L’économie espagnole et son talon d’Achille: le logement

Prévision OFCE
Logement
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Date de publication

28 avril 2025

Ce post développe la partie logement du chapitre consacré à l’Espagne dans la prévision OFCE d’avril 2025

En 2024, l’Espagne a enregistré une croissance économique de 3,2 %, un taux supérieur à celui de la majorité des économies européennes. Pourtant, cette performance n’a pas été perçue de manière uniforme par la population, notamment en ce qui concerne les conditions de vie. La question du logement est devenue un sujet de plus en plus préoccupant, avec des mouvements de contestation qui ont émergé en fin d’année 2024 et se sont intensifiés en avril 20251.

2 En 2020, selon l’INE, 76,5% des espagnols étaient propriétaires de leur résidence principale et donc 17,8% en étaient locataires. Un chiffre plutôt élevé sachant qu’en France cette part est de 62% et en Allemagne de 44%, selon l’ODCE.

Le mécontentement des Espagnols trouve une explication évidente dans la dynamique des loyers, en constante augmentation, même si la part des locataires est plus faible que dans les autres pays européens2. Depuis le début de l’année 2023, les loyers ont augmenté de 2,1 % en moyenne par mois sur un an, selon Eurostat, et cette tendance a encore accéléré au premier trimestre 2025, atteignant 2,4 % par mois. Au total, depuis janvier 2022, les loyers ont augmenté de 13,3 %, tandis que les salaires nominaux ont progressé d’environ 15 % sur la même période.Cette progression est aussi supérieure à celle de certains voisins européens, tels que la France (9,1%) ou l’Italie (7,6%), et elle marque un tournant par rapport à la période 2012-2019, où la hausse mensuelle des loyers était limitée à 0,2 % en moyenne. En mars 2025, le loyer moyen en Espagne a atteint 14 € par m², contre 11 € en janvier 2023. Cette pression sur les loyers est particulièrement ressentie dans les grandes villes comme Barcelone (23,5 €/m²) et Madrid (21,2 €/m²), où les prix sont non seulement élevés mais aussi

En parallèle, les prix des logements (neufs et anciens combinés) ont connu une hausse importante. Après avoir atteint un creux en 2015 suite à la crise, l’indice des prix des logements n’a cessé d’augmenter. Il dépasse désormais son niveau de 2007, avant la crise, atteignant 113 au dernier trimestre 2024 (voir graphique 1). Comparativement à d’autres pays européens, qui n’ont pas connu de bulle immobilière ni d’effondrement du marché, cette hausse reste moins marquée. En zone euro, l’indice atteint désormais 148, tandis qu’il est de 128 en France. L’Allemagne et l’Italie se distinguent par des évolutions très contrastées : l’Allemagne enregistre une forte hausse (indice de 184), tandis que l’Italie connaît une légère baisse (indice de 97)3.

Figure 1: Evolution de l’indice des prix du logement

Une crise ancrée depuis deux décennies

Le déséquilibre actuel entre l’offre et la demande de logements ne résulte pas uniquement des événements récents. Il est également le fruit d’un déficit structurel dans le nombre de constructions, qui persiste depuis au moins deux décennies. La crise financière de 2008 a profondément marqué le secteur de la construction en Espagne avec une bulle immobilière, alors qu’il avait connu une phase de prospérité avant cette période.

En 2006, le flux de logements terminés a atteint un pic historique de près de 600 000 unités. Après l’éclatement de la bulle, la construction a considérablement ralenti, et le rythme de livraison n’a jamais retrouvé les niveaux d’avant crise. Entre 1981 et 2000, la moyenne était de 165 000 logements livrés chaque année, mais depuis 2013, ce chiffre a chuté à seulement 62 000 unités par an.

Dire que la construction de logements s’est ralentie depuis la fin de la crise est un euphémisme. Ce ralentissement n’a toutefois pas encore totalement absorbé l’excédent de logements accumulé pendant la période de boom des années 2000. Si l’on compare l’offre effective de logements libres terminés à la demande théorique — calculée comme la variation de la population divisée par la taille moyenne des foyers4 —, on observe un important surplus concentré sur la période de bulle immobilière entre 2000 et 2008, avec un excédent de presque 1,4 millions de logements (environ 1 446 258), non alimenté par la seule hausse de la population. Néanmoins, ce surplus s’est fortement réduit ces dernières années et est même devenu un déficit, la construction de logements a non seulement diminué, mais le solde net de logements a même été négatif, avec un déficit de presque 1 millions logements cumulés (929 166) entre 2013 et 2024. Le solde a été d’autant plus négatif (voir graphique 3) que la population a augmenté de 2,4% entre 2022 et 2024, une première pour le pays.

4 On fait aussi une hypothèse sur la taille des ménages en interpolant entre 1981 et 2007 puisqu’on a la donnée pour 1981 (3,59 personnes par foyer) selon l’INE. De plus, lorsque la population diminue, entre 2013 et 2016, on considère que le besoin de logement est nulle et non négatif puisque cela impliquerait une destruction des bâtiments, impossible à court terme.

Au total, sur les deux décennies qui viennent de passer, le solde reste légèrement positif mais cela ne signifie pas pour autant que le marché est en équilibre, et que l’excédent s’est résorbé : une partie du surplus hérité du boom immobilier des années 2000 ne correspondait pas à une demande effective mais relevait de dynamiques spéculatives dans un environnement de taux d’intéret très bas, souvent concentrées dans des zones peu attractives ou mal desservies. De plus, l’ancienneté croissante du parc construit à cette époque pose la question de son adéquation aux besoins actuels. D’ailleurs, selon les dernières estimations de la Banque d’Espagne, un déficit de 225 000 logements pourrait se creuser d’ici 2025, si les tendances actuelles se poursuivent.

Figure 2: Variation annuelle de la population et des logements finis
Figure 3: Solde cumulé des logements terminés

Une offre insuffisante et structurellement bloquée

L’offre de logements en Espagne n’a pas su suivre la demande croissante, principalement en raison d’obstacles structurels. Le manque de terrains constructibles, notamment de sols « finalista » (prêts à être urbanisés), a limité la possibilité de développer de nouveaux projets immobiliers. De plus, les coûts de construction ont fortement augmenté, avec une hausse de 30 % des prix des matériaux entre 2019 et 2023, ce qui a rendu la construction moins rentable et plus coûteuse.

La pénurie de main-d’œuvre qualifiée, en partie due au vieillissement des travailleurs et au déficit de formation dans le secteur de la construction, a également ralenti la mise en œuvre de nouveaux projets. En parallèle, les procédures administratives et les incertitudes réglementaires ont également ajouté des délais supplémentaires aux projets de construction.

L’essor des locations touristiques a aggravé la situation en réduisant encore l’offre de logements disponibles pour la location longue durée. À Barcelone, par exemple, jusqu’à 45 % du parc locatif est désormais dédié aux locations touristiques5. Bien que l’Espagne dispose d’environ 4 millions de logements vacants, une grande partie de ceux-ci est inadaptée à la demande actuelle : mauvais état, localisation peu stratégique, ou éloignement des zones urbaines dynamiques.

Enfin, l’Espagne se démarque également par son manque de logements à loyers modérés puisque leur part dans le parc locatif n’est que 2,5% contre presque 17% en France ou 9,3% en moyenne en Europe.

Une demande de plus en plus dynamique

Le déséquilibre n’est pas seulement dû à une offre insuffisante ; la demande a également évolué de manière significative ces dernières années. Le nombre de personnes par foyer a diminué, entraînant un besoin croissant de logements. En 1981, la taille moyenne d’un foyer était de 3,59 personnes ; elle est passée à 2,86 en 2001 et atteint désormais 2,5 personnes en 2023. Parallèlement, la population des aires urbaines a augmenté de 4,2 % entre 2014 et 2022, particulièrement dans les périphéries des grandes villes. Cette croissance démographique a été alimentée en grande partie par les migrations internationales, avec un million de nouveaux habitants dans les centres urbains et 600 000 supplémentaires dans les périphéries.

Le marché locatif a également connu une transformation importante depuis 2007. Le parc de logements locatifs a augmenté de 1,3 million d’unités, un phénomène qui répond à une demande accrue, notamment parmi les jeunes. En 2022, 60 % des moins de 30 ans vivaient en location, un chiffre presque deux fois plus élevé qu’en 2006. Cette évolution a été alimentée par plusieurs facteurs : des difficultés d’accès au crédit immobilier, la hausse continue des prix de l’immobilier, et la rentabilité attrayante de l’investissement locatif, pouvant atteindre jusqu’à 10,5 % par an, y compris la valorisation des biens.

Bien que les transactions se déroulent dans deux marchés distincts du logement, l’augmentation des achats de biens immobiliers par des étrangers a contribué indirectement à la hausse des prix de l’immobilier En 2022, près de 134 000 logements ont été achetés par des non-résidents, représentant environ 20 % des ventes totales, contre seulement 7 % en 2007. Ces achats ont été concentrés principalement dans les zones côtières et touristiques, comme Alicante, Malaga ou les Baléares. Cette forte demande étrangère a exercé une pression directe sur le marché de l’achat immobilier, contribuant à l’augmentation des prix et à la réduction de la disponibilité des logements.

La mise en place d’un plan « logement » de l’Etat

L’État espagnol a annoncé en janvier un plan pour tenter d’endiguer la crise du logement. Ce programme s’articule autour de plusieurs mesures, dont certaines seront cofinancées par le plan de relance NextGenerationEU. Parmi les priorités figure la relance de la construction, avec la création d’un organisme public chargé de mobiliser des terrains et de promouvoir de nouveaux logements. Concrètement, l’État prévoit de mettre en location 3 500 logements publics, de libérer 2 millions de mètres carrés de terrains constructibles, et de réintégrer 30 000 biens invendus sur le marché.

Côté propriétaires, plusieurs incitations sont mises en place pour remettre les logements vacants sur le marché locatif : exonération totale d’impôts pour ceux qui respectent les plafonds de loyers fixés par le gouvernement, garanties contre les loyers impayés, et aides à la rénovation.

Les locations touristiques seront, quant à elles, fiscalement alignées sur les activités commerciales. Une taxe immobilière spécifique s’appliquera également aux transactions effectuées par des non-résidents hors Union européenne.

Par ailleurs, des initiatives locales émergent : à Barcelone, le maire a annoncé la suppression progressive des logements touristiques meublés d’ici novembre 2028, date correspondant à la fin du décret-loi adopté en 2023, qui limite à cinq ans la validité des licences touristiques.

Sur le plan politique, de fortes divisions subsistent. Le Parti populaire (droite), principal parti d’opposition, a présenté son propre plan, axé sur l’accession à la propriété. En 2023 déjà, lorsque le gouvernement a tenté d’instaurer un encadrement des loyers, seule la Catalogne avait accepté de le mettre en œuvre.