Tarifs et représailles : une analyse quantitative
Autrices, auteurs
Introduction
L’introduction par les États-Unis de droits de douane de grande ampleur, instaurés à l’occasion du « Jour de la Libération », sur l’ensemble de leurs partenaires commerciaux devrait avoir des conséquences considérables sur les échanges internationaux, les économies américaine et mondiale. Ces mesures, bien que non encore pleinement mises en œuvre, consistent en un droit de base universel de 10 %, ainsi que des taux plus élevés ciblant les pays affichant d’importants excédents commerciaux bilatéraux avec les États-Unis. Si ces droits de douane sont pleinement appliqués et maintenus en vigueur, ils devraient profondément remodeler les relations commerciales et les structures économiques existantes.
Le tableau 1 présente le barème tarifaire proposé pour le « Jour de la Libération » pour plusieurs pays.
Pays | « Droits de douane » sur les produits américains | Réponse tarifaire des États-Unis |
---|---|---|
Chine | 67% | 34% |
Union européenne | 39% | 20% |
Japon | 46% | 24% |
Afrique du Sud | 60% | 30% |
Vietnam | 90% | 46% |
Pour un grand pays comme les États-Unis, un droit de douane peut accroître le bien-être en améliorant les termes de l’échange, car la puissance commerciale des États-Unis sur les marchés mondiaux peut inciter ses partenaires commerciaux à accepter des prix plus bas en échange d’exportations vers les États-Unis. Mais ce droit de douane représente également un choc macroéconomique majeur, restreignant les chaînes d’approvisionnement des importations intermédiaires et, dans la mesure où les exportateurs étrangers ne supportent pas l’intégralité du fardeau de l’ajustement, augmentant les prix à la consommation aux États-Unis. Il est toutefois très peu probable que le reste du monde accepte passivement d’importants droits de douane unilatéraux sur ses exportations vers les États-Unis. Il réagira certainement par des droits de douane de rétorsion. Dans ce cas, les avantages des termes de l’échange pour les États-Unis diminueraient, et le volume global des échanges mondiaux diminuerait. De même, les effets macroéconomiques d’une guerre commerciale mondiale seraient fortement restrictifs. Dans des articles récents (Auray, Devereux et Eyquem, 2024a, 2025a), nous menons une analyse des effets des tarifs douaniers du jour de la libération dans un modèle néo-keynésien à deux pays calibré pour représenter les États-Unis et le reste du monde (ROW). Nous simulons les effets à court et à long terme d’un tarif unilatéral permanent imprévu imposé par les États-Unis et d’une réaction égale supposée de la part du reste du monde. Notre point de vue est que le choc tarifaire et les représailles auront deux impacts distincts sur le système commercial et l’économie mondiale. Les impacts à long terme seront déterminés par la réduction du commerce international, le rétrécissement des chaînes d’approvisionnement mondiales et les effets de distorsion permanents sur la consommation intérieure et l’offre de facteurs. A plus court terme, le choc tarifaire affecte la demande agrégée et l’inflation par son effet sur les couts de production. La réponse endogène de la politique monétaire au choc est déterminante pour l’ampleur de ces effets.
Bien que les États-Unis soient la plus grande économie du monde, leur part dans le PIB mondial est faible et, évaluée de manière bilatérale, ils sont plus ouverts aux échanges avec le reste du monde que le reste du monde avec les États-Unis. Cela implique qu’un tarif de taille égale dans les deux régions entraîne un effet négatif sur la production plus important pour les États-Unis que pour le reste du monde. Deuxièmement, la réponse à un tarif permanent est beaucoup plus importante à court terme qu’à long terme. Cela est dû à une réponse endogène de la politique monétaire à la flambée de l’inflation de l’IPC consécutive au choc tarifaire. Enfin, la présence de chaînes d’approvisionnement mondiales sous forme de biens intermédiaires importés est essentielle à l’effet d’échelle de la réponse tarifaire. L’impact et les effets négatifs à long terme du choc tarifaire seraient considérablement réduits en l’absence de biens intermédiaires importés. Notre article contribue à l’évaluation récente des nouveaux droits de douane annoncés et imposés par la nouvelle administration américaine (voir Attinasi et Mancini (2025) Baldwin et Barba Navaretti (2025) Conteduca et al. (2025), Evenett et Fritz (2025) Fajgelbaum et al. (2024) entre autres).
Approche de modélisation
Nous décrivons un modèle avec un pays d’origine et un pays étranger, censés représenter respectivement le reste du monde et les États-Unis. Les entreprises utilisent la main-d’œuvre et les biens intermédiaires échangés pour produire, et les prix sont rigides. La description complète du modèle est disponible dans Auray, Devereux et Eyquem (2024b) et Auray, Devereux et Eyquem (2025b). Notre approche consiste à quantifier les effets d’une augmentation importante, imprévue et permanente des droits de douane étrangers sur les biens importés, sur le PIB, la consommation, l’inflation de l’IPC et les termes de l’échange. la balance commerciale et le bien-être dans les deux pays. Nous ajoutons à cela en supposant une rétorsion de un pour un de la part du pays d’origine. La part dans la population mondiale et dans le PIB mondial ne coincident pas car les pays diffèrent potentiellement en termes de PIB/tête. Nous reproduisons donc et la part de population des USA et la part du PIB des USA dans la population mondial et le PIB mondial respectivement, en ajustant notamment les PIB/tête. Nous calibrons de sorte que la taille relative du pays étranger corresponde à la population américaine (0,083). Nous supposons une ouverture commerciale aux États-Unis de 25 % avec un taux de droit de douane initial de base de 5 %. 0.4 est l’élasticité de la production à la quantité de biens intermédiaires. Avec une fonction Cobb Douglas cela correspond exactement à la part des dépenses en biens intermédiaires dans la production. La part des biens intermédiaires dans la production est donc de 40 %, selon Bergin et Corsetti (2023). L’élasticité de substitution entre un bien domestique et un bien étranger de base est de 5, selon Feenstra et al. (2018). La politique monétaire prend la forme d’une règle de Taylor avec un coefficient de 1,5 sur l’inflation de l’IPC.
La Figure 1 présente nos résultats de référence (courbe noire et sans mesures de rétorsions). Une hausse de 10 % des droits de douane américains sans rétorsions réduit la production américaine de près de 3 % à l’impact, réduisant la consommation américaine de 0,5 %. Elle augmente l’inflation de l’IPC américain de 0,3 %, entraînant une hausse du taux directeur américain de plus de 60 points de base. Les termes de l’échange des États-Unis s’apprécient, mais le prix des importations intermédiaires augmente. Il s’agit d’un facteur clé du déclin de la production américaine. Cette forte baisse de la production, avec un effet modéré sur la consommation, entraîne une détérioration significative de la balance commerciale américaine à l’impact. Bien que la production et la consommation américaines diminuent, en termes de bien-être, les ménages américains bénéficient d’un gain d’environ 0,5 % en termes d’équivalent consommation à l’impact (0,4 % à long terme), principalement dû à la réduction de leur offre de travail. En revanche, les ménages du reste du monde subissent une perte de bien-être équivalente à l’impact – environ 0,5 % d’équivalent consommation – bien que cette perte converge progressivement vers sa valeur à long terme de 0,26 % après quelques trimestres. La Figure 1 montre également qu’après l’augmentation des droits de douane américains, la production du reste du monde ne diminue que légèrement. Leur exposition aux échanges avec les États-Unis est bien moindre que celle des ménages américains, comme indiqué dans la section sur la calibration du modèle. Bien que ces résultats soient instructifs, le scénario unilatéral n’est pas le plus plausible. En supposant que le reste du monde adopte des droits de douane de rétorsion équivalents, les effets négatifs sur la production, la consommation et l’inflation américaines sont bien plus importants. Bien que les droits de douane américains soient entièrement compensés par ceux du reste du monde, les termes de l’échange évoluent toujours en faveur des États-Unis, en raison de l’asymétrie d’ouverture entre les États-Unis et tous les autres pays. Mais les consommateurs américains subissent désormais une perte de bien-être supérieure à celle subie par le reste du monde. Pourquoi l’augmentation symétrique des droits de douane affecte-t-elle l’économie américaine beaucoup plus durement que celle du reste du monde ? Parce que les États-Unis dépendent beaucoup plus du commerce avec le reste du monde que l’inverse, ils sont touchés de manière disproportionnée. Cela souligne l’importance d’une réponse coordonnée du reste du monde aux tarifs douaniers américains. Bien que les États-Unis soient la plus grande économie mondiale et le premier marché d’exportation pour de nombreux pays, ils ne représentent qu’une faible part de l’économie et du commerce mondiaux. Ce point est illustré par un calibrage alternatif dans la Figure 1 (cas rouge pointillé), qui repose sur l’hypothèse contrefactuelle d’un tarif avec représailles complètes, si ce n’est à supposer deux pays de taille égale. Dans ce cas, la baisse de la production américaine est bien moindre que dans notre scénario de référence avec représailles, et bien sûr, la balance commerciale et les termes de l’échange ne sont pas affectés.
Hypothèses alternatives sur les chaînes d’approvisionnement et la fixation des prix
Pour illustrer l’importance des différents mécanismes de notre modèle, nous examinons deux calibrations alternatives. La Figure 2 illustre la réponse à la guerre commerciale en l’absence de biens intermédiaires dans la production, en supposant que la production est uniquement assurée par le travail (pas de capital). Si la réponse qualitative de la production, des termes de l’échange et de la balance commerciale est similaire à celle du scénario de référence, l’échelle est sensiblement différente. La production des deux pays diminue beaucoup moins que dans le scénario de référence. Cela souligne l’importance des importations intermédiaires dans la production et le rôle des chaînes d’approvisionnement dans l’amplification de l’effet du choc tarifaire.
La deuxième variante que nous examinons concerne l’importance de la réponse de la politique monétaire. Pour mettre en évidence ce mécanisme, la Figure 3 suppose des prix totalement flexibles, de sorte que la politique monétaire ne joue aucun rôle dans le processus d’ajustement. Dans les deux pays, la production et la consommation diminuent beaucoup plus progressivement avant de converger vers leur valeur négative à long terme. Les termes de l’échange américains se détériorent en réalité, en raison de la baisse de la consommation américaine, avec un biais national dans les habitudes de consommation, et la balance commerciale reste pratiquement inchangée. Bien que la dynamique de long terme soit identique à celle du modèle de référence, les effets négatifs des chocs tarifaires sont beaucoup plus importants lorsque les entreprises ne peuvent pas ajuster leurs prix instantanément. Cela démontre l’une des contributions majeures de notre analyse : elle souligne l’importance de la rigidité des prix et de la réponse de la politique monétaire au choc tarifaire dans la définition des réponses à court terme au choc tarifaire et aux représailles mondiales. Enfin, cette figure montre des résultats similaires mais plus importants quantitativement dans le cas d’un ajustement complet de la politique monétaire.
Le tableau 1 résume nos résultats et présente les effets à court et à long terme des scénarios unilatéral et de représailles complètes. Globalement, les résultats à court terme révèlent d’importants effets négatifs sur la production américaine, allant de -0,5 % à plus de -7 %. Dans le cas le plus probable (2e colonne), la production chute de 2,4 %. Les effets inflationnistes varient de zéro (prix flexibles ou politique monétaire de stabilisation intégrale) à plus de 0,6 point de pourcentage. La hausse des droits de douane n’engendre des gains de bien-être pour les consommateurs américains que dans le cas unilatéral ; tous les autres cas entraînent des pertes de bien-être modérées à importantes – la perte la plus importante, de 3,8 %, se produisant lorsque les importations américaines sont moins substituables que les importations étrangères. De même, dans la quasi-totalité des cas, la hausse des droits de douane génère des déficits commerciaux aux États-Unis. Comme nous l’avons déjà longuement évoqué, les effets dans le reste du monde sont beaucoup plus modérés, bien que non négligeables. Le tableau (partie b) présente également les résultats après 5 ans. Après 5 ans, les économies ont presque convergé vers leurs nouvelles valeurs à long terme induites par les droits de douane. D’un point de vue qualitatif, l’évolution de la production et de la consommation est très similaire, mais légèrement plus faible, la dynamique à court terme et l’amplification induites par la politique monétaire ayant disparu. La production américaine continue de baisser substantiellement – entre -0,8 % et -3,3 % selon les cas. La consommation américaine est également bien inférieure à son niveau d’avant les hausses de droits de douane – sauf en cas de fixation unilatérale de droits de douane – et les consommateurs américains subissent des pertes de bien-être modérées à importantes.