Mds d’euros). A la fin du mois d’août, la dette de la Grèce auprès du FMI pourrait augmenter de presque 1,5 Mds d’euros, puisque le FMI contribue à hauteur de 3,5 Mds d’euros à la tranche de 7,2 Mds d’euros.

Jusqu’au mois de septembre, la Grèce doit rembourser un total de 8,6 Mds d’euros et, jusqu’à la fin de l’année, presque 12 Mds d’euros, soit des besoins qui excèdent les 7,2 Mds d’euros sur lesquels porte la négociation avec le Groupe de Bruxelles (i.e. l’ex troïka). À cet effet, le fonds hellénique de stabilité financière (HFSF) pourrait être mobilisé, à hauteur d’environ 10 Mds d’euros, mais il ne serait plus disponible pour recapitaliser les banques.

Si un accord est signé, il risque fort d’être difficile à tenir. En premier lieu, la Grèce va devoir faire face à la panique bancaire (bank run) en cours (le calme apparent devant les agences bancaires n’a pas empêché que plus de 6 Mds d’euros soient retirés la semaine dernière d’après le Financial Times). Or, même si un accord peut écarter pour un temps le scénario de la sortie de la Grèce de la zone euro, la perspective de taxes exceptionnelles ou d’une réforme fiscale peut dissuader le retour des fonds vers les établissements grecs. Par ailleurs, l’accord devrait inclure un excédent primaire de 1 % du PIB d’ici à la fin de l’année 2015. Or les informations sur l’exécution budgétaire jusqu’au mois de mai 2015 (publiées le 18 juin 2015) montrent que les recettes continuent d’être inférieures à la projection initiale (− 1 Mds d’euros), traduisant une situation conjoncturelle très dégradée depuis le début de l’année 2015. Certes, ces moindres rentrées fiscales sont plus que compensées par la baisse des dépenses (presque 2 Mds). Mais il s’agit-là d’une comptabilité de caisse. Le bulletin mensuel d’avril 2015, publié le 8 juin 2015, fait apparaître des arriérés de paiement du gouvernement central en hausse de 1,1 Mds d’euros depuis le début de l’année 2015. Il paraît presque impossible qu’en six mois, même avec une excellente saison touristique, le gouvernement grec rattrape ce retard et affiche, en comptabilité de droits constatés, un surplus primaire de 1,8 Mds d’euros. Un nouveau resserrement budgétaire pénaliserait une activité déjà en berne et pourrait être d’autant plus inefficace que les acteurs seraient fortement incités à sous-déclarer leurs impôts dans un contexte où l’accès à la liquidité sera particulièrement difficile. Le gouvernement grec pourra jouer sur la collecte de l’impôt, mais introduire un nouveau plan d’austérité serait politiquement et économiquement suicidaire. La discussion d’un troisième plan d’aide devra certainement être lancée, en incluant en particulier une négociation sur l’allègement de la dette grecque et des contreparties à cet allègement.

L’accord qui pourrait être trouvé dans les prochains jours risque d’être très fragile. Retrouver un peu de croissance en Grèce suppose d’abord de faire à nouveau fonctionner le financement de l’économie et de retrouver un peu de confiance. Cela supposerait aussi de traiter les questions de la Grèce en profondeur et de trouver un accord pérenne, sur plusieurs années, dont les étapes à court terme doivent absolument être adaptées à la situation présente de la Grèce. Nous avions, dans notre étude spéciale « La Grèce sur la corde raide », analysé les conditions macroéconomiques de la soutenabilité de la dette grecque. Plus que jamais la Grèce est sur la corde raide. Et la zone euro avec elle.




L’esprit ou la lettre de la loi, pour éviter le « Graccident »

Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

Le nœud coulant, selon l’expression d’Alexis Tsipras, se resserre de plus en plus autour du gouvernement grec. La dernière tranche du programme d’aide (7,2 milliards d’euros) n’est toujours pas débloquée, faute d’une acceptation par le Groupe de Bruxelles (l’ex-Troïka) des conditions associées à ce plan d’aide. De ce fait, l’Etat grec est au bord du défaut de paiement. On pourra croire qu’il s’agit-là d’un nouvel épisode dans la pièce de théâtre que la Grèce joue avec ses créanciers et, qu’une fois de plus, l’argent nécessaire sera trouvé au dernier moment. Pourtant, si la Grèce a réussi jusqu’à maintenant à honorer ses échéances, c’est au prix d’expédients dont il n’est pas certain qu’elle puisse user à nouveau.

Alors que les recettes fiscales sont, depuis le début de l’année, inférieures de près d’un milliard d’euros de retard aux cibles anticipées, les dépenses de salaires et de retraites doivent continuer à être payées chaque mois. Cette fois-ci, le mur s’approche et un accord est nécessaire pour que le jeu continue. Au mois de juin, la Grèce doit verser 1,6 milliard d’euros au FMI en quatre tranches (les 5, 12, 16 et 19 juin). Un porte-parole du FMI a confirmé le 28 mai l’existence d’une règle permettant de grouper ces paiements le dernier jour du mois (règle qui aurait été invoquée pour la dernière fois par la Zambie dans les années 1980). Comme il faut 6 semaines ensuite au FMI pour considérer un défaut de paiement, la Grèce peut encore gagner quelques jours, au-delà du 30 juin et avant les échéances auprès de la BCE (avec 2 tranches pour 3,5 milliards d’euros le 20 juillet 2015).

Dans l’histoire, très peu de pays n’ont pas honoré leurs paiements auprès du FMI (actuellement seuls la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe ont des arriérés auprès du FMI pour quelques centaines de millions de dollars). Le FMI étant le dernier recours en cas de crise de liquidité ou de balance des paiements, il dispose, à ce titre, d’un statut de créancier préférentiel et un défaut sur sa dette peut déclencher des défauts croisés sur d’autres titres, en particulier, dans le cas grec, ceux détenus par le FESF, les rendant exigibles immédiatement. Un défaut de la Grèce auprès du FMI pourrait ainsi compromettre l’ensemble de la dette publique grecque et obligerait la BCE à refuser les bons grecs comme collatéral dans les opérations de l’Emergency Liquiditity Assistance (ELA), seul pare-feu restant contre l’effondrement du système bancaire grec.

Les conséquences juridiques d’un tel défaut sont difficiles à appréhender (ce qui en dit long sur le système financier moderne). Un article publié par la Banque des Règlements Internationaux, daté de juillet 2013, et dont l’auteur, Antonio Sáinz de Vicuña, était à l’époque directeur général des services légaux de la BCE, est très informatif sur cette question dans le cadre de l’union monétaire (voir Figure 1).

En présentant le cadre légal, il s’attarde bien évidemment sur l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), un des piliers de l’Union monétaire, qui interdit le financement par la BCE ou les banques centrales nationales des administrations publiques[1]. Dans une note en bas de page, l’auteur concède que cette règle a deux exceptions :

–          Les institutions de crédit publiques peuvent obtenir des liquidités auprès de l’Eurosystème dans les mêmes conditions que les banques privées. Cette exception apparaît explicitement dans le paragraphe 2 de l’article 123 du TFUE[2].

–          Le financement des obligations des Etats vis-à-vis du FMI (notre traduction).

Ce deuxième aspect a attiré notre attention car il est peu connu du grand public, il n’apparaît pas explicitement dans le Traité et pourrait constituer une solution, au moins à court terme pour éviter que la Grèce soit mise en défaut de paiement par le FMI.

Figure 1-Copie de la note en bas de page 6 de l’article de Sáinz de Vicuña

BISEn cherchant dans le corpus juridique européen, cette exception est définie plus précisément dans le règlement n°3603/93 du Conseil qui précise les termes de l’actuel article 123 du TFUE, ce qui lui est autorisé par le paragraphe 2 de l’article 125 du TFUE[3]. Plus précisément il apparaît dans l’article 7 :

Le financement, par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales, des obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international ou résultant de la mise en œuvre du mécanisme de soutien financier à moyen terme institué par le règlement (CEE n° 1969/88 (4)) n’est pas considéré comme un crédit au sens de l’article 104 du Traité[4].

La motivation de cet article s’explique : lors des hausses des quotes-parts dans le FMI, le financement par la banque centrale était accepté car il avait comme contrepartie un actif assimilable à des réserves internationales. Selon l’esprit de la loi, on ne devrait donc pas permettre de financer les emprunts grecs auprès du FMI par un crédit auprès d’une banque centrale (la BCE ou la Banque de Grèce). Les obligations incombant à l’Etat grec ne concernent, selon l’esprit du texte, probablement que la contribution aux quotes-parts du FMI. Néanmoins, l’esprit de la loi n’est pas la loi, et l’interprétation exacte de la phrase « obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international » pourrait ouvrir une porte de plus à la Grèce. Compte tenu des conséquences d’un défaut auprès du FMI – notamment sur la continuité de l’ELA –­ on pourrait le justifier pour préserver le fonctionnement du système de paiement grec, préservation qui rentre dans les missions de la BCE.

Au-delà de la possibilité juridique du financement par une banque centrale de la dette grecque auprès du FMI, qui serait certainement contestée par certains gouvernements, cette action ouvrirait un conflit politique. En effet, un Etat membre pourrait être accusé de contrevenir aux (à l’esprit des) Traités, bien que cela ne soit pas un motif pour l’exclure (selon les services juridiques de la BCE). Mais est-ce bien un obstacle au regard des enjeux qu’un défaut sur la dette grecque poserait pour la pérennité de la Monnaie unique ?

Les problèmes de trésorerie de la Grèce ne sont pas nouveaux. Depuis le mois de janvier, le gouvernement a financé ses dépenses grâce à des opérations comptables qui lui ont permis de pallier les moins-values fiscales. En particulier, le 12 mai, le gouvernement grec a pu rembourser une tranche du crédit du FMI en puisant dans un fond d’urgence assimilable à des réserves internationales. L’Eurosystème pourrait accorder par le biais de cette exception un délai supplémentaire à la Grèce, afin de prolonger encore un peu les négociations et éviter l’accident.


[1] Le paragraphe 1 de article stipule que « [il] est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

[2] Qui stipule que « [l]e paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit. »

[3] Qui stipule que : « [l]e Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut, au besoin, préciser les définitions pour l’application des interdictions visées aux articles 123 et 124, ainsi qu’au présent article. »

 [4] L’article 104 est devenu l’actuel article 123 du TFUE.




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




Le Sisyphe grec et sa dette publique : vers la fin du calvaire ?

par Céline Antonin

Après son incapacité à élire un nouveau Président à la majorité qualifiée, le Parlement grec a été dissous, en attendant des élections législatives anticipées qui doivent se tenir le 25 janvier 2015. Le parti de la gauche radicale, Syriza, fait la course en tête dans les sondages d’opinion, devançant le parti « Nouvelle Démocratie » du Premier ministre sortant, Anthony Samaras. S’il recueille l’enthousiasme de la population, le programme économique de Syriza attise les craintes des bailleurs de la troïka (FMI, BCE et UE), en particulier sur trois sujets : la potentielle sortie du pays de la zone euro, la mise en place d’une relance budgétaire et un défaut souverain partiel. Ce dernier sujet sera le principal enjeu post-électoral.

Le véritable enjeu de l’élection : la restructuration de la dette publique grecque

La crainte d’une potentielle sortie de la Grèce de la zone euro (le fameux « Grexit ») doit être relativisée. La situation est différente de ce qu’elle était au moment de la crise des dettes souveraines, lorsque les différentiels de taux obligataires faisaient craindre un phénomène de contagion et un éclatement de la zone euro. En outre, Syriza n’est pas en faveur d’une sortie de l’euro, et personne ne peut y contraindre le pays dans la mesure où cela n’est prévu par aucun texte. Enfin, les conséquences d’une telle décision sur les autres membres pouvant être lourdes, une sortie du pays de la zone euro n’interviendrait qu’en dernier recours.

Syriza appelle de ses vœux la fin de l’austérité et une relance budgétaire d’un montant de 11 milliards d’euros avec relèvement du salaire minimum à son niveau antérieur, revalorisation des retraites, réembauche de fonctionnaires et augmentation des dépenses publiques. Un compromis avec la troïka peut-il être trouvé ? Rien n’est moins sûr, et il est quasi certain que Syriza devra revoir ses ambitions  à la baisse. Certes, le déficit grec s’est réduit. Le pays est en léger excédent primaire en 2014, et devrait poursuivre sa consolidation budgétaire en 2015-2016. Mais la Grèce doit continuer à emprunter pour financer les intérêts de la dette, pour rembourser ou renouveler la dette arrivée à maturité, et pour rembourser les prêts octroyés par le FMI. Pour cela, elle doit surtout compter sur l’aide extérieure. A partir du deuxième semestre de 2015, elle fera face à un trou de financement d’un montant de 12,5 milliards d’euros (19,6 milliards d’euros si elle n’obtient pas l’aide du FMI). Par ailleurs, les banques grecques, encore fragiles[1], restent très dépendantes de l’accès au programme Emergency Liquidity Assistance (ELA) de la BCE qui leur permet d’obtenir des liquidités d’urgence auprès de la Banque de Grèce. Si la Grèce refuse les réformes, un bras de fer risque de s’engager avec la troïka. La BCE a déjà menacé le pays de lui couper l’accès à la liquidité. En outre, la troïka reste le principal créancier de la Grèce, qui dispose néanmoins d’un nouvel atout : dans la mesure où elle n’emprunte plus que pour rembourser sa dette, et non pour financer son déficit budgétaire, elle pourrait menacer ses créanciers d’un défaut de paiement unilatéral, même si c’est un jeu dangereux qui la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années.

C’est justement cette question de la restructuration de la dette grecque et d’un défaut partiel, mise en avant par Syriza, qui apparaît comme l’un des principaux enjeux postélectoraux. Aléxis Tsípras souhaite l’effacement d’une partie de la dette publique, un moratoire sur le paiement des intérêts et des remboursements conditionnés aux performances économiques du pays. D’après les prévisions de la Commission et du FMI, le ratio d’endettement public en Grèce devrait passer de 175 % en 2013 à 128 % du PIB en 2020. Cependant, les hypothèses sous-jacentes à ce scénario manquent de réalisme : croissance nominale supérieure à 3 % en 2015, excédent primaire de 4,5 % du PIB entre 2016 et 2019, … Etant donné l’ampleur de la dette publique grecque en 2013 et son profil d’amortissement (avec des remboursements atteignant 13 milliards d’euros en 2019 et jusqu’à 18 milliards d’euros en 2039[2]), une nouvelle restructuration semble inéluctable.

Une dette publique essentiellement détenue par les pays membres de la zone euro

Depuis le déclenchement de la crise grecque à l’automne 2009, la composition de la dette publique grecque a bien changé. Alors qu’en 2010, la dette publique était détenue par les investisseurs financiers, le bilan est bien différent début 2015[3]. Après deux plans d’aide (en 2010 et 2012) et une restructuration de la dette publique détenue par le secteur privé en mars 2012 (plan Private Sector Involvement), 75 % de la dette publique est aujourd’hui constituée par des prêts (tableau 1). A eux seuls, le FMI, la BCE, les banques centrales nationales et les pays de la zone euro détiennent 80 % de la dette publique grecque.

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A contrario, depuis le plan de restructuration de mars 2012, les banques européennes ont fortement réduit leur exposition à la dette publique grecque (tableau 2). En outre, leurs niveaux de capitalisation ont augmenté depuis 2010, notamment avec la mise en place progressive de la réforme Bâle 3. Les banques ont donc une marge d’absorption en cas de défaut partiel de la Grèce.

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Etant donné que plus de la moitié de la dette publique grecque est détenue par les pays membres de la zone euro, sa renégociation ne peut se faire qu’en concertation avec ces derniers.

Quelles solutions pour restructurer la dette ?

Les pays européens ont déjà fait plusieurs concessions pour aider la Grèce à assurer le service de sa dette :

– la maturité des prêts a été augmentée et le taux d’intérêt des prêts accordés par le FESF a été réduit. Pour le premier programme d’aide (prêts bilatéraux), la maturité initiale était 2026 (avec un moratoire jusqu’en 2019) et le taux d’intérêt était indexé sur l’Euribor 3 mois majoré d’une prime de risque de 300 points de base. En 2012, cette prime de risque a été ramenée à 50 points de base et la maturité a été étendue de 15 ans, jusqu’en 2041 ;

– les profits réalisés par la BCE et les banques centrales nationales sur les obligations qu’elles détiennent ont été restituées à la Grèce ;

– le paiement des intérêts sur les prêts du FESF ont été différés de 10 ans.

Des solutions comparables aux solutions passées peuvent être mises en œuvre. La dette pourrait être rééchelonnée. En effet, le taux pratiqué sur les prêts du premier plan d’aide (taux Euribor 3 mois + 50 points de base) étant globalement supérieur au coût de financement des pays européens, il pourrait être abaissé. Et la durée des prêts du premier et du second plan d’aide pourrait être encore allongée de 10 ans, jusqu’en 2051. D’après le think tank Bruegel, ces deux mesures combinées permettraient de réduire le montant des remboursements de la Grèce de 31,7 milliards d’euros.

Cependant, ces mesures paraissent limitées pour résoudre la question de l’endettement grec : elles ne font que repousser le problème. D’autres mesures sont nécessaires pour soulager la Grèce du poids de son endettement public. Les pays de la zone euro étant les principaux exposés à la dette grecque, ils ont intérêt à trouver un compromis, car en cas de défaut unilatéral, c’est le contribuable de chaque pays européen qui sera mis à contribution.

Du côté du FMI, il ne faut pas attendre d’effacement de dette. L’institution est en effet créancier prioritaire en cas de défaut d’un pays, et prêteur en dernier ressort ; depuis sa création, elle n’a jamais effacé de dette. Par conséquent, c’est avec les membres de la zone euro, principaux créanciers de la Grèce, qu’un défaut partiel devrait être négocié. D’un côté, la Grèce peut brandir la menace d’un défaut unilatéral non concerté, engendrant des pertes pour ses créanciers. De l’autre, elle n’a pas intérêt à s’aliéner les membres de la zone euro et la BCE, qui ont été ses principaux soutiens depuis qu’elle est en crise. Un défaut brutal la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années ; même si la Grèce a retrouvé un excédent primaire, la situation est instable et elle a encore besoin d’un financement externe, ne serait-ce que pour honorer les remboursements du FMI. Une solution serait que les pays de la zone euro acceptent une décote sur la valeur nominale des titres de dette publique qu’ils détiennent, comme ce fut le cas pour les investisseurs privés en mars 2012.

Pour conclure, la Grèce est confrontée à plusieurs défis. Dans le court terme, l’urgence est d’arriver à trouver des sources de financement pour traverser l’année 2015. Pour cela, elle devra composer avec la troïka, et notamment la BCE, dont l’action est cruciale. Cette dernière a prévenu la Grèce qu’en cas d’échec des négociations, elle pourrait lui couper l’accès à la liquidité. Par ailleurs, le 22 janvier 2015, la BCE doit prendre la décision très attendue de mettre en œuvre un assouplissement quantitatif ; l’enjeu est de savoir si la BCE acceptera le rachat de bons du Trésor grecs. A plus long terme, la question de la restructuration de la dette se posera inévitablement, quel que soit le vainqueur des urnes. La restructuration devrait cependant être plus facile avec les créanciers publics qu’avec les banques privées, si tant est que la Grèce donne, de son côté, des gages de confiance à ses partenaires européens.

 


[1] Voir les résultats des tests de résistance publiés par la BCE le 26 octobre 2014

[2]Voir Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n°75, septembre 2014, tableau 6.

[3] Pour une comparaison avec la situation en juin 2012, voir Céline Antonin, « Retour à la drachme : un drame insurmontable ? », Note de l’OFCE n°20, juin 2012.




L’introduction officielle de l’euro en Lituanie : cela ne change vraiment rien ?

Sandrine Levasseur

Le 1er janvier 2015, la Lituanie adoptera officiellement l’euro et deviendra ainsi le 19ème membre de la zone euro. Il s’agit bien d’une adoption officielle car, dans les faits, l’euro est déjà (très) présent en Lituanie. Par exemple, plus de 75 % des prêts aux entreprises et ménages lituaniens sont libellés en euros tandis que 25 % de leurs dépôts bancaires sont constitués d’euros.

L’utilisation de l’euro en Lituanie, conjointement à la monnaie nationale, comme monnaie de libellé des prêts, comme support d’épargne ou encore comme monnaie de facturation, n’est ni une anomalie ni une anecdote : elle concerne ou a concerné un certain nombre de pays de l’ancien bloc communiste. Cette « euroïsation »[1] est le résultat d’évènements économiques et politiques qui, à un moment ou l’autre de leur histoire, ont amené les pays à utiliser l’euro en sus de leur propre monnaie. Dans un tel contexte, l’introduction officielle de l’euro en Lituanie ne changerait donc rien ? Pas exactement. Des changements, certes mineurs, sont à attendre en Lituanie mais aussi au sein des instances décisionnelles de la BCE.

L’euroïsation des prêts et dépôts : le cas lituanien, ni une anomalie, ni une anecdote…

Si on exclut les principautés, îles et Etats qui ont négocié l’adoption de l’euro avec les instances européennes mais sans pour autant adhérer à l’Union européenne (Andorre, Saint Marin, Vatican etc.) ou les pays qui ont adopté l’euro de manière unilatérale (Kosovo et Monténégro), il reste tout un ensemble de pays qui utilise l’euro conjointement à leur propre monnaie. Ces pays sont très majoritairement des pays d’Europe centrale ou orientale, des Balkans ou encore de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Ainsi, en 2009, soit avant que l’Estonie et la Lettonie n’intègrent officiellement la zone euro (respectivement en 2011 et 2013), les emprunts des agents privés dans les trois Etats baltes étaient surtout libellés en euro, atteignant près de 90 % en Lettonie (Graphique 1). Des pays tels que la Croatie, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie ou la Macédoine n’étaient pas non plus en reste, avec une part des prêts libellés en euros supérieure à 50 %. Du côté des dépôts en euros, les chiffres sont un peu moins saisissants (Graphique 2), mais interpellent quant à l’attrait que l’euro exerce dans certains pays en tant que monnaie de paiement, de réserve ou de précaution.

Source : Haiss et Rainer (2011).
Source : Haiss et Rainer (2011).

Source : Arregui et Bi (2012, p.15).
Source : Arregui et Bi (2012, p.15).

 

La conjonction de plusieurs facteurs explique l’utilisation de l’euro dans ces pays en sus de leur monnaie nationale :

– l’existence de changes fixes (ou relativement fixes) par rapport à l’euro, ce qui protège les emprunteurs contre le risque de renchérissement de leur dette libellée en euros (puisque la probabilité de dévaluation/dépréciation de la monnaie nationale est estimée comme étant faible) ;

– un taux d’intérêt sur les prêts libellés en euros plus faible que lorsqu’ils sont libellés en monnaie nationale ;

– une forte présence de multinationales (notamment dans le secteur bancaire) qui disposent non seulement de fonds en euros mais aussi de la « technologie » pour prêter/emprunter en euros ;

– pour les prêts en euros, l’existence ex ante de dépôts bancaires en euros, elle-même liée à de multiples facteurs (e.g. crédibilité des autorités monétaires, forte présence des multinationales, revenus de migration en provenance des pays de la zone euro).

Ces facteurs ont joué à des degrés plus ou moins importants selon les pays. En Lituanie, l’existence d’un régime de Currency Board [2] vis-à-vis de l’euro depuis 2002 a largement contribué à « l’euroïsation » de l’économie. Doté d’une grande crédibilité, ce régime de changes fixes a incité les entreprises et ménages lituaniens à s’endetter en euros et ce, d’autant plus qu’ils bénéficiaient de taux d’intérêt très avantageux (Graphique 3). La présence d’entreprises multinationales dans un certain nombre de secteurs a renforcé l’usage de l’euro comme monnaie de référence dans différentes fonctions (facturation, dépôt et épargne). Pour autant, l’importance en Lituanie de banques originaires de la zone euro ne doit pas être surestimée : les trois plus grandes banques opérant en Lituanie sont d’origine suédoise ou norvégienne. Le risque associé aux opérations de prêts en euros impliquait donc, au-delà du risque associé à la valeur du litas, un risque associé à la valeur d’une tierce monnaie… Ce dernier risque, bien évidemment, ne disparaît pas avec l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie.

 

Source: Banque centrale de Lituanie.
Source: Banque centrale de Lituanie.

Au 1er janvier 2015, qu’est-ce qui changera ?

Quatre changements peuvent être mis en avant :

(1) L’euro circulera en Lituanie sous forme de billets et de pièces alors qu’auparavant, l’euro y existait essentiellement sous forme de monnaie scripturale (dépôts bancaires et prêts libellés en euros) ; l’euro deviendra la monnaie légale et sera utilisé pour toutes les transactions ; le litas lituanien disparaîtra à l’issue de quinze jours de circulation duale.

(2) Le changement d’étiquetage du prix des biens se traduira par un supplément d’inflation du fait d’arrondis réalisés plus souvent … à la hausse qu’à la baisse. Cependant, ce phénomène, observé dans tous les pays au moment du passage (officiel) à l’euro, ne devrait avoir qu’un impact mineur. L’expérience montre qu’en général l’inflation perçue est supérieure à l’inflation effective.

(3) La Lituanie adhère de facto à l’Union bancaire, ce qui peut procurer des bénéfices à son secteur financier (e.g. opportunités de collaboration supplémentaires dans un espace monétaire et bancaire commun, existence d’un mécanisme de résolution ordonnée en cas de difficultés d’un établissement bancaire).

(4) Le gouverneur de la banque centrale de Lituanie deviendra membre du Conseil des gouverneurs de la BCE et, de ce fait, participera aux décisions de politique monétaire de la zone euro alors qu’auparavant, du fait de son régime de Currency Board [3], la banque centrale de Lituanie n’avait d’autres choix que de « suivre » les décisions prises par la BCE de façon à maintenir la parité par rapport à l’euro. D’aucuns pourront arguer que, de toute façon, la Lituanie ne pèsera pas dans les choix de politique monétaire de la BCE du fait de la taille de son économie. Il faut toutefois remarquer que l’entrée de la Lituanie dans la zone euro fait évoluer le mode décisionnel au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Le principe « un pays, un vote » qui prévalait jusqu’à maintenant est en effet abandonné, conformément aux Traités, du fait de l’entrée d’un 19ème membre dans la zone euro. Dorénavant, les cinq « grands » pays de la zone euro (définis par le poids de leur PIB et de leur système financier) disposeront de quatre droits de vote tandis que les quatorze autres pays disposeront de onze voix. Le vote dans chacun des groupes s’établira selon un principe de rotation, ce qui mécontentent les allemands mais pas seulement. Dans les faits, cependant, il n’est pas certain que ce changement dans le système des votes modifie beaucoup les décisions. Par exemple, si le gouverneur de la banque centrale allemande ne dispose plus que de 80 % de son droit de vote, il dispose toujours de 100 % de son droit de paroles… En ne votant pas un mois sur cinq, peut-on supposer qu’il perde son pouvoir de persuasion ?

Le 1er janvier 2015, l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie n’aura donc rien d’un Big Bang. En revanche, elle sera lourde de symboles pour la Lituanie qui affichera encore un peu plus son ancrage à l’Europe mais aussi pour la zone euro qui (dé-)montrera une fois de plus que, malgré ses turbulences, elle a encore des sympathisants. Le fait le plus marquant de l’adhésion de la Lituanie à la zone euro restera sans doute le changement dans l’organisation des droits de vote au sein de la BCE : là encore, la portée symbolique est forte puisque cela sonne le glas du principe « un pays, un vote ».

 

 

Le lecteur intéressé par la problématique d’euroïsation pourra lire :

Mathilde Desecures et Cyril Pouvelle (2007), Les enjeux de l’euroïsation dans les régions voisines de la zone euro, Bulletin de la Banque de France, N° 160, Avril 2007.

Sandrine Levasseur (2004), Why not euroization ? Revue de l’OFCE, Special Issue « The New European Union Enlargement », April 2004.

Le lecteur intéressé par le système de rotation des droits de vote à la BCE pourra consulter :

Alan Lemangnen (2014), La BCE vers un système de rotation des droits de vote : ne varietur, Special Report Natixis, 18 février 2014.

Silvia Merler (2014), Lithuania changes the ECB’s voting system, Blog of Bruegel, 25th July 2014.

 


[1] Stricto sensu, l’euroïsation fait référence à l’adoption de l’euro comme monnaie légale par un pays sans qu’il en ait reçu l’autorisation par l’institution émettrice (i.e. la Banque centrale européenne) et les autorités décisionnaires (i.e. les chefs d’Etat des pays membres de l’Union européenne). L’euroïsation est alors dite unilatérale. Elle se distingue du phénomène dont il est question ici : l’euro est utilisé conjointement à la monnaie nationale mais seule la monnaie nationale a cours légal.

[2] Un Currency board (ou « caisse d’émission monétaire ») est un régime de changes fixes dans lequel la banque centrale se contente de convertir les entrées et sorties de devises en monnaie locale à la parité pré-définie. La banque centrale qui adopte ce régime renonce à conduire une politique monétaire autonome : son rôle est réduit à celui de « caisse ».

[3] Voir note 2.