Les bienfaits économiques de l’action pour le climat: Une illustration

Changement climatique
Fiscalité
Autrices, auteurs
Date de publication

26 juin 2025

Le double dividende1: une notion controversée

Si le consensus scientifique reconnaît que le réchauffement climatique aura des répercussions négatives sur le bien-être global futur, l’impact économique des politiques visant à éliminer progressivement les combustibles fossiles fait l’objet de débat bien plus vifs. Des questions fondamentales demeurent : Existe-t-il un arbitrage entre revenu et lutte contre le changement climatique ? Une taxe carbone peut-elle réellement générer un double dividende (DD), à la fois environnemental et économique ?

Dans le rapport de Pisani-Ferry et Mahfouz (2023), les auteurs observent que les modèles économiques et les études empiriques offrent des perspectives divergentes, allant de légèrement négatives à légèrement positives, que ce soit à court ou à long terme. Cette divergence s’explique notamment par les différences fondamentales entre les modèles néo-classiques, souvent pessimistes quant aux effets sur l’emploi et l’activité économique, et les modèles d’inspiration keynésienne qui, eux, peuvent suggérer un impact positif grâce à des effets multiplicateurs.

1 Le concept du double dividende (DD), c’est-à-dire l’obtention simultanée de bénéfices économiques et environnementaux suite à des politiques comme la taxation carbone, alimente une controverse nourrie depuis plus de trois décennies. Initié par les travaux de Pearce (1991), le débat porte sur les effets macroéconomiques et le bien-être engendrés par la transition énergétique vers des sources moins carbonées. Pour plus de détails sur la literature voir Guéret et al. (2024).

Le recyclage des recettes dans l’économie est nécessaire

Un point de convergence existe cependant : le recyclage des recettes générées par la taxation carbone dans l’économie apparaît généralement comme une condition nécessaire pour envisager un double dividende. Sans recyclage, autrement dit si les recettes sont utilisées pour réduire le déficit public, la plupart des études s’accorde sur un impact économique récessif, quel que soit le cadre de modélisation retenu.

Ces mesures de redistribution des recettes de la taxe carbone sont aussi cruciales pour l’acceptabilité d’une telle politique comme le montre le mouvement social des Gilets Jaunes de 20182. Il a débuté par un rejet d’une tentative de hausse de la fiscalité carbone sans mesures d’accompagnement ou de compensation pour contrebalancer l’effet négatif de la hausse du prix des énergies fossiles.

2 Voir Douenne (2020); Douenne et Fabre (2022)

3 Voir Parry (1995), Babiker, Metcalf et Reilly (2003), Marsiliani et Renström (1997), Kahn et Farmer (1999), Koskela, Schöb et Sinn (1998), etc.

Un autre point de convergence est que la redistribution des recettes de la taxe carbone ne constitue pas une condition suffisante. Dans un modèle néo-classique3, un DD peut survenir si le marché du travail s’améliore via une augmentation de l’offre de travail, favorisant ainsi une hausse de potentiel de production. Il peut également apparaître si la balance commerciale s’améliore, bien que cela se fasse au détriment du reste du monde, ce qui implique l’absence de DD à l’échelle globale.

Les modèles keynésiens mettent en avant des effets multiplicateurs pour l’activité économique, absent des modèles néo-classiques. Les multiplicateurs d’emploi et d’investissement dans ce cadre peuvent être significatifs, surtout si l’intensité en emploi des activités favorisées par la transition bas carbone est élevée et si leur production est réalisée localement plutôt qu’importée. C’est typiquement le cas avec le surcroît d’activité dans le secteur de la construction pour les travaux de rénovation d’efficacité énergétique.

Dans ce cadre, la persistance de ces effets positifs est encore très discutée, car plusieurs mécanismes économiques tendent à éroder ces multiplicateurs dans le temps, inversant potentiellement l’impact à long terme. Pour éclairer cette question, notre recherche s’est concentrée sur l’analyse systématique des mécanismes fondamentaux qui pourraient conduire à un DD dans un cadre macroéconomique néo-keynésien, en utilisant le modèle ThreeME. Nous avons exploré les conditions dans lesquelles un modèle néo-keynésien pouvait aboutir à un DD, mettant en lumière la complexité des impacts économiques potentiels des politiques environnementales.

Analyse des principales propriétés d’un modèle néo-keynésien

Dans un document de travail de l’OFCE, nous étudions avec le modèle ThreeME les conditions économiques et technologiques nécessaires pour un DD suite à la mise en œuvre d’une taxe carbone. Nous testons quatre types d’hypothèses qui devrait a priori jouer un rôle important dans l’apparition du dividende économique :

  1. La flexibilité technologique de mise en œuvre d’une transition bas carbone, à savoir le degré de facilité d’accès à des technologies bas carbone. Le cas flexible est simulé en supposant des élasticités de substitution élevées entre capital et énergie et entre sources énergétiques puisqu’il est alors moins coûteux d’abaisser l’intensité carbone de l’économie.

  2. Le degré d’exposition des activités économiques à la concurrence étrangère qui est d’autant plus élevé que les élasticités de substitution d’Armington entre production domestique et étrangère sont élevées. Lorsque le niveau d’exposition est faible, les entreprises nationales peuvent répercuter à leur clients des coûts de la mitigation des émissions de CO2 sans craindre que leur demande adressée ne s’effondre. Ce cas de faible exposition peut aussi être interprété comme un haut niveau de coordination des politiques de luttes contre le changement climatique entre les pays qui font alors face à des hausses de coûts similaires.

  3. Deux modalités de redistribution des recettes de la taxe carbone pour les entreprises sont testées. Dans les deux, l’intégralité des sommes récoltées des entreprises sont reversés aux activités économiques proportionnellement à l’emploi, ce qui favorise les secteurs intensifs en emploi. L’approche forfaitaire réduit l’ensemble des coûts de production sans créer de distorsion de prix entre les facteurs de production alors que la modalité « baisse des cotisations employeurs » favorise relativement plus l’emploi que le capital. Les ménages reçoivent sous forme de crédit d’impôt sur le revenu l’intégralité de la fiscalité carbone dont ils se sont acquittés4.

  4. La formation des salaires a des conséquences importantes sur la dynamique inflationniste et la transmission des coûts de la transition dans l’économie. Cela est susceptible d’aggraver les effets économiques négatifs de la transition bas carbone via les pertes de compétitivité des entreprises ou la baisse de revenu réel des ménages. La modélisation des salaires a soulevé des débats techniques, théoriques et empiriques difficiles à trancher5. Nous avons testé trois spécifications concurrentes de la littérature qui aboutissent à différents taux de chômage d’équilibre (Non-Acccelerating Inflation Rate of Unemployment-NAIRU), c’est-à-dire le taux de chômage en dessous duquel une spirale inflationniste commence à s’enclencher.

4 Le cas de la non-distribution est simulé à titre de comparaison. A quelques rares exceptions, il génère une récession économique.

5 Voir e.g. Blanchard et Katz (1999); Heyer, Reynès et Sterdyniak (2007); Reynès (2010)

En combinant l’analyse de sensibilité des quatre variables décrites précédemment, nous obtenons 24 cas possibles. Nous supposons une hausse de la fiscalité carbone calibrée de façon à générer ex ante un point de PIB2000 de revenu (soit environ 55€ la tonne de CO2). A partir de cette étude de cas, nous analysons l’évolution du PIB et des émissions, à court terme (10 ans après la mise en œuvre de la taxe carbone) et à long terme (50 ans après). La mise en œuvre d’une taxe carbone conduit dans tous les cas au premier dividende, c’est-à-dire à une réduction des émissions de CO2 à court et à long terme par rapport au scénario de référence. L’apparition du deuxième dividende, caractérisé par une augmentation du PIB à la suite du choc est toutefois plus ambiguë. Au total, 10 combinaisons sur les 24 étudiées conduisent à un DD à court terme. À long terme, le nombre de cas de DD s’élève à 12. Cela montre que la mise en œuvre d’une taxe carbone n’entraîne pas nécessairement de DD et que les hypothèses de modélisation retenues ont des conséquences importantes sur les résultats obtenus.

Le Figure 1 résume les différents cas à court terme et fait ressortir un premier résultat. La combinaison d’une grande flexibilité technologique et d’une faible exposition à la concurrence étrangère (points verts) conduit toujours à l’existence d’un DD à court terme. Au contraire, la combinaison d’une faible flexibilité et une forte exposition à la concurrence étrangère (points violets) se traduira par l’absence de DD, quel que soit le type de redistribution et la spécification de l’équation de salaire. Ce résultat est conforme à l’intuition: la facilité d’accès à des technologies bas carbone réduit considérablement le coût de la transition et la possibilité de répercuter ce coût sans s’exposer à une concurrence environnementalement déloyale permet de bénéficier pleinement des effets économiques positifs de la transition.

Figure 1: L’existence d’un DD à court terme en fonction de la flexibilité technologique et du degré d’exposition à la concurrence étrangère

Le Figure 2 montre l’évolution du PIB après la mise en œuvre d’une taxe carbone pour les 24 contextes étudiés et jusqu’à 50 ans après. L’impact obtenu, fût-il positif ou négatif, ainsi que sa persistance dépendent largement de la combinaison des paramètres de flexibilité technologique et d’exposition à la concurrence internationale. Cette combinaison met clairement en évidence quatre groupes de trajectoires (composés chacun de six courbes) :

  1. Les courbes vertes font apparaître une augmentation forte et durable du PIB. Elles correspondent à des scénarios où un degré élevé de flexibilité technologique est combiné à un faible degré d’exposition à la concurrence étrangère.

  2. Les courbes bleues affichent une augmentation modérée du PIB à court terme suivie d’oscillations. Elles regroupent les scénarios avec un degré élevé de flexibilité et un degré élevé d’exposition à la concurrence.

  3. Les courbes oranges présentent une faible augmentation à court terme du PIB suivie d’un retour lent à la tendance du scénario de référence. Elles regroupent les scénarios combinant un faible degré de flexibilité et un faible degré d’exposition à la concurrence.

  4. Les courbes violettes se traduisent par une baisse modérée du PIB pendant les quinze premières années suivie d’un retour à la tendance. Elles sont toutes caractérisées par un faible degré de flexibilité et un fort degré d’exposition à la concurrence étrangère.

Figure 2: Evolution du PIB à la suite de la mise en œuvre d’une taxe carbone


Note: Pour une taxe carbone calibrée à 1 point de PIB2000. Source : Simulation ThreeME, calculs des auteurs. Guéret et al. (2024), Fig. 1 et 12

Ces résultats renforcent nos conclusions tirées des analyses à court terme. Il met l’accent sur l’importance des deux paramètres que sont la flexibilité technologique et le degré d’exposition à la concurrence étrangère dans la détermination de l’évolution du PIB à la suite de la mise en œuvre d’une taxe carbone, non seulement à court terme mais aussi dans sa dynamique à long terme.

En comparaison, les modalités de redistribution et la spécification de l’équation des salaires jouent un rôle secondaire ou dans des contextes très particuliers. Par exemple, il est possible de distinguer trois types d’oscillations dans le groupe bleu. Ces sous-groupes distincts correspondent aux différentes spécifications salariales.

Il est également possible de distinguer au sein du groupe orange (qui combine faible degré de flexibilité et faible degré d’exposition à la concurrence) deux sous-groupes distinguables en fonction du type de redistribution considéré: la diminution des cotisations patronales qui favorise l’emploi au détriment du capital conduit à un PIB plus élevé comparé à un mode de redistribution forfaitaire. Les deux autres groupes (vert et violet) présentent beaucoup moins de variation entre les scénarios.

La redistribution des recettes génèrent une faible hausse des émissions

Il est important de regarder l’impact sur les émissions de CO2 puisque l’objectif premier de la fiscalité carbone est de les réduire. Le Figure 3-(a) montre que les émissions baissent dans tous les scénarios. Alors que l’apparition du dividende économique est ambiguë et largement multifactoriel, le principal déterminant de l’ampleur du dividende environnemental est la flexibilité technologique. Ainsi deux groupes se distinguent clairement : (a) les courbes oranges et violettes qui supposent une faible flexibilité et (b) les courbes vertes et bleues caractérisées au contraire par une forte flexibilité.

Un effet « activité » explique la moindre baisse des émissions au sein d’un groupe comme, par exemple, la différence entre les courbes vertes où l’impact économique est plus favorable que dans les courbes bleues du fait de la faible exposition à la concurrence.

Cet effet « activité » reste toutefois limité dans la mesure où il modifie de relativement peu la baisse des émissions générée par les phénomènes de substitutions entre sources d’énérgies et entre capital et énergie. Cela apparaît clairement en comparant les cas avec et sans redistribution des recettes de la taxe carbone: Figure 3-(a) versus Figure 3-(b). Contrairement à un argument fréquemment avancé, la fiscalité carbone demeure un instrument efficace de réduction des émissions, y compris lorsqu’elle fait l’objet d’une redistribution au profit des agents économiques. Il ne s’agit pas simplement de « donner d’une main pour reprendre de l’autre » : tant que le prix relatif des énergies fossiles reste plus élevé, les ménages et les entreprises bénéficiaires conservent une incitation à allouer ces transferts à d’autres usages que l’achat de combustibles fossiles.

Figure 3: Evolution des émissions de CO2 à la suite de la mise en œuvre d’une taxe carbone


Note: Pour une taxe carbone calibrée à 1 point de PIB2000. Source : Simulation ThreeME, calcul des auteurs. Guéret et al. (2024), Fig. 10 et 11

Conclusion

Bien que la réduction des émissions soit la finalité première de la mise en œuvre de la fiscalité carbone, comprendre les conditions d’apparition d’un dividende économique apporte des éclairages utiles concernant la réduction des coûts économiques des politiques de lutte contre le changement climatique et indirectement sur les mécanismes pouvant favoriser leur acceptabilité.

Un degré élevé de flexibilité et un faible degré d’exposition à la concurrence étrangère augmente la probabilité d’apparition d’un DD quels que soient les autres paramètres en jeu. Ce résultat a deux principales implications politiques:

  • Premièrement, renforcer la flexibilité technologique suppose de favoriser la capacité de substitution entre sources d’énergie, ce qui souligne l’importance des politiques d’investissement en R&D visant au développement de technologies bas-carbone. De telles politiques augmentent non seulement le potentiel de réduction des émissions, mais permettent également d’en limiter les coûts économiques associés.

  • Deuxièmement, compte tenu des coûts inhérents à une transition bas-carbone, un dividende économique ne peut être obtenu que si l’économie est protégée contre une concurrence environnementale déloyale. Un accord de coopération internationale sur la réduction des émissions de carbone demeure l’approche la plus efficace pour répondre à cet enjeu, bien qu’il soit difficile à concrétiser. Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) pourrait également offrir cette protection, tout en rendant plus rentable la relocalisation d’une partie de la production industrielle en Europe. Ce dernier point apparaît d’autant plus souhaitable que plusieurs crises récentes (COVID-19, crise énergétique de 2022, menace d’une guerre commerciale mondiale en 2025) ont révélé la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondialisées et souligné la nécessité, pour les pays européens, de réduire leur dépendance aux importations. Enfin, un MACF pourrait aussi inciter, à moyen terme, les pays tiers à décarboner leurs processus de production, du moins pour les biens destinés à l’exportation vers l’Europe, contribuant ainsi potentiellement à une baisse supplémentaire des émissions mondiales.

Références

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